Ariane, ou le chemin de la paix éternelle
A Henri de Régnier.
Tremblantes, car elles se sentaient attirées
par la nuit, elles se serrèrent l'une à
l'autre, comme les pauvres petites âmes des morts
se pressent devant la porte de l'Hadès, et font
effort pour n'entrer pas. |
I |
Les Corinthiennes s'étaient assises sur un long bloc de roche polie. Lui, cependant, restait debout près de Clinias et de Mélandryon, le premier trop distrait pour entendre, le second trop sage pour écouter. Il commença lentement, comme s'il n'osait pas parler, et ses phrases étaient courtes, sa voix hésitante et faible. |
Une forêt de cèdres. Le soir.
Sept jeunes hommes et sept jeunes filles marchaient, se
tenant par la main.
Ils étaient venus de l'Attique, sur un navire aux
voiles noires.
Et l'un d'eux était Thésée, fils
d'Aegée, fils de Pandiôn, fils de Kekrôps,
fils d'Erekhthée. Palmes vertes ! couronnes de
chêne ! cris ! triomphes ! lauriers ! mains tendues ! accompagnez le Héros !
Accompagnez le Héros !
Ils étaient venus de l'Attique sur un navire aux
voiles noires.
Et tous, durant la traversée funèbre, ils
s'étaient fiancés deux à deux pour se
retrouver au delà de la mort dans les molles prairies
d'asphodèles.
Au delà de l'horrible mort que leur destinait le
Taureau humain, fruit de la honte de Pasiphaë.
Ils s'étaient fiancés. Cependant deux d'entre
eux restaient solitaires : le héros
Thésée, confiant en ses mains, et la vierge
Myris qui marchait auprès de lui.
Et le soir montait de la terre.
Sous le feuillage horizontal des cèdres, à
travers la forêt clair-plantée, les rayons
allongés du couchant s'étendaient comme des
lames d'épées impalpables et
transparentes.
Les condamnés, deux à deux, traversaient
lentement ces grandes armes du soleil. Ils savaient
exactement combien ils en rencontreraient jusqu'à
l'entrée du Labyrinthe. Et après la
dernière ce serait la nuit terrible.
Du moins, ils le croyaient ainsi, mais Thésée,
et Myris en lui, avaient d'autres certitudes.
Ils marchaient.
Ils marchaient.
Ils arrivèrent enfin.
Mais ils n'avaient pas encore dépassé le
dernier rayon du soleil quand ils entendirent, en
arrière, un pas rapide sur les feuilles mortes.
Ils se retournèrent : une femme était
là, arrêtée.
Elle était de belle stature, bien chaussée de
courroies étroites et vêtue de la tunique courte
des suivantes d'Artémis. L'étoffe blanche,
attachée aux épaules par deux agrafes d'or
repoussé, était serrée à la
ceinture et laissait découverts ses genoux
délicats. Un diadème d'argent brillait sous le
riche ornement de ses cheveux, dont les uns étaient
tressés et coordonnés, les autres
retroussés et noués à la Laconienne,
avec plus de grâce que d'artifice. Et dans ses yeux, si
bruns et si clairs tout ensemble, une telle fierté se
laissait voir, qu'elle parut à tous être la
princesse de Krête, Ariane, fille de Minos, et
petite-fille du Soleil.
Elle fit un signe : Thésée s'approcha. Elle fit
un autre signe : les autres s'écartèrent et
revinrent un peu sur leurs pas, jusqu'à une
trouée de flamme qui venait du plus rouge
occident.
Elle, haletante encore et les joues chaudes, sourit en
fermant les paupières à demi. Elle
étendit les bras, écarta sur les tempes du
Héros ses boucles noires trop amassées...
«Tu es beau», dit-elle avec joie. Il se
tut.
Elle n'y prit pas garde et poursuivit :
«Ah ! je sais bien que tu vas tuer le Minotaure et que
tous les Dieux pèseront sur ta main quand tu
fracasseras sur la pierre le mufle farouche et hargneux. Mais
comment sortirais-tu de cette inextricable crypte ? Vainqueur
et portant à poing haut la tête
dégouttante du Solitaire, tu mourrais dans les avenues
closes, entre deux murs toujours les mêmes, et ce que
la Force aurait accompli, l'Oubli sourd le laisserait
périr. Tu ne sais pas que ce palais est un tourbillon
de pierre et que celui qui s'y engage ne peut plus s'en
dégager ? Mais j'ai pensé à toi, fils
d'Aegée Pandionide, et dans l'intervalle de mes seins
je t'apporte le salut.»
Elle glissa la main dans sa tunique, et en tira un peloton
vert :
«Voici, dit-elle. C'est mon fil de Milet. Il est fin
comme un de mes cheveux, et long comme le tour de
l'île. Avec lui j'aurais tissé des chemises
vertes pour toutes les nymphes de cette forêt, ou un
voile flottant pour la mer. Prends-le, tu le dévideras
tout entier jusqu'au séjour reculé du Monstre,
et tu le suivras pour revenir vers le jour.»
Elle se tourna du côté des victimes :
«Allez, cria-t-elle. Vous êtes sauves.»
Elles s'enfuirent, Myris ne partit point.
Thésée reçut le peloton de fil et
demanda : «Qui es-tu ?
- Je suis à toi.
- Ne puis-je te nommer ?
- Ariane, sept fois fille de Dzeus par les aïeules de
mon père qui est Minos, roi de la Krête. Mais si
un autre nom te plaît, dis-le, ce sera le
mien.»
Comme s'il se penchait sur l'orient, il regarda les yeux
d'Ariane. Et sans parler davantage, il pénétra
dans le labyrinthe.
«Thésée ! Thésée ! »
Elle appelait.
«Thésée, arrête-toi ! je ne puis
attendre ; je veux aller ! Je veux te voir ! Oh! je suis
curieuse d'assister à ta victoire sanglante. Entre ! C'est moi qui porterai le fil, et quand tu auras
terrassé la Bête, je baiserai tes belles mains
meurtries par les cornes et tu seras mon époux sur le
lieu de ton triomphe.»
Quand elle entra sur ses pas dans la nuit dédalienne,
elle fixa sur une roche le bout pendant du fil vert ; mais
quand elle sortit au bras du Héros, laissant fuir le
fil dans sa main fermée, la borne qui les rattachait
à la vie était le pauvre corps de Myris
étranglée.
II |
Entre les forêts et la mer. Le matin. |
Les cèdres, les épées solaires,
l'ouverture du gouffre bâti, les victimes vêtues
de blanc, le Héros sans armes ni casque, le fil, la
borne, l'avenue, les circuits brusquement coudés,
l'interminable descente, l'interminable montée, la
Bête, les nasaux baveux, les cornes, les mains
monstrueusement larges, la lutte courte, le sang sur la
terre, le retour à travers les ténèbres,
la revue adorée du jour, la rosée sur le bout
des herbes, le soir sur le sommet des cèdres, la
marche molle, le départ, le premier mouvement du
vaisseau, l'odeur de la mer, la couleur de la nuit, la
fraîcheur de l'aube, et le second jour, et le second
crépuscule et le débarquement.
Elle savait qu'elle avait dormi près au Tueur,
côte à côte avec sa gloire, et elle
s'éveillait dans une félicité parfaite,
devant l'horizon d'une vie également heureuse et
certaine.
Sa main s'étendit. Sa main retomba sur la terre. Sa
main chercha, tourna, recula, étonnée. Toujours
l'herbe ou le sable ou les fleurs froides ou la boue.
Elle appela :
«Thésée ! »
Elle ouvrit les yeux, et la bouche, et elle se dressa et elle
leva les deux bras et une sueur affreuse glissa de ses
cheveux. Ni auprès d'elle, ni devant elle, ni à
ses pieds, ni dans ses bras...
Elle courut vers la mer, le vaisseau était
démarré.
Loin, moitié sur le ciel et moitié sur les
flots, un petit oiseau noir s'enfuyait, nef rapide qui
portait la fortune de Thésée, si loin que la
vue même le distinguait à peine et que le cri
désespéré mourut avant de
l'atteindre.
Folie ! elle entra dans la mer, jetant sa tunique aux galets.
Les vagues heurtaient ses cuisses frissonnantes. L'eau monta
jusqu'à son ventre.
Elle cria :
«O Poseïdôn, Roi des champs glauques,
Pasteur des flots ! soulève-moi, emporte-moi
jusqu'à celui qui est moi-même ! ...»
Poseïdôn l'entendit mais ne l'exauça pas.
Une eau miraculeuse ravit Ariane plaintive, et la jeta
doucement sur la mousse épaisse. Et le vaisseau avait
pour toujours disparu derrière le mur de la mer.
Au même instant, un grand bruit, la foule, les cris
affolés, le craquement du sol des forêts.
«Io ! Evoé ! Qui est dans le chemin, qui est
dans le chemins ! »
Les Bakkhantes dévalaient de la montagne, et les
Satyres et les Pans, et le cortège bousculé
sous les thyrses.
«Qui est dans le chemin ! Qui est dans la demeure ! Iakkhos ! Iakkhos ! Evoé ! »
Elles portaient des peaux de renard attachées sur
l'épaule gauche.
Leurs mains agitaient des branches d'arbre et secouaient des
guirlandes de lierre. Leurs chevelures étaient si
pesantes de fleurs que leurs nuques se pliaient en
arrière ; les plis de leurs seins étaient des
ruisseaux de sueur, les reflets de leurs cuisses
étaient des soleils couchants, et leurs hurlements se
mouchetaient de bave envolée.
«Iakkhos ! Dieu beau ! Dieu fort ! Dieu vivant ! Iakkhos ! mène l'orgie ! Iakkhos ! fouette et guide ! Exaspère la multitude ! Refoule la cohue et les pieds
rapides ! Nous sommes à toi ! Nous sommes ton souffle ! Nous sommes tes désirs turbulents ! »
Et voici : soudain elles aperçurent Ariane.
Alors elles se précipitèrent, elles lui prirent
les bras et les jambes, elles tordirent ses cheveux
désolés ; la première saisit la
tête, et pesant du pied sur l'épaule, l'arracha
comme une fleur lourde ; et les autres écartelaient
les membres, et la sixième déchirant le ventre,
en tira la matrice petite, et la septième,
fonçant la poitrine, déracina le cœur
vomissant.
Le Dieu, le Dieu parut !
Elles se ruèrent sur lui, brandirent leurs
trophées...
Il était nu, couronné de pampre. Une peau de
faon pendait sur ses reins. Il tenait une coupe de
buis.
Il dit :
«Laissez ces pauvres membres.»
Les Bakkhantes les jetèrent sur le sol, et,
chassées par un geste, s'enfuirent brusquement dans la
montagne, comme un troupeau piqué des taons.
Alors, il pencha sa coupe creuse qui ruissela
merveilleusement ; et les membres se réunirent, et le
cœur revécut tout à coup, et Ariane
égarée se souleva sur la main.
«O Dionysos ! », dit-elle.
La nuit claire et sombre était dans la mer.
Le Dieu tendit les doigts en avant et parla, d'une voix grave
et tendre.
«Lève-toi ! je suis le réveil.
Lève-toi ! je suis la vie.
Donne-moi la main...
Viens avec moi...
Voici le Chemin de la Paix Eternelle...»
III |
Un ravin haut et nu. |
Le calme.
«Qu'est-il devenu ? demandait Ariane. Je ne sais plus
son nom, et pourtant je me rappelle qu'il m'a
laissée.
- Il fallait, répondait le dieu, il fallait qu'il te
laissât, car telle est la loi de l'amour en qui tu
t'étais confiée. Ceux qui demanderont ne seront
pas aimés ; ceux qui seront aimés s'en
iront.
Et c'est pourquoi tu te trompais. Mais aujourd'hui tu es dans
la vraie route, sur le Chemin de la Paix Eternelle.
- O Roi Dionysos, quelle est donc cette paix ?
- Ne la sens-tu pas ?
- Il est vrai. Je ne suis plus Ariane. Je ne sens plus les
pierres ni les feuilles sous mes pieds autrefois meurtris. Je
ne sens même plus la fraîcheur de l'air. Je sens
ta main.
- Cependant, je ne te touche pas...
- Où me mènes-tu, dieu adoré ?
- Tu ne verras plus jamais le soleil trop éclatant ni
la nuit trop ténébreuse. Tu ne sentiras plus la
faim ni la soif, ni f amour, ni la fatigue. Et le pire des
maux, la crainte de la mort, Ariane, te en es
délivrée, car en vérité tu es
déjà morte. Et vois, quelle
félicité !
- Oh ! eussé-je pensé qu'on pût
être heureuse sans le pernicieux Amour.
- Regarde-moi...
- Je te vois sans cela. Je te vois. O Sauveur ! où me
conduis-tu ?
- Le pays que tu vas hanter est indécis,
crépusculaire, uniforme, incolore, léger.
L'herbe y est pareille aux fleurs, aussi pâle que le
ciel et l'eau. L'air est pour toujours immobile ; et la
clarté, mystérieuse comme un jour d'hiver ou
une nuit d'été. On ne sait si le jour monte de
la terre ou descend du firmament bas. Les bourgeons
n'éclosent jamais, les corolles ne tombent plus, il
n'y a pas d'oiseaux dans les branches, et le bruit de six
milliards d'âmes est un silence inexprimable. Tu
n'auras plus d'yeux : pourquoi verrais-tu ? Tu n'auras plus
de mains : à quoi bon toucher ? Tu n'auras plus de
lèvres, tu seras délivrée du
baiser.
Mais l'ombre de la réalité subsistera autour de
toi, la survie est un rêve sans joie et sans chagrin ; sans désir et sans jouissance, tu ne connaîtras
plus la douleur.
- Habiteras-tu aussi le pays que tu me promets enfin ?
- Je suis le Dominateur des ombres, le Maître de l'Eau
Infernale. Je siège sur un thrône de
ténèbres ; mon doigt levé attire
à lui les âmes, et du plus lointain du monde,
elles viennent tournoyer, faiblir, battre de l'aile sous mon
regard. Je porte une couronne de pampre, car ainsi que le
raisin coupé revit sous les pieds dans le pressoir et
ruisselle en vin écarlate, ainsi l'angoisse de la mort
se transfigure à miracle dans l'ivresse de la
résurrection. Et je tiens à la main un
épi de blé mûr, car de même que le
grain pourri renaît dans la terre nourricière et
pousse en herbe vivace, de même la douleur et
l'inquiétude germent, fleurissent, s'extasient, dans
la grande paix éternelle, où tu vas.
- Y serai-je loin de toi, pauvre âme isolée dans
la multitude ?
- Non : tu régneras, toi aussi, à mes
côtés, ô Reine aux belles tresses ! et tu
refléteras sur ta face le calme ineffable des prairies
souterraines. C'est toi que les âmes mortes verront la
première, et tu auras cette joie qui est
refusée aux Dieux mêmes, de contempler la
naissance de la béatitude dans les yeux calmes pour
toujours des incorruptibles Esprits.
- O Dionysos ! ...»
Et elle leva les bras vers lui.
«Est-ce tout ? dit Philinna.
- Je n'en dirai pas plus.» Et Rhéa
déconcertée :
«Mais c'est Perséphone qui est reine des enfers !
- Oui», dit Thrasès.
Alors Mélandryon qui avait entendu la fin du conte
mythique, prit à part le narrateur et, le regardant
d'un oeil pénétrant :
«Tu n'as pas dit ce que tu pensais.
- Non. Quand Dionysos eut ainsi parlé à la
fille de Minos, la vérité est qu'il
l'anéantit. Mais par le seul récit des bonheurs
futurs, ne lui avait-il pas donné plus de joies qu'il
n'en promettait ? Je viens de faire pour ces femmes ce qu'il
fit pour Ariane. Ne leur dessille pas les yeux. Il vaut mieux
donner la confiance que d'accomplir les serments, car
l'espoir est plus doux que la conquête.
- Le regret est plus doux que l'espoir.
- Les femmes ne savent pas cela.»