Réponse de Flaubert aux critiques de
Froehner
parues dans la Revue contemporaine
Publiée dans L'Opinion nationale du 24 janvier 1863, et dans la Revue contemporaine du 31 janvier 1863.
A M. FROEHNER, REDACTEUR DE LA REVUE
CONTEMPORAINE
Paris, 21 janvier 1863.
Monsieur,
Je viens de lire votre article sur Salammbô paru
dans la Revue contemporaine le 31 décembre
1S62. Malgré l'habitude où je suis de ne
répondre à aucune critique, je ne puis accepter
la vôtre. Elle est pleine de convenance et de choses
extrêmement flatteuses pour moi ; mais comme elle met
en doute la sincérité de mes études,
vous trouverez bon, s'il vous plaît, que je
relève ici, plusieurs de vos assertions.
Je vous demanderai d'abord, monsieur, pourquoi vous me
mêlez si obstinément à la collection
Campana en affirmant qu'elle a été ma
ressource, mon inspiration permanente. Or, j'avais fini
Salammbô au mois de mars, six semaines avant
l'ouverture de ce musée. Voilà une erreur,
déjà. Nous en trou-verons de plus graves.
Je n'ai, Monsieur, nulle prétention à
l'archéologie. J'ai donné mon livre pour un
roman, sans préface, sans notes, et je m'étonne
qu'un homme illustre, comme vous, par des travaux si
considérables, perde ses loisirs à une
littérature si légère ! J'en sais
cependant assez, monsieur, pour oser dire que vous errez
complètement d'un bout à l'autre de votre
travail, tout le long de vos dix-huit pages, à chaque
paragraphe et à chaque ligne.
Vous me blâmez «de n'avoir consulté ni
Falbe ni Dureau de la Malle, dont j'aurais pu tirer
profit». Mille pardons ! je les ai lus, plus souvent
que vous peut-être et sur les ruines mêmes de
Carthage. Que vous ne sachiez «rien de satisfaisant sur
la forme ni sur les principaux quartiers», cela se
peut, mais d'autres, mieux informés, ne partagent pas
votre scepticisme. Si l'on ignore où était le
faubourg Aclas, l'endroit appelé Fuscianus, la
position exacte des portes principales dont on a les noms,
etc., on connaît assez bien l'emplacement de la ville,
l'appareil architectonique des murailles, la Taenia, le
Môle et le Cothon. On sait que les maisons
étaient enduites de bitume et les rues dallées ; on a une idée de l'Ancô décrit dans mon
chapitre XV, on a entendu parler de Malquâ, de Byrsa,
de Mégara, des Mappales et des Catacombes, et du
temple d'Eschmoun situé sur l'Acropole, et de celui de
Tanit, un peu à droite en tournant le dos à la
mer. Tout cela se trouve (sans parler d'Appien, de Pline et
de Procope) dans ce même Dureau de la Malle, que vous
m'accusez d'ignorer. Il est donc regrettable, Monsieur, que
vous ne soyez pas «entré dans des détails
fastidieux pour montrer» que je n'ai eu aucune
idée de l'emplacement et de la disposition de
l'ancienne Carthage, «moins encore que Dureau de la
Malle», ajoutez-vous. Mais que faut-il croire ? à qui se fier, puisque vous n'avez pas eu
jusqu'à présent l'obligeance de
révéler votre système sur la topographie
carthaginoise ?
Je ne possède, il est vrai, aucun texte pour vous
prouver qu'il existait une rue des Tanneurs, des Parfumeurs,
des Teinturiers. C'est en tous cas une hypothèse
vraisemblable, convenez-en ! Mais je n'ai point
inventé Kinisdo et Cynasyn «mots, dites-vous,
dont la structure est étrangère à
l'esprit des largues sémitiques». Pas si
étrangères cependant, puisqu'ils sont dans
Gesenius - presque tous mes noms puniques,
défigurés, selon vous, étant pris dans
Gesenius (Scripturae linguaeque Phoeniciae, etc.,) ou
dans Falbe, que j'ai consulté, je vous assure.
Un orientaliste de votre érudition, monsieur, aurait
dû avoir un peu plus d'indulgence pour le nom numide de
Naravasse que j'écris Narr'Havas, de
Nar-el-haouah, feu du souffle. Vous auriez pu deviner
que les deux m de Salammbô sont mis exprès pour
faire prononcer Salam et non Salan et supposer charitablement
que Egates, au lieu de Aegates, était une faute
typographique, corrigée du reste dans la seconde
édition de mon livre, antérieure de quinze
jours à vos conseils. Il en est de même de
Scissites pour Syssites et du mot Kabires, que
l'on avait imprimé sans un k (horreur ! ) jusque dans
les ouvrages les plus sérieux tels que les
Religions de la Grèce antique, par Maury. Quand
à Schalischim, si je n'ai pas écrit (comme
j'aurais dû le faire) Rosch-eisch-Schalischim,
c'était pour raccourcir un nom déjà trop
rébarbatif, ne supposant pas d'ailleurs que je serais
examiné par des philologues. Mais, puisque vous
êtes descendu jusqu'à ces chicanes de mots, j'en
reprendrai chez vous deux autres : 1°
Compendieusement, que vous employez tout au rebours de
la signification pour dire abondamment, prolixement, et
2° carthachinoiserie, plaisanterie excellente,
bien qu'elle ne soit pas de vous, et que vous avez
ramassée, au commencement du mois dernier dans un
petit journal. Vous voyez, monsieur, que si vous ignorez
parfois mes auteurs, je sais les vôtres. Mais il
eût mieux valu, peut-être, négliger
«ces minuties qui se refusent» comme vous le
dites fort bien, « à l'examen de la
critique».
Encore une cependant ! Pourquoi avez-vous souligné le
et dans cette phrase (un peu tronquée) de ma
page 156 : «Achète-moi des Cappadociens
et des Asiatiques». Est-ce pour briller en
voulant faire accroire aux badauds que je ne distingue pas la
Cappadoce de l'Asie Mineure ? Mais je la connais, monsieur,
je l'ai vue, je m'y suis promené !
Vous m'avez lu si négligemment que presque toujours
vous me citez à faux. Je n'ai dit nulle part
que les prêtres aient formé une caste
particulière ; ni, page 109, que les soldats libyens
fussent «possédés de l'envie de boire du
fer», mais que les barbares menaçaient les
Carthaginois de leur faire boire du fer ; ni page 108, que
les gardes de la légion «portaient au milieu du
front une corne d'argent pour les faire ressembler à
dès rhinocéros», mais, «leurs gros
chevaux avaient, etc.», ni page 29, que les paysans un
jour s'amusèrent à crucifier deux cents lions.
Même observation pour ses malheureuses Syssites, que
j'ai employées, selon vous, «ne sachant pas,
sans doute, que ce mot signifiait des corporations
particulières». Sans doute est aimable.
Mais sans doute je savais ce qu'étaient ces
corporations et l'étymologie du mot, puisque je le
traduis en français la première fois qu'il
apparaît dans mon livre, page 7. «Syssites,
compagnies (de commerçants) qui mangeaient en
commun». Vous avez de même faussé un
passage de Plaute, car il n'est point démontré
dans le Poenulus que «les Carthaginois savaient
toutes les langues», ce qui eût été
un curieux privilège pour une nation entière ; il y a tout simplement dans le prologue, V, 112, «Is
omnes linguas scit» ; ce qu'il faut traduire :
«Celui-là sait toutes les langues», le
Carthaginois en question et non tous les Carthaginois.
Il n'est pas vrai de dire que «Hannon n'a pas
été crucifié dans la guerre des
Mercenaires, attendu qu'il commandait des armées
longtemps encore après», car vous trouverez dans
Polybe, monsieur, que les rebelles se saisirent de sa
personne, et l'attachèrent à une croix (en
Sardaigne il est vrai, mais à la même
époque), livre Ier, chapitre XVIII. Ce n'est donc pas
«ce personnage» qui «aurait à se
plaindre de M. Flaubert», mais plutôt Polybe qui
aurait à se plaindre de M. Froehner.
Pour les sacrifices d'enfanis, il est si peu impossible qu'au
siècle d'Hamilcar on les brûlât vifs,
qu'on en brûlait encore au temps de Jules César
et de Tibère, s'il faut s'en rapporter à
Cicéron (Pro Balbo) et à Strabon (liv.
III). Cependant, «la statue de Moloch ne ressemble pas
à la machine infernale décrite dans
Salammbô. Cette figure composée de sept
cases étagées l'une sur l'autre pour y enfermer
les victimes appartient à la religion gauloise. M.
Flaubert n'a aucun prétexte d'analogie pour justifier
son audacieuse transposition».
Non ! je n'ai aucun prétexte, c'est vrai ! mais j'ai
un texte, à savoir le texte, la description même
de Diodore, que vous rappelez et qui n'est autre que la
mienne, comme vous pourrez vous en convaincre en daignant
lire ou relire le livre XX de Diodore, chapitre IV, auquel
vous joindrez la paraphrase chaldaïque de Paul Fage,
dont vous ne parlez pas et qui est citée par Selden,
De diis syriis, p. 164-170, avec Eusèbe,
Préparation évangélique, livre
Ier.
Comment se fait-il aussi que l'histoire ne dise rien du
manteau miraculeux, puisque vous dites vous-même
«qu'on le montrait dans le temple de Vénus, mais
bien plus tard, et seulement à l'époque des
empereurs romains» ? Or, je trouve dans
Athénée, XII, 58, la description très
minutieuse de ce manteau, bien que l'histoire n'en dise rien.
Il fut acheté à Denys l'Ancien 120 talents,
porté à Rome par Scipion-Emilien,
reporté à Carthage par Caïus Gracchus,
revint à Rome sous Héliogabale, puis fut vendu
à Cartbage. Tout cela se trouve encore dans Dureau de
la Malle, dont j'ai tiré profit,
décidément.
Trois lignes plus bas, vous affirmez, avec la même
candeur, que «la plupart des autres dieux
invoqués dans Salammbô sont de pure
invention», et vous ajoutez : «Qui a entendu
parler d'un Aptoukhos ? » Qui ? d'Avezac
(Cyrénaïque), à propos d'un temple dans
les environs de Cyrène ; «d'un Schaoûl ? » mais c'est un nom que je donne à un esclave
(voyez ma page 91) ; «ou d'un Matismann ? » Il est
mentionné comme Dieu par Corippus. (Voyez Johanneis et
Mém. de l'Académie des inscript., tome
XII, p. 181.) «Qui ne sait que Micipsa n'était
pas une divinité mais un homme ? » Or, c'est ce
que je dis, monsieur, et très clairement, dans cette
même page 91, quand Salammbô appelle ses esclaves
: «A moi Kroum, Enva, Micipsa, Schaoûl ! »
Vous m'accusez de prendre pour deux divinités
distinctes Astaroth et Astarté. Mais au commencement,
page 48, lorsque Salammbô invoque Tanit, elle l'invoque
par tous ses noms à la fois : «Anaïtis,
Astarté, Derceto, Astaroth, Tiratha» ; et
même j'ai pris soin de dire, un peu plus bas, page 52,
qu'elle répétait «tous ces noms sans
qu'ils eussent pour elle de signification distincte».
Seriez-vous comme Salammbô? Je suis tenté de le
croire, puisque vous faites de Tanit la déesse de la
guerre et non de l'amour, de l'élément femelle,
humide, fécond, en dépit de Tertullien, et de
ce nom même de Tiratha, dont vous rencontrez
l'explication peu décente, mais claire, dans Movers,
Phenic., livre Ier, p. 574.
Vous vous ébahissez ensuite des singes
consacrés à la Inné et des chevaux
consacrés au soleil. «Ces détails, vous
en êtes sûr, ne se trouvent dans aucun auteur
ancien, ni dans aucun monument authentique». Or, je me
permettrai, pour les singes, de vous rappeler, monsieur, que
les cynocéphales étaient, en Egypte,
consacrés à la lune comme on le voit encore sur
les murailles des temples, et que les cultes égyptiens
avaient pénétré en Libye et dans les
oasis. Quant aux chevaux je ne dis pas qu'il y en avait de
consacrés à Esculape, mais à
Eschmoûn, assimilé à Esculape,
Iolaûs, Apollon, le Soleil. Or, je vois les chevaux
consacrés au soleil dans Pausanias (livre Ier, chap,
I), et dans la Bible (Rois, liv. II, ch. XXXII). Mais
peut-être nierez-vous que les temples d'Egypte soient
des monuments authentiques, et la Bible et Pausanias des
auteurs anciens.
A propos de la Bible je prendrai encore, monsieur, la
liberté grande de vous indiquer le tome II de la
traduction de Cahen, page 186, où vous lirez ceci :
«Ils portaient au cou, suspendue à une
chaîne d'or, une petite figure de pierre
précieuse qu'ils appelaient la Vérité.
Les débats s'ouvraient lorsque le président
mettait devant soi l'image de la Vérité».
C'est un texte de Diodore. En voici un autre d'Elien :
«Le plus âgé d'entre eus était leur
chef et leur juge à tous ; il portait autour du cou
une image en saphir. On appelait cette image la
Vérité». C'est ainsi, monsieur, que
«cette Vérité-là est une jolie
invention de l'auteur».
Mais tout vous étonne : le malobathre, que l'on
écrit très bien (ne vous en déplaise)
malobathre ou malabathre, la poudre d'or que l'on ramasse
aujourd'hui, comme autrefois, sur le rivage de Carthage, les
oreilles des éléphants peintes en bleu, les
hommes qui se barbouillent de vermillon et mangent de la
vermine et des singes, les Lydiens en robes de femme, les
escarboucles des lynx, les mandragores qui sont dans
Hippocrate, la chaînette des chevilles qui est dans le
Cantique des Cantiques (Cahen, t. XVI, 57) et les
arrosages de silphium, les barbes enveloppées, les
lions en croix, etc., tout !
Eh bien ! non, Monsieur, je n'ai point «emprunté
tous ces détails aux nègres de la
Sénégambie». Je vous renvoie, pour les
éléphants, à l'ouvrage d'Armandi, p. 256
et aux autorités qu'il indique, telles que Florus,
Diodore, Ammien-Marcellin et autres nègres de la
Sénégambie.
Quant aux nomades qui mangent des singes, croquent des poux
et se barbouillent de vermillon, comme on pourrait
«vous demander à quelle source l'auteur a
puisé ces précieux renseignements», et
que, «vous seriez», d'après votre aveu,
«très embarrassé de le dire», je
vais vous donner, humblement, quelques indications qui
faciliteront vos recherches.
«Les Maxies... se peignent le corps avec du vermillon.
Les Gysantes se peignent tous avec du vermillon et mangent
des singes, leurs femmes (celles des Adrymachydes), si elles
sont mordues par un pou, elles le prennent, le mordent,
etc.» Vous verrez tout cela dans le IVeme livre
d'Hérodote, aux chapitres CXIV, CXCI, CLXVIII. Je ne
suis pas embarrassé de le dire.
Le même Hérodote m'a appris dans la description
de l'armée de Xerxès, que les Lydiens avaient
des robes de femmes ; de plus Athénée, dans le
chapitre des Etrusques et de leur ressemblance avec les
Lydiens, dit qu'ils portaient des robes de femmes ; enfin, le
Bacchus lydien est toujours représenté en
costume de femme. Est-ce assez pour les Lydiens et leur
costume ?
Les barbes enfermées en signe de deuil sont dans Cahen
(Ezéchiel, chap. XXIV, 17) et au menton des colosses
égyptiens, ceux d'Abou-Simbel, entre autres ; les
escarboucles formées par l'urine de lynx, dans
Théophraste, Traité des pierreries, et
dans Pline, livre VIII, chap. LVII. Et pour ce qui regarde
les lions crucifiés (dont vous portez le nombre
à deux cents, afin de me gratifier, sans doute, d'un
ridicule que je n'ai pas), je vous prie de lire dans le
même livre de Pline le chapitre XVIII, où vous
apprendrez que Scipion-Emilien et Polybe, se promenant
ensemble dans la campagne carthaginoise, en virent, de
suppliciés dans cette position, «Quia caeteri
metu poenae similis absterrentur eadem noscia». Sont-ce
là, monsieur, de ces passages pris sans discernement
dans l'Univers pittoresque, «et que la haute
critique a employés avec succès contre
moi» ? De quelle haute critique parlez-vous ? Est-ce de
la vôtre ?
Vous vous égayez considérablement sur les
grenadiers que l'on arrosait avec du silphium. Mais ce
détail, monsieur, n'est pas de moi. Il est dans Pline,
livre XVII, chap. XLVII. J'en suis bien fâché
pour votre plaisanterie sur «l'ellébore que l'on
devrait cultiver à Cbarenton» ; mais comme vous
le dites vous-même, «l'esprit le plus
pénétrant ne saurait suppléer au
défaut de connaissances acquises».
Vous en avez manqué complètement en affirmant
que «parmi les pierres précieuses du
trésor d'Hamilcar, plus d'une appartient aux
légendes et aux superstitions
chrétiennes». Non ! monsieur, elles sont toutes
dans Pline et dans Théophraste.
Les stèles d'émeraude, à l'entrée
du temple, qui vous font rire, car vous êtes gai, sont
mentionnées par Philostrate (Vie d'Apollonius)
et par Théophraste (Traité des
pierreries). Heeren (t. II) cite sa phrase : «La
plus grosse émeraude bactrienne se trouve à Tyr
dans le temple d'Hercule. C'est une colonne d'assez forte
dimension». Autre passage de Théophraste
(traduction de Hill) : «Il y avait dans leur temple de
Jupiter un obélisque composé de quatre
émeraudes».
Malgré «vos connaissances acquises», vous
confondez le jade, qui est une néphrite d'un vert brun
et qui vient de Chine, avec le jaspe, variété
de quartz que l'on trouve en Europe et en Sicile. Si vous
aviez ouvert, par hasard, le Dictionnaire de
l'Académie française, au mot jaspe, vous
eussiez appris, sans aller plus loin, qu'il y en avait de
noir, de rouge et de blanc. Il fallait donc, monsieur,
modérer les transports de votre indomptable verve et
ne pas reprocher folâtrement à mon maître
et ami Théophile Gautier d'avoir prêté
à une femme (dans son Roman de la Momie) des
pieds verts quand il lui a donné des pieds blancs.
Ainsi, ce n'est point lui, mais vous, qui avez fait
«une erreur ridicule».
Si vous dédaigniez un peu moins les voyages, vous
auriez pu voir au musée de Turin, le propre bras de sa
momie, rapportée par M. Passalacqua, d'Egypte, et dans
la pose que décrit Th. Gautier, cette pose qui,
d'après vous, n'est certainement pas
égyptienne. Sans être ingénieur non
plus, vous auriez appris ce que sont les Sakiehs pour amener
l'eau dans les maisons, et vous seriez convaincu que je n'ai
point abusé des vêtements noirs en les mettant
dans des pays où ils foisonnent et où les
femmes de la haute classe ne sortent que vêtues de
manteaux noirs. Mais comme vous prêterez les
témoignages écrits, je vous recommanderai, pour
tout ce qui concerne la toilette des femmes, Isaïe, III,
3, la Mischna, tit. de Sabbatho ; Samuel, XIII, 18 ; saint Clément d'Alexandrie, paed. II, 13, et
les dissertations de l'abbé Mignot, dans les
Mémoires de l'Académie des Inscriptions,
t. XLII. Et quant à cette abondance d'ornementation
qui vous ébahit si fort, j'étais bien en droit
d'en prodiguer à des peuples qui incrustaient dans le
sol de leurs appartements des pierreries. (Voy. Cahen,
Ezéchiel, 28, 14). Mais vous n'êtes pas
heureux, en fait de pierreries.
Je termine, monsieur, en vous remerciant des formes
amènes que vous avez employées, chose rare,
maintenant. Je n'ai relevé parmi vos inexactitudes que
les plus grossières, qui touchaient à des
points spéciaux. Quant aux critiques vagues, aux
appréciations personnelles et à l'examen
littéraire de mon livre, je n'y ai pas même fait
allusion. Je me suis tenu tout le temps sur votre terrain,
celui de la science, et je vous répète encore
une fois que j'y suis médiocrement solide. Je ne sais
ni l'hébreu, ni l'arabe, ni l'allemand, ni le grec ni
le latin, et je ne me vante pas de savoir le français.
J'ai usé souvent des traductions, mais quelquefois
aussi des originaux. J'ai consulté, dans mes
incertitudes, les hommes qui passent en France pour les plus
compétents, et si je n'ai pas été
mieux guidé, c'est que je n'avais point
l'honneur, l'avantage de vous connaître : Excusez-moi ! si j'avais pris vos conseils, aurais-je mieux réussi ? J'en doute. En tout cas, j'eusse été
privé des marques de bienveillance que vous me donnez
çà et là dans votre article et je vous
aurais épargné l'espèce de remords qui
le termine. Mais rassurez-vous, monsieur, bien que vous
paraissiez effrayé vous-même de votre force et
que vous pensiez sérieusement «avoir
déchiqueté mon livre pièce à
pièce», n'ayez aucune peur,
tranquillisez-vous ! car vous n'avez pas été
cruel, mais... léger.
J'ai l'honneur d'être, etc.
Gustave Flaubert.