Le sacrifice de Polyxène - Vase à figures noires (v.570-550 av.JC)
British Museum - © Agnès Vinas

Parmi les nombreux enfants de Priam et d'Hécube, Homère ne mentionne pas Polyxène. Son existence littéraire remonte au Cycle épique, et en particulier aux Chants cypriens, si l'on en croit une scholie de l'Hécube d'Euripide (v.41) selon laquelle la jeune fille aurait été mortellement blessée par Diomède et Ulysse pendant la prise de Troie, puis enterrée par Néoptolème.

Γλαῦκος ἐν τῇ προηγήσει φησὶν ἐν τῇ ἁλώσει τῆς πόλεως τ[ραυμα]τισθεῖσαν τὴν Πολυξένην ἀπολέσθαι, ταφῆναι δὲ αὐτὴν ὑπὸ Νεοπτολέμου. Ἴβυκος δὲ σφαγῆναί φησιν ὑπὸ Διομήδους καὶ Ὀδυσσέως: ὑπὸ Νεοπτολέμου φασὶν αὐτὴν σφαγιασθῆναι Εὐριπίδης καὶ Ἴβυκος [frg. 36]· ὁ δὲ τὰ Κυπριακὰ ποιήσας φησὶν ὑπὸ Ὀδυσσέως καὶ Διομήδους ἐν τῇ τῆς πόλεως ἁλώσει τραυματισθεῖσαν ἀπολέσθαι, ταφῆναι δὲ ὑπὸ Νεοπτολέμου, ὡς Γλαῦκος γράφει.

Glaucos dans la préface dit que Polyxène fut blessée dans la prise de Troie et mourut, et qu'elle fut ensevelie par Néoptolème. Mais Ibycos dit qu’elle fut égorgée par Diomède et Ulysse. Euripide et Ibycos (frag. 36) disent qu’elle fut égorgée par Néoptolème ; et l’auteur des Cypria dit qu’elle mourut dans la prise de la ville, blessée par Ulysse et Diomède, et qu’elle fut ensevelie par Néoptolème, comme le dit Glaucos.

Cependant la tradition la plus répandue est celle du sacrifice de Polyxène sur la tombe d'Achille. Elle remonte à l'Iliou Persis d'Arctinos : Pausanias (X, 25, 10) en a décrit l'une des scènes qui figuraient sur les murs de la Lesché des Cnidiens à Delphes :

Πολυξένη δὲ κατὰ τὰ εἰθισμένα παρθένοις ἀναπέπλεκται τὰς ἐν τῇ κεφαλῇ τρίχας· ἀποθανεῖν δὲ αὐτὴν ἐπὶ τῷ Ἀχιλλέως μνήματι ποιηταί τε ᾄδουσι καὶ γραφὰς ἔν τε Ἀθήναις καὶ Περγάμῳ τῇ ὑπὲρ Καΐκου θεασάμενος.

Polyxène qui est ensuite a ses cheveux noués par derrière à la manière des jeunes personnes. Les poètes nous apprennent qu'elle fut immolée sur le tombeau d'Achille, et ses malheurs font aussi le sujet de deux beaux tableaux que j'ai vus, l'un à Athènes, l'autre à Pergame sur le Caïque.

 

Un hymne de Stésichore, lui aussi intitulé Iliou Persis, évoquait le même épisode. La table iliaque du Capitole en a préservé l'idée générale dans deux scènes successives :


Sur la première, à gauche, les Troyennes assises sur les marches, au pied du tombeau d'Hector, attendent qu'on décide de leur sort. Ulysse vient dire à Hécube que sa fille Polyxène va devoir être sacrifiée.

Le sacrifice de Polyxène par Néoptolème sur la tombe d'Achille est représenté à droite ; Ulysse se tient à l'écart, pensif, en compagnie de Calchas. Leur conjonction évoque immanquablement le sacrifice qui avait rendu possible le départ des Grecs pour la guerre de Troie : celui d'Iphigénie à Aulis.

 

La marge de liberté des poètes à propos de cet épisode se situe donc dans l'appréciation des motifs d'un sacrifice humain, a priori considéré comme aussi barbare que celui de la fille d'Agamemnon, et dans l'attitude de la victime Polyxène face à ce destin tragique.

I/ Un sacrifice pour apaiser les mânes d'Achille et/ou obtenir des vents favorables

Nous avons perdu la tragédie de Sophocle consacrée à Polyxène, et le premier témoignage littéraire complet dont nous disposions est celui d'Euripide, qui a fait représenter Hécube vers 424 avant JC. Au début de la pièce, le fantôme de Polydore apparaît pour présenter l'action (v.35-41):

πάντες δ’ Ἀχαιοὶ ναῦς ἔχοντες ἥσυχοι
θάσσουσ’ ἐπ’ ἀκταῖς τῆσδε Θρηικίας χθονός.
ὁ Πηλέως γὰρ παῖς ὑπὲρ τύμβου φανεὶς
κατέσχ’ Ἀχιλλεὺς πᾶν στράτευμ’ Ἑλληνικόν,
πρὸς οἶκον εὐθύνοντας ἐναλίαν πλάτην·
αἰτεῖ δ’ ἀδελφὴν τὴν ἐμὴν Πολυξένην
τύμβωι φίλον πρόσφαγμα καὶ γέρας λαβεῖν.

Tous les Grecs, avec leurs navires, arrêtés sur ces côtes de Thrace,
restent dans l'attente.
Le fils de Pélée leur est apparu sur son tertre funèbre.
C'est lui Achille, qui retient cette armée,
alors qu'elle avait la rame à la main pour rentrer au pays.
Il réclame ma soeur Polyxène,
comme la victime agréable à sa tombe, comme le prix de ses prouesses.

Plus tard, le récit du sacrifice de la jeune fille par le héraut Talthybios à la vieille Hécube confirme l'hypothèse d'un culte archaïque rendu à un héros susceptible d'exercer son pouvoir sur les éléments naturels, mais exigeant pour cela des libations sanglantes (v.521-541) :

παρῆν μὲν ὄχλος πᾶς Ἀχαιικοῦ στρατοῦ
πλήρης πρὸ τύμβου σῆς κόρης ἐπὶ σφαγάς,
λαβὼν δ’ Ἀχιλλέως παῖς Πολυξένην χερὸς
ἔστησ’ ἐπ’ ἄκρου χώματος, πέλας δ’ ἐγώ·
λεκτοί τ’ Ἀχαιῶν ἔκκριτοι νεανίαι,
σκίρτημα μόσχου σῆς καθέξοντες χεροῖν,
ἕσποντο. πλῆρες δ’ ἐν χεροῖν λαβὼν δέπας
πάγχρυσον αἴρει χειρὶ παῖς Ἀχιλλέως
χοὰς θανόντι πατρί· σημαίνει δέ μοι
σιγὴν Ἀχαιῶν παντὶ κηρῦξαι στρατῶι.
κἀγὼ καταστὰς εἶπον ἐν μέσοις τάδε·
Σιγᾶτ’, Ἀχαιοί, σῖγα πᾶς ἔστω λεώς,
σίγα σιώπα. νήνεμον δ’ ἔστησ’ ὄχλον.
ὁ δ’ εἶπεν· Ὦ παῖ Πηλέως, πατὴρ δ’ ἐμός,
δέξαι χοάς μοι τάσδε κηλητηρίους,
νεκρῶν ἀρωγούς· ἐλθὲ δ’, ὡς πίηις μέλαν
κόρης ἀκραιφνὲς αἶμ’ ὅ σοι δωρούμεθα
στρατός τε κἀγώ· πρευμενὴς δ’ ἡμῖν γενοῦ
λῦσαί τε πρύμνας καὶ χαλινωτήρια
νεῶν δὸς ἡμῖν †πρευμενοῦς† τ’ ἀπ’ Ἰλίου
νόστου τυχόντας πάντας ἐς πάτραν μολεῖν.


L'armée grecque était là réunie tout entière
se pressant au tombeau pour assister au sacrifice.
Le fils d'Achille prit Polyxène par la main
et la fit monter au sommet du tertre. J'étais auprès de lui.
Une élite de jeunes gens nous suivaient, choisis parmi les Grecs,
pour retenir à deux bras ton agneau quand il bondirait.
Le fils d'Achille prend une coupe d'or toute pleine, et la tend levée
pour la libation à son père mort, puis me fait signe
d'ordonner le silence aux soldats rassemblés.
Et moi, debout au milieu d'eux, j'annonce :
« Achéens, silence ! Que tout le monde se taise,
plus un seul mot! » La foule reste immobile.
Lui dit alors : « Fils de Pélée, mon père,
accepte de ma main ces libations qui apaisent
et attirent les morts. Viens boire ce sang noir et pur,
ce sang de vierge que nous t'offrons,
l'armée et moi. Sois-nous propice.
Permets-nous de lâcher la bride à nos vaisseaux.
Accorde-nous d'accomplir tous heureusement
le voyage d'Ilion vers notre patrie. »

Ce motif d'un sacrifice symétrique de celui d'Iphigénie et destiné à assurer aux Achéens un retour favorable sur la mer a été repris par un certain nombre de poètes grecs et latins. Nous emprunterons à Ovide un exemple parmi bien d'autres de ce type de variation (Métamorphoses, XIII (439-448) :

Litore Threicio classem religarat Atrides,
dum mare pacatum, dum uentus amicior esset :
hic subito, quantus, cum uiueret, esse solebat,
exit humo late rupta similisque minanti
temporis illius uultum referebat Achilles,
quo ferus iniustum petiit Agamemnona ferro
"inmemores, que mei disceditis, inquit, Achiui,
obrutaque est mecum uirtutis gratia nostrae !
ne facite ! utque meum non sit sine honore sepulcrum,
placet Achilleos mactata Polyxena manes !"

Le fils d'Atrée avait amarré sa flotte sur un rivage de Thrace,
Dans l'attente d'une mer plus calme, de vents plus cléments.
Tout à coup, la terre s'ouvrit largement et en surgit Achille,
Aussi grand que de son vivant, l'air menaçant,
Avec la physionomie du jour où, furieux et le fer à la main,
Il avait injustement agressé Agamemnon. Il s'écria :
"Vous partez, Achéens, sans vous soucier de moi,
Vous avez enseveli avec moi votre gratitude pour ma bravoure ?
N'en faites rien, et pour que ma tombe ne demeure pas sans hommage,
Il faut sacrifier Polyxène afin d'apaiser les Mânes d'Achille."

Plus tard, Quintus de Smyrne reprendra le même motif dans ses Posthomerica (XIV, 209-222), lorsque l'ombre d'Achille apparaît à son fils Néoptolème :

Καὶ Ἀργείοισιν ἔνισπε,
Ἀτρείδῃ δὲ μάλιστ’ Ἀγαμέμνονι· εἴ γέ τι θυμῷ
μέμνηνθ’ ὅσσ’ ἐμόγησα περὶ Πριάμοιο πόληα
ἠδ’ ὅσα ληισάμην πρὶν Τρώιον οὖδας ἱκέσθαι,
τῶ μοι νῦν ποτὶ τύμβον ἐελδομένῳ περ ἀγόντων
ληίδος ἐκ Πριάμοιο Πολυξείνην εὔπεπλον,
ὄφρα θοῶς ῥέξωσιν, ἐπεί σφισι χώομαι ἔμπης
μᾶλλον ἔτ’ ἢ τὸ πάρος Βρισηίδος· ἀμφὶ δ’ ἄρ’ οἶδμα
κινήσω πόντοιο, βαλῶ δ’ ἐπὶ χείματι χεῖμα,
ὄφρα καταφθινύθοντες ἀτασθαλίῃσιν ἑῇσι
μίμνωσ’ ἐνθάδε πολλὸν ἐπὶ χρόνον, εἰς ὅ κ’ ἔμοιγε
λοιβὰς ἀμφιχέωνται ἐελδόμενοι μέγα νόστου·
αὐτὴν δ’, εἴ κ’ ἐθέλωσιν, ἐπὴν ἀπὸ θυμὸν ἕλωνται,
κούρην ταρχύσασθαι ἀπόπροθεν οὔ τι μεγαίρω.»


Va rappeler aux Argiens, mais surtout à l'Atride Agamemnon, s'ils ne m'ont pas oublié, quels travaux j'ai accomplis autour de la ville de Priam, quel butin j'ai amassé avant d'y aborder ; en récompense, je veux et désire avant toutes choses qu'on me réserve dans le partage des dépouilles Polyxène au beau péplum et qu'on l'immole à ma mémoire ; je suis irrité contre les Danaens plus que je l'étais pour Briséis ; je troublerai l'eau de la mer, j'exciterai tempête sur tempête, je les punirai de leur oubli, et je les condamnerai à rester sur ce rivage jusqu'au jour où ils m'offriront des libations pour favoriser leur retour ; quand ils auront immolé la jeune fille, ils pourront l'ensevelir non loin de moi, j'y consens.

II/ Deux attitudes possibles pour Polyxène

A/ Une scène violemment pathétique

Le même Quintus de Smyrne ne manque pas l'occasion de broder, d'une manière qu'on peut trouver forcée, sur le motif de la victime innocente qu'on mène à l'abattoir (XIV, 257-271) :

Ὣς φάμενοι ποτὶ τύμβον Ἀχιλλέος ἀπονέοντο.
Τὴν δ’ ἄγον, ἠύτε πόρτιν ἐς <ἀ>θανάτοιο θυηλὰς
μητρὸς ἀπειρύσσαντες ἐνὶ ξυλόχοισι βοτῆρες,
ἣ δ’ ἄρα μακρὰ βοῶσα κινύρεται ἀχνυμένη κῆρ·
ὣς τῆμος Πριάμοιο πάις περικωκύεσκε
δυσμενέων ἐν χερσίν. Ἄδην δέ οἱ ἔκχυτο δάκρυ·
ὡς δ’ ὁπότε βριαρῇ ὑπὸ χερμάδι καρπὸς ἐλαίης
οὔ πω χειμερίῃσι μελαινόμενος ψεκάδεσσι
χεύῃ πολλὸν ἄλειφα, περιτρίζωσι δὲ μακρὰ
ἁρμοὶ ὑπὸ σπάρτοισι βιαζομένων αἰζηῶν·
ὣς ἄρα καὶ Πριάμοιο πολυτλήτοιο θυγατρὸς
ἑλκομένης ποτὶ τύμβον ἀμειλίκτου Ἀχιλῆος
αἰνὸν ὁμῶς στοναχῇσι κατὰ βλεφάρων ῥέε δάκρυ·
καί οἱ κόλπος ἔνερθεν ἐπλήθετο, δεύετο δὲ χρὼς
ἀτρεκέως ἀτάλαντος ἐυκτεάνῳ ἐλέφαντι.

En parlant ainsi, ils courent au tombeau d'Achille ; ils y amènent la jeune fille comme des bergers traînent aux autels d'un dieu une génisse qui, arrachée à sa mère dans les forêts, témoigne son effroi par ses longs mugissements ; ainsi la fille de Priam poussait de longs cris, entre les mains de ses ennemis, et ses larmes coulaient à flots, comme, sous le poids d'une lourde pierre, les fruits de l'olivier que l'hiver n'a pas encore brunis, laissent échapper une huile abondante ; le pressoir résonne tandis que les laboureurs tournent la vis entourée de cordes ; ainsi la fille de l'infortuné Priam traînée au tombeau du terrible Achille poussait de tristes gémissements et versait des torrents de larmes, son sein en était couvert et sa peau semblable à un ivoire précieux en était inondée.

B/ Une héroïne d'une grande dignité

Mais la plupart des dramaturges et des poètes, à la suite d'Euripide, donnent au contraire à la fille de Priam une attitude stoïque, bien digne d'une princesse troyenne. C'est alors l'occasion pour eux d'un beau moment d'art oratoire, d'une description qui puisse rivaliser avec l'art de la sculpture, ou encore d'une grande scène d'émotion collective.

Euripide - Hécube (v.542-582)

τοσαῦτ’ ἔλεξε, πᾶς δ’ ἐπηύξατο στρατός.
εἶτ’ ἀμφίχρυσον φάσγανον κώπης λαβὼν
ἐξεῖλκε κολεοῦ, λογάσι δ’ Ἀργείων στρατοῦ
νεανίαις ἔνευσε παρθένον λαβεῖν.
ἡ δ’, ὡς ἐφράσθη, τόνδ’ ἐσήμηνεν λόγον·
Ὦ τὴν ἐμὴν πέρσαντες Ἀργεῖοι πόλιν,
ἑκοῦσα θνήισκω· μή τις ἅψηται χροὸς
τοὐμοῦ· παρέξω γὰρ δέρην εὐκαρδίως.
ἐλευθέραν δέ μ’, ὡς ἐλευθέρα θάνω,
πρὸς θεῶν, μεθέντες κτείνατ’· ἐν νεκροῖσι γὰρ
δούλη κεκλῆσθαι βασιλὶς οὖσ’ αἰσχύνομαι.
λαοὶ δ’ ἐπερρόθησαν Ἀγαμέμνων τ’ ἄναξ
εἶπεν μεθεῖναι παρθένον νεανίαις.
[οἱ δ’, ὡς τάχιστ’ ἤκουσαν ὑστάτην ὄπα,
μεθῆκαν, οὗπερ καὶ μέγιστον ἦν κράτος.]
κἀπεὶ τόδ’ εἰσήκουσε δεσποτῶν ἔπος,
λαβοῦσα πέπλους ἐξ ἄκρας ἐπωμίδος
ἔρρηξε λαγόνας ἐς μέσας παρ’ ὀμφαλὸν
μαστούς τ’ ἔδειξε στέρνα θ’ ὡς ἀγάλματος
κάλλιστα, καὶ καθεῖσα πρὸς γαῖαν γόνυ
ἔλεξε πάντων τλημονέστατον λόγον·
Ἰδού, τόδ’, εἰ μὲν στέρνον, ὦ νεανία,
παίειν προθυμῆι, παῖσον, εἰ δ’ ὑπ’ αὐχένα
χρήιζεις πάρεστι λαιμὸς εὐτρεπὴς ὅδε.
ὁ δ’ οὐ θέλων τε καὶ θέλων οἴκτωι κόρης
τέμνει σιδήρωι πνεύματος διαρροάς·
κρουνοὶ δ’ ἐχώρουν. ἡ δὲ καὶ θνήισκουσ’ ὅμως
πολλὴν πρόνοιαν εἶχεν εὐσχήμων πεσεῖν,
κρύπτουσ’ ἃ κρύπτειν ὄμματ’ ἀρσένων χρεών.
ἐπεὶ δ’ ἀφῆκε πνεῦμα θανασίμωι σφαγῆι,
οὐδεὶς τὸν αὐτὸν εἶχεν Ἀργείων πόνον,
ἀλλ’ οἱ μὲν αὐτῶν τὴν θανοῦσαν ἐκ χερῶν
φύλλοις ἔβαλλον, οἱ δὲ πληροῦσιν πυρὰν
κορμοὺς φέροντες πευκίνους, ὁ δ’ οὐ φέρων
πρὸς τοῦ φέροντος τοιάδ’ ἤκουεν κακά·
Ἕστηκας, ὦ κάκιστε, τῆι νεάνιδι
οὐ πέπλον οὐδὲ κόσμον ἐν χεροῖν ἔχων;
οὐκ εἶ τι δώσων τῆι περίσσ’ εὐκαρδίωι
ψυχήν τ’ ἀρίστηι; τοιάδ’ ἀμφὶ σῆς λέγων
παιδὸς θανούσης εὐτεκνωτάτην τέ σε
πασῶν γυναικῶν δυστυχεστάτην θ’ ὁρῶ.

Toute l'armée à ces paroles éleva sa prière.
Il prit la poignée de son épée garnie d'or,
la tira du fourreau et fit signe de saisir la vierge
aux jeunes Grecs choisis pour cela dans l'armée.
Mais elle, comprenant leur dessein, leur dit :
« Grecs qui avez détruit ma patrie,
j'ai accepté de mourir. Que nul de vous ne touche
mon corps. Je présenterai ma gorge, courageusement.
Au nom des dieux, laissez-moi libre pour me frapper,
et que libre je meure. Chez les morts,
être nommée esclave, moi, une reine ? Honte sur moi! »
Tandis que nos gens l'acclamaient, le roi Agamemnon
dit aux jeunes gens de lâcher la vierge.
Dès le dernier mot ils avaient obéi
à l'ordre de celui dont le pouvoir est souverain.
Ayant entendu la parole du maître,
elle déchira sa robe de l'épaule au nombril,
révélant ses seins et sa poitrine de statue,
parfaitement belle ; puis, se mettant à genoux,
elle dit, avec une fermeté inouïe :
« Voici ma poitrine, jeune roi. Si tu dois la frapper, frappe.
Si c'est au cou, voici ma gorge prête. »
Lui hésitait, tant il avait regret pour cette enfant,
puis il trancha de son couteau le passage du souffle
et une source en jaillit. Jusqu'en mourant,
elle eut souci de ne tomber qu'avec décence,
cachant ce qui eSt interdit aux yeux des mâles.
Quand sous le coup fatal elle eut rendu son âme,
tous les Grecs à l'envi s'empressèrent.
Les uns jetaient sur son corps, par brassées, des feuillages.
Les autres chargeaient le bûcher de troncs de pins.
Et celui qui n'apportait rien s'entendait blâmer par ses voisins.
«Tu restes là, sans coeur, et les mains vides,
sans un tissu, une parure à donner à la jeune fille ?
Vite une offrande pour honorer ce grand courage,
cette noblesse sans égale ! » Te décrire ainsi la mort de ta fille,
c'est voir en toi la plus glorieuse des mères,
la plus malheureuse des femmes.


Ovide - Métamorphoses, XIII, 449-480

dixit, et inmiti sociis parentibus umbrae,
rapta sinu matris, quam iam prope sola fouebat,
fortis et infelix et plus quam femina uirgo
ducitur ad tumulum diroque fit hostia busto.
quae memor ipsa sui postquam crudelibus aris
admota est sensitque sibi fera sacra parari,
utque Neoptolemum stantem ferrumque tenentem ;
inque suo uidit figentem lumina uultu,
'utere iamdudum generoso sanguine' dixit
'nulla mora est ; at tu iugulo uel pectore telum
conde meo' iugulumque simul pectusque retexit.
'scilicet haud ulli seruire Polyxena uellem.
haud per tale sacrum numen placabitis ullum !
mors tantum uellem matrem mea fallere posset :
mater obest minuitque necis mihi gaudia, quamuis
non mea mors illi, uerum sua uita tremenda est.
uos modo, ne Stygios adeam non libera manes,
ite procul, si iusta peto, tactuque uiriles
uirgineo remouete manus ! acceptior illi,
quisquis is est, quem caede mea placare paratis,
liber erit sanguis. siquos tamen ultima nostri
uerba mouent oris (Priami uos filia regis,
non captiua rogat), genetrici corpus inemptum
reddite, neue auro redimat ius triste sepulcri,
sed lacrimis ! tum, cum poterat, redimebat et auro.'
dixerat, at populus lacrimas, quas illa tenebat,
non tenet ; ipse etiam flens inuitusque sacerdos
praebita coniecto rupit praecordia ferro.
illa super terram defecto poplite labens
pertulit intrepidos ad fata nouissima uultus;
tunc quoque cura fuit partes uelare tegendas,
cum caderet, castique decus seruare pudoris.

Sur ces mots, obéissant à cette ombre cruelle, les compagnons
Arrachent au sein de sa mère auprès de qui elle restait blottie,
Presque seule déjà, l'infortunée jeune fille plus courageuse
qu'aucune autre,
Et la conduisent vers la tombe pour l'immoler sur ce funeste monument.
Consciente de son rang, lorsqu'elle est parvenue jusqu'au terrible autel
Et comprend qu'elle est prête pour un sacrifice barbare,
Lorsqu'elle voit Néoptolème debout et tenant un glaive,
Les yeux fixés sur son visage, elle s'écrie :
"Repais-toi sans plus attendre de ce sang noble,
N'attends pas davantage ; choisis ma gorge ou ma poitrine,
Plonge ton arme !", et elle découvre en même temps
sa gorge et sa poitrine.
"Je ne saurais évidemment, moi, Polyxène, servir qui que ce soit ;
Mais vous n'apaiserez nulle divinité par un tel sacrifice.
Je voudrais seulement que ma mère puisse ignorer ma mort ;
La pensée de ma mère me gêne, diminue ma joie de mourir
Alors que ce n'est pas ma mort, mais sa vie qui devrait la faire gémir.
Quant à vous, afin que je rejoigne libre les âmes du Styx,
Eloignez-vous, si ma demande est juste, que vos mains d'hommes
Renoncent à toucher une vierge : à celui, quel qu'il soit,
Que vous vous apprêtez à calmer par ce meurtre, plus agréable
Sera un sang libre ; si, cependant, mes dernières paroles
Peuvent émouvoir certains d'entre vous (c'est la fille du roi Priam,
Non votre captive, qui vous en prie), rendez sans rançon mon corps
A ma mère, qu'elle paie le triste droit de m'ensevelir non avec de l'or,
Mais de ses larmes. Elle a jadis payé en or quand elle le pouvait."
Elle se tait ; alors le peuple ne retient pas ses larmes, qu'elle
A su retenir, et c'est même en pleurant, bien malgré lui, que le prêtre
Abat son arme et perce le coeur qui s'offre à lui.
Quant à elle, fléchissant les genoux, elle s'affaisse sur le sol
Mais conserve, jusqu'au tout dernier instant, un visage intrépide.


Sénèque - Les Troyennes (v.1130-1165)

nec Troes minus
Suum frequentant funus, et pauidi metu
Partem ruentis ultimam Troiae uident.
Quum subito, thalami more, praecedunt faces.
It pronuba illic Tyndaris, moestum caput
Demissa : tali nubat Hermione modo,
Phryges precantur : sic uiro turpis suo
Reddatur Helene. Terror attonitos tenet
Utrosque populos : ipsa deiectos gerit
Vultus pudore ; sed tamen fulgent genae,
Magisque solito splendet extremus decor :
Ut esse Phoebi dulcius lumen solet
Iam iam cadentis, astra quum repetunt uices,
Premiturque dubius nocte uicina dies.
Stupet omne uulgus; et fere cuncti magis
Peritura laudant : hos mouet formae decus,
Hos mollis aetas, hos uagae rerum uices.
Mouet animus omnes fortis, et leto obuius.
Pyrrhum antecedit : omnium mentes tremunt :
Mirantur, ac miserantur. Ut primum ardui
Sublime montis tetigit, atque alte edito
Iuuenis paterni uertice in busti stetit,
Audax uirago non tulit retro gradum ,
Conuersa ad ictum stat truci uultu ferox.
Tam fortis animus omnium mentes ferit :
Nouumque monstrum est, Pyrrhus ad caedem piger.
Ut dextra ferrum penitus exacta abdidit,
Subitus, recepta morte, prorupit cruor
Per uulnus ingens : nec tamen, moriens, adhuc
Deponit animos; cecidit, ut Achilli grauem
Factura terram, prona, et irato impetu.
Uterque fleuit coetus : at timidum Phryges
Misere gemitum : clarius uictor gemit.
Hic ordo sacri : non stetit fusus cruor,
Humoue summa fluxit : obduxit statim,
Saeuusque totum sanguinem tumulus bibit.

Les Troyens eux-mêmes s'empressent aux funérailles de leur princesse, et, tremblants de crainte, regardent tomber ce dernier reste de la puissance de Troie. Tout à coup on voit briller les flambeaux comme dans une pompe nuptiale. Hélène, triste et la tête baissée, conduit la jeune épouse. Les Troyens souhaitaient tout bas à Hermione un pareil hymen, ou que l'impudique Hélène fût remise de la même manière entre les mains de son époux. Les deux peuples étaient également saisis d'horreur. Polyxène s'avance, baissant modestement les yeux; mais une aimable rougeur colore ses joues, et sa beauté qui va disparaître brille d'un éclat plus vif encore. Ainsi la lumière de Phébus n'est jamais plus douce que lorsque ce dieu est près de se cacher dans l'onde, et que la nuit, ramenant les étoiles dans le ciel, fait déjà pâlir le flambeau du jour. La foule est frappée de tant de grâces : on les admire d'autant plus qu'elles vont bientôt périr. Les uns s'attendrissent sur sa beauté, les autres sur sa jeunesse; ceux-là, sur ce triste exemple des vicissitudes du sort; mais tous sont émus du courage avec lequel elle marche à la mort. Elle précède Pyrrhus, et tous les coeurs frémissent, saisis à ta fois d'admiration et de pitié. A peine le fils d'Achille est-il arrivé au sommet du tertre, et sur le haut du tombeau de son père, que cette fille courageuse, sans reculer d'un pas, le regarde d'un air intrépide, attendant le coup de la mort. Ce dernier trait d'audace étonne les esprits ; et Pyrrhus, ô prodige nouveau! Pyrrhus lui-même est lent à frapper. Enfin il plonge le fer tout entier dans le. sein de la victime. Le sang s'échappe à grands flots de la blessure profonde. Mais les sentiments de cette héroine ne se démentent pas à son dernier moment ; elle tombe avec toute l'impétuosité de la colère, comme pour rendre plus pesante, par un dernier effort, la terre qui couvre Achille. Les deux nations en gémirent ; les Troyens étouffèrent leurs sanglots; les vainqueurs firent éclater leur douleur. Ainsi s'est accompli le sacrifice. Mais le sang de la victime n'est pas demeuré sur la terre ; il a disparu, absorbé en un moment par le tombeau cruel.

"Signalons enfin, dans le registre des exercices de style, les sujets proposés à leurs élèves par les professeurs de rhétorique. Les Progymnasmata du sophiste Libanios, au IVe siècle après JC, peuvent nous en donner une idée : Invective 1 contre Achille, Comparaison 1 entre Achille et Diomède, Discours en situation 16 : «Quels mots prononcerait Polyxène lorsqu'elle est emmenée par les Grecs qui lui disent qu'elle va épouser Achille». Nous citerons plutôt l'exercice 18 de l'ekphrasis (description d'une oeuvre d'art) :

Πολυξένης σφαττομένης ὑπὸ τοῦ Νεοπτολέμου

(1.) Τὸ δὲ Πολυξένης πάθος τεθέαται μὲν γεγενημένον ἡ Τροία, παρέσχε δὲ ἡ σκηνὴ μετὰ τὴν Τροίαν ἰδεῖν, καὶ λαθεῖν ἐπὶ τούτοις οὐκ ἐῶσιν οἱ πλάττοντες χαλκῷ τὸ πραχθὲν ἀπεικάζοντες.

(2.) Ἐν περιφανεῖ τοίνυν χώρῳ τοῦ ἄστεος ἀνάκειταί τις Πολυξένης εἰκὼν παρ’ αὐτὸν οὖσα τὸν Νεοπτόλεμον. ὁ μὲν γὰρ ἕστηκε παρὰ ταύτην γυμνὸς κράνος μόνον λαβὼν περικείμενον καὶ κράνος οὐχ ὅλον, ἀλλ’ οἷον ἄκραις ἐπιψαῦσαι ταῖς κόμαις ὥσπερ οὐκ ἀνεχομένου τοῦ ταῦτα δημιουργήσαντος Νεοπτολέμῳ περιθεῖναι σκευὴν ἐπειγομένῳ πρὸς γυναίου σφαγήν. (3.) εἶτα τὸ πρόσωπον ἐγκάρσιόν τε ἅπαν ἐστὶ καὶ πρὸς αὐτὴν ἀπονένευκε θυμοῦ μετέχον, ὡς διαχρώμενος αὐτὴν ἀπονένευκε θυμοῦ μετέχον, ὡς διαχρώμενος ἔτυχεν. ἡ δέ οἱ δειρὴ τῷ παντὶ συναποκλίνει προσώπῳ. ταῖν δὲ δὴ χεροῖν ἡ μὲν δεξιὰ τῆς κόρης ἐπείληπται καὶ κόμης τὴν ἄκραν ἄνω που πρὸς αὑτὴν ἀνατείνουσα, ἡ δὲ δὴ λαιὰ πρὸς ξίφος ὥπλισται καὶ τὸ πᾶν ἔργον ὑπισχνεῖται ποιήσειν ὥσπερ ἀγανακτοῦντος τἀνδρὸς εἰ πρὸς γυναῖκα δεήσει τῆς δεξιᾶς καὶ κόρην χειρὶ διαφθερεῖ ἐν ᾗ πρὸς ἄνδρας ἠρίστευσεν. (4.) εἶτα τὸ στέρνον ἅπαν ἐξώγκωται καὶ πρὸς τὸν ἔνδον θυμὸν ἐξοιδεῖ. τοῖν δὲ δὴ μηροῖν ὁ μὲν δεξιὸς προσερείδει τῇ κόρῃ καὶ δοκεῖ πιέζειν, ὡς μὴ καθάπαξ κινοῖτο, ὁ δ’ αὖ λαιὸς ὑποτέταται καὶ πρὸς αὐτὸ τὸ βάθρον ἐξ ἄκρας ἀνέστηκε τοσοῦτον ἀνέχων ὅσον ἡ χρεία τῆς σφαγῆς ἐβιάζετο.

(5.) Παρ’ αὐτὸν δὲ ἡ παῖς οὔτε πρὸς ἅπαν ἀνέστηκεν οὔτε ἐπὶ τοῦ βάθρου πᾶσα κάθηται, ἀλλὰ πρὸς τὴν τοῦ θανάτου συνεσχημάτισται χρείαν. τὸ μὲν γὰρ πρόσωπον ἅπαν συντέτηκται καὶ δειρὴν ἀνέχει πρὸς ἀναίρεσιν ἕτοιμον. ταῖν δὲ δὴ χεροῖν τῇ δεξιᾷ μὲν ἐπιψαύει τοῦ βάθρου, τὴν δὲ εὐώνυμον πρὸς τὴν τοῦ πέπλου συνέστειλε χρείαν. (6.) τοῦ δ’ αὖ στέρνου προανέχει μὲν ὁ δεξιὸς τῶν μαζῶν καὶ γυμνὸς ἀνεῖται τοῖς βουλομένοις ἰδεῖν ὥσπερ ἐνδείξασθαι προῃρημένου τοῦ πλάσαντος ὧν ἁλοὺς Ἀχιλλεὺς διαφθείρεται, ὁ δὲ δὴ λαιὸς τῶν μαζῶν ὑπὸ πέπλῳ συγκέκρυπται. (7.) εὖ δέ μοι καὶ τόδε τοῦ δημιουργήσαντος ἔδοξεν, αἰδοῖ καὶ πόθῳ τοὺς μαζοὺς διελεῖν καὶ τὸν μὲν συγκρύψαι τῇ κόρῃ πρὸς τὴν αἰδῶ, τὸν δὲ καταλιπεῖν πρὸς ἔλεγχον ἔρωτος καὶ μήτε τὸν χιτῶνα διαρρῆξαι πρὸς ἅπαν μήτε τοῦ χιτῶνος χωρὶς καταλεῖψαι τὴν κόρην. τὸ μὲν γὰρ στέρνον ὁ χιτὼν περιρρεῖ καὶ διαχεῖται πρὸς τὸ μέσον ἡμιρραγής, τὰ δὲ μετὰ μαζοὺς συνέχει ζωστὴρ οὐκ ἐῶν τὸν πέπλον ὑπορρεῦσαι παντάπασι καὶ παρασχεῖν ἀνδρῶν ὀφθαλμοῖς ἃ μηδὲ γυναικῶν θέμις ἰδεῖν. (8.) τοὺς δὲ δὴ μηροὺς συλλαβοῦσα μὲν ἑκατέρους ἔχει καὶ συμπλέκει τοσοῦτον ὅσον ἡ βία τοῦ πιέζοντος εἴασε. τοῖν δὲ δὴ ποδοῖν ὁ μὲν δεξιὸς ἅπας συγκέκρυπται, ὁ δὲ λαιὸς βραχύ τι τοῦ πέπλου προφαίνεται. βάθρον δὲ ἄμφω ἀνακειμένους ἔχει περιφανὲς πάθημα δεινὸν λαθεῖν καθάπαξ οὐκ ἐώσης τῆς τέχνης.

Polyxène immolée par Néoptolème

[1] Le supplice de Polyxène, Troie en a été témoin quand il s'est produit, puis la scène l'a donné à voir après Troie et après cela les sculpteurs ne l'ont pas laissé sombrer dans l'oubli, en représentant les faits dans le bronze.

[2] Ainsi donc, dans un endroit bien visible de la cité se dresse une statue de Polyxène avec Néoptolème à ses côtés : il se tient en effet à côté d'elle, nu, ne portant qu'un casque, et encore pas un casque entier, mais un qui se contente d'effleurer l'extrémité de ses cheveux, comme si le sculpteur n'avait pas voulu revêtir d'une armure un homme qui lève le bras pour immoler une femme. [3] Ensuite, tout son visage est orienté en oblique, penché vers elle avec colère, car c'était son état habituel. Son cou s'incline avec tout son visage. Quant à ses mains, la droite a saisi la jeune fille et la tire vers le haut par les cheveux, la gauche, armée d'un glaive, assure qu'elle va accomplir toute la besogne, comme si l'homme était indigné de devoir utiliser sa main droite contre une femme et de faire périr une jeune fille avec la main grâce à laquelle il a manifesté sa valeur contre des hommes. [4] Ensuite, toute sa poitrine est gonflée et s'enfle de colère intérieure. Quant à ses jambes, la droite s'appuie sur la jeune fille et semble l'écraser pour l'empêcher totalement de bouger, tandis que la gauche est tendue sous lui et tient au piédestal lui-même par les orteils, en lui donnant juste assez de soutien pour l'égorgement.

[5] A son côté, l'enfant n'est ni totalement debout ni tout à fait assise sur le piédestal, mais elle a pris une pose conforme à la nécessité de la mort. Tout son visage est défait, elle tend la gorge vers la destruction. Quant à ses mains, de la droite elle effleure le piédestal tandis qu'elle a replié la gauche pour retenir son vêtement. [6] C'est que sur sa poitrine, le sein droit émerge, nu pour qui veut le voir, comme si le sculpteur avait choisi de montrer ce qui a captivé et perdu Achille, tandis que son sein gauche est caché par le vêtement. [7] Cette intention du sculpteur m'a semblé bonne, de partager les seins entre pudeur et désir, d'en cacher un pour la jeune fille, par pudeur, mais de laisser l'autre comme preuve de désir, de ne pas déchirer totalement sa tunique mais de ne pas non plus laisser la jeune fille totalement sans tunique. Car la tunique tombe en glissant autour de sa poitrine, et s'effondre pour moitié, tandis qu'un ruban retient ce qui est entre les seins et interdit à la tunique de s'écrouler totalement et d'offrir aux yeux des hommes ce qu'il n'est pas permis même aux femmes de voir. [8] Les deux jambes unies, elle les tient aussi serrées que le lui permet la pression exercée sur elle. Son pied droit est totalement caché, tandis que le gauche émerge à peine du vêtement. Un piédestal bien visible soutient les deux statues, dont l'art interdit que sombre jamais dans l'oubli un terrible supplice.

Outre la précision très codifiée de la description dans ce genre d'exercice et les interprétations symboliques que tire l'observateur des partis-pris de l'artiste, ce qui peut être aussi intéressant, dans ce texte tardif, est l'allusion à de tout autres relations entre Achille et Polyxène : elle nous renvoie à une variante attestée depuis longtemps, et promise dans la tradition tardo-latine et médiévale à une grande fortune.

III/ Un roman d'amour entre Achille et Polyxène

Une scholie du vers 41 de l'Hécube d'Euripide, passant en revue les diverses versions de la mort de Polyxène, termine son énumération par cette remarque :

ἄλλοι δέ φασι συνθέμενον Πριάμῳ τὸν Ἀχιλλέα περὶ τοῦ Πολυξένης γάμου ἀναιρεθῆναι ἐν τῷ τοῦ Θυμβραίου Ἀπόλλωνος ἄλσει:

D’autres disent qu’Achille, s’étant entendu avec Priam pour épouser Polyxène, fut tué dans l’enceinte sacrée d’Apollon de Thymbra.

Il n'est pas très facile de déterminer à quel moment cette nouvelle version a pu apparaître, peut-être dès le Cycle épique. En tout cas, le mythographe Hygin en rend compte au Ier siècle avant JC dans sa fable 110 :

Polyxena

Danai victores cum ab Ilio classem conscenderent et vellent in patriam suam quisque reverti et praedam quisque sibi duceret, ex sepulcro vox Achillis dicitur praedae partem expostulasse. Itaque Danai Polyxenam Priami filiam, quae virgo fuit formosissima, propter quam Achilles cum eam peteret et ad colloquium venisset ab Alexandro et Deiphobo est occisus, ad sepulcrum ejus eam immolaverunt.

Les Danaens victorieux embarquaient pour quitter Troie et retourner chacun dans sa patrie avec son butin, quand, venue du sépulcre, la voix d'Achille, dit-on, réclama sa part de butin. Alors les Danaens prirent Polyxène, fille de Priam, une jeune fille d'une très grand beauté qu'Achille avait demandée en mariage et à qui il avait fixé un rendez-vous au cours duquel il fut tué par Alexandre (Pâris) et Déiphobe ; les Danaens immolèrent Polyxène sur le tombeau d'Achille.

Après Hygin, Servius, commentateur de l'Enéide de Virgile (III, 321), donne à son tour ces précisions :

Priameia virgo : Achilles dum circa muros Troiae bellum gereret, Polyxenam visam adamavit et conditione pacis in matrimonium postulavit. Alii dicunt quod, cum ad redimendum corpus Hectoris ab Achille etiam ipsa cum patre venisset, adamata est. Quam cum Troiani fraude promisissent, Paris post Thymbraei Apollinis simulacrum latuit et venientem Achillem ad foedus missa vulneravit sagitta. Tum Achilles moriens petiit, ut evicta Troia ad eius sepulcrum Polyxena immolaretur : quod Pyrrhus implevit. Et alius ordo fabulae huius : cum Graeci victores in patriam vellent reverti, e tumulo Achillis vox dicitur audita querentis, quod sibi soli de praeda nihil inpertivissent. De qua re consultus Calchas cecinit, Polyxenam Priami filiam, quam vivus Achilles dilexerat, eius debere manibus immolari ; quae cum admota tumulo Achillis occidenda esset, manu Pyrrhi aequanimiter mortem dicitur suscepisse. Invenitur enim apud quosdam quod etiam ipsa Achillem amaverit, et ea nesciente Achilles fraude et insidiis sit peremptus.

La vierge fille de Priam : Achille, alors qu'il guerroyait sous les murs de Troie, vit Polyxène, s'en éprit et la demanda en mariage comme condition de paix. Certains disent qu'il s'en éprit quand elle accompagna son père pour racheter à Achille le corps d'Hector. Les Troyens feignirent de la promettre, Pâris se cacha derrière la statue d'Apollon Thymbréen et lorsqu'Achille vint à l'endroit convenu, il le blessa d'une flèche. Alors Achille, au moment de mourir, demanda à ce qu'après la défaite de Troie Polyxène fût immolée sur son tombeau, ce dont s'acquitta Pyrrhus. Voici maintenant une autre version de cette histoire : les Grecs, après leur victoire, s'apprêtaient à retourner dans leur patrie quand, s'élevant de son tombeau, la voix d'Achille se plaignit, dit-on, d'être le seul auquel ils n'avaient pas imparti de butin. On consulta Calchas, qui répondit qu'il fallait immoler à ses mânes Polyxène, la fille de Priam, qu'Achille avait aimée de son vivant. On la conduisit donc au tombeau d'Achille pour la mettre à mort, et on dit que c'est avec une grande dignité qu'elle subit la mort de la main de Pyrhus. Mais on trouve aussi chez d'autres auteurs qu'elle aussi s'était éprise d'Achille, et que c'est à son insu qu'il périt par traîtrise dans un guet-apens.

La dernière version de Servius est celle sur laquelle a brodé le sophiste du IIIe siècle après JC, Philostrate : dans son dialogue Heroïkos (51), il conteste un grand nombre des versions traditionnelles, et offre de la mort de Polyxène une interprétation pour le moins inattendue :

τελευτὴ δὲ τῷ Ἀχιλλεῖ ἐγένετο, ἣν καὶ Ὅμηρος ἐπιγιγνώσκει· φησὶ γὰρ αὐτὸν ἐκ Πάριδός τε καὶ ἐπιγιγνώσκει· φησὶ γὰρ αὐτὸν ἐκ Πάριδός τε καὶ Ἀπόλλωνος ἀποθανεῖν εἰδώς που τὰ ἐν τῷ Θυμ- βραίῳ καὶ ὅπως πρὸς ἱεροῖς τε καὶ ὅρκοις, ὧν μάρ- τυρα τὸν Ἀπόλλω ἐποιεῖτο, δολοφονηθεὶς ἔπεσεν. ἡ θυσία δὲ τῆς Πολυξένης ἡ ἐπὶ τῷ σήματι καὶ ὅσα περὶ τοῦ ἔρωτος ἐκείνου ποιητῶν ἀκούεις, ὧδε ἔχει· Πολυξένης ὁ Ἀχιλλεὺς ἤρα καὶ τὸν γάμον τοῦτον ἑαυτῷ ἔπραττεν ἐπὶ τῷ τοὺς Ἀχαιοὺς ἀναστῆσαι τοῦ Ἰλίου, ἤρα δὲ καὶ ἡ Πολυξένη τοῦ Ἀχιλλέως. εἶδον δὲ ἀλλήλους ἐν λύτροις Ἕκτορος, ὁ γὰρ Πρία- μος ἥκων παρὰ τὸν Ἀχιλλέα χειραγωγὸν ἑαυτοῦ τὴν παῖδα ἐποιεῖτο νεωτάτην οὖσαν ὧν ἡ Ἑκάβη αὐτῷ ἔτεκεν, ἐθεράπευον δὲ ἀεὶ τὸ βάδισμα τῶν πατέρων οἱ νεώτατοι τῶν παίδων, καὶ οὕτω δή τι ὁ Ἀχιλλεὺς ἐσωφρόνει ὑπὸ δικαιοσύνης καὶ τὰ ἐρω- τικά, ὡς μήτε ἀφελέσθαι τὴν κόρην ἐφ’ ἑαυτῷ οὖσαν γάμον τε αὐτῆς ὁμολογῆσαι τῷ Πριάμῳ πι- στεῦσαί τε ἀναβαλομένῳ τὸν γάμον. ἐπεὶ δὲ ἀπέ- θανε γυμνὸς ἐν τοῖς περὶ τούτων ὅρκοις λέγεται ἡ Πολυξένη φευγουσῶν ἐκ τοῦ ἱεροῦ τῶν Τρωάδων καὶ τῶν Τρώων ἐσκεδασμένων, οὐδὲ γὰρ τὸ πτῶμα τοῦ Ἀχιλλέως ἀδεῶς ἤνεγκαν, αὐτομολίᾳ χρήσασθαι καὶ φυγεῖν ἐς τὸ Ἑλληνικὸν ἀναχθεῖσά τε τῷ Ἀγαμέμνονι ζῆν μὲν ἐν κομιδῇ λαμπρᾷ τε καὶ σώ- φρονι, καθάπερ ἐν πατρὸς οἰκίᾳ, τριταίου δὲ ἤδη κειμένου τοῦ νεκροῦ δραμεῖν ἐπὶ τὸ σῆμα ἐν νυκτὶ ξίφει τε αὑτὴν ἐπικλῖναι πολλὰ εἰποῦσαν ἐλεεινὰ καὶ γαμικά, ὅτε δὴ καὶ δεῖσθαι τοῦ Ἀχιλλέως ἐρα- στήν τε μεῖναι καὶ ἀγαγέσθαι αὐτὴν μὴ ψευσάμενον τὸν γάμον.

La fin arriva pour Achille, et Homère lui aussi la connaît : il dit en effet qu'il mourut de la main de Pâris et d'Apollon, sachant, je suppose, ce qui se produisit dans le sanctuaire de Thymbrée, et comment, au moment des sacrifices et des serments dont il prenait Apollon à témoin, il tomba, traîtreusement assassiné. Mais quant au sacrifice de Polyxène sur sa tombe, et à tout ce que l'on entend les poètes raconter sur l'amour qu'il éprouvait pour elle, voilà ce qu'il en est : Achille aimait Polyxène et négociait son mariage avec elle contre le départ des Achéens d'Ilion, et Polyxène aimait Achille en retour. Ils s'étaient rencontrés au cours de l'entrevue pour le rachat d'Hector: Priam, quand il vint trouver Achille, s'était fait conduire par la main de sa fille, la plus jeune des enfants qu'Hécube lui avait donnés (c'étaient toujours ses enfants les plus jeunes qui assistaient leur père dans sa marche). Ainsi, Achille manifesta une certaine retenue, par esprit de justice, même dans ses pulsions amoureuses, puisqu'il ne s'empara pas tout bonnement de la jeune fille qui était en son pouvoir, qu'il discuta mariage avec Priam et qu'il lui fit confiance quand ce dernier retarda le mariage. Mais il mourut désarmé, au moment même où il prêtait serment à ce propos ; les Troyennes s'enfuirent du sanctuaire et les Troyens, terrifiés, se dispersèrent sans même emporter le cadavre d'Achille ; alors Polyxène, dit-on, passa spontanément à l'ennemi, s'enfuit dans le camp des Grecs, fut conduite à Agamemnon qui la traita avec distinction et modération, tout comme chez son père ; mais trois jours après les funérailles d'Achille, elle courut, de nuit, vers la tombe et se jeta sur un glaive, après avoir tenu de nombreux propos de pitié et de mariage, car elle priait alors Achille de rester son amant et de l'épouser, pour prouver qu'il n'avait pas menti à propos de ce mariage.

Après les réécritures de la sophistique, le destin romanesque d'Achille et de Polyxène est loin d'être épuisé, et va inspirer pendant encore des siècles de nombreux écrivains tardo-latins et médiévaux.


Et pour compléter dans la littérature moderne


Références des traductions

Priam effondré sur les genoux de Polyxène
Gravure de Notor d'après une amphore panathénaïque