Dans une thèse intitulée Impius Aeneas, le professeur Francesco Chiappinelli a rassemblé les témoignages de tous les auteurs antiques et médiévaux qui, mettant en doute la « piété » d'Enée, ont suggéré ou même affirmé qu'au contraire il avait trahi sa patrie. Cette lecture critique vaut pour Hélénos, le fils de Priam, qu'Enée retrouve vivant au livre III de l'Enéide. Nous présentons ici l'introduction du professeur Chiappinelli, puis les textes sur lesquels il s'appuie :
Peut-être à cause du traitement tout à fait particulier que les Grecs ont réservé à Hélénos autant qu'à Anténor et Enée, Hélénos lui aussi est présenté comme traître à sa patrie par plusieurs écrivains grecs, latins et médiévaux. Cette version du mythe remonte au Cycle qui parle deux fois d'Hélénos : au début, lorsque ce dernier cherche en vain à dissuader Pâris d'enlever Hélène ; puis quand la ville est en train de s'écrouler, et qu'Hélénos (de gré ou de force - il a été capturé par Ulysse), révèle aux Grecs que faire pour que son destin s'accomplisse. On trouve dans la même ligne les témoignages de Sophocle, Dion Chrysostome, Pausanias, Quintus de Smyrne, mais aussi indirectement de Virgile et Servius et Ovide. Les Achéens lui sauvent la vie et il obtient aussi la clémence pour Andromaque et ses petits, grâce à Néoptolème qu'il accompagne dans sa patrie et dont il héritera Andromaque et le royaume. Arrivée à ce point, son histoire se lie à Virgile et au IIIème livre de l'Enéide. Mais les auteurs tardo-latins parlent souvent de la jalousie d'Hélénos, qui après la mort de Pâris aurait voulu épouser Hélène, mais en vain, puisque Priam lui préféra son jumeau Déiphobe. Benoît de Sainte-Maure et Guido delle Colonne ne disent rien de la trahison, mais comme leur sources Darès et Dictys, ils soulignent qu'il resta au service de Néoptolème.
Proclus, Chrestomathie[Cypria] [Petite Iliade] Sophocle - Philoctète, 603 sqq
Je vais tout t'apprendre, car tu l'ignores sans doute. Il y avait à Troie un noble devin, fils de Priam, et nommé Hélénus. Ulysse, ce fourbe qui s'entend appeler de tous les noms injurieux et outrageants, sortit seul du camp pendant la nuit, s'empara de lui et l'amena enchaîné au milieu des Grecs, auxquels il montra cette riche capture. Hélénus, entre autres oracles qu'il leur rendit, annonça qu'ils ne renverseraient jamais la citadelle de Troie, s'ils ne parvenaient par la persuasion à emmener Philoctète de l'île qu'il habite en ce moment. Sophocle - Philoctète, 1338-1344
Voici comment je sais que tel est l'arrêt du destin. Nous avons fait prisonnier un Troyen, Hélénus, habile devin, qui annonce clairement que les choses doivent se passer ainsi ; il ajoute que Troie entière sera prise nécessairement dans l'année où nous sommes ; il consent volontiers à mourir, s'il est convaincu de mensonge. Ovide, Métamorphoses, XIII, 102 sqq
Virgile, Enéide, III, 295 sqq
Virgile, Enéide, III, 330 sqq
Servius, commentaire de l'Enéide I, 99Saevus ubi Aeacidae telo jacet HectorErat ab Aenea saevum Hectorem dici. aut saevus, quod adversum Antenorem et Aeneam et Helenum sentiens Helenam non permiserit reddi. [aut] ideo saevus Hector, quia Aeneas pius. Servius, commentaire de l'Enéide I, 601Non opis est nostrae, Dido, nec quidquid ubique est
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Αἳ δ’ ὀάριζον ὁππόσα λοίγιος Αἶσα περὶ φρεσὶν οὐλομένῃσι μήδετο, Τυνδαρίδος στυγερὸν γάμον ἐντύνουσα Δηιφόβῳ, καὶ μῆνιν ἀνιηρὴν Ἑλένοιο καὶ χόλον ἀμφὶ γυναικός, ὅπως τέ μιν υἷες Ἀχαιῶν ἤμελλον μάρψαντες ἐν ὑψηλοῖσιν ὄρεσσι χωόμενον Τρώεσσι θοὰς ἐπὶ νῆας ἄγεσθαι, ὥς τέ οἱ ἐννεσίῃσι κραταιοῦ Τυδέος υἱὸς ἑσπομένου Ὀδυσῆος ὑπὲρ μέγα τεῖχος ὀρούσας Ἀλκαθόῳ στονόεντα φέρειν ἤμελλεν ὄλεθρον ἁρπάξας ἐθέλουσαν ἐύφρονα Τριτογένειαν ἥ τ’ ἔρυμα πτόλιός τε καὶ αὐτῶν ἔπλετο Τρώων· |
Les déesses discouraient ensemble ; elles se disaient que bientôt, le Destin, dans ses caprices funestes, livrerait à Déiphobe la personne d'Hélène, qu'Hélénos, fils de Priam, serait cruellement jaloux de son frère, que surpris par les Achéens dans les hautes montagnes, et tout frémissant de colère contre les Troyens, il se laisserait conduire à leurs vaisseaux rapides ; et qu'alors sur ses conseils le fils du vaillant Tydée, accompagné d'Odysse, gravirait les hautes murailles, égorgerait Alcathoas et enlèverait la sage Tritogénie qui, de son plein gré, abandonnerait enfin la ville si longtemps protégée par elle.
Darès le Phrygien - De excidio urbis Troiae
[42] Principio Antenor gratias Graiugenis agit, simulque commemorat Helenum et Cassandram semper patri bellum dissuasisse, Achilli sepulcrum Helenum dixisse donari, et dixit Helenum
omnia scire. Agamemnon ex concilii sententia Heleno et Cassandrae libertatem dedit. Helenus pro Hecuba et Andromacha rogare coepit Agamemnonem, commemorans ab his semper eum dilectum
esse. Agamemnon ad concilium refert : placuit illis libertatem reddi, suaque omnia restitui, praedam omnem aequaliter diuidi: hostias et uota soluere, et quando debeant domum reuerti diem
constituere [...]
Dans ce moment, Anténor demanda à Agamemnon la permission de parler; l'ayant obtenue, il apprit aux Grecs, après leur avoir rendu grâces,
qu'Hélénos et Cassandre n'avaient jamais cessé de dissuader Priam, leur père, de faire la guerre, que c'était Hélénos qui avait
conseillé à ce prince d'ériger un tombeau à Achille, et qu'il était doué d'une science universelle. Agamemnon, ayant consulté le conseil
sur le discours d'Anténor, donna la liberté à Hélénos et à Cassandre. A son tour, Hélénos se mit à supplier Agamemnon en
faveur d'Hécube et d'Andromaque, disant qu'elles n'avaient jamais cessé de le chérir; sa prière fut écoutée, et de l'avis du conseil, les deux
princesses recouvrèrent leur liberté et tout ce qui leur appartenait. On décida ensuite que le butin serait également partagé, que l'on offrirait des
sacrifices aux dieux, que l'on s'acquitterait des voeux auxquels on s'était engagé envers eux, et l'on fixa le jour du départ de l'armée.
[43] Helenus cum Hecuba, Andromacha, et Cassandra Chersonesum petunt.
Et Hélénos, accompagné d'Hécube, d'Andromaque et de Cassandre, se rend dans la Chersonnèse.
Dictys de Crète - Ephemerides Belli trojani
[IV-18] At postero die per Chrysem cognoscitur Helenum Priami fugientem scelus Alexandri apud se in templo agere. Moxque ob id missis Diomede et Ulixe tradidit sese deprecatus prius,
uti sibi partem aliquam regionis, in qua reliquam vitam degeret semotam ab aliis concederent. Dein ad naves ductus ubi consilio mixtus est, multa prius locutus non metu, ait, se patriam
parentesque deserere, sed deorum coasctum aversione, quorum delubra violari ab Alexandro neque se neque Aeneam quisse pati. Qui metuens Graecorum iracundiam apud Antenorem agere senemque
parentem. De cuius oraculo imminentia Troianis mala cum cognovisset, ultro supplicem ad eos decurrere: Tunc nostris festinantibus secreta dinoscere, Chryses nutu uti silentium ageretur
significat atque Helenum secum abducit, a quo doctus cuncta Graecis uti audierat refert, addit praeterea tempus Troiani excidii idque administris Aenea atque Antenore fore. Tum recordati
eorum, quae Calchas edixerat, eadem cunta congruentiaque animadvertunt.
[21] Per idem tempus filii Antimachi, de quo supra memorauimus, adiuncti Priami rebus, ad HeIenum ueniunt, eumque ut ad amicitiam cum suis redeat, deprecati. Ubi nihil proficiunt, ad suos
remeantes, Diomedi atque Aiaci alteri itineris medio occurrunt : ab queis comprehensi, perductique ad naues, quinam essent, et rem ob quam uenerant, omnem expediunt. Tum recordati patris
eorum et quae aduersum legatos dixerit, molitusque sit, tradi eos popularibus, atque ante conspectum Barbarorum produci iubent, dein lapidibus iniectis necari...
[V- 9] Ob quae placet universis mitti Minervae donum quam honoratissimum. Tum accitus ad eam rem Helenus cuncta, quae clam se gesta erant, ac si praesens adfuisset, ordine exponit
additque finem iam advenisse Troianarum rerum, quippe quo maxime sustentaretur summa civitatis eius, Palladium fuisse; quo ablato exitium ingruere. Ceterum donum Minervae fatale Troianis
esse, equum ligno fabrefactum forma ingenti, cuius magnitudine muri solvendi essent, adnitente atque administro Antenore. Dein recordatus parentem Priamum residuosque fratres fletum edit
miserabilem, consternatus per dolorem atque obstupefactus ruit. Tum Pyrrhus collectum eum refectumque animi ad se deducit custodesque addit veritus, ne qua per eum hostibus, quae gesta
erant, patefierent. Quod ubi Helenus persensit, Pyrrhum uti bonum animum gereret hortatur, securum sui secretorumque; namque se cum eo etiam post patriae excidium multis tempestatibus in
Graecia moratutrum. Itaque ut Heleno placuerat multa materies, quae apta huiusmodi fabricae videbatur, per Epium atque Aiacem Oilei advecta.
[11] Interim apud naves, uti Heleno placuerat, equus tabulatis extruitur per Epium fabricatorem eius operis. Cui edito in immensum ima, quae sub pedibus erant, rotis interpositis
suspenderat, scilicet quo adtractu motus facilius foret. Quem offerri donum Minervae maximum omnium ore agitabatur.Ceterum apud Troiam auri atque argenti praedictum pondus per Antenorem
atque Aeneam summo studio in aedem Minervae portabatur. Et Graeci, postquam auxilia sociorum dimissa cognitum est, impensius pacem atque amicitiam agitavere nullo exinde barbarorum
interfecto aut vulnerato, quo magis sine ulla discordiarum suspicione apud hostes fuere. Dein equum compactum adfabre confixumque ad muros movent praenuntiato Troianis, uti cum religione
susciperent, Minerva scilicet sacrum dicatumque. Quare magna vis hominum portis egressa summa laetitia sacrificioque donum excipit attrahitque propius moenia. Sed postquam magnitudine
operis impediri per portas ingressum animadvertere, consilium destruendorum desuper murorum capiunt, neque quisquam secus prae tali studio decernebat...
[16] Neoptolemus filios Hectoris Heleno concedit, praeterea reliqui duces auri atque argenti quantum singulis visum est.dein consilio habito decernitur, uti per triduum funus Aiacis
publice susciperetur...
Benoît de Sainte Maure, Roman de Troie en prose, 26300-26397
Le seigneur Anténor et le seigneur Enée se présentèrent devant l'assemblée. Bien souvent on les montrait du doigt. Anténor prit le premier la
parole.
«Seigneur Agamemnon, dit-il, écoutez-nous, s'il vous plaît, permettez-nous de prendre la parole.
- Faites, répondit le roi, vous serez écouté ».
Anténor le supplia alors d'avoir pitié d'Andromaque et d'Hélénos qui, plus que quiconque, se sont opposés à cette guerre. « S'il
n'avait tenu qu'à eux, dit-il, rien de tout cela ne serait arrivé. Ils avaient prédit aux Troyens tout ce qui devait se produire, trois ans avant le début des
hostilités et avant même que Pâris n'allât en Grèce. Ce sont eux qui ont fait rendre le corps d'Achille que les Troyens voulaient pendre aux fourches.
Jamais le moindre mal, le moindre tort, la moindre trahison ni la moindre fourberie ne vous ont été causés de leur fait. Ils n'ont mérité ni la mort ni
l'esclavage. Et vous, vous êtes si nobles, si généreux, si sages que vous devez en tenir compte et - nous vous en prions - leur accorder leur
liberté ».
Les avis échangés furent partagés, mais, comme me le dit l'histoire, les soldats demandèrent qu'on accordât pleine et entière liberté
à Hélénos et à Andromaque. Lorsque Hélénos fut libéré et qu'on lui eut restitué ses biens, il remercia beaucoup les Grecs et
les pria de lui rendre sa belle-soeur et de lui laisser la vie sauve pour l'amour de Dieu. Les uns étaient d'accord, les autres, plus nombreux, s'y opposaient, mais Agamemnon les
en pria si instamment, selon ce que nous trouvons dans notre source, qu'ils épargnèrent Andromaque. Pyrrhus les garda tous les deux pour lui et, surtout pour plaire à
Andromaque, il fit libérer les deux fils d'Hector que les Grecs voulaient mettre à mort. Les nobles dames de haute renommée furent elles aussi libérées.
Tous les Grecs décidèrent d'un commun accord de leur laisser le choix de partir ou de rester. Les immenses richesses qui avaient été réunies furent
tirées au sort, partagées et réparties entre les Grecs. On les distribua aux plus puissants et aux plus renommés selon leur rang et en proportion des services
rendus. Pour la masse des hommes, la répartition se fit en fonction de ce que chacun avait fait et de la vaillance qu'il avait montrée. Tout fut distribué et
donné selon ce que chacun voulait et désirait. Tout se passa bien, sans heurt, sans manifestation de haine ou de malveillance.
Guido delle Colonne, Historia destructionis Troiae
XXX (de captivis)
Nondum tamen ipsorum regum colloquio dissoluto, Anthenor et Heneas accesserunt ad eos, exponentes eisdem qualiter Andromacha et Helenus, filius regis Priami, semper dissuaserunt Troyanis
- Grecorum scandala et eorum inimicicias detestari, quorum tractatu fuit liberum corpus Achillis et funerarie traditum sepolture. Quare petierunt eos utpote dignos a custodia liberari,
quod a regibus liberaliter fuit concessum. Helenus autem pro duobus filiis Hectoris et Andromacha similiter pro eisdem, utpote patruus pro nepotibus et mater pro filiis, reges ipsos
humiliter dcprecantur de liberacione ipsorum. Quod et reges similiter annuerunt necnon et Pirrus, qui detinebat eosdem, qui satis primo institit eos morti tradendos. Statuerunt eciam ex
tunc quod omnes nobiles mulieres que a mortis laqueis euaserant libere permittantur abire et standi uel eundi liberam pro uelle eorum habeant facultatem.
- Anonimo, Origine del popolo romano, a c. G. D'Anna, Arnoldo Mondatori, 1997
- Dictys Cretensis Belli Troiani Ephemerides, edidit Eisenhut, Teubner
- Dares the Phrygian, De excidio Troiae historia, The Latin Library
- Isidoro, Etimologiae
- Guido de Columnis, Historia destructionis Troiae, a c. Griffin, The Medieval Academy of America, Cambridge, Massachussets, 1936
- Storia della Guerra di Troia, di M. Guido giudice dalle Colonne, a c. Dello Russo, ed. Ferrante, Napoli, 1868
- Benoît de Sainte-Maure, Le roman de Troie, a c. Baumgartner-Vieillard, Le livre de poche, Librairie Générale Francaise, 1998
- Le roman de Troie en prose, a c. Vieillard, Bodmer 1979
- Volgarizzamento catalano della Historia destructionis Troiae di G. delle Colonne, a c. Jacme Conesa, Barcelona, 1916
- Libro della destructione de Troya, volgarizzamento napoletano trecentesco da Guido delle Colonne, a c. De Blasi, Bonacci editore, Roma, 1986
- C. Pascal, « Enea traditore », Rivista di Filologia e istruzione classica, 1904, pagg. 232-4.
- V. Ussani junior, « Enea traditore », in Studi Italiani di Filologia Classica, 1947, pagg. 109-23.
- Ditti Candiotto e Darete Frigio, Guerra e rovina di Troia, a c. Resmini, Aleph edizioni, 2000
- La prosa del Duecento, a c. Segre e Marti, Ricciardi, 1959, per il testo delle Storie de Troia e de Roma.
Merci au professeur Francesco Chiappinelli, auteur de l'Impius Aeneas, de nous avoir fourni ces textes.