A Maurice Spronck

En ce temps-là, qui était le IVe siècle de l'ère chrétienne, le jeune Injuriosus, fils unique d'un sénateur d'Auvergne (on appelait ainsi les officiers municipaux), demanda en mariage une jeune fille du nom de Scolastica, unique enfant comme lui d'un sénateur. Elle lui fut accordée. Et la cérémonie du mariage ayant été célébrée, il l'emmena dans sa maison et lui fit partager sa couche. Mais elle, triste et tournée contre le mur, pleurait amèrement.

- De quoi te tourmentes-tu, dis-moi, je te prie ?

Et, comme elle se taisait, il ajouta :

- Je te supplie, par Jésus-Christ, fils de Dieu, de m'exposer clairement le sujet de tes plaintes.

Alors elle se retourna vers lui :

- Quand je pleurerais tous les jours de ma vie, dit-elle, je n'aurais pas assez de larmes pour répandre la douleur immense qui remplit mon cœur. J'avais résolu de garder toute pure cette faible chair et d'offrir ma virginité à Jésus-Christ. Malheur à moi, qu'il a tellement abandonnée que je ne puis accomplir ce que je désirais ! O jour que je n'aurais jamais dû voir ! Voici que, divorcée d'avec l'époux céleste qui me promettait le paradis pour dot, je suis devenue l'épouse d'un homme mortel, et que cette tête qui devait être couronnée de roses immortelles est ornée ou plutôt flétrie de ces roses déjà effeuillées ; hélas ! ce corps qui, sur le quadruple fleuve de l'agneau, devait revêtir l'étole de pureté, porte comme un vil fardeau le voile nuptial. Pourquoi le premier jour de ma vie n'en fut-il pas le dernier ? Oh ! heureuse si j'avais pu franchir la porte de la mort avant de boire une goutte de lait ! et si les baisers de mes douces nourrices eussent été déposés sur mon cercueil ! Quand tu tends les bras vers moi, je songe aux mains qui furent percées de clous pour le salut du monde.

Et, comme elle achevait ces paroles, elle pleura amèrement.

Le jeune homme lui répondit avec douceur :

- Scolastica, nos parents, qui sont nobles et riches parmi les Arvernes, n'avaient, les tiens qu'une fille et les miens, qu'un fils. Ils ont voulu nous unir pour perpétuer leur famille, de peur qu'après leur mort un étranger ne vînt à hériter de leurs biens.

Mais Scolastica lui dit :

- Le monde n'est rien ; les richesses ne sont rien ; et cette vie même n'est rien. Est-ce vivre que d'attendre la mort ? Seuls ceux-là vivent qui, dans la béatitude éternelle, boivent la lumière et goûtent la joie angélique de posséder Dieu.

En ce moment, touché par la grâce, Injuriosus s'écria :

- O douces et claires paroles ! la lumière de la vie éternelle brille à mes yeux ! Scolastica, si tu veux tenir ce que tu as promis, je resterai chaste auprès de toi.

A demi rassurée et souriant déjà dans les larmes :

- Injuriosus, dit-elle, il est difficile à un homme d'accorder une pareille chose à une femme. Mais si tu fais que nous demeurions sans tache dans ce monde, je te donnerai une part de la dot qui m'a été promise par mon époux et seigneur Jésus-Christ.

Alors, armé du signe de la croix, il dit :

- Je ferai ce que tu désires.

Et s'étant donné la main, ils s'endormirent.

Et par la suite ils partagèrent le même lit dans une incomparable chasteté. Après dix années d'épreuves, Scolastica mourut.

Selon la coutume du temps, elle fut portée dans la basilique en habit de fête et le visage découvert, au chant des psaumes, et suivie de tout le peuple.

Agenouillé près d'elle, Injuriosus prononça à haute voix ces paroles :

- Je te rends grâces, Seigneur Jésus, de ce que tu m'as donné la force de garder intact ton trésor.

A ces mots, la morte se souleva de son lit funèbre, sourit et murmura doucement :

- Mon ami, pourquoi dis-tu ce qu'on ne te demande pas ?

Puis elle se rendormit du sommeil éternel.

Injuriosus la suivit de près dans la mort. On l'ensevelit non loin d'elle, dans la basilique de Saint-Allire. La première nuit qu'il y reposa, un rosier miraculeux, sorti du cercueil de l'épouse virginale, enlaça les deux tombes de ses bras fleuris. Et le lendemain, le peuple vit qu'elles étaient liées l'une à l'autre par des chaînes de roses. Connaissant à ce signe la sainteté du bienheureux Injuriosus et de la bienheureuse Scolastica, les prêtres d'Auvergne signalèrent ces sépultures à la vénération des fidèles. Mais il y avait encore des païens dans cette province, évangélisée par les saints Allire et Népotien. L'un d'eux, nommé Silvanus, vénérait les fontaines des nymphes, suspendait des tableaux aux branches d'un vieux chêne et gardait à son foyer des petites figures d'argile représentant le soleil et les déesses Mères. A demi caché dans le feuillage, le dieu des jardins protégeait son verger. Silvanus occupait sa vieillesse à faire des poèmes. Il composait des églogues et des élégies d'un style un peu dur, mais d'un tour ingénieux et dans lesquelles il introduisait les vers des anciens chaque fois qu'il en trouvait le moyen. Ayant visité avec la foule la sépulture des époux chrétiens, le bonhomme admira le rosier qui fleurissait les deux tombes. Et, comme il était pieux à sa manière, il y reconnut un signe céleste. Mais il attribua le prodige à ses dieux et il ne douta pas que le rosier n'eût fleuri par la volonté d'Eros.

- La triste Scolastica, se dit-il, maintenant qu'elle n'est plus qu'une ombre vaine, regrette le temps d'aimer et les plaisirs perdus. Les roses qui sortent d'elle et qui parlent pour elle, nous disent : Aimez, vous qui vivez. Ce prodige nous enseigne à goûter les joies de la vie, tandis qu'il en est temps encore.

Ainsi songeait ce simple païen. Il composa sur ce sujet une élégie que j'ai retrouvée par le plus grand des hasards dans la bibliothèque publique de Tarascon, sur la garde d'une bible du XIe, siècle, cotée : fonds Michel Chasles, Fn, 7439, 179 bis. Le précieux feuillet, qui avait échappé jusqu'ici à l'attention des savants, ne compte pas moins de quatre-vingt-quatre lignes d'une cursive mérovingienne assez lisible, qui doit dater du VIIe siècle. Le texte commence par ce vers :

Nunc piget ; et quaeris, quod non aut ista voluntas
Tunc fuit...

et finit par celui-ci :

Stringamus maesti carminis obsequio.

Je ne manquerai pas de publier le texte complet dès que j'en aurai achevé la lecture. Et je ne doute point que M. Léopold Delisle ne se charge de présenter lui-même cet inestimable document à l'Académie des inscriptions.