Critique de Sainte-Beuve, Nouveaux lundis, tome IV - Lundi 8 décembre 1862.
SALAMMBO, PAR M. GUSTAVE FLAUBERT
Ce livre si attendu, et qui a occupé M. Flaubert
depuis plusieurs années, paraît enfin. Nous
oublierons notre liaison avec l'auteur, notre amitié
même pour lui, et nous rendrons à son talent le
plus grand témoignage d'estime qui se puisse accorder,
celui d'un jugement attentif, impartial et
dégagé de toute com-plaisance.
I - L'AUTEUR
Après le succès de Madame Bovary,
après tout le bruit qu'avait fait ce remarquable roman
et les éloges mêlés d'objections qu'il
avait excités, il semblait que tout le monde fût
d'accord et unanime pour demander à M. Flaubert d'en
recommencer aussitôt un autre, qui fît pendant au
premier et en partie contraste. On aurait voulu que cette
vigueur de pinceau, cette habileté à tout
sonder, cette hardiesse à tout dire, il les eût
transportées et appliquées à un autre
sujet également actuel, également vivant, mais
moins circonscrit, moins cantonné et resserré
entre un petit nombre de personnages peu estimables ou peu
aimables. La nature humaine n'est peut-être pas toute
plate, basse ou perfide ; il y a de l'honnêteté,
de l'élévation, de la tendresse ou du charme en
de certains caractères : pourquoi ne pas s'arranger
pour en rencontrer quelques-uns, - ne fût-ce qu'un
seul, - au milieu des inévitables bêtises, des
méchancetés ou des ridicules ? On disait cela
à l'auteur de Madame Bovary ; on le pressait de
recommencer sans précisément récidiver,
d'assurer son précédent succès par un
autre un peu différent, mais sur ce même terrain
encore de la réalité et de la vie moderne. Il
avait soulevé quantité de questions et de
disputes ; on était en train de se combattre en son
nom. Ceux qui admiraient son art et sa force sentaient
pourtant quelques-uns de ses défauts, cette
description trop continue, cette tension perpétuelle
qui faisait que chaque objet venait saillir au premier plan
et tirer le regard ; on aurait voulu aussi que, sans renoncer
à aucune hardiesse, à aucun droit de l'artiste
sincère, il purgeât son oeuvre prochaine de tout
soupçon d'érotisme et de combinaison trop
maligne en ce genre : l'artiste a bien des droits, y compris
celui même des nudités ; mais il est besoin
qu'un certain sérieux, la passion, la franchise de
l'intention et la force du vrai l'absolvent et
l'autorisent.
Depuis que Madame Bovary avait paru, la question du
réalisme revenait perpétuellement sur le tapis ; on se demandait entre critiques si la vérité
était tout, s'il ne fallait pas choisir, et puisqu'on
ne pouvait tout montrer indistinctement, où donc il
convenait de s'arrêter. De pareilles questions
théoriques sont insolubles, interminables : il n'y a
rien de tel que des oeuvres, - et non pas les anciennes, les
froides ou refroidies, mais des oeuvres présentes et
palpitantes, - pour apporter dans le débat leur
exemple sensible à tous, un succès
décisif et triomphant. On demandait à M.
Flaubert une telle oeuvre : le siècle a, depuis des
années, besoin d'un grand artiste nouveau, il le
réclame ; de désespoir il se montre parfois
tout prêt à l'inventer. Un écrivain de
talent, mais d'un talent moindre, venu après M.
Flaubert et sur ses traces, parut un moment recueillir tout
cet orage de bruit et de clameurs qu'avait soulevé le
premier. Il se livra autour du nom de M. Feydeau un combat
très vif qui aurait dû, plus
légitimement, s'engager autour d'une oeuvre nouvelle
de M. Flaubert ; mais, celle-ci manquant et se faisant
attendre, la critique et le public excités se
jetèrent, à son défaut, sur ce qui se
présentait en sa place et se substituait à elle
en quelque sorte ! Que faisait donc pendant tout ce temps M.
Flaubert ? Pourquoi ne répondait-il pas à
l'appel et ne paraissait-il pas au rendez-vous que lui
assignait la voix générale, celle de la
curiosité à la fois et de la bienveillance ? On
se le demandait, et bientôt on sut qu'en artiste
ironique et fier, qui prétend ne pas dépendre
du public ni de son propre succès, résistant
à tout conseil et à toute insinuation,
opiniâtre et inflexible, il laissait de
côté pour un temps le roman moderne où il
avait, une première fois, presque excellé, et
qu'il se transportait ailleurs avec ses goûts, ses
prédilections, ses ambitions secrètes ; voyageur en Orient, il voulait revoir quelques-unes des
contrées qu'il avait traversées et les
étudier de nouveau pour les mieux peindre ; antiquaire, il s'éprenait d'une civilisation perdue,
anéantie, et ne visait à rien moins qu'à
la ressusciter, à la recréer tout
entière. Que d'autres aillent s'amuser et
s'éterniser dans ces vieilles contrées
usées de Rome, de la Grèce ou de Byzance, lui
il était allé choisir exprès un pays de
monstres et de ruines, l'Afrique, - non pas l'Egypte trop
décrite déjà, trop civilisée,
trop connue, mais une cité dont l'emplacement
même a longtemps fait doute parmi les savants, une
nation éteinte dont le langage lui-même est
aboli, et dans les fastes de cette nation un
événement qui ne réveille aucun souvenir
illustre, et qui fait partie de la plus ingrate histoire.
Voilà quel était son nouveau sujet,
étrange, reculé, sauvage,
hérissé, presque inaccessible ; l'impossible,
et pas autre chose, le tentait : on l'attendait sur le
pré chez nous, quelque part en Touraine, en Picardie
ou en Normandie encore : bonnes gens, vous en êtes pour
vos frais, il était parti pour Carthage.
II - LE SUJET
Respectons la volonté de l'artiste, son
caprice, et après avoir exhalé notre
léger murmure, laissons-nous docilement conduire
où il lui plaît de nous mener. Mais sachons du
moins de quels éléments il disposait à
l'origine, afin d'être à même de juger ce
qu'il en a fait et ce qu'il y a ajouté de son propre
fonds.
L'an de Rome 507, de Carthage 605, et avant
Jésus-Christ 241, la première guerre punique
étant terminée, les Carthaginois, qui avaient
été contraints, par leurs dernières
défaites, de signer avec les Romains un traité
désavantageux, eurent à soutenir une autre
guerre contre leurs propres soldats, les Mercenaires, qui
avaient servi sous leurs généraux en Sicile.
C'est cette guerre qui ne dura pas moins de trois ans et demi
et qui fut marquée par des cruautés sans
exemple, même en ces âges cruels, cruautés
surpassées et couronnées elles-mêmes
à la fin par une vaste scène d'anthropophagie,
que l'auteur de Salammbô a prise pour base et
pour canevas de son ouvrage, roman ou espèce de
poème en prose.
Polybe est ici notre guide principal. Il a cru devoir
insister sur cette guerre atroce, que quelques-uns avaient
qualifiée d'inexpiable, et il en a tiré une
leçon politique sur les dangers qu'il y a pour un Etat
à se servir de troupes étrangères,
surtout quand elles sont comme celles-ci, confuses et
ramassées de toutes parts. Giscon,
général carthaginois, gouverneur de
Lilybée, chargé du commandement après la
démission du général en chef Amilcar,
avait prévu le danger, et, pour le conjurer, il
n'avait renvoyé de Sicile en Afrique les troupes
étrangères, qu'on allait licencier, que partie
à partie et par détachements ; mais les
Carthaginois, au lieu de payer ces nouveaux arrivants au fur
et à mesure, et de les éloigner avant qu'ils
fussent en nombre, avaient retardé le paiement de la
solde sous plusieurs prétextes ; et bientôt ces
étrangers, se trouvant concentrés dans
Carthage, y commirent des désordres qui
forcèrent de prendre un parti. C'est alors
qu'après un léger acompte payé, on
obtint de leurs officiers de les emmener à Sicca,
à quelques journées de marche dans
l'intérieur ; mais, au lieu de garder à
Carthage même, comme d'ailleurs les Mercenaires le
demandaient, leurs femmes, leurs enfants et leur butin, ce
qui eût pu servir ensuite de garanties et d'otages, on
expulsa du même coup et on leur fit emporter tout ce
qui leur appartenait. Il y eut par suite à Sicca un
rassemblement inusité, qui ressemblait à une
halte de tout un ramas de peuples en voyage. Se voyant de
loisir et complètement livrés à
eux-mêmes, comptant leurs forces et sentant
croître leurs besoins, ils s'exaltèrent dans
leurs prétentions ; la masse fermenta, des chefs
ambitieux soufflèrent l'esprit de sédition, et
lorsque Hannon, qui commandait pour les Carthaginois en
Afrique, se fut rendu à Sicca et qu'au lieu de payer
la totalité de la solde promise, il parla de
réductions et de sacrifier partie de la dette, on peut
imaginer comme il fut reçu. Les propositions
mêmes d'Hannon, si peu faites déjà pour
satisfaire les intéressés, étaient
encore dénaturées par des truchements
infidèles qui les rapportaient en toutes sortes de
langues à cette multitude bigarrée,
composée d'Espagnols, de Gaulois, de Liguriens, de
Baléares, de Grecs de la pire espèce, et
surtout d'Africains : c'était bien là le cas de
dire que la plupart de ceux qui traduisaient, trahissaient.
Dans le mouvement de fureur dont ils furent saisis en
entendant ces propositions d'Hannon, ainsi frauduleusement
transmises, les Mercenaires se mirent en marche au nombre de
vingt mille, et, pour appuyer leurs menaces, ils vinrent
camper au rivage de Tunis en vue de Carthage, à une
lieue environ. Les Carthaginois effrayés leur
envoyèrent des vivres ; le Sénat leur
dépêchait chaque jour de nouveaux parlementaires
et cédait en détail à toutes leurs
demandes : pour régler le gros de l'affaire, on
convint de s'en remettre à Giscon, ce même
général qui avait commandé les
étrangers en Sicile, qui savait, aussi bien
qu'Amilcar, leurs services et leurs exploits, et qui avait
plus de prise sur eux qu'Hannon général de
l'intérieur. Giscon était près de
réussir dans la composition qui se négociait,
lorsque deux hommes dont l'histoire a conservé les
noms se jetèrent à la traverse : un certain
Campanien nommé Spendius, autrefois esclave chez les
Romains, homme fort et hardi jusqu'à la
témérité, et qui craignait, si les
affaires s'arrangeaient, d'être rendu à son
maître comme fugitif ; et un certain Mathos, Africain,
qui, engagé dans la première sédition,
avait tout intérêt à pousser les choses
à l'extrémité. Ces deux hommes
s'opposent à l'accommodement et agitent en tous sens
les foules. Les officiers sont impuissants à maintenir
l'ordre ; plusieurs y périssent : dans ces cohues
d'étrangers de toute nation, il n'y avait, nous dit
Polybe, que le mot frappe qui fût entendu de
tous indistinctement et qui semblât de toute langue,
parce qu'il était sans cesse en usage et
pratiqué. Giscon se voit arrêté au milieu
de ses opérations d'arbitre ; son trésor est
pillé, et lui-même avec ceux de sa suite
jeté en prison, après toutes sortes de
traitements indignes. La guerre commence, la plus abominable
des guerres.
Les Mercenaires, tout étrangers qu'ils étaient
à Carthage, renfermaient dans leurs rangs beaucoup
d'Africains ; ils trouvèrent moyen d'intéresser
les provinces d'Afrique à leur ressentiment. On
entrevoit très bien, par la facilité qu'ils
eurent de faire soulever des villes et des provinces
entières, que les Carthaginois proprement dits
étaient des colons conquérants qui
s'étaient établis principalement sur les
côtes, mais qui ne s'étaient pas fondus avec les
populations autochthones, qui les dominaient, les
pressuraient au besoin, et qui n'étaient pas bien vus
d'elles. Aussi eurent-ils là, comme les Romains, leur
guerre sociale, et en partie leur guerre servile.
Cette guerre interne, ainsi menée traîtreusement
contre Carthage par Mathos et Spendius, un Africain et un
esclave, fut marquée par toutes sortes de
vicissitudes. Hannon, général carthaginois peu
capable et qui n'eût été bon qu'à
être un munitionnaire, mit les choses à deux
doigts de leur perte. On nomma à sa place Amilcar
Barca, le père d'Annibal, aussi habile capitaine
qu'homme d'Etat ferme et vigoureux. Il eut une
première victoire brillante, gagnée à la
faveur d'une marche imprévue et hardie à
travers l'embouchure d'un fleuve, le Macar, qui
n'était ensablé et guéable que par de
certains vents : Amilcar, qui avait remarqué cette
circonstance singulière, en usa pour tourner et
surprendre l'ennemi. Sa réputation, la haute estime
qu'il inspirait, lui attirèrent l'alliance d'un
certain chef numide nommé Naravase, qui était
d'abord avec les révoltés, mais qui, faisant
subitement défection, vint s'offrir à lui avec
ses cavaliers. Amilcar, voyant l'enthousiasme et
l'ingénuité de ce jeune homme, promit de lui
donner sa fille en mariage, à la condition qu'il
demeurerait fidèle aux Carthaginois.
Malgré ses premiers succès, Amilcar,
s'étant joint avec Hannon, puis avec le
général qui succédait à ce
dernier, reperdît ses avantages et la
supériorité qu'il avait d'abord acquise sur les
ennemis. Les deux villes restées jusqu'alors
fidèles à Carthage, Utique et Hippone-Zaryte,
se livrèrent aux étrangers. Carthage
elle-même se vit assiégée, serrée
de près. Cependant Amilcar, sans qu'on s'explique trop
comment, reprit encore une fois le dessus, et, après
une suite de marches et d'actions habilement
ménagées, il fit si bien qu'il enferma les
étrangers dans un lieu, dans une espèce de
champ clos appelé La Hache, parce que le
terrain offrait assez la forme de cet instrument ; il les y
réduisit d'abord à une telle famine qu'ils se
virent contraints de se dévorer les uns les autres ; et finalement, après s'être saisi de la personne
de leurs chefs, qui étaient venus parlementer
auprès de lui, il écrasa avec ses
éléphants ou tailla en pièces toute
cette armée, dont pas un soldat ne réchappa :
elle n'était pas moindre que da quarante mille
hqmmes.
Mathos n'était pas avec cette armée ; on l'alla
assiéger dans Tunis, et, pour l'avertir du sort qui
l'attendait, on mit en croix Spendius et les autres chefs
captifs à la vue des assiégés. Mathos
eut là encore un retour de fortune ; il battit dans
une sortie le collègue d'Amilcar, et, l'ayant pris,
lui fit subir le même supplice qu'on avait
infligé à Spendius, en l'attachant
ignominieusement à la même croix. Amilcar
cependant eut raison, une dernière fois, de Mathos qui
s'était remis en campagne, et, l'ayant fait
prisonnier, il le livra à la fureur des Carthaginois,
qui, le jour du triomphe, assouvirent sur lui leur vengeance
par mille cruautés.
Telle fut en résumé cette guerre horrible entre
toutes les autres, et de laquelle Polybe a dit qu'il n'en
savait aucune où l'on eût porté plus loin
la barbarie et l'impiété.
C'est celle que M. Flaubert a choisie pour fond et pour sujet
de son récit, et qu'il a voulu peindre dans tout le
détail de ses atrocités, l'offrant comme une
espèce de type de la guerre chez les Anciens ou du
moins chez les peuples d'Afrique. On pourrait croire que les
raffinements de cruauté qui s'y exercèrent
l'ont tenté, et qu'il y a vu une suite de
scènes appétissantes pour un pinceau que la
réalité, quelle qu'elle soit, attire, mais qui,
tout en cherchant, en poursuivant partout le vrai,
paraît l'aimer surtout et le choyer s'il le rencontre
affreux et dur.
III - ANALYSE DU LIVRE
Cependant il fallait animer, entourer, motiver tout
cela : il y fallait mettre un couronnement, une flamme, un
prestige. C'est ici que la tentative de M. Flaubert se
dessine nettement à nous. Tout en aimant la
réalité, il n'avait pour base et pour texte
authentique qu'un récit de quelques pages ; il lui
fallait inventer ou retrouver tous les détails, tous
les accessoires. Il y vit une occasion toute naturelle et
nécessaire de ressusciter Carthage et ses ruines si
abattues depuis le temps de Marius. L'archéologie est
à la mode ; elle est devenue non plus une auxiliaire,
mais, si l'on n'y prend garde, une maîtresse de
l'histoire. Elle s'impose. Une médaille, une
inscription, un pan de mur découvert, une poterie
quelconque, sont choses désormais respectables et
presque sacrées : des savants ingénieux sont
arrivés à tirer de ces fragments, en apparence
si mutilés et si secs, des conséquences de tout
genre et d'un grand prix. Il ne faut rien s'exagérer
pourtant, et lorsque du détail d'une civilisation on
ne sait guère que ce qu'en apprennent les fouilles, et
que ces fouilles ont rendu aussi peu qu'elles l'ont fait
jusqu'ici sur le sol de Carthage, on se trouve bien en peine,
malgré les travaux des Beulé et des Falbe, pour
tout remettre sur pied et pour tout restituer.
Néanmoins M. Flaubert, voyageur en Orient, en Syrie,
en Egypte et dans le nord de l'Afrique, a cru pouvoir,
à l'aide du paysage où il sait si bien lire,
à l'aide des moeurs et des physionomies de race plus
persistantes là qu'ailleurs, et moyennant des
inductions applicables aux peuples de même souche et
aux civilisations de même origine, rapprocher et
grouper dans un même cadre une masse de faits, de
notions, de conjectures, et il s'est flatté d'animer
cet ensemble qu'il appellerait Carthage, de manière
à nous intéresser en même temps
qu'à nous initier à la vie punique si
évanouie, et qui n'a laissé d'elle-même
aucun témoignage direct. Je crois avoir défini
la tâche qu'il s'est proposée, dans tout ce
qu'elle a de complexe et d'horriblement difficile.
Il n'existe pas d'historien ni de poète carthaginois.
On n'a que le récit de la navigation autour de
l'Afrique, le Périple de cet Hannon de qui
Montesquieu a dit si magnifiquement : «C'est un beau
morceau de l'Antiquité que la Relation d'Hannon
: le même homme qui a exécuté a
écrit ; il ne met aucune ostentation dans ses
récits. Les grands capitaines écrivent leurs
actions avec simplicité, parce qu'ils sont plus
glorieux de ce qu'ils ont fait que de ce qu'ils ont dit. Les
choses sont comme le style. Il ne donne point dans le
merveilleux...» Remarquons bien, en passant, que ce
seul monument qu'on ait de la littérature
carthaginoise est simple, nullement étrange ni
emphatique. Hors de là, on n'a sur les Carthaginois de
témoignages un peu rapprochés que ceux
d'Aristote et de Polybe, deux hommes souverainement
raisonnables, et qui ne nous transmettent également
sur eux que des idées saines ; on vivait et l'on
dormait en paix là-dessus. A vrai dire, on ne
s'intéresse plus guère à l'antique
Carthage que par deux choses diversement immortelles, l'une
vraie et l'autre mensongère : Annibal et Didon ; celle-ci, la création la plus touchante que nous ait
laissée la poésie des Anciens ; celui-là, à cause des obstacles de toute nature
qu'il rencontrait sur sa route glorieuse et du génie
qu'il mit à les vaincre, offrant «le plus beau
spectacle que nous ait fourni l'Antiquité» :
c'est encore Montesquieu qui dit cela. A part ces deux grands
noms, des plus beaux, il est vrai, et des plus
présents entre tous ceux de la poésie et de
l'histoire, on sait très peu et l'on s'inquiète
peu aussi de Carthage et de son intérieur. L'ignorance
même où l'on est de la vie habituelle et du tous
les jours de ce peuple laissait d'autant plus le champ libre
à M. Flaubert. Il en a usé largement ; il a
créé de toutes pièces sa cité et
ses habitants ; et, chose piquante ! en nous
développant et en nous peignant à plaisir des
personnages et des moeurs si étranges, si semblables
de tout point à des monstruosités, à
force de s'y enfermer et d'y vivre, il croira n'être
que vrai, réel, et ne faire que reproduire une image
exacte ou équivalente de ce qui se passait ou qui
existait en effet. Mais j'ajourne toute réflexion, et
j'en viens à l'analyse de Salammbô.
Le récit, qui se divise en quinze chapitres ou
tableaux, commence au moment où les Mercenaires
accumulés dans Carthage inquiètent la
population et les magistrats. Ils sont attablés
à un grand festin pour célébrer
l'anniversaire d'une de leurs victoires en Sicile, et on leur
a livré pour cette orgie soldatesque les jardins
mêmes d'Amilcar leur ancien général,
alors absent de Carthage et pour le moment peu en faveur
auprès de ses concitoyens. Le festin est vivement
décrit, avec ses gradations de gaieté,
d'ivresse, d'exaltation et de délire. Chaque
espèce et chaque nation de soldats est dépeinte
avec son air, ses gestes, ses armures. Dans un moment de
fermentation, on délivre les esclaves d'Amilcar.
Spendius, qui sera un des futurs généraux des
Mercenaires, est du nombre. A peine introduit dans
l'assemblée, et après avoir remercié ses
libérateurs, il souffle autour de lui le feu et
l'esprit de rixe, en remarquant qu'on n'a pas donné
aux Mercenaires pour le festin les coupes
réservées à la légion
sacrée : c'était une légion de jeunes
patriciens. Les soldats aussitôt, se croyant
méprisés, envoient demander ces coupes
d'honneur qui sont conservées dans un temple, et qu'on
leur refuse. Giscon, le général carthaginois,
est obligé de venir en personne, à cette heure
de nuit, leur donner des explications qui ne font que les
irriter. De dépit et hors d'eux-mêmes, ils se
jettent alors sur les jardins réservés
d'Amilcar et pénètrent dans l'enceinte
où étaient de petits bassins peuplés des
poissons de la famille Barca, ayant des pierreries et des
anneaux à la gueule ; espèces de dieux lares,
de pénates aquatiques. Les Barbares s'amusent à
prendre et à tuer ces poissons. C'est alors qu'avertie
par le tumulte, la fille d'Amilcar, Salammbô, descend
de l'étage supérieur qu'elle habite dans le
palais. Salammbô, cette soeur ou demi-soeur d'Annibal,
une soeur de père, est une vierge qui vit dans les
pratiques sacrées. Elle n'est pourtant qu'à
demi prêtresse, ou plutôt elle n'est que
dévote et, comme qui dirait, ayant le petit voile ; elle a été nourrie et a vécu
jusque-là dans la contemplation, dans le culte de la
déesse Tanit, l'éternelle Vénus, le
principe femelle, de même que Moloch est le principe
mâle. Habitant à côté des
prêtres eunuques consacrés à la
déesse et qu'elle convoque souvent dans sa maison,
Salammbô s'est tenue isolée et s'est fait un
asile tout particulier de rêverie, d'innocence et de
mysticisme. Elle n'adore la déesse voluptueuse et
féconde que sous sa forme la plus
éthérée, la plus pure, celle de la lune ; c'est une Elvire sentimentale, qui a un pied dans le
Sacré-cœur :
«Personne encore ne la connaissait. On savait seulement
qu'elle vivait retirée dans des pratiques pieuses. Des
soldats l'avaient aperçue la nuit, sur le haut de son
palais, à genoux devant les étoiles, entre les
tourbillons des cassolettes allumées. C'était
la lune qui l'avait rendue si pâle, et quelque chose
des dieux l'enveloppait comme une vapeur subtile. Ses
prunelles semblaient regarder tout au loin au delà des
espaces terrestres. Elle marchait en inclinant la tête,
et tenait à sa main droite une petite lyre
d'ébène».
Elle descend donc au milieu des Barbares, marchant à
pas réglés et même un peu
gênés à cause de je ne sais quelle
chaînette d'or qu'elle traîne entre ses pieds,
suivie d'un cortège de prêtres imberbes et
efféminés qui chantent d'une voix aiguë un
hymne à la déesse, et elle-même
déplore la perte de ses poissons sacrés. Elle
menace, si le désordre continue, d'emporter avec elle
le Génie de la maison, le serpent noir qui dort
là-haut sur des feuilles de lotus : «Je
sifflerai, il me suivra, et, si je monte en galère, il
courra dans le sillage de mon navire, sur l'écume des
flots».
Tout ce qu'elle chante est harmonieux ; elle s'exprime dans
un vieil idiome chananéen que n'entendent pas les
Barbares ; ils n'en sont que plus étonnés.
Cette langue, qui, apparemment, était celle de la
religion punique, est, comme le latin liturgique du Moyen-Age
ou comme le sanscrit dans l'Inde, une langue sacrée
inintelligible au vulgaire. Quoi qu'il en soit, dès
que Salammbô se présente, on a aussitôt
reconnu, à sa démarche et à tout son
air, moins une soeur d'Annibal qu'une soeur de la vierge
gauloise Velléda, transposée,
dépaysée, mais évidemment de la
même famille sous son déguisement.
M. Flaubert, dans ce livre d'un art laborieux, n'a fait que
reprendre en effet et recommencer sur la civilisation punique
la même entreprise épique que Chateaubriand a
tentée, il y a plus de quarante ans, dans les
Martyrs, pour l'ancienne civilisation
gréco-romaine aux prises avec le Christianisme. Il
renouvelle à son tour ce grand effort, dans des
conditions particulières, bien moins avantageuses
à ne considérer que les sources, la
matière et l'intérêt, et cependant avec
une intention et une prétention plus marquée,
plus formelle, de tout restaurer du passé. A la
manière dont il appuie sur chaque détail, sur
chaque point environnant, il semble n'avoir pas voulu faire
un poème, mais plutôt un tableau vrai,
réel. Or je demande déjà (et chacun en
est juge) si introduire et répandre sur le petit
nombre de faits positifs donnés par Polybe et
répétés par d'autres historiens un
élément religieux et mystique de cette
nouveauté conjecturale, et bientôt un
élément de passion amoureuse et tout à
fait romanesque, ce n'est pas faire un poème, une
invention au premier chef. - Mais je continue
d'exposer.
Salammbô, qui n'est comprise, dans ses psalmodies, que
des prêtres débiles et tremblants qui
l'accompagnent, n'en séduit pas moins les Barbares ou
du moins quelques-uns. Un jeune chef numide semble surtout la
dévorer des yeux : c'est ce même Naravase (ici
Narr'Havas), que le bon Rollin, qui n'y regardait pas de si
près, appelle «un jeune seigneur», et que
Polybe a nommé comme un des prochains auxiliaires
d'Amilcar, lequel lui promettra sa fille, en mariage. Mathos
le Libyen (ici Mâtho) se dessine également
dès cette première scène. A un moment,
Salammbô, qui en a fini de ses chants mystiques, se met
à interpeller directement les Barbares :
«Salammbô n'en était plus au rythme
sacré : elle employait simultanément tous les
idiomes des Barbares, délicatesse de femme pour
attendrir leur colère. Aux Grecs elle parlait grec,
puis elle se tournait vers les Ligures, vers les
Campanéens, vers les Nègres, et chacun en
l'écoutant retrouvait dans cette voix la douceur de sa
patrie. Emportée par les souvenirs de Carlhage, elle
chantait maintenant les anciennes batailles contre Rome ; ils
applaudissaient. Elle s'enflammait à la lueur des
épées nues ; elle criait les bras ouverts. Sa
lyre tomba, elle se tut ; - et,pressant son cœur à
deux mains, elle resta quelques minutes les paupières
closes à savourer l'agitation de tous ces
hommes».
C'est alors que l'Africain Mâtho se penche
involontairement vers elle. Par un mouvement rapide, et
entraînée vers lui elle-même, elle lui
verse du vin dans une coupe d'or pour se réconcilier
avec l'armée, et lui dit : Bois ! Mais un
Gaulois présent, et qui, comme tous les Gaulois et les
zouaves de tous les temps, est un peu loustic et ne voit
partout que prétexte à la gaudriole, se met
à plaisanter en langage de son pays. Mâtho veut
savoir ce qu'il a dit : Spendius le Grec, l'homme de toutes
les langues, le lui explique. Cela voulait dire : A quand
les noces ? Et pourquoi ?
«C'est que chez nous, disait le Gaulois, lorsqu'une
femme fait boire un soldat, elle lui offre par là
même sa couche».
A peine la phrase est-elle finie que Narr'Havas, amoureux
déjà et jaloux comme un tigre, bondit, et,
tirant un javelot de sa ceinture, le lance contre
Mâtho, dont il cloue le bras sur la table. Mâtho
arrache le javelot : une rixe s'engage. Salammbô
disparaît. Mâtho, tout blessé qu'il est,
et comme si de rien n'était, dirigé par
Spendius qui connaît les êtres du palais pour y
avoir été esclave, se lance à la
recherche de Salammbô sans la trouver et sans
l'atteindre. A ces fureurs et à cette poursuite, la
nuit entière est passée. Du haut d'une des
terrasses élevées du palais, Spendius et
Mâtho (mais celui-ci trop absorbé
déjà pour être attentif à autre
chose qu'à l'idée tixe de son amour) voient
tout à coup l'aube blanchir à l'horizon, et
bientôt le soleil émerger et se lever sur
Carthage. La description est belle, très belle : il y
a un tel encombrement et une telle continuité de
descriptions dans ce volume, qu'elles gagnent certainement
à être découpées et
détachées. Je donnerai celle-ci comme un
premier spécimen :
«Ils étaient sur la dernière terrasse.
Une masse d'ombre énorme s'étalait devant eux,
et qui semblait contenir de vagues amoncellements, pareils
aux flots gigantesques d'un océan noir
pétrifié.
Mais une barre lumineuse s'éleva du côté
de l'Orient ; à gauche, tout en bas, les canaux de
Mégara commençaient à rayer de leurs
sinuosités blanches les verdures des jardins. Les
toits coniques des temples heptagones, les escaliers, les
terrasses, les remparts, peu à peu, se
découpaient sur la pâleur de l'aube, et tout
autour de la péninsule carthaginoise une ceinture
d'écume blanche oscillait, tandis que la mer, couleur
d'émeraude, semblait comme figée dans la
fraîcheur du matin. Puis, à mesure que le ciel
rose allait s'élargissant, les hautes maisons
inclinées sur les pentes du terrain se haussaient, se
tassaient, telles qu'un troupeau de chèvres noires qui
descend des montagnes. Les rues désertes
s'allongeaient ; les palmiers, çà et là
sortant des murs, ne bougeaient-pas ; les citernes remplies
avaient l'air de boucliers d'argent perdus dans les cours ; le phare du promontoire Hermoeum commençait à
pâlir. Tout au haut de l'Acropole, dans le bois de
cyprès, les chevaux d'Eschmoûn, sentant venir la
lumière, posaient leurs sabots sur le parapet de
marbre et hennissaient du côté du
soleil».
Puis, après l'aube, l'aurore, Carthage
s'éveille :
«Tout s'agitait dans une rougeur épandue, car le
Dieu, comme se déchirant, versait à pleins
rayons sur Carthage la pluie d'or de ses veines. Les
éperons des galères étincelaient, le
toit de Khamon paraissait tout en flammes, et l'on apercevait
des lueurs au fond des temples dont les portes s'ouvraient.
Les grands chariots arrivant de la campagne faisaient tourner
leurs roues sur les dalles des rues. Des dromadaires
chargés de bagages descendaient les rampes. Les
changeurs dans les carrefours relevaient les auvents de leurs
boutiques, des cigognes s'envolèrent, des voiles
blanches palpitaient. On entendait dans le bois de Tanit le
tambourin des courtisanes sacrées ; et, à la
pointe des Mappales, les fourneaux pour cuire les cercueils
d'argile commençaient à fumer».
J'admire la conscience et le pinceau du paysagiste : mais de
même que Salammbô m'a rappelé
Velléda, je me rappelle inévitablement ici tant
de belles descriptions de l'Itinéraire, et
particulièrement Athènes contemplée du
haut de la citadelle au lever du soleil : «J'ai vu du
haut de l'Acropolis le soleil se lever entre les deux cimes
du mont Hymette...» Le panorama de Carthage vue de la
terrasse d'Amilcar est un paysage historique de la même
école, et qui accuse le même
procédé ; ce qui ne veut pas dire qu'il ne soit
pris également sur nature, du moins en ce qui est des
lignes principales. Et puis, comme le Gaulois est né
malin et qu'il y en a dans l'armée des Mercenaires, je
ne fais qu'imiter leur exemple en y mêlant, vaille que
vaille, le souvenir de cette gaie parodie chantante, Paris
à cinq heures du matin :
L'ombre s'évapore, |
Il faut bien rompre, de temps en temps, le trop de
solennité et de monotonie par une chanson. Je
continuerai cette analyse de Salammbô, et j'y
ajouterai un jugement et quelques doutes sur le
système embrassé par l'auteur, et que tout son
talent et tout son effort, également visibles, n'ont
pu me faire accepter.
Suite de l'article de Sainte-Beuve |