Critique de Sainte-Beuve, Nouveaux lundis, tome IV - Lundi 22 décembre 1862.
I - FIN DE L'ANALYSE
Pour payer sa dette entière à
l'archéologie, il manquait à l'auteur un
siège, je veux dire un siège en règle ; bon gré mal gré, il en a fait un. Polybe dit
bien que les chefs des Mercenaires, après une de leurs
victoires, poussèrent l'ambition jusqu'à
vouloir mettre le siège devant Carthage, et que les
Carthaginois, à un moment, se virent serrés de
près de tous côtés ; mais il ajoute que
les assiégeants étaient si peu maîtres de
leurs opération et de leurs mouvements, qu'ils se
virent bientôt comme assiégés
eux-mêmes. Il y a loin de là à ce
siège en règle, monumental, classique, à
ce siège modèle qu'a imaginé l'auteur de
Salammbô, afin de se donner l'occasion
d'énumérer toutes les machines de guerre, tous
les instruments de balistique de l'ancien corps du
génie, et de nous peindre l'effroi des Carthaginois
«quand ils aperçurent, venant droit, vers eux,
comme des monstres et comme des édifices, avec leurs
mâts, leurs bras, leurs cordages, leurs articulations,
leurs chapiteaux et leurs carapaces, les machines de
siège qu'envoyaient les villes tyriennes : soixante
carrobalistes, quatre-vingts onagres, trente scorpions,
cinquante tollénones, douze béliers,
etc». Evidemment l'auteur s'amuse. Rabelais aussi
s'amusait dans ces sortes d'énumérations, mais
plus gaiement et plus en son lieu. En supposant que ces
machines si compliquées sortent des villes tyriennes,
l'auteur croit parer à l'objection qui se
présente naturellement : comment ces barbares,
fortuitement ramassés et coalisés, auraient-ils
trouvé tant d'habiles ingénieurs et des
Archimèdes improvisés ? L'invraisemblance n'est
sauvée qu'en partie. Ces villes secondaires d'Afrique
auraient eu là, en effet, des arsenaux tout
prêts et terriblement fournis pour donner ainsi
à l'improviste contre la métropole. Toutes ces
machines semblent sortir de terre à point
nommé. Mais l'auteur, en poussant si fort ce
siège, avait encore un autre dessein que celui de
montrer l'attaque dans toute sa science ; comme il avait en
perspective pour son avant-dernier chapitre la scène
de famine indiquée par l'histoire, quand
l'armée des Mercenaires enfermée entre deux
défilés se verra réduite à se
dévorer elle-même, il voulait, pour pendant,
montrer d'avance les Carthaginois réduits, eux aussi,
aux dernières extrémités, mais subissant
par contraste le supplice de la soif ; soif contre faim,
description contre description. Pour cela, il imagine de
faire crever par Spendius l'aqueduc qui conduisait les eaux
potables dans la ville, d'en détourner le fleuve
nourricier, moyennant l'enlèvement de quelques dalles
opéré avec des prodiges de
dextérité et de patience ; car ce Spendius est
comme le nain merveilleux du roman ; à lui seul, il
fait tout. L'aqueduc, saigné par son milieu,
déverse brusquement toute une cataracte dans la plaine
: le moment où la chute d'eau s'élance est
décrit d'une manière grandiose. Les Barbares
exultent de joie, et Carthage, quand elle aura
épuisé l'eau de ses citernes, va mourir de
soif.
L'avantage encore de cette extrémité à
laquelle il suppose les Carthaginois réduits est de
réveiller les idées cruelles, superstitieuses,
et d'amener le prétexte d'une immolation d'enfants
à Moloch. M. Flaubert met complètement de
côté et considère comme non avenu le
célèbre chapitre de Montesquieu dans
l'Esprit des lois :
«Le plus beau traité de paix dont l'histoire ait
parlé, est, je crois, celui que Gélon fit avec
les Carthaginois. Il voulut qu'ils abolissent la coutume
d'immoler leurs enfants. Chose admirable ! après avoir
défait trois cent mille Carthaginois, il exigeait une
condition qui n'était utile qu'à eux, ou
plutôt il stipulait pour le genre humain».
Il est très possible, après cela, que la
condition stipulée par l'humain et
généreux Gélon n'ait pas
été strictement exécutée : on ne
coupe pas court à une superstition par un
traité, et d'ailleurs il n'était pas là
pour y tenir la main. S'en suit-il que deux siècles
plus tard, à l'époque d'Amilcar et d'Annibal,
il y eût encore de ces immolations publiques et
officielles ? C'est un doute historique qui vaudrait la peine
d'être discuté.
Mais, en attendant, et à part toute discussion,
pourquoi, dans ce ramas d'hommes de guerre et
d'assiégeants, l'auteur n'a-t-il pas eu l'idée
de nous faire rencontrer un Grec, un seul, animé de
l'esprit de Gélon, un disciple, par la pensée,
des Xénophon, des Aristote, des anciens sages de son
pays, un jeune Achéen contemporain d'Aratus, ayant
déjà en soi le germe des sentiments humains de
Térence, ayant lu Ménandre, et qui,
fourvoyé dans cette affreuse guerre, la jugeant,
sentant comme nous et comme beaucoup d'honnêtes gens
d'alors en présence de ces horreurs, nous aiderait
peut-être à les supporter ? L'auteur s'est
refusé là un beau contraste et une
lumière. Faut-il que, ni au dedans ni au dehors de ces
murailles de Byrsa, pas un homme ne dise en son cœur : Je
suis homme ! ...
Quoi qu'il en soit de nos désirs et de nos regrets, la
nécessité à laquelle Carthage est
supposée réduite, après toutes sortes de
gradations et de vicissitudes, exalte le fanatisme de la
populace ; le Sénat cède, il est
décidé qu'on immolera des enfants, et un, entre
autres, pris dans une grande famille. Le choix tombe sur le
fils d'Amilcar, le petit Annibal, qui n'a pas plus de dix
ans. Amilcar trouve moyen de lui substituer un enfant
d'esclave. L'auteur a voulu ici nous montrer un Amilcar tout
le contraire d'un Abraham, un père
révolté, un cœur de lion grondant et rugissant
de tendresse. Dans une composition autrement conçue,
et où l'on aurait moins usé jusque-là
des grands moyens, ce passage ferait de l'effet ; mais les
nerfs humains ne sont pas des cordages, et, quand ils en ont
trop, quand ils ont été trop broyés et
torturés, ils ne sentent plus rien.
Cette scène d'ailleurs, prise en elle-même,
cette adoration du monstrueux et sanguinaire Moloch, peut
avoir sa vérité, et a certainement son horreur.
Si l'auteur a voulu montrer en action une de ces religions
infâmes, infernales, écrasantes, qui ne tenaient
nul compte de la vie des hommes, et dont le Christ a
débarrassé le monde, il a réussi. Ce
chapitre de M. Flaubert est d'avance un repoussoir tout
trouvé à la Vie de Jésus de M.
Renan. Il survient, à travers ces infanticides
sacrés, un incident ingénieusement
ménagé et presque comique : c'est le
prêtre eunuque Schahabarim qui, ne croyant plus
à sa déesse, dont l'impuissance lui est
attestée par les calamités de Carthage, essaye
de se faufiler d'un culte à l'autre et de
déserter de Tanit à Moloch. Mais les
prêtres de celui-ci, qui sont de race vigoureuse, qui
mordent à la vie à pleine grappe et se
nourrissent de chair et de sang, ne veulent pas accueillir le
pâle et efféminé transfuge ; on le traite
en apostat, et le malheureux conspué reste
désormais sans dieu, errant et comme mis à pied
entre les deux idoles.
Après la scène du sacrifice, où l'on
jette entre les bras de la statue d'airain jusqu'à
quatorze enfants, on a aussitôt la pluie ; le ciel se
détend, et bientôt la chance tourne aussi, la
face des affaires change, et l'on arrive un peu vite à
la scène du défilé de la Hache,
où la plus grande partie de l'armée barbare est
cernée. Nouvelle description, et la plus atroce de
toutes, celle de la famine. Imaginez une armée de 4O
mille hommes, entassée dans une sorte d'hippodrome
formé par la montagne, la double entrée de la
gorge barrée par des rochers qu'on y a fait rouler, ou
par une herse inexpugnable, et là, dans cet immense
cul-de-basse-fosse, sur ce radeau de la Méduse en
terre ferme, ces 4O mille hommes dévorant les animaux,
les mulets, et, après neuf jours de souffrance, en
venant à manger leurs propres morts. Ce sont les
Garamantes qui commencent et qui donnent le signal de ce
festin de cannibales. Bientôt on n'attend plus que le
voisin soit mort pour le manger ; on le tue, si l'on est le
plus fort. Je fais grâce de l'horrible et
acharnée description, à laquelle il ne manque
ni les songes et les hallucinations des affamés
moribonds, ni aucun des symptômes pathologiques
rigoureusement observés en pareil cas, ni, au moral,
les hideuses révélations de tendresse qui se
déclarent à l'heure suprême entre les
Hercule et les Hylas de ces bandes dépravées :
de fait, après une pareille extermination,
complétée par l'irruption et le choc des
éléphants numides, la guerre est finie ; on a
le bouquet. Une grande scène de lions dévorants
et de chacals rapaces achève le spectacle effroyable
de ce charnier grandiose comme un Colysée.
Imagination tourmentée, êtes-vous contente ? vous voilà assouvie. Il ne reste plus qu'à
prendre Mâtho, qui est sur un autre point du pays avec
un lambeau d'armée, à le faire prisonnier, et
à épuiser contre lui les supplices, le jour
où il est traîné en triomphe à
Carthage et livré en victime au tenaillement de la
populace.
Quant à Salammbô, à laquelle le lecteur
à bout de sensations et d'abominations a moins que
jamais le cœur de s'intéresser, dès longtemps
fiancée à Narr'Havas, elle meurt en revoyant de
ses yeux dans cet état horrible ce Mâtho, ce
beau drôle de Lybien pour qui elle s'est sentie
allumée dès le premier soir, et à qui
elle s'est, de gaieté de cœur, abandonnée. Le
peuple attribue cette mort subite de la fille d'Amilcar
à la hardiesse qu'elle a eue de toucher et de manier,
même à bonne fin, le voile sacré.
II - JUGEMENT DU GENRE, DE LA FORME ET DE L'ESPRIT DU
LIVRE
On comprend bien que c'est moins encore pour donner une
idée exacte du livre que je me suis appliqué
à cette longue analyse, que pour constater au fur et
à mesure la suite de mes impressions et me donner
à moi-même, en les recueillant, le droit
d'exprimer mon jugement sans mollir, en toute fermeté
et sécurité. L'idée qui a
présidé à cette composition est, selon
moi, une erreur. Le roman historique suppose
nécessairement un ensemble d'informations, de
traditions morales, de données de toutes sortes nous
arrivant comme par l'air, à travers les
générations successives. Walter Scott, le
maître et le vrai fondateur du roman historique, vivait
dans son Ecosse, à peu de siècles, à peu
de générations de distance des
événements et des personnages qu'il nous a
retracés avec tant de vie et de vraisemblance. La
tradition ou la légende l'environnait ; il en
était imbu, comme du brouillard matinal de ses lacs et
de ses collines. Il a pu même, grâce à ce
génie des vieux temps qu'il avait si bien
écouté et deviné, remonter une ou deux
fois avec succès jusqu'aux siècles
reculés du Moyen Age. Ivanhoé est le
roman historique confinant à l'épopée,
et un roman qui est presque de plain-pied avec nous
encore.
L'Antiquité, an contraire, ne comporte pas, de notre
part, le roman historique proprement dit, qui suppose
l'entière familiarité et l'affinité avec
le sujet. Il y a, d'elle à nous, une solution de
continuité, un abîme. L'érudition, qui
peut y jeter un pont, nous refroidit en même temps et
nous glace. On ne peut recomposer la civilisation antique de
cet air d'aisance et la ressusciter tout entière ; on
sent toujours l'effort ou le jeu, la marqueterie. On la
restitue, l'Antiquité, on ne la ressuscite pas. Ce qui
est possible avec elle, c'est une sorte de
roman-poème, qui la représente un peu
idéalement, une oeuvre plus ou moins dans le genre des
Martyrs ; car je ne compte pas pour des oeuvres d'art
les ouvrages du genre du Jeune Anacharsis, qui ne sont
que des enfilades d'éruditions juxtaposées,
moyennant un fil conducteur des plus simples et trop
apparent. Le seul genre de création possible à
cette distance, le roman-poème, est toujours
lui-même douteux, un peu bâtard : il mène
aisément au faux ; beaucoup de talent et le
génie même de l'expression n'y sauvent pas de la
raideur, du guindé, ou du pastiche, et, partant, d'un
certain ennui. Mais enfin, si on le veut absolument, on peut
tenter l'entreprise, à la condition toutefois qu'il y
ait matière, et que les livres ou les monuments nous
fournissent quelque chose.
Ici, dans le sujet choisi par M. Flaubert, les monuments non
plus que les livres ne fournissaient presque rien. C'est donc
un tour de force complet qu'il a prétendu faire, et il
n'y a rien d'étonnant qu'il y ait, selon moi,
échoué. Ce dont il faudrait plutôt
s'étonner, c'est de la force, de l'habileté,
des ressources qu'il a déployées dans
l'exécution d'une entreprise impossible et comme
désespérée ; mais il a eu beau faire
appel de toutes parts à l'érudition et aux
descriptions, il a eu beau, en fait d'inventions
personnelles, entasser Ossa sur Pélion, Pélion
sur Ossa, il n'a pu communiquer à son oeuvre
l'intérêt réel et la vie.
Je sais que des amis d'un esprit très distingué
lui ont dit le contraire et lui ont précisément
reconnu, en tout ceci, le don et le génie de
l'intuition ; mais je ne comprends pas bien à quoi ce
mot s'applique, là où toute vérification
et tout contrôle sont à jamais impossibles, et
je ne puis parler que selon les vraisemblances et
d'après mes impressions, d'après celles
également de bien des esprits ayant même mesure
que moi et même niveau.
Je dirai donc : son ouvrage est un poème ou roman
historique, comme il voudra l'appeler, qui sent trop l'huile
et la lampe. Toute la peine qu'il s'est donnée pour le
faire, il nous la rend. La suite des chapitres auxquels il
s'est successivement appliqué exprime et accuse le
procédé d'exécution. En maint et maint
endroit on reconnaît l'ouvrier consommé ; chaque
partie de l'édifice est soignée, plutôt
trop que pas assez : je vois des portes, des parois, des
serrures, des caves, bien exécutées, bien
construites, chacune séparément ; je ne vois
nulle part l'architecte. L'auteur ne se tient pas au-dessus
de son ouvrage : il s'y applique trop, il a le nez dessus :
il ne paraît pas l'avoir considéré avant
et après dans son ensemble, ni à aucun moment
le dominer. Jamais il ne s'est reculé de son oeuvre
assez pour se mettre au point de vue de ses lecteurs.
Il y a de bons et beaux paragraphes, et j'en ai cité,
mais peu d'heureuses pages. J'ai parlé des
Martyrs, dont la comparaison ici revient sans cesse,
et qui ne sont eux-mêmes qu'à demi
réussis ; mais, dans Chateaubriand, il y a de temps en
temps l'enchanteur qui passe avec sa baguette et son talisman
: ici l'enchanteur ne paraît nulle part. Le
poète n'a jamais d'ailes qui l'enlèvent et vous
enlèvent avec lui.
L'effort, le travail, la combinaison se font sentir jusque
dans les parties de talent les plus éminentes. Oh ! que les inventions du génie sont plus faciles ! J'appelle génie quelque chose d'heureux,
d'aisé, de trouvé.
Voilà l'imprévu qu'on aime. Tout cet
imprévu-ci est forcé, cherché,
travaillé, fouillé, pioché, beaucoup
plus étrange et bizarre qu'original.
Mais il s'agit, me dira-t-on, de l'Afrique et non de la
Grèce, d'un paysage austère et dur, d'un climat
écrasant, d'une civilisation avare et cruelle, qui
vous tient et vous broie comme ferait une meule ; il faut que
le livre vous rende cet effet. Si c'est une des conditions
indispensables du sujet, une de ses nécessités
et de ses beautés caractéristiques, qu'on soit
ainsi perpétuellement broyé, n'est-il pas
permis de s'en plaindre ? Souffrir et crier, haïr ce
qu'on vient de lire, est-ce un résultat de l'art ? Cette Salammbô, dont la personne et la passion devaient
faire le mobile du livre et de l'action, est piquante,
curieuse, habilement composée et concertée, je
n'en disconviens nullement, mais elle n'anime rien et, au
fond, n'intéresse pas. A voir le luxe de
déguisements mythologiques où elle s'enveloppe,
et le peu d'analyse morale qui la concerne, on se reprend
à admirer, à chérir d'autant plus ces
aimables et touchants anachronismes des anciens
poètes, de ceux qui ont dépeint des reines
carthaginoises ou des magiciennes de Colchide, et qui nous
les ont montrées dévorées d'amour.
Virgile et Apollonius, soyez à jamais bénis de
tous les esprits délicats et de tous les cœurs
tendres pour nous avoir laissé votre Didon et votre
Médée : créations enchanteresses et
immortelles ! Salammbô, en comparaison, n'est que
bizarre, et si masquée, si affublée, si
fardée, qu'on ne se la figure pas bien, même au
physique ; et, au moral, si peu entraînée ou
entraînante que, malgré la complicité
naturelle au lecteur en pareil cas, on ne prend nul plaisir
à lui voir faire ce qu'elle fait.
En présence de ce roman ou de ce poème tout
archéologique, c'est le cas ou jamais de le redire :
l'art, nonobstant toute théorie, l'art dans sa
pratique n'est pas une chose purement abstraite,
indépendante de toute sympathie humaine : et je prends
le mot de sympathie dans son acception la plus vaste.
Comment voulez-vous que j'aille m'intéresser à
cette guerre perdue, enterrée dans les
défilés ou les sables de l'Afrique, à la
révolte de ces peuplades lybiennes et plus ou moins
autochthones contre leurs maîtres les Carthaginois,
à ces mauvaises petites haines locales de barbare
à barbare ? Que me fait, à moi, le duel de
Tunis et de Carthage ? Parlez-moi du duel de Carthage et de
Rome, à la bonne heure ! j'y suis attentif, j'y suis
engagé. Entre Rome et Carthage, dans leur querelle
acharnée, toute la civilisation future est en jeu
déjà ; la nôtre elle-même en
dépend, la nôtre, dont le flambeau s'est
allumé à l'autel du Capitule, comme celui de la
civilisation romaine s'était lui-même
allumé à l'incendie de Corinthe.
A la rigueur, si tout ce que vous me décrivez
était vrai, copié sur nature, je m'y
intéresserais dans un autre sens, non plus à
titre d'art, mais à titre de document positif, comme
on s'intéresse à une relation de voyageur,
à un récit authentique des moeurs japonaises.
Mais vous inventez, vous conjecturez, et dès lors vous
ne me tenez pas.
Quand un artiste veut sortir de l'inspiration de son temps,
il court grand risque d'être comme l'antique et
fabuleux Antée, qui perd terre. Cela ne veut pas dire
qu'il ne faille traiter que des sujets de son temps ; mais,
en prenant même des sujets éloignés, il
faut qu'il y ait communication vive et
réverbération d'une époque à
l'autre. Quand Virgile prenait Enée pour son
héros, il était plein d'Auguste et plein aussi
des souvenirs de la vieille Rome. Chateaubriand
lui-même, dans ce sujet incomplet des Martyrs,
avait chance de nous toucher par la fibre grecque ou romaine
qui vit en nous, et à la fois par la fibre
chrétienne qui n'est pas morte. Je suis loin de
prétendre interdire aux artistes l'entrée et la
conquête poétique de cet Orient, dans lequel,
dit-on, l'état mental de l'humanité est un peu
différent du nôtre. Je suis prêt à
accorder beaucoup à la singularité et à
la fantaisie. Mais encore une fois, je le maintiens, l'art ne
saurait être totalement indépendant de la
sympathie, et portant tout entier sur des monstres. Si vous
voulez nous attacher, peignez-nous nos semblables ou nos
analogues ; cherchez bien, et vous en trouverez, même
là-bas.
La Bible dont je sais que vous vous autorisez, vous et
d'illustres Sémitiques avec vous, pour conclure de
là à la Phénicie et ensuite à
Carthage (ce qui ne laisse pas d'être un peu loin), la
Bible est remplie de scènes et de figures qui, au
milieu des duretés et des épouvantements,
reposent et consolent.
Que s'il n'y a que des duretés à Carthage, tant
pis pour Carthage ! Il y a des choses impossibles contre
lesquelles il ne faut pas se heurter. Pour qu'un arbre
pousse, il faut de la terre ; n'allez pas le planter en
pleine montagne de Carrare.
Ce n'est pas à moi de me donner comme juge de la
partie érudite de Salammbô. Ce que je
sais, c'est qu'on ne sait rien ou presque rien de direct sur
l'antique Carthage. Or, cela me suffit pour ne pas me
déclarer satisfait, même au point de vue
archéologique, du système suivi par l'auteur et
de toutes ces éruditions rapportées qu'il a
mises en oeuvre. Il peut avoir un texte ou un fait
particulier à alléguer à l'appui de
chaque singularité ; les érudits peuvent
affirmer qu'il n'a rien avancé d'incompatible et de
contradictoire avec les rares, données de la science
punique à cette heure : ce sont de faibles garanties.
Mais en revanche je suis juge comme tout le monde du
degré d'invraisemblance en ce qui est de la politique
et du moral. Eh bien ! le côté politique, le
caractère des personnages, le génie du peuple,
les aspects par lesquels l'histoire particulière de ce
peuple navigateur, et civilisateur à sa
manière, regarde l'histoire générale et
intéresse le grand courant de la civilisation, sont
sacrifiés ici ou entièrement subordonnés
au côté descriptif exorbitant, à un
dilettantisme qui, ne trouvant à s'appliquer
qu'à de rares débris, est forcé de les
exagérer. Le paysage du livre est vrai, car l'auteur
l'a vu de ses yeux et il est peintre ; les monuments et les
édifices sont plus que douteux et incertains, car ils
sont refaits en entier d'imagination, les vestiges
insignifiants qu'on a cru récemment retrouver n'y
pouvant aider en rien ; mais ce qu'on peut affirmer plus
à coup sûr encore et de toute la force de son
bon sens, c'est que ce n'est pas ainsi qu'en aucun temps et
en aucun lieu, les hommes se sont comportés et que les
choses se sont passées. Pourquoi l'auteur, si en
quête des moindres bribes d'érudition, n'a-t-il
pas commencé par se pénétrer du beau
chapitre de Montesquieu sur le Parallèle de Carthage
et de Rome ? Et Montesquieu, dans ces sortes de
considérations, nous représente de plus anciens
que lui. Il y a dans ces chapitres des vieux auteurs un fonds
de bon sens général et de raison publique qu'il
ne faudrait jamais oublier ni omettre, quand on veut ensuite
y introduire une part de nouveauté et de
singularité. J'aime mieux, après tout,
connaître la politique de Carthage que toutes les
mosaïques et les verroteries de Carthage.
Savez-vous quelle eût été la forme la
plus naturelle, la plus vraie à adopter, dans
l'état actuel de la science, pour qui voulait nous
entretenir de ce vieux monde punique ? C'eût
été d'écrire tout bonnement une relation
de voyage, un Itinéraire sur cette côte
de l'Afrique depuis les Syrtes jusqu'à Utique. On
aurait décrit tout à son aise le pays et le
paysage ; on aurait montré les habitants, les races
confondues ou persistantes, et discuté jusqu'à
quel point il est légitime de conclure du
présent au passé, et des autres peuples
sémitiques de par-delà l'Egypte à ceux
d'Afrique, si traversés et si mélangés.
L'amour de la vieille Carthage, puisque amour il y avait, y
aurait trouvé son compte : on en aurait refait
l'histoire, en indiquant les lacunes, en restituant, à
l'aide des fragments et du parti raisonnable qu'on en peut
tirer, la religion, la politique, le caractère, les
moeurs. L'écrivain pittoresque aurait mêma pu,
dans un ou deux chapitres, nous livrer à l'état
dé rêve ou d'idéal rétrospectif sa
reconstruction architecturale et, morale, restitution
imaginaire, mais devenue par là même plus
plausible, puisqu'il n'aurait rien affirmé.
Voilà la forme juste et vraie dans laquelle pouvait se
produire un beau travail d'érudit et d'artiste sur la
civilisation carthaginoise. Le roman historique est un moule
suspect et ambigu, qui ne peut nous rendre, en telle
matière, qu'une médaille en grande partie
fictive et controuvée.
III - DES DESCRIPTIONS ET DU STYLE
Les descriptions étant la partie capitale du livre,
j'en dois dire quelques mots. Elles ont de l'exactitude, du
relief, parfois de la grandeur africaine, en ce qui est du
paysage, mais, en tout, bien de la monotonie. J'y voudrais
plus de gradation, et qu'on y observât la perspective
naturelle. Je ne m'accoutumerai jamais à ce
procédé pittoresque qui consiste à
décrire à satiété, et avec une
saillie partout égale, ce qu'on ne voit pas, ce qu'on
ne peut raisonnablement remarquer. Par exemple, si l'on
marche la nuit dans l'obscurité ou à la simple
clarté des étoiles, on ne devrait pas
décrire minutieusement des pierres bleues sur
lesquelles on marche, ou des taches jaunes au poitrail d'un
cheval, puisque personne ne les voit. Si l'on aperçoit
un homme qui vient à trente pas, on ne décrira
pas par le menu les boutons de ses chausses ou les clous de
son armure qu'on n'a pas le temps de distinguer, tout de loin
se confondant dans un ensemble.
Au reste, ce défaut-là n'est point particulier
à M. Flaubert ; il est celui de presque tous les
romanciers de ce temps, à commencer par Walter Scott,
lequel, ayant à nous montrer un étranger
entrant le soir dans une salle de festin, s'amuse à
nous le décrire de la tête jusqu'aux pieds, y
compris les bas, les souliers, comme si des convives assis
pouvaient distinguer cette partie inférieure de
l'individu, ce qui serait tout au plus possible de jour. La
remarque est de Goethe.
Quant à la peinture même des visages, c'est la
physionomie qu'il convient de rendre d'un mot et d'un
éclair, bien plus que le détail des traits dont
l'énumération ne doit pas revenir sans cesse.
C'est assez d'une première fois.
L'acharnement à peindre des horreurs mérite
aussi d'être relevée. On a vu jusqu'où la
peur de ressembler à Gessner ou à Greuze, ou
à Fénelon, peut conduire un farouche pinceau :
on se fait loup, chacal et tigre, de peur de paraître
joueur de flûte ou berger. Je laisse de
côté, en ce point, toutes les
susceptibilités françaises et les aversions
trop promptes de nos critiques dégoûtés.
L'art en soi, je le reconnais, ne vise pas sans doute
à la sensibilité, pas plus qu'il ne vise
à la moralité, mais il n'affecte pas non plus,
nécessairement, le contraire. Goethe, qu'on n'accusera
pas d'étroitesse et qui comprenait tout, ce critique
universel au goût le plus large et le plus hospitalier,
reculait toutefois devant les tableaux odieux et hideux trop
prolongés ; il voulait que l'art tournât en
définitive au beau, au digne, à
l'agréable. Que si vous m'opposez Shakspeare que cette
préoccupation ne retenait pas, et qui prenait les
hommes avec leurs passions et les âmes avec leurs
abîmes, ne s'épargnant aucune situation franche,
fût-elle horrible, aucune expression sincère,
fût-elle violente, je m'en accommode très bien,
et je vous dis : Faites comme lui, montrez-nous gens et
choses tels qu'ils sont, pas plus beaux qu'ils ne sont, mais
aussi pas plus laids ni pires qu'ils ne sont.
Vous mettez toujours en avant le vrai, rien que le vrai. A la
bonne heure ! j'en passe volontiers par là ; je ne
vous dis même pas de choisir. Peignez-le, ce vrai, tel
quel, au vif et même crûment ; mais ce qu'on a le
droit de désirer, c'est que vous n'alliez pas choisir
exprès le pire et le préférer à
tout. Ne devenons jamais en littérature de ceux qui
sont appelés dans ce roman les mangeurs de choses
immondes.
J'en sais (et ici ma pensée se
généralise) pour qui le talent ne commence
réellement que là où l'humanité,
l'honnêteté naturelle, ce qu'on croit être
le fait de M. Prud'homme, finit et se renverse, et où
les instincts se gâtent et se dépravent. C'est
un raffinement de palais blasés, qui se retrouve un
peu à la fin de toute littérature, et ici
à une fin d'école. Mes amis, avec toute la
bonne volonté du monde, je n'en suis pas. Je vous
aimerai individuellement, un à un, mais je ne serai
jamais de votre secte.
Pour revenir à des enfantillages bien innocents, mais
indignes d'un pinceau sévère comme celui de
l'auteur de Salammbô, je ne sais qui l'on
prétend mystifier quand on nous parle sans rire de ce
«lait de chienne» qui entre comme
ingrédient dans un cataplasme d'Hannon, ou de ces
«pattes de mouches écrasées» qui
entrent dans un cosmétique de la jeune fille, et de
tant d'autres singularités pareilles. «Mais j'ai
vu cela de mes yeux, me dira le voyageur ; j'ai même
goûté de cette fameuse sauce verte dont il est
question dans le festin des Mercenaires». Laissons le
voyageur, je parle à l'artiste. Si ce ne sont pas
là des plaisanteries de l'auteur, le lecteur est sujet
à les prendre pour telles, et il n'aime pas à
être moqué.
Je suis bien près d'avoir tout dit. Le style est
très soigné dans l'ouvrage de M. Flaubert et
offre de fortes et mâles qualités ; mais il est
trop tendu, trop uniforme de tours. Les expressions, pour
vouloir renchérir sur ce qui a été dit
déjà, semblent forcées bien souvent.
C'est un défaut presque inévitable dans les
langues et dans les écoles avancées. Le talent
lui-même y pousse : on veut sortir à tout prix
du connu et du commun. Un exemple justifiera mon dire. Dans
la revue que passe de ses esclaves le terrible Amilcar
rentré chez lui après une longue absence, tous
se rangent sur une ligne, tous retiennent leur haleine :
«Un silence énorme emplissait
Mégara». Pourquoi ce silence énorme, et
comment y est-on venu ? Delille avait déjà dit
dans son style à effet :
Il ne voit que la nuit, n'entend que le silence.
Pline le Jeune a parlé quelque part du silentium
acre, un silence attentif, pénétrant, aigu
à force d'écouter, un silence à entendre
marcher une fourmi, comme a dit à son tour
Saint-Simon. Mais un silence énorme n'est pas juste.
Quand le bruit emplit une enceinte, c'est comme un flot,
c'est comme une suite d'ondulations, qu'il la remplit. On ne
dirait pas bien «un bruit énorme» ; tout
au plus on dit «un énorme vacarme». Mais
le silence faisant l'effet du vacarme, c'est trop :
l'expression est forcée.
Ces sortes d'expressions datent un livre. Les remarques qu'un
de mes honorables confrères, M. Cuvillier-Fleury, a
faites à ce propos sur les écrivains de la
décadence romaine classique, ses rapprochements avec
Lucain, avec Claudien, ont de la justesse. Mais comment se
fait-il que je ne puisse jamais être entièrement
d'accord avec le savant critique, même quand il semble
se rapprocher de nous ? Il a été, relativement,
favorable à Salammbô, et je suis loin de
m'en plaindre ; mais il a paru y sacrifier Madame
Bovary, et je ne saurais y consentir. Il nous
présente, sur la foi de je ne sais quelle lettre d'un
ami et confident, M. Flaubert comme «ayant eu horreur
de son succès de Madame Bovary». Allons
donc ! M. Flaubert repentant !
Martial, dans une de ses épigrammes, classe les
oeuvres de son temps en deux catégories : les oeuvres
considérables, dites sérieuses, qu'on estime
fort et qui attirent peu ; et les autres, celles dont on fait
fi, et que chacun veut lire. M. Flaubert a voulu tâter
à toute force et nous faire tâter des deux
genres. Voilà tout.
Contradiction singulière ! M. Feydeau, qui depuis des
années faisait de l'archéologie, s'ennuyant un
matin de n'être pas lu, a fait Fanny : M.
Flaubert qui venait de faire Madame Bovary, comme s'il
s'était senti humilié d'être trop lu,
s'est mis à faire son roman archéologique. On
l'a déjà beaucoup lu et on le lira ; mais le
relira-t-on ? La lecture d'un roman-poème doit-elle
produire sur nous le même effet que si l'on entrait
dans un bataillon hérissé de piques ?
Je diffère donc avec mon honorable et très
réconcilié confrère sur le mérite
relatif des deux ouvrages. Lui, il préfère un
livre qui est surtout un livre : moi, j'aime mieux un livre
qui est surtout la vie. Et pour prendre ma comparaison hors
de ce temps-ci, il vaut mieux avoir fait Gil Blas que
Séthos. Madame Bovary n'est pas Gil
Blas, et Salammbô est bien plus forte que
Séthos ; mais on me comprend.
IV - CONCLUSION
Revenons à la vie, à ce qui est du domaine et
de la portée de tous, à ce que notre
époque désire le plus et qui peut
l'émouvoir sincèrement ou la charmer. Rien
n'est perdu ni compromis, et je me serais bien mal fait
comprendre si je n'avais marqué mon estime même
pour l'auteur en le critiquant si longuement. Son entreprise
avait du grandiose ; l'exécution a prouvé de la
puissance. Le malheur d'avoir échoué (ce que je
crois) dans sa visée principale n'est donc pas si
grand. Après tout, la manie de l'impossible est celle
des forts. Il y a de sauvages et orgueilleux oiseaux qui
n'aiment à se poser que sur des rochers si
escarpés que le soleil seul, comme dit Homère,
y a mis le pied. L'erreur de M. Flaubert a été
surtout dans son système : le talent reste intact. La
volonté lui a donné presque tous ses
défauts : que cette même volonté les lui
ôte. Qu'il reste l'homme de sa nature, en laissant
seulement de ses partis pris. Il n'a pas conquis ni
dompté l'Afrique, c'est le cas de Charles-Quint et de
bien d'autres ; mais il ne sort pas, en somme, amoindri et
diminué, de cette expédition ou de cette
aventure. Il en sort avec l'estime des doctes
archéologues et des savants sémitisans,
flattés dans l'objet de leurs études, avec
l'estime encore, et mieux que cela, de quelques esprits
éminents qui aiment la force jusqu'à ne pas en
détester l'abus, et qui, rien qu'à lui voir
cette vigueur héroïquement
déployée, ont désiré de le
connaître. Tout ce que nous lui demandons, nous, du
simple troupeau des mortels parisiens, c'est qu'il nous
revienne le même qu'auparavant, bronzé au front,
un peu plus mûr cependant et légèrement
radouci au cœur ; ayant jeté là-bas, sur la
plage africaine, tous ses surcroîts de fureurs et de
rages vengeresses; toujours armé, mais non
impitoyable. Une oeuvre prochaine de lui, et qui se fasse
moins attendre, nous est due. Peu d'années
fécondes sont accordées aux hommes, et
même aux plus vrais talents : il faut en savoir user
pour se loger à temps et s'ancrer au cœur et dans la
mémoire des hommes nos contemporains : c'est encore le
plus sûr chemin pour aller à la
postérité. Qu'il nous donne donc, sans trop
tarder, sans trop se soucier de ce style où il est
assez maître pour le détendre un peu, une oeuvre
forte, puissante, observée, bien vivante, ayant certes
des qualités amères et fines de la
première, mar-quée au coin de son
originalité toujours et de sa nature (on ne lui
demande pas de l'abdiquer), mais où il y ait au moins
une veine qui agrée à tous, et ne fût-ce
qu'un point consolant (1).
(l) On peut voir à la fin de ce volume la lettre amicale et savante que M.
Flaubert m'a écrite en réponse à
mes articles sur son livre ; il est juste d'entendre les deux
sons.