Chapitre 36 - Une visite à Herculanum et Pompéi |
Un des malheurs auxquels est exposée cette classe
de voyageurs que Sterne désigne sous le nom de
voyageurs curieux, c'est qu'en général on ne
peut être transporté sans transition d'un lieu
à un autre. Si l'on avait la faculté de bondir
de Paris à Florence, de Florence à Venise, de
Venise à Naples, ou de fermer au moins les yeux tout
le long de la route, l'Italie présenterait des
sensations tranchées, inouïes,
ineffaçables ; mais au lieu de cela, malgré la
rapidité des malles-postes, malgré
l'agilité des bateaux à vapeur, il faut bien
traverser un paysage, il faut bien aborder dans un port ; les
préparations détruisent alors les sensations.
Marseille révèle Naples ; la Maison
Carrée et le pont du Gard dénoncent le
Panthéon et le Colisée. Toute impression perd
alors son inattendu, et par conséquent sa force.
Ainsi est-il de Pompéi : on commence par visiter le
musée de Naples, on s'appesantit sur toutes ces
merveilles d'art ou de formes retrouvées depuis deux
cents ans que durent les fouilles ; bronzes et peintures, on
se fait raconter l'histoire de chaque chose, comment et quand
elle a été retrouvée, à quel
usage elle servait, en quel lieu elle était
placée ; puis, lorsqu'on s'est bien blasé sur
les bijoux, vient le tour de l'écrin.
Nous évitâmes ce premier piège, mais nous
ne pûmes en faire autant d'un second :
échappés aux Studi, nous retombâmes dans
Herculanum.
Mort de Pline l'Ancien - in Lagrèze (1888) p.61 |
Herculanum et Pompéi périrent dans la même catastrophe, et cependant d'une façon toute différente. Herculanum fut enveloppée, étreinte, et enfin recouverte par la lave, sur la route de laquelle elle se trouva ; Pompéi, plus éloignée, fut ensevelie sous cette pluie de cendre et de pierres ponces que raconte Pline le Jeune, et dont fut victime Pline l'Ancien. Il en résulte qu'à Herculanum tout ce qui pouvait subir l'action du feu fut dévoré par le feu ; que le fer, le bronze et l'argent résistèrent seuls. |
Tandis qu'à Pompéi, au contraire, tout fut
garanti, conservé, entretenu, si on peut le dire, par
cette molle couche de cendres dont le volcan avait recouvert
la ville, on pourrait presque le croire, dans un simple but
d'art et d'archéologie, afin de conserver aux
siècles à venir un vivant échantillon de
ce qu'était une ville romaine pendant la
première année du règne de Titus.
Au moment où l'on retrouva Herculanum et
Pompéi, elles étaient à peu près
aussi perdues que le sont aujourd'hui Stabie, Oplonte et
Retine. Pour Herculanum, la chose n'était pas
étonnante : il fallait presque un miracle pour la
retrouver ; Herculanum dormait au fond d'une tombe de lave
profonde de cinquante ou soixante pieds. La pauvre ville
d'Hercule semblait bien morte et ensevelie à tout
jamais. Mais il n'en était point ainsi de
Pompéi.
Pompéi n'était point morte, Pompéi
n'était point ensevelie, Pompéi semblait
dormir. Seulement ce qu'on prenait pour le drap de sa couche
était le linceul de son tombeau. Pompéi,
couverte seulement à la hauteur de quinze ou vingt
pieds, élançait hors de la cendre, qui n'avait
pu la couvrir entièrement, les chapiteaux de ses
colonnes, les extrémités de ses portiques, les
toits de ses maisons ; Pompéi enfin demandait
incessamment secours, et criait jour et nuit du fond de son
sépulcre, où elle n'était ensevelie
qu'à moitié : «Fouillez ! je suis
là !» Il y a plus : quelques-uns
prétendent que cette éruption dont parle Pline
ne fut pas celle qui détruisit Pompéi. Selon
Ignarra et Laporte-Dutheil, Pompéi, à
moitié ensevelie, aurait pour cette fois secoué
sa couche de sable, et, l'écartant comme la Ginevra de
Florence, serait reparue à la lueur du jour, son voile
mortuaire à la main et réclamant son nom trop
tôt rayé de la liste des villes ; si bien que,
selon eux, la ville ressuscitée aurait encore
vécu jusqu'en l'an 471, époque à
laquelle le tremblement de terre décrit par Marcellin
l'aurait définitivement engloutie. Ceux-ci se fondent
sur ce que Pompéi se trouve encore indiquée sur
la carte de Peutinger, qui est postérieure au
règne de Constantin, et ne disparaît
entièrement de la surface du sol que dans
l'itinéraire d'Antonin.
Rien de plus possible, au bout du compte ; et nous ne sommes
pas disposé à chicaner Pompéi sur quatre
siècles de plus ou de moins. Mais cependant il y a un
fait incontestable qui s'oppose à la reconnaissance
pleine et entière de cette résurrection : c'est
qu'aucune monnaie de cuivre, d'argent ou d'or n'a
été retrouvée, à Pompéi,
postérieure à l'an 79, quoique,
incontestablement encore, les empereurs aient continué
à faire frapper monnaie, cette haute
prérogative du rang suprême à laquelle
les souverains tiennent tant. Or, supposez Saint-Cloud
enseveli à notre époque et exhumé dans
deux mille ans : je suis convaincu qu'on retrouverait dans
les fouilles de Saint-Cloud infiniment de pièces de
cinq, de vingt et de quarante francs à l'effigie de
Napoléon, de Louis XVIII, de Charles X et de
Louis-Philippe, que de sous parisis et de deniers d'or et
d'argent au millésime du XIVe siècle.
Ce qui est probable, c'est que la cendre, en engloutissant la
ville tout entière, avait laissé
échapper les trois quarts de la population ; que cette
population, soit dans l'espoir de mettre à
découvert un jour ses anciennes demeures, soit par cet
amour du sol si fortement enraciné dans le coeur des
habitants de la Campanie, n'aura pas voulu s'éloigner
de l'emplacement qu'elle avait déjà
habité ; qu'elle aura élevé un village
près de la ville ; que le nouveau bourg aura pris le
nom de l'ancienne cité, et que les géographes,
en retrouvant ce nom sur la carte de Peutinger, auront pris
la fille pour la mère, et auront confondu la tombe
avec le berceau.
Cela est si vrai que l'on retrouva entre Bosco-Real et
Bosco-Trecase cette nouvelle Pompéi, laquelle gardait
aussi des bronzes magnifiques et des statues du meilleur
temps, vieux débris arrachés sans doute
à son ancienne splendeur. Mais les maisons qui
renfermaient ces bronzes et ces statues étaient, comme
architecture et comme peinture, d'une époque de
décadence tellement en désaccord avec les
chefs-d'oeuvre de l'art, qu'on peut croire qu'il y avait
plusieurs siècles de différence entre les uns
et les autres. Cependant, il faut le dire, la distribution
intérieure des appartements était absolument la
même, quoique, selon toute probabilité, cette
seconde Pompéi eût été engloutie
quatre siècles après l'ancienne.
Ainsi, comme nous le disions, la renommée de la ville
grecque a longtemps survécu à elle-même
pour s'éteindre juste au moment où elle allait
reparaître plus brillante que jamais.
D'abord un grand nombre des habitants de Pompéi
retournèrent, la hache et la pioche à la main,
fouiller plus d'une fois cette vaste tombe où
était restée enfouie la plus grande partie de
leurs richesses. Les antiquaires appellent cela une
profanation ; il est évident qu'ils ne se seraient pas
entendus sur le mot avec les anciens habitants de
Pompéi.
Alexandre Sévère fit fouiller Pompéi ;
il en tira une grande quantité de marbres, de colonnes
et de statues d'un très beau travail, qu'il employa
dans les constructions nouvelles qu'il faisait faire à
Rome, et parmi lesquelles on les reconnaît comme on
reconnaîtrait un fragment de la renaissance au milieu
de l'architecture napoléonienne.
Puis vint le flot de la barbarie, qui, comme une nouvelle
lave, couvrit non seulement les villes mortes, mais encore
les villes vivantes. Que devinrent alors Pompéi et le
village qu'elle tenait par la main comme une mère
tient son enfant ? Il n'en est plus question, nul ne sait
plus rien. Sans doute tout ce qui dépassait cette
couche de cendres qui montait, comme nous l'avons dit, plus
haut que le premier étage, fut abattu. Chapiteaux,
frontons, terrasses se nivelèrent. Quelque temps
encore, les ruines indiquèrent la place des tombeaux,
puis les ruines elles-mêmes devinrent de la poudre ; la
poussière se mêla à la poussière ;
quelques maigres gazons, quelques arbres rares
poussèrent sur cette terre stérile, et tout fut
dit : Pompéi avait disparu ; on chercha vainement
où avait été Pompéi.
Pompéi avait été oubliée !
Dix siècles se passèrent.
Un jour, c'était en 1592, l'architecte Dominique
Fontana fut appelé par Mutius Cuttavilla, comte de
Sarno. Il s'agissait de creuser un aqueduc pour porter de
l'eau à la Torre. Fontana se mit à l'oeuvre ;
et comme la ligne qu'il avait tracée traversait tout
le plan de Pompéi, ses ouvriers allèrent
bientôt se heurter contre des fondations de maisons,
des bases de colonnes et des degrés de temples. On
vint prévenir l'architecte de ce qui se passait ainsi
sous terre ; il descendit dans les fouilles, une torche
à la main ; reconnut des marbres, des bronzes, des
peintures ; traversa des rues, des théâtres, des
portiques ; puis, stupéfait de ce qu'il avait vu dans
cette nécropole, remonta pour demander au duc de Sarno
ce qu'il devait faire. Le duc lui répondit qu'il
devait continuer son aqueduc.
Fontana n'était pas assez riche pour entretenir des
fouilles à ses frais : il se contenta donc, en artiste
pieux qu'il était, de continuer les excavations en
réparant à mesure ce qu'il était
forcé de détruire ; il passa ainsi sous le
temple d'Isis sans le renverser, et aujourd'hui encore on
peut suivre sa marche par les soupiraux du canal qu'il
traça.
Pendant ce temps Herculanum dormait, plus tranquille que sa
soeur en infortune, car sa tombe à elle était
plus sûre et plus profonde ; mais, comme si une loi de
ce monde était qu'il n'y aura pas de repos
éternel, même pour les morts, l'heure de sa
résurrection sonna avant même qu'eût
sonné celle de Pompéi.
Découverte d'Herculanum
|
Ce fut un prince d'Elbeuf, de la maison de Lorraine,
qui comprit le premier quel était le
trésor que seize siècles avaient
dédaigneusement foulé aux pieds.
Marié à une fille du prince de Salsa, et
désirant embellir une maison de campagne qu'il
avait acheté aux environs de Portici, il
commença d'acheter aux paysans des environs tous
les fragments d'antiquités qu'ils lui
apportèrent. D'abord il prit tout ce qu'on lui
apporta ; puis, comme avec l'abondance son goût
devint plus difficile, il exigea que les choses eussent
une certaine valeur pour en faire l'acquisition. Enfin,
voyant qu'on lui apportait chaque jour de nouvelles
richesses, il résolut de remonter lui-même
à cette source, et fit venir un
architecte. |
L'architecte demanda des renseignements aux paysans,
reconnut les localités, et prit si bien ses mesures
que dès sa première fouille,
exécutée vers l'an 1720, on retrouva deux
statues d'Hercule, on découvrit un temple circulaire,
soutenu par quarante-huit colonnes d'albâtre,
vingt-quatre extérieures, vingt-quatre
intérieures ; et enfin on mit au jour sept nouvelles
statues grecques, que le libéral prince d'Elbeuf donna
en pur don au prince Eugène de Savoie.
Mais, comme on le comprend, la chose fit grand bruit : on
exagéra encore les merveilles de la ville souterraine
; le gouvernement intervint et ordonna au prince d'Elbeuf
d'interrompre ses excavations. Les fouilles restèrent
quelque temps suspendues.
Enfin, le jeune prince des Asturies, don Carlos, monta sur le
trône de Naples sous le nom de Charles III, fit
bâtir le palais de Portici, et, achetant la maison du
prince d'Elbeuf avec tout ce qu'elle contenait, reprit les
fouilles et les fit continuer jusqu'à quatre-vingts
pieds de profondeur. Ce ne fut plus alors un monument
solitaire ou un temple isolé que l'on rencontra : ce
fut une ville tout entière disparue sous la lave,
gisante entre Portici et Resina, et que sa position d'abord,
puis des inscriptions, les unes grecques, les autres latines,
firent reconnaître pour l'ancienne ville
d'Herculanum.
Mais l'extraction de cette cité n'était point
facile ; la cité était emboîtée
dans son moule de lave ; il fallait briser le bronze pour
arriver à la pierre ; on s'aperçut
bientôt des frais énormes que nécessitait
ce travail inconnu, et après quelques années,
on y renonça. Ces quelques années avaient
cependant produit des trésors.
Il faut dire aussi que l'attention fut tout à coup
détournée d'Herculanum et se reporta sur
Pompéi. Déjà, vers la fin du
siècle précédent, on avait trouvé
dans les ruines, sur les bords du fleuve Sarno, un
trépied et un petit Priape en bronze ; puis d'autres
objets précieux avaient été le
résultat d'une fouille particulière faite en
1689, à environ un mille de la mer, sur le flanc
oriental du Vésuve ; enfin, en 1748, des paysans
creusent un fossé, quelque chose leur résiste ;
ils redoublent d'efforts, découvrent des monuments,
des maisons, des statues ; la ville ensevelie revoit le jour,
la cité perdue est retrouvée ; Pompéi
sort de son tombeau, morte il est vrai, mais belle encore,
comme au jour où elle y est descendue. Jusqu'à
cette heure on a évoqué l'ombre des hommes : de
ce moment on va évoquer le spectre d'une ville.
L'antiquité, racontée par les historiens,
chantée par les poètes, rêvée par
les savants, a pris tout à coup un corps : le
passé se fait visible pour l'avenir.
Proscenium du théâtre
|
Malheureusement, comme nous l'avons dit, une
sensation peut être détruite, du moins en
partie, par la progression. Ainsi est-il
généralement de Pompéi, qui, pour
son malheur, a Herculanum sur son chemin. En effet,
Herculanum, au lieu d'irriter la curiosité, la
fatigue : on descend dans les fouilles d'Herculanum
comme dans une mine, par une espèce de puits ;
ensuite viennent des corridors souterrains où
l'on ne pénètre qu'avec des torches ;
corridors noircis par la fumée, qui de temps en
temps laissent entrevoir, comme par la déchirure
d'un voile, le coin d'une maison, le péristyle
d'un temple, les degrés d'un
théâtre ; tout cela incomplet,
mutilé, sombre, sans suite, sans ensemble, et
par conséquent sans effet. |
Aussi, au bout d'une heure passée dans ces
souterrains, le plus terrible antiquaire,
l'archéologue le plus obstiné, le plus
infatigable curieux, n'éprouvent-ils qu'un besoin,
celui de revoir la clarté du jour, ne ressentent-ils
qu'un désir, celui de respirer l'air du ciel. Ce fut
ce qui nous arriva.
Nous nous remîmes en route après avoir
visité cette momie de ville, et nous reprîmes la
route qui conduit de Naples à Salerne. A une
demi-lieue de la tour de l'Annonciation, une route s'offrit
tracée sur le sable, s'enfonçant vers la gauche
et présentant à son entrée un poteau
avec cette inscription : Via di Pompei. Nous la
prîmes, et au bout d'une demi-heure de marche nous
rencontrâmes une barrière qui s'ouvrit devant
nous, et nous nous trouvâmes à cent pas de la
maison de Diomède, et par conséquent à
l'extrémité de la rue des Tombeaux.
Là, il faut le dire, malgré le tort
qu'Herculanum fait à Pompéi, l'impression est
vive, profonde, durable ; cette rue des Tombeaux est un
magnifique péristyle pour entrer dans une ville morte
; puis, tous ces monuments funèbres placés aux
deux côtés de la route consulaire au bout de
laquelle s'ouvre béante la porte de Pompéi, ne
dépassant pas la couche de sable qui les recouvrait,
se sont conservés intacts comme au jour où ils
sont sortis des mains de l'artiste : seulement le temps a
déposé sur eux en passant cette belle teinte
sombre, ce vernis des siècles, qui est la
suprême beauté de toute architecture.
Joignez à cela la solitude, cette poétique
gardienne des sépulcres et des ruines.
Que serait-ce donc, je le répète, si l'on
n'avait point passé par Herculanum ! Qu'on se figure,
sous un soleil ardent, ou, si l'on aime mieux, sous un
pâle rayon de la lune, une rue large de vingt pas,
longue de cinq cents, toute sillonnée encore par les
roues des chars antiques, toute garnie de trottoirs pareils
aux nôtres, toute bordée, à droite et
à gauche, par des monuments funéraires,
au-dessus desquels se balancent quelques maigres et tristes
arbustes poussés à grand'peine dans cette
cendre ; offrant à son extrémité, comme
une grande arche à travers laquelle on ne voit que le
ciel, cette porte, par laquelle on allait de la ville des
morts à la ville des vivants ; qu'on entoure tout cela
de silence, de solitude, de recueillement, et l'on aura une
idée, bien incomplète encore, de l'aspect
merveilleux que présente le faubourg de Pompéi
appelé par les anciens le bourg d'Augustus
Félix, et par les modernes la rue des
Tombeaux.
Nous nous arrêtâmes, ne songeant plus à ce
soleil de trente degrés qui tombait d'aplomb sur nos
têtes, moi pour prendre le nom de tous ces monuments,
Jadin, pour faire un croquis de cette vue. On eût dit
que nous avions peur de voir disparaître tout ce
panorama d'un autre âge, et que nous voulions le fixer
sur le papier avant qu'il s'envolât comme un songe ou
qu'il s'évanouît comme une vision.
Au commencement de la rue s'ouvre la première maison
déterrée. Par un hasard étrange, c'est
une des plus complètes ; cette maison était
celle de l'affranchi Arrius Diomède.
Que notre lecteur se tranquillise, nous ne comptons pas
l'emmener dans une visite domiciliaire. Nous visiterons trois
ou quatre des maisons les plus importantes, nous entrerons
dans une ou deux boutiques, nous passerons devant un temple,
nous traverserons le Forum, nous ferons le tour d'un
théâtre, nous lirons quelques inscriptions, et
ce sera tout.