Troie

A examiner les nombreux travaux qu'ont fait éclore les recherches de M. Schliemann, on se sent pris d'un vif sentiment d'admiration pour les étonnants progrès accomplis dans ces derniers temps par les études d'histoire ancienne.

Il y a cinquante ans à peine, la Bible et les poèmes d'Homère étaient placés à l'extrême fin des souvenirs des anciens âges, et comme des phares isolés, jetaient à peine une trouble lumière sur la vaste mer des histoires. Autour de ces deux livres, s'étageaient de vagues traditions, des ouï-dire fabuleux ou mythologiques, qui n'en étaient le plus souvent que de pâles images, ou qui ne pouvaient compter que pour des reflets vagues et décolorés des souvenirs d'autrefois.

Depuis la lecture de la pierre de Rosette, par Champollion le jeune, et les premières études de Cuvier sur les âges préhistoriques, le spectacle s'est transformé. L'horizon de l'histoire s'est trouvé reculé d'une distance - on peut dire le mot - épouvantable. Ces deux livres qui semblaient si antiques, si vénérables et si mystérieux se sont trouvés en quelque sorte rapproché de nous, en raison même du gouffre effrayant qui s'ouvrait derrière eux.

Leur autorité a paru raffermie, éclairée encore par les découvertes modernes ; mille traits de lumière ont convergé vers ces centres toujours immuables et ont ajouté à leur éclat. La Bible et les Poèmes d'Homère sont restés un des plus dignes sujets d'étude, tandis que les moyens de les étudier se multipliaient pour le travailleur.

En même temps ils ont dépouillé quelque chose du mystère qui les entourait. On les a vus à leur place. Mille faits, qui les expliquent et qu'ils expliquent, se sont élevés autour d'eux et ont diminué leur proportion gigantesque, sans toucher à leur indiscutable solidité. C'est derrière eux que le doute s'est porté ; aujourd'hui ils sont bien en deçà, bien en deçà de la fable ; en pleine histoire ; et leur véracité, si elle soulève encore quelques discussions de détail, doit être, dans son ensemble, acceptée comme un utile auxiliaire par tous les historiens de l'antiquité.

Pour ne parler que des poèmes homériques, - puisque c'est de Troie que nous nous occupons en ce moment, - que de doutes n'a-t-on pas émis, depuis l'antiquité classique jusqu'à nos jours, sur l'autorité qu'il convient de leur accorder ?

L'existence même du poète a été, - personne ne l'ignore, - très souvent niée. Un seul homme, a-t-on dit, n'a pu suffire à une pareille besogne. L'Iliade et l'Odyssée sont l'oeuvre de toute une école de poètes, les Rhapsodes. Ils se sont transmis de bouche en bouche ces divins récits, et ont chacun mis du leur dans les divers épisodes.

Pour ou contre cette thèse, bien des arguments ont été entassés l'un sur l'autre. La question même n'est pas encore tranchée, et si dans l'antiquité neuf villes se disputaient l'honneur d'avoir donné le jour à Homère, des villes en nombre au moins égal pourront bientôt réclamer chacune légitimement leur Homère.

Une question plus importante au point de vue historique a été de savoir si les faits racontés par l'Iliade étaient réels, s'il n'y avait point là une floraison magnifique sortie du cerveau du poète, comme la Minerve était sortie tout armée de la tête de Jupiter ; si ce n'était point plutôt encore une application à des faits de la vie commune, d'une série d'idées mythologiques empruntées au fonds abondant de la Grèce «amante des fables».

Ilion a-t-elle réellement existé ? Les Grecs et les Troyens ont-ils réellement combattu pendant dix ans sous ses murailles ? Sont-ce des fables que la colère d'Achille et les pérégrinations d'Ulysse ? - Que d'encre n'a-t-on pas versée pour tirer d'Homère lui-même la réponse à ces diverses questions !

Dernier problème enfin : Si, comme il est raisonnable de le penser, Troie a existé réellement ; si l'on suppose que le poète s'est contenté de charger des plus riches couleurs une trame de faits réels dont la tradition lui avait apporté le souvenir, quelle est la mesure dans laquelle l'histoire doit accepter ces récits ? Le poète a-t-il été, ou peu s'en faut, contemporain des événements ? L'empire de Troie, et cette guerre fameuse qui l'a renversé, ont-ils eu l'importance que le poète leur accorde ? Comment savoir ce qu'était Ilion ? Ou plutôt en quel lieu précis, sur quelle partie du rivage de l'Asie Mineure existait-elle ? Homère en a-t-il vu les restes ? Est-ce sur ses véritables ruines que Xerxès, et Alexandre, et Caracalla ont offert des sacrifices aux dieux et immolé des hécatombes en l'honneur des anciens héros ? Ne nous reste-t-il aucune trace, aucun vestige de la royale cité de Pergame ? Ne pouvons-nous dire nettement : C'est là que fut Troie ; ou devons-nous accepter enfin dans son sens complet et dans sa mélancolique résignation le mot de Virgile : «Etiam periere ruinae» ?

Ce qu'il a été entassé de volumes pour répondre à ces diverses questions formerait une muraille assez puissante pour protéger, une fois encore, les Grecs assiégés dans leur camp par les Troyens victorieux. Depuis la plus haute antiquité, l'emplacement de Troie a été l'objet de nombreuses discussions ; les accidents topographiques qu'indiquent les chants d'Homère ont été examinés un à un par le menu ; des traditions, dans un sens ou dans l'autre, se sont établies ; les érudits ont embrouillé la question à qui mieux mieux, et quand enfin la science allemande s'y fut appliquée, on atteignit à maximum de l'érudition critique ; c'est-à-dire qu'on n'y put définitivement plus rien comprendre.

C'est qu'en réalité deux qualités importantes manquaient à tous ces ingénieux et appliqués commentateurs : le sens réel de l'histoire et la véritable méthode. Le respect du poète les aveuglait jusqu'à cet excès de vouloir faire de lui un annaliste exact et un archéologue à leur image. C'est à lui seul qu'ils voulaient demander l'explication des difficultés que présentait son récit ; ils ne songeaient pas assez à s'entourer des renseignements extérieurs qui pouvaient l'éclaircir, et encore moins à pratiquer sur les choses qu'il a mentionnées des recherches directes qui pouvaient donner la juste mesure de la fidélité de son témoignage. Aujourd'hui les progrès considérables des études d'histoire ancienne, et l'habitude - devenue presque une mode, - des fouilles et des excavations sur les lieux illustrés par les civilisations anciennes, ont permis d'avancer vite dans l'explication réelle du texte homérique. Il faut ajouter à ces diverses causes, le désintéressement honorable d'un particulier, M. Schliemann qui, à ses propres frais, a poursuivi une série de recherches coûteuses, destinées à renouveler complètement les bases de la question.

Aujourd'hui M. Schliemann a découvert et mis au jour des ruines importantes qui sont probablement celles de Troie, et qui, si elles sont autre chose, jettent à coup sûr un jour tout nouveau sur les moeurs et le degré de civilisation des peuples dont Homère a chanté les hauts faits.

La première conclusion indiscutable qui sort de l'étude des éléments nouveaux apportés à l'histoire, c'est qu'Homère lui-même n'a pas connu le véritable état des peuples Troyens et Grecs au moment du siège d'Ilion. Il ne les a pas plus connus que les gens du moyen âge ne connaissaient les Romains, que Paul Véronèse ne connaissait le véritable costume des Juifs aux Noces de Cana, que les poètes du temps de Louis XIV ne se rendaient compte des moeurs turques du temps de Bajazet, que Shakespeare n'avait étudié les habitudes et le langage des contemporains de César, et, pour prendre un exemple dans un même ordre d'idées, que l'auteur de la Chanson de Roland n'avait l'idée de la véritable histoire de Charlemagne et de celle de son illustre neveu.

Homère a vécu longtemps après la ruine de Troie. S'il en fallait la preuve nous la trouverions dans divers passages de l'Iliade. De ces passages il en est même qui s'appliquent directement à la topographie de la ville et à son histoire postérieure.

Ainsi quand Hector a chassé les Grecs jusque sur leurs vaisseaux et que ceux-ci, pour se protéger contre une attaque imminente, construisent un mur en avant de leur camp, Homère fait intervenir Neptune auprès de Jupiter. Le dieu de la mer se plaint de cette construction et demande qu'on l'empêche ; car, dit-il, ce mur l'emportera sur ceux que j'ai moi-même construits avec l'aide d'Apollon et notre gloire en sera ternie ! Mais Jupiter lui répond : «Rassure-toi. Qui pourra ternir ta gloire ? Laisse seulement ce mur debout tant que les Achéens combattront devant Troie ; dès qu'ils auront pris la ville et qu'ils auront regagné leur chère patrie, alors détruis-le, ensevelis-le sous la mer, couvre enfin le grand rivage de tes sables afin que disparaisse complètement l'immense mur des Achéens» (Il. VII, v.445).

Plus tard,Homère revient encore sur cette idée. Au début du chant XII, il raconte comment, après la prise de Troie, ce mur fut détruit par Neptune et Apollon : «Tous les fleuves, dit-il, que le mont Ida jette dans la mer, le Rhésus, l'Heptatorus, le Cérésus, le Rhodius, le Granicus, l'Oesopus et le divin Scamandre et le Simoïs, ils les rassemblèrent tous ; d'eux tous, Apollon fit une seule embouchure, et, pendant neuf jours, il précipita leur cours sur la muraille. Pendant ce temps Jupiter faisait tomber une pluie continuelle afin que l'engloutissement fût plus rapide encore. Neptune lui-même, le trident à la main, présidait au désastre ; ses eaux arrachèrent jusque dans les fondements les troncs et les pierres qu'avait implantés l'effort des Achéens ; il aplanit les rivages de l'Hellespont ; et, le mur enfin détruit, il recouvrit de nouveau le rivage de sables amoncelés. Quand tout fut fait, il détourna les fleuves, et chacun d'eux roula de nouveau dans son ancien lit ses eaux transparentes» (Il. XII, v.10 sqq).

Dans une autre circonstance, Neptune parlant à sort tour prophétiquement fait allusion à la race des rois qui, après la destruction d'Ilion régneront sur les Troyens. «Ils seront, dit-il, de la race d'Enée», et indiquant une longue succession de jours : «Ce seront, ajoute-t-il, les fils de ses fils» (Il. XX).

Nous pourrions indiquer d'autres passages analogues. Ceux-ci suffisent. Que nous montrent-ils en effet ? Homère, visitant comme nous le faisons aujourd'hui les rivages de Troie, interrogeant les traditions au sujet de la grande lutte qu'il prétendait raconter, cherchant comme nous, à reconnaître l'emplacement du camp des Grecs, et ce mur surtout d'où ils avaient repoussé les derniers efforts d'Hector ; mais pour lui comme pour nous, l'aspect du sol déjà s'était transformé. Les inondations, les alluvions des fleuves, la lutte des eaux de la mer contre celles des rivières avaient déjà fait disparaître les traces des anciens hommes. Ce sont des phénomènes qui existent encore aujourd'hui et qui modifient de jour en jour l'aspect de ces mobiles rivages.

Rendons-nous compte cependant du temps qu'il fallut aux sables apportés par les fleuves pour détruire et recouvrir le mur des Grecs, assez fort pour résister aux attaques des Troyens ; apprécions aussi cette série des générations assez longue pour que, sur une nouvelle Troie bâtie à la place de l'ancienne, les fils des fils d'Enée pussent régner au temps d'Homère : ce sont là des renseignements sûrs, quoique approximatifs, qui nous permettront de rejeter d'une façon générale la parfaite précision des récits homériques et la possibilité d'identifier les lieux qu'il décrit avec ceux que nous avons aujourd'hui sous les yeux.

Homère - à dire le vrai - recueillit dans les traditions grecques le souvenir de l'ancienne et mémorable guerre ; peut-être la légende n'avait-elle pas trop altéré encore quelques-uns des faits capitaux. Il put sur les lieux retrouver l'emplacement de l'ancienne ville, celui des Portes Scées, les fleuves, le Simoïs, le Scamandre, torrents impétueux, déjà peut-être sortis de leur ancien lit ; il put revoir les tombeaux d'Achille, de Patrocle et de Priam ; il chercha eu vain sur le rivage l'emplacement exact du camp des Grecs, déjà recouvert par les alluvions ; mais par contre il put recueillir de la bouche même des fils des fils d'Enée bien des renseignements utiles et précieux.

Somme toute, il vit la contrée et en parla en observateur attentif, non moins qu'en poète. C'est bien là cette plaine «battue des vents» et propre à l'élevage des chevaux ; ce sont bien ces fleuves au cours impétueux et souvent mêlant leurs eaux.

Ce sont ces plantes, c'est ce ciel, ce sont ces montagnes, c'est tout ce qui ne change pas, c'est tout ce que les anciens héros avaient vu, c'est ce qu'Homère a décrit à son tour, et que, son livre à la main, nous retrouvons maintenant encore.

Mais les détails précis, exacts sur une ville détruite depuis longtemps ; la construction des murs, l'emplacement de la citadelle, la direction des rues, la richesse des palais ; et, dans un autre ordre d'idées, les moeurs des combattants, la forme des armes, la stratégie des combats, la durée de la guerre, les épisodes journaliers de la lutte, comment demander de pareils renseignements à un poète, - et à un poète des premiers temps ? Il a appliqué aux héros qu'il chante ce que lui-même avait sous les yeux ; ce sont ses Grecs à lui, les Troyens de son époque, si vous voulez, qu'il nous a dépeints ; ce sont leurs armes, leurs costumes ; ce sont leurs moeurs, et ce sont leurs sentiments.

La véritable guerre de Troie était déjà au temps du poète l'objet d'une tradition trop incertaine pour que rien de précis ait pu être dit par lui. Il l'eût pu qu'il ne l'eût pas voulu. Car comment intéresser les auditeurs naïfs auxquels il s'adressait en leur servant cette poésie d'archéologue ?

Ne demandons donc pas à Homère ce qu'il ne peut nous donner. Après que notre littérature et nos arts ont travesti successivement les Achille et les Hector, en courtisans Louis XIV, en Italiens de la Renaissance, en Romains de l'âge de Jules César, et en Grecs du temps de Périclès, il est inutile de leur faire faire aujourd'hui une dernière station et d'y voir les contemporains du poète.

Transportons-les hardiment dans ces âges antiques où ils ont vécu ; voyons ici maintenant dans leur rude réalité ces guerriers à demi barbares, ces hommes de l'âge de pierre, poussés par l'esprit d'émigrations, de pirateries et de violences armées qui tourmenta nos grands arrière-aïeux, alors que les civilisations encore fluides, en quelque sorte, tournoyaient et s'agitaient avant de se fixer définitivement. Dépouillons-les de cet idéal raffiné, de ces moeurs déjà calmées et adoucies dont leur chantre n'a pas été sans contribuer à les recouvrir. Voyons-les dans toute leur barbare et antique nudité, tels que nous les montrent enfin les monuments les plus sérieux de l'histoire, et, - témoignage plus certain encore, - les restes d'eux-mêmes, qu'eux-mêmes ont laissés, et que vient enfin d'exhumer M. Schliemann.

Pour accepter d'une façon générale les découvertes de M. Schliemann comme capitales et définitives, même au point de vue de l'histoire de Troie, nous n'allons pas jusqu'à suivre dans tous ses détails, la thèse qu'a soutenue cet enthousiaste archéologue.

Homère à la main, il est allé dans cette plaine, toute frémissante encore - à ce qu'il lui semblait - des exploits de l'Iliade. Avec une sorte de fièvre dont tout le public érudit doit se féliciter, il a fouillé, il a scruté les moindres détails, relevant ce qui pouvait servir à expliquer et à commenter son poète. Il a cherché et il a trouvé. Il a trouvé même autre chose que ce qu'il cherchait. En effet, au lieu de l'Iliade d'Homère il a rencontré les vrais Troyens bien antérieurs au poète qui les avait chantés.

Qui le croirait ? cette découverte capitale qu'il arrachait à la terre n'a pas suffi pour satisfaire M. Schliemann. Il cherchait Homère et, ne le trouvant pas, il a voulu l'introduire de force dans les découvertes qu'il avait faites. Ainsi il les a gâtées ; et aux yeux de certaines gens, il a complètement discrédité les conclusions, excellentes en somme, qu'il avait obtenues à force de travail et de peines.

Lui qui, en présence de ces décombres importants par leur obscurité même, a écrit ces phrases capitales : «Pendant mes trois ans de fouilles dans les profondeurs de Troie, j'ai eu occasion d'acquérir tous les jours de plus en plus la conviction qu'il nous est impossible de fonder sur notre propre manière de vivre, ou sur celle des Grecs anciens, une idée approximative de la manière d'être des quatre peuples qui ont successivement occupé cette hauteur avant qu'elle ait été habitée par les Grecs ; l'état social doit y avoir été épouvantable, car on ne saurait autrement expliquer comment on y trouve, en succession toujours irrégulière, les murs d'une maison construite sur les ruines de l'autre» ; M. Schliemann, dis-je, n'a pas eu la force, même après avoir fait de tels aveux, de rejeter décidément ce poème décevant qui l'avait conduit là ; il a voulu continuer à voir dans ces civilisations extraordinaires la vie des anciens Grecs que nous avait peints Homère, et ainsi il a tout compromis.

S'il trouve quelque grand plateau en cuivre, aussitôt il y voit un bouclier, il l'affuble d'un nom homérique : c'est l'aspis omphaloeidès ; il y reconnaît l'omphalos (le nombril) et la rainure (aulax) ; et, en définitive, il se trouve que l'objet en question n'est rien qu'un plat de bronze. Si c'est une coupe, quelle fatigue ne se donne pas M. Schliemann pour y retrouver la depas amphikupellon du poète. Il y revient à chaque instant, il la voit dans tel objet, puis, reconnaissant son erreur, va, vient à la recherche de cette depas, et finit par avouer qu'il n'a pu la voir. Pauvre M. Schliemann !

S'agit-il des instruments en pierre et en silex qu'il trouve par milliers, voilà M. Schliemann tout embarrassé par cette belle trouvaille. En effet Homère ne parle pas une seule fois d'outils ou d'armes en pierre, et les tranchées de M. Schliemann en regorgent. Comment expliquer cela ? L'auteur fait mille efforts de raisonnement et n'aboutit qu'à prêter le flanc à la critique.

Ainsi de suite pour chacun des points importants de ses recherches ; à chaque instant ce sont les récits d'Homère appliqués à des faits, à des usages, à des lieux dont Homère certainement n'avait eu nulle connaissance. Si l'on trouve des portes ce sont les portes Scées ; si l'on rencontre des fondations, ce sont celles du palais des rois ; si l'on trouve un trésor c'est celui de Priam ; si on déterre un autel, c'est le temple de Minerve. Et, à chaque pas, les faits les plus formels viennent contredire ces assertions pleines d'enthousiasme. On est enfin obligé de reconnaître que le temple de Minerve n'existait pas, que le palais pourrait bien n'être qu'une maison particulière ; que cette ville immense dont parle Homère fut un bourg pouvant à peine contenir 5 à 6000 habitants ; que la Pergame, la forteresse tant vantée par le poète n'a laissé ici que des traces bien rudes et bien grossières, et qu'enfin les fouilles faites en un lieu qu'on a de fortes raisons de prendre pour l'emplacement de Troie, n'ont aucune ressemblance avec la Troie que l'on pouvait s'imaginer d'après l'Iliade.

De ces résultats à la conclusion que nous essayons d'établir, qu'Homère en réalité ne se faisait guère une idée plus juste que nous-mêmes de la situation et de l'histoire du peuple qu'il a chanté, il n'y avait qu'un pas. M. Schliemann n'a pas osé le faire, et son livre va ainsi, de désaveu en désaveu, jusqu'à la fin, tandis qu'il suffisait d'un mot pour tout éclaircir et tout coordonner.

Quant à nous, nous pensons que toute conclusion étroite tirée uniquement des vers d'Homère doit être mise en doute. Que l'on recherche aujourd'hui les sources du Scamandre ou le cours du Simoïs dans un pays remué et bouleversé depuis des siècles par la mobilité du terrain et la fréquence des inondations, cette recherche nous semble presque vaine. Que l'on accepte avec M. Schliemann que le Scamandre a changé de lit plusieurs fois, - ce qui est probable, ou que l'on pense avec M. d'Eichthal que son cours a été dérivé par la main des hommes, - ce qui est possible également, toutes ces hypothèses nous semblent faites pour introduire des éléments de trouble dans le débat, bien plus que pour l'élucider.

Ce n'est point ainsi qu'il convient de procéder. Avouons qu'il ne faut chercher dans l'Iliade que le souvenir vague d'une tradition antique, confirmée en certains points par l'examen qu'Homère put faire des lieux où s'étaient accomplis les exploits, mais altérée en d'autres, par le riche débordement d'une poésie pleine d'hyperboles, et que la connaissance de civilisations plus avancées doit à chaque instant nous rendre suspecte.

En un mot, en tenant compte, dans une juste mesure de la tradition d'Homère, appuyons-nous surtout sur les faits historiques que peuvent nous fournir les documents voisins et les lieux eux-mêmes, étudiés avec une méthode plus sévère.

En procédant ainsi nous trouverons tout d'abord une réponse formelle à la première question que les considérations nous amènent naturellement à poser : Troie a-t-elle existé réellement ?

Oui, Troie a existé, et l'empire des Troyens a été considérable, puissant dès les âges les plus reculés. Ce sont les récits des Egyptiens qui nous le prouvent. En effet, du temps de Ramsès II, le plus illustre parmi les Pharaons, et dont nous avons cité le nom fréquemment, des peuples nombreux venus de l'Asie Mineure se ruèrent sur les frontières de l'empire Egyptien. Le poème du Pentaour en donne la liste, et les égyptologues les plus compétents s'entendent à lire et à traduire certains noms ainsi qu'il suit : Les Dardani (Dardaniens), Ilouna (Ilion), Padasa (Pedasus). Ils sont voisins des Leka (Lyciens), des Musa (Mysiens), et d'Akerit (les Kariens). Or, cette liste n'est rien autre que celle des peuples dont on trouve le dénombrement au chant II de l'Iliade comme prenant part à la défense de Troie.

Ce n'est pas tout : sur les murs de Medinet-Habou, Ramsès III faisant graver ses exploits, représentait encore les Teucriens comme un des plus puissants parmi les peuples maritimes qui attaquaient son empire.

L'existence des Troyens vers le treizième et le quinzième siècle avant Jésus-Christ est donc mise hors de doute. La véracité d'Homère sur ce point est donc confirmée ; mais, par contre, la reproduction, que l'on peut croire exacte, des costumes et des armes figurés dans les gravures de Medinet-Hahou, n'ont aucun rapport avec les récits d'Homère.

En nous tenant dans cette donnée stricte, de n'accepter que des faits nets et précis, tâchons d'en trouver un second. A quelle époque Troie a-t-elle existé ? A quelle époque a-t-elle été détruite ? Les documents égyptiens nous fournissent deux dates pour l'existence de l'empire Troyen (de 1500 à 1200). Mais, pour l'époque de sa ruine nous ne savons rien de précis que ce fait, qui ressort des passages d'Homère que nous avons cités plus haut : à savoir, que la ruine de Troie eut lieu assez longtemps avant l'existence d'Homère pour que les alluvions des fleuves eussent détruit le mur des Grecs, et pour que les descendants d'Enée, qui régnaient alors à Troie, pussent être alors qualifiés par lui de fils de ses fils. Tout cela est bien vague. Car, en somme, que les Troyens existassent encore vers le treizième siècle avant Jésus-Christ (d'après les gravures de Medinet-Habou), cela ne prouve en rien que la guerre de Troie n'ait pas eu lieu auparavant ; Homère en effet atteste que de son temps une nouvelle Troie existait ; et ce sont peut-être ces nouveaux Troyens qui combattirent le Sésostris. La ruine de l'empire d'Ilion n'a peut-être pas été aussi complète que l'ont rapporté les poèmes homériques. La ville seule peut-être a été ruinée de fond en comble et a pu facilement renaître de ses cendres.

Quant à nous servir de l'époque où vivait Homère, comme point de comparaison, cela non plus ne nous avance guère ; car cette époque est en somme aussi inconnue que celle de la prise de Troie.

La chronologie d'Eratosthène avec la correction de Callimaque, place, il est vrai, cet événement vers le milieu du douzième siècle avant Jésus-Christ. Mais c'est encore là une conclusion prise à la hâte, a priori, tirée probablement des récits mêmes des poètes, sans base certaine à nous connue, et il faut douter encore de sa parfaite exactitude.

Que faire donc pour espérer d'arriver enfin à un résultat quelconque, ne fût-il qu'approximatif ? Quelque chose de très simple et à quoi on eut dû songer dès l'abord. Puisque Troie incontestablement a vécu ; puisque l'histoire des Egyptiens et les récits d'Homère se confirment l'un l'autre sur ce point ; puisque, d'après toutes les traditions de l'antiquité, Troie existait en Asie Mineure près du Promontoire Sigée, dans un lieu tel que les Grecs débarqués sur les rives de l'Hellespont pussent facilement, de leur camp même, tenir la ville assiégée et livrer aux Troyens de nombreux et fréquents combats, il faut se transporter dans cette région, examiner le terrain non point seulement dessus, mais surtout dedans ; fouiller, faire des recherches. Un empire aussi considérable n'a pu passer sans laisser aucune trace ; ne serait-ce que ces fragments de tuiles ou de poteries, restes indestructibles et peu précieux, mais qui partout, sur l'ancien comme sur le nouveau continent, révèlent immanquablement la présence de l'homme ; il faut interroger avec soin les débris que l'on ne peut manquer de réunir. De l'état de ruines il faut les faire passer au rang de documents, en faire de nombreuses collections, s'il est possible ; tirer de leur examen et de leur rapprochement des conclusions, - appuyées cette fois sur les faits, - et dire enfin, preuves en main : «Voici ce qui nous reste de l'histoire des anciens Troyens».

C'est là ce qu'a fait M. Schliemann. Nous allons d'abord raconter ses recherches et nous verrons ensuite si elles ont été couronnées de succès.

De l'aveu commun de tous les savants et de tous les voyageurs qui s'étaient occupés de la question, l'emplacement de Troie ne pouvait donner lieu qu'à deux hypothèses sérieuses :

L'une, mise en avant par Le Chevalier au dix-huitième siècle, plaçait Troie près du village actuel de Bounarbachi ; l'autre, défendue déjà par les anciens, mais attaquée par un géographe de la plus respectable autorité, Strabon, la fixait auprès du village moderne d'Hissarlik, là précisément où l'antiquité postérieure à Homère avait construit la ville d'Ilium Novum.

On comprend, en effet, qu'étant données les nécessités de la subsistance et de la défense, étant donné ce fait indéniable, - à moins de révoquer en doute toute la tradition relative à Troie, - qu'Ilion n'était pas située loin de la mer, ni loin de l'Hellespont, et qu'elle était dans la vallée d'un des fleuves descendant du mont Ida, le doute sur l'emplacement devait naturellement se borner à un nombre assez restreint de lieux propres à remplir ces diverses conditions. M. Schliemann, par suite de certains raisonnements qu'il serait trop long d'exposer ici, et qui avaient seulement pour base la comparaison des lieux actuels avec l'Iliade, M. Schliemann en vint à se prononcer pour l'emplacement d'Hissarlik. Cette opinion était contraire à celle qui avait cours généralement.

C'est pour appuyer son hypothèse que M. Schliemann entra résolument dans la voie excellente des fouilles et des recherches souterraines. Pour suivre cette voie il fallait une persévérance à toute épreuve, une foi indestructible et, par-dessus le marché, une fortune personnelle qui permît de supporter les frais qu'allaient occasionner de pareils travaux. Heureusement M. Schliemann satisfaisait absolument à toutes ces conditions.

Dès le début de l'année 1870, M. Schliemann s'appliqua à l'entreprise importante qu'il méditait. Il fit plusieurs voyages préparatoires dans la Troade, se rendit lui-même aux lieux que l'on considérait comme ayant quelque raison de prétendre à être celui «où fut Troie». Il vit Bounarbaschi et là vérifia les fouilles déjà faites en ce lieu par le consul J. G. Hahn, en 1864.

On y trouvait bien les restes d'une ville et même quelques débris d'une antique enceinte. Mais ces restes semblaient tous helléniques. Les tombeaux des environs, fouillés en 1879 par sir John Lubbock n'ont rien donné de plus que des tessons helléniques peints et remontant au plus au sixième siècle. Sur l'emplacement même de la ville, on trouvait le sol vierge à moins d'un demi-mètre, c'est-à-dire à une proximité peu en accord avec l'idée d'un antique empire. Après cet examen M. Schliemann put à bon droit considérer comme démontrée la première partie de sa théorie, à savoir que Troie n'avait jamais existé au lieu-dit Bounarbaschi.

Pour nous, jusqu'à preuve du contraire, nous acceptons entièrement ces conclusions. Nous ne pensons pas que les raisonnements incertains tirés des récits homériques ou l'examen rapide fait par quelque voyageur plus ou moins attentif, puissent prévaloir contre un fait capital, affirmé par un homme dont tout le monde s'entend à constater la parfaite honorabilité, et qui, somme toute, après avoir passé trois années sur le terrain, a une compétence spéciale, qui lui permet de traiter avec quelque dédain les affirmations, souvent légères, de ses adversaires et de ses critiques.

Quelques coups de bêche donnés sur les sommets de Chiblak et d'Akschikoï, - autres lieux indiqués par certains savants. - suffirent pour convaincre M. Schliemann de l'inutilité des recherches en ces divers endroits. Il tourna définitivement toute son attention vers le lieu que lui-même considérait comme «l'ubi Troja fuit», c'est-à-dire l'emplacement de l'Ilium novum des anciens, près du village moderne d'Hissarlik.

Ce ne fut pas sans peine que M. Schliemann obtint des propriétaires récalcitrants, et du gouvernement turc, plus avide encore, l'autorisation d'entreprendre des fouilles. Si nous en croyons notre auteur, les ministres de la Sublime-Porte lui jouèrent plus d'un vilain tour, et Savfet-Pacha, le futur négociateur du traité de Berlin, montra dès cette époque ce dont il était capable en fait d'habileté diplomatique.

Enfin, après avoir triomphé de tant d'ennuis par une persévérance à toute épreuve, M. Schliemann put, le 10 octobre 1871, donner le premier coup de bêche dans le voisinage d'Hissarlik.

Dès cette époque les travaux d'excavation furent poussés avec une activité que rien ne put arrêter, ni la surveillance permanente d'un inspecteur ottoman, ni le mauvais vouloir des paysans d'alentour, ni la difficulté de se procurer des travailleurs, surtout à l'époque de la moisson, ni enfin le mauvais résultat de certaines recherches et les désillusions qui ne manquèrent pas d'assaillir en foule le chercheur qui, dit-il lui-même, «croyait à Homère comme à un Evangile».

Heureusement les résultats magnifiques qui furent atteints furent pour M. Schliemann une large compensation de tant de peines et de tant de déboires.

Nous ne pouvons suivre ici le récit que M. Schliemann lui-même a fait au jour le jour de ses travaux et de ses découvertes. Constatons-en seulement les principaux résultats.

Pour se rendre un compte exact du développement en quelque sorte dramatique de ces recherches, il est bon de ne pas oublier que M. Schliemann était porté à les entreprendre par le désir de vérifier une hypothèse conçue à l'avance : c'est là, le plus souvent, un mobile puissant pour les travailleurs, et, sans lui, bien des découvertes importantes n'eussent jamais été faites. Donc M. Schliemann croyait à sa thèse, et il croyait Homère.

Tout plein de ses idées, il pensait devoir rencontrer cette ville énorme que l'on peut s'imaginer, d'après les récits du poète, dépassant infiniment l'enceinte de la ville grecque qui lui avait succédé et capable de contenir au moins 100 000 habitants.

Aussi, persuadé d'ailleurs que la forteresse dont parle Homère, la Pergame antique était située à l'extrémité même de la colline sur laquelle Troie avait ete construite, il songea à embrasser immédiatement dan un cercle de fouilles l'ensemble des ruines qui devait correspondre à l'ancienne cité. Il résolut de partir des extrémités et de marcher peu à peu vers le centre. M. Schliemann commença donc par creuser, avec beaucoup de précaution, un certain nombre de puits aux confins mêmes de l'Ilium grec. Mais, à son grand étonnement, il ne trouva rien, ou du moins rien qui ne fût purement grec. Au-dessous de l'Ilium de Lysimaque on ne trouvait nulle trace de la Troie antique. M. Schliemann continua ses fouilles en se rapprochant de la prétendue Pergame : rien encore. Il se rapprocha de nouveau : rien encore ; et ainsi de suite. Jusqu'à sept puits furent creusés par lui au pied de la montagne et ne mirent au jour que des murs et des tessons grecs.

En présence de pareils résultats M. Schliemann était bien obligé de s'avouer à lui-même qu'Homère l'avait trompé sur l'importance de la ville ; que s'il y avait une Troie, elle était restreinte à la superficie de la colline ; que c'était là qu'il fallait porter toutes les recherches si l'on voulait arriver à quelque résultat positif.

Ce nouveau plan une fois adopté, les cent cinquante travailleurs de M. Schliemann furent répartis sur la colline. Il convenait tout d'abord de creuser des puits allant jusqu'au sol vierge, afin de se fixer sur la nature des travaux futurs.

Un nouvel étonnement et une nouvelle surprise attendaient M. Schliemann. Les puits, en effet, durent être poussés jusqu'à une profondeur de quatorze mètres avant d'atteindre le gravier vierge de débris humains, et, au lieu d'une ville ou de deux villes dont on espérait rencontrer les débris, ce furent quatre ou cinq villes successives dont on retrouva les restes superposés. Cette surprise était, certes, plus agréable que la première.

Quelle perspective lointaine s'était ouverte tout à coup pour l'histoire de la Troade ! Jusqu'où la chronologie ne devait-elle pas remonter pour trouver l'origine de ces restes prodigieux ? En effet, la ville grecque, moderne relativement, ville active, ville considérable, et qui avait vécu pendant plus de mille ans (jusque vers Constance II, 561 après J.-C.), cette ville, dis-je, avait laissé une couche de ruines qui n'avait guère plus de deux mètres de profondeur. C'était entre d'autres peuples antiques qu'il convenait de distribuer les ruines antérieures. On voit jusqu'à quelle haute antiquité la proportion mathématique faisait remonter leur ensevelissement.

Spectacle plus étrange encore ! Ces ruines ne se suivaient pas dans l'ordre lent, régulier et pacifique eu quelque sorte, que doit amener la vie habituelle d'un peuple dans un endroit donné. L'aspect seul des premières fouilles donnait l'impression des crises violentes, de révolutions implacables, et de destruction sans merci.

Des lits épais de cendres de bois rouges ou jaunes étaient les traces frappantes d'incendies qui avaient, d'un seul coup, ruiné la ville. Les murs des maisons construits les uns sur les autres sans préoccupation d'utiliser les anciens fondements attestaient des périodes d'abandon complet, comme après une ruine définitive ; enfin, les preuves évidentes de décadence et de perte de connaissances acquises, relevées régulièrement dans les objets d'art appartenant aux différentes couches attestaient la rupture nette, à certaines époques du développement général de la masse de civilisation accumulée déjà par les prédécesseurs.

Donc, dans la première couche de ces débris, M. Schliemann retrouva d'abord des objets d'origine grecque. Cette couche n'avait guère que deux mètres de profondeur, mais les heureuses découvertes qu'y fit la bêche des travailleurs eussent suffi pour satisfaire le plus ambitieux des archéologues.

C'est là, en effet, que M. Schliemann mit au jour un grand nombre de médailles prouvant l'existence de la ville d'Ilium Novum jusqu'au règne de Constance II ; des restes immenses de l'enceinte construite par Lysimaque, un des généraux et des successeurs d'Alexandre ; de nombreuses inscriptions grecques pleines de renseignements pour l'histoire générale des moeurs de l'Asie Mineure à l'époque de la conquête romaine ; des ruines de temples, de monuments publics, d'édifices de toutes sortes qui prouvaient la prospérité dont avait joui la moderne Ilion. On put juger, d'après ces ruines nouvelles, que la ville maintenant absolument détruite avait pu avoir près de 100 000 habitants ; qu'elle avait été ornée de tout ce que les arts de la Grèce et de l'Asie pouvaient tout ensemble produire de plus noble et de plus gracieux ; qu'elle avait été digne, en un mot, des grands souvenirs d'Alexandre et des Romains qui y étaient attachés, et surtout de la mystérieuse ancêtre que lui donnaient les récits homériques.

En effet, quelle magnifique situation pour une grande ville, - à l'époque où l'Asie Mineure et l'Archipel étaient en quelque sorte le centre du monde, - et comme l'on comprend que les grands conquérants de cette région n'aient point voulu abandonner un lieu que tant de gloire et tant de merveilles recommandaient à l'attention des hommes !

Laissons parler M. Schliemann lui-même : «La vue, du haut du mont Hissarlik, est de toute beauté. Devant moi s'étend la magnifique plaine de Troie. Depuis les pluies des derniers orages, elle s'est de nouveau couverte de gazon vert et de boutons d'or ; l'Hellespont bleu la borde à une heure de distance vers le nord-ouest. La presqu'île de Gallipoli s'y avance en une pointe qui porte le phare. A gauche s'étend l'île d'Imbros au-dessus de laquelle on aperçoit le mont Ida de Samothrace, maintenant couvert de neiges ; un peu plus à 1 'ouest on découvre sur la presqu'île macédonienne le fameux mont Athos ou la Montagne sacrée, portant ses nombreux monastères ; et à son extrémité, au nord-ouest, se trouvent encore les traces de ce grand canal, qu'au dire d'Hérodote, Xerxès y fit creuser pour éviter à sa flotte la navigation orageuse du Cap.

En reportant de nouveau ses regards sur la plaine troyenne, on y voit sur un éperon du promontoire de Rhoetie, le tombeau d'Ajax ; au pied du promontoire opposé de Sigée, le tombeau de Patrocle ; sur l'extrémité de ce cap, le monument d'Achille et, à gauche de celui-ci, au haut du cap lui-même, le village de Jenischaïr.

D'ici la plaine s'étend sur deux heures de largeur. Elle est bordée à l'ouest par la côte de la mer Egée, qui a en moyenne une hauteur de 40 mètres. On y découvre d'abord le tombeau de Festus, le confident de Caracalla que celui-ci fit empoisonner, d'après Hérodien, lorsqu'il visita la ville d'Ilium, afin d'imiter les magnifiques funérailles qu'Achille fit célébrer, selon Homère, en l'honneur de son ami Patrocle. On voit ensuite sur la même côte un tumulus nommé Udjek-Tépé, haut de 24 mètres, et que la plupart des antiquaires prennent pour celui du vieux Aesyétès, et du haut duquel Polytès, confiant en la légèreté de ses pieds (Iliade, II, v.91-794), espionnait la flotte grecque pour voir quand les troupes sortiraient des trirèmes... Entre ces deux tombeaux, on voit sortir de la mer Egée l'île de Ténédos.

Vers le sud, la plaine de Troie s'étend à deux heures au delà jusqu'aux hauteurs de Bounarbaschi, que domine majestueusement le Gargare, sommet du mont Ida, couvert de neiges éternelles, d'où Jupiter assistait aux combats des Troyens et des Grecs».

Si nous ajoutons enfin que cette plaine est baignée de plusieurs fleuves torrentueux, le Kalifatli-Armak, l'Intepélé-Armak, et, au loin, la rivière du Chalil-Owai que l'on identifie plus ou moins facilement avec le Scamandre et le Simoïs, on pourra se rendre compte à la fin, de l'excellence de l'emplacement de l'Ilium Novum, bâtie probablement sur les ruines de l'antique Troie.

Parmi les plus précieux de tous les débris qui furent retrouvés dans cette couche, en quelque sorte superficielle, il ne faut pas oublier de mentionner le très remarquable triglyphe que l'on a rapproché - non sans quelque raison - des célèbres frises du Parthénon.

Le bas-relief qui est d'une des meilleures époques de l'art grec, représente Phébus-Apollon, le dieu du Soleil, emporté dans l'espace par quatre chevaux fougueux, de la plus superbe allure ; le dieu est vêtu d'une longue robe flottante ; sa tête est couronnée de l'auréole aux mille rayons, sa main, d'un geste magnifique, abandonne toute liberté aux chevaux qui l'emportent et semble leur ouvrir l'espace. Aucune trace de char n'apparait, comme si l'artiste eût craint d'alourdir par cette image leur course impétueuse, et, par une dernière liberté, la tête d'Apollon, s'élevant au-dessus du plan général du relief, perce en quelque sorte la bande supérieure du triglyphe, et donne ainsi l'idée de la superbe entrée du dieu du jour dans le ciel.

Nous pourrions citer encore bien des trouvailles précieuses, bien des fragments de la plus grande beauté, trouvés par M. Schliemann dans les ruines de l'Ilium grecque ; mais comme lui nous avons hâte d'arriver aux villes plus anciennes et de passer en revue des débris moins précieux pour l'art, mais plus intéressants pour la solution directe du problème qui s'est posé devant nous.

Dès qu'il eut passé la profondeur de 2 mètres, M. Schliemann se trouva dans un monde tout nouveau et absolument inattendu. De 2 mètres à 7 mètres environ régnait une couche de décombres qui semblait appartenir à des peuples de races aryennes ; où les objets d'art et même les ruines de constructions importantes manquaient d'une façon à peu près générale ; mais où l'abondance des poteries de formes étranges, la présence de plus en plus fréquente, à mesure que l'on descendait, d'instruments de pierre (haches, couteaux, lames en diorite et en silex), le manque absolu d'outils de fer, et la rareté de plus en plus grande d'objets en cuivre révélaient l'existence de peuples anciens et absolument inconnus à l'histoire.

Ce n'était point là, il faut l'avouer, ce que cherchait M. Schliemann. Ce n'était point là une découverte qui répondît à l'idée qu'on pouvait se faire de la superbe Troie d'Homère. Rien de ces palais en marbre et en pierre de prix dont la pioche devait retrouver au moins les fondations. Au contraire, les traces considérables de cendres rouge attestaient que les villes occupées jadis par les peuples qui habitaient là, devaient être construites en bois. La poterie, seule trace réellement curieuse et abondante que l'on retrouvât dans ces ruines, indiquait un art grossier et se faisait remarquer par une décadence continue. Enfin si l'on ne devait point s'étonner outre mesure de ne trouver là que des instruments de cuivre, - puisque Homère semble encore ignorer l'emploi du fer, - si l'on devait également accepter assez aisément l'abondance des outils de silex, - puisque, dans les civilisations les plus avancées, l'âge de pierre s'est prolongé incontestablement beaucoup plus tard qu'on ne le pense généralement, - du moins pouvait-on s'étonner de ne relever ici aucun indice d'une puissance, d'une richesse matérielle, d'une splendeur de ruines qui justifiât en quelque sorte la renommée que l'empire de Troie a laissée dans la mémoire des hommes.

A ces difficultés générales, s'ajoutaient des incertitudes particulières, qui n'étaient pas sans embrouiller encore un problème déjà si obscur. Dès les premiers pas, on trouvait, en quantités énormes, certains instruments en terre cuite ayant une forme de toupie, on plutôt de fusaïole et dont l'usage ancien semblait absolument inexplicable. Ces objets étaient le plus souvent couverts d'inscriptions ou de signes en caractères absolument inconnus. On y voyait fréquemment une sorte de croix, munie de quatre points, qui indiquait une origine aryenne, et que M. E. Burnouf semble avoir assez catégoriquement expliquée par l'emblème du feu sacré, Agni. Mais par contre les inscriptions semblaient en caractères absolument indéchiffrables, à moins d'accepter la singulière hypothèse du même E. Burnouf, qui dans l'une d'entre elles voulait absolument reconnaitre du chinois !

Autre difficulté : la plupart des vases entiers que l'on retrouvait avaient une forme assez remarquable quoique grossière. On y reconnaissait évidemment des yeux, une sorte de nez, des seins, un nombril, et quelquefois même, sur les côtés, des bras, ou quelque chose d'approchant. Fallait-il voir ici une imitation grossière du corps de la femme, ou bien, comme le prétendait M. Schliemann, une déesse à tête de chouette, la minerve d'Homère, glaukôpis ? Toutes ces questions embrouillaient encore dans l'esprit du courageux archéologue par l'embarras où il se mettait lui-même en voulant faire cadrer toutes ces trouvailles avec les récits de l'ancien poète. Il est tel couvert de pot qu'il prenait pour la coupe homérique, tel instrument qu'il appelait la hache ou le bouclier troyen, et où il s'efforçait de voir ce qui n'y était nullement.

Heureusement le fait seul d'être sur les lieux suffisait pour encourager, aider et éclairer ce vaillant chercheur. Sans trop s'arrêter à tant de difficiles problèmes, sans faire autre chose que de se les poser à lui-même, et d'essayer de les résoudre avec la plus entière bonne foi, il poursuivait ses recherches et descendait plus bas, toujours plus bas.

Bien lui en prit, car il put bientôt, dans ses nouvelles fouilles, mettre la main sur des objets de la même nature que les précédents, mais dont l'abondance, la qualité et la bonne exécution pouvaient faire croire que l'on avait affaire à un peuple plus avancé dans la civilisation et plus puissant. Quand, à ces premières trouvailles, vinrent s'adjoindre de nombreux instruments en métal, des objets de cuivre et même d'airain, une véritable collection, un trésor de bijoux en matières précieuses et habilement travaillées ; quand surtout on eut rencontré des murs d'enceinte, des constructions solidement fondées, des restes d'autels, de temples et de pavages de rues ; tout cela d'ailleurs portant les marques frappantes d'une destruction violente par un incendie général, cette fois M. Schliemann put crier son Euréka et affirmer au monde savant qu'il avait trouvé es véritables ruines de l'ancienne Troie.

Somme toute, les recherches menées avec la plus grande activité et la plus remarquable intelligence pendant plusieurs mois des années 1871-1872 et 1873, amenèrent sur l'état de l'ancienne ville les découvertes suivantes :

La cité - bien moins importante qu'on eût pu se l'imaginer d'après sa merveilleuse histoire, - était construite sur le plateau couronnant la colline actuelle d'Hissarlik ; son point le plus fort s'avançait à pic sur la plaine qui s'étendait vers le nord jusqu'à la mer. Là était construit le château-fort, la Pergame, qui commandait la plaine, et qui, bâtie de moellons et de poutres enchevêtrées, était protégée par un revêtement en bois.

Un mur d'enceinte régnait tout autour de la ville. Il semble qu'en certaines parties ce mur servait également au soutènement des terrains en pente qui portaient les principaux édifices. Il semble avoir eu une hauteur de 5 à 6 mètres. Il était d'une architecture grossière, le plus souvent composé de grosses pierres blanches non taillées, posées l'une sur l'autre sans être réunies par le ciment. Le système de fortification était complété par des tours dont M. Schliemann semble avoir découvert la plus importante. Haute de 6 à 8 mètres seulement, elle occupait la partie occidentale extrême de la cité. De là elle dominait la plaine et la mer. Il n'y avait pas sur tout le plateau de point plus élevé, et M. Schliemann dans son désir d'appliquer ses découvertes à l'explication d'Homère, n'a pas manqué d'y voir la grande tour d'Ilium, où Andromaque monta «lorsqu'elle eut entendu que les Troyens étaient opprimés et que la force des Achéens l'emportait». (Iliade, VI, 586-587.)

De l'intérieur de la ville un chemin, ou plutôt une rue parfaitement aménagée, conduisait aux portes par lesquelles on descendait dans la plaine. Cette rue, trouvée à une profondeur de 9 mètres, était large de 5 mètres 20 centimètres. Elle était pavée de dalles épaisses de pierre, longues de 1 mètre 18 centimètres à 1 mètre 50 centimètres et larges de 89 à 134 centimètres. La direction exacte de la rue était vers le sud-ouest et elle descendait avec une forte pente vers la plaine. L'état d'émiettement dans lequel se trouva la superficie des dalles dès qu'elles furent exposées à l'air fut pour M. Schliemann une preuve convaincante de la violence de l'incendie dans lequel avait péri la ville.

A l'extrémité de cette belle rue, M. Schliemann, dirigé par un heureux instinct, rencontra bientôt deux portes qui ouvraient sur la campagne, et dont l'emplacement restreignait singulièrement les proportions qu'on eût été tenté de donner à la cité. L'absence totale de débris troyens au delà de ces portes prouvait d'ailleurs qu'elles avaient bien été construites à l'endroit où s'arrêtaient les constructions. Ces deux portes étaient séparées l'une de l'autre par une distance d'environ 6 mètres. On retrouva jusqu'aux chevilles ou grandes clefs en cuivre qui avaient servi à les fermer ; l'une de ces deux portes avait une largeur de 5 mètres 76 centimètres et était formée par deux saillies du mur. C'est là que s'arrêtait le chemin pavé de dalles. Plus loin il devenait raboteux. La seconde porte était également formée de saillies avançant sur le mur et s'ouvrait sur le dehors.

Ici encore M. Schliemann ne pouvait manquer d'appliquer les renseignements analogues à ces découvertes que lui fournissait l'Iliade. Il faut avouer d'ailleurs que l'occasion était belle d'identifier cette double-porte avec les Portes-Scées, dont le nom, au pluriel, semblait indiquer une construction analogue à celle dont on retrouvait les débris. II est vrai que le texte même du poète donnait un démenti catégorique à cette identification.

En effet, dans le chant VI, Hector quittant la Pergame pour se rendre aux Portes-Scées, traverse la ville tout entière d'après Homère. Cette mention ne se rapporte nullement à la position réciproque des ruines. Mais M. Schliemann acceptant ici l'hypothèse très raisonnable que le poète grec m'avait pas eu telle connaissance exacte des lieux, n'en continue pas moins de voir ici ces fameuses Portes-Scées sans s'apercevoir en quelque sorte de la contradiction qu'il élève ici lui-même contre la plus grosse part de ses affirmations.

C'est donc d'ici, selon lui, que les vieillards assemblés promenaient leur regard sur toute la plaine et consultaient anxieusement le sort des combats ; c'est ici que s'est passée cette belle scène où la beauté d'Hélène faillit l'emporter sur leur froide prudence et sur leurs sinistres prévisions : «Et Hélène, s'étant couverte aussitot de voiles blancs, sortit de la chambre nuptiale en pleurant ; et deux femmes la suivaient, Aithrè fille de Pittheus et Klyménè aux yeux de boeuf. Et voici qu'elles arrivèrent aux portes Skaies. Priamos, Panthoos, Thymoitès, Lampos, Klytios, Hykétaôn, nourrisson d'Arès, Oukalégôn et Anténôr, très sages tous deux, siégeaient, vénérables vieillards, au-dessus des portes Skaies. Et la vieillesse les écartait de la guerre ; mais c'étaient d'excellents Agorètes, et ils étaient pareils à des cigales qui dans les bois assises sur un arbre, élèvent leurs voix mélodieuses. Tels étaient les princes des Troyens assis sur la tour. Et quand ils virent Hélène qui montait vers eux, ils se dirent les uns aux autres et à voix basse ces paroles rapides : «Certes il est juste que les Troyens et les Grecs aux belles knémides subissent tant de maux, et depuis si longtemps pour une telle femme, car elle ressemble aux immortelles par sa beauté. Mais malgré cela, qu'elle s'en retourne sur ses nefs, et qu'elle ne nous laisse point, à nous et à nos enfants, un souvenir misérable».

C'est ainsi que l'ardente imagination de M. Schliemann retrouve dans ces ruines un souvenir et comme un parfum de la légende antique. Qui eût résisté à la tentation, et qui songera à blâmer le hardi chercheur que sa conviction soutient dans ses recherches, et qui sans elle, n'eût certes jamais songé à les entreprendre ni à les poursuivre ?

Au point de vue des monuments religieux les fouilles de M. Schliemann furent moins heureuses peut-être qu'on eût pu le penser tout d'abord. Homère, il est vrai, parle peu des sanctuaires d'Ilion. Cependant il cite un temple de Minerve et un petit temple d'Apollon. M. Schliemann crut d'abord avoir découvert le premier - de beaucoup le plus important - dans le voisinage de la Pergame. Mais, tout compte fait, ce temple se trouva réduit à une sorte d'autel en forme de croissant que M. Schliemann veut bien dédier «à la Minerve à tête de chouette». La seule raison qui puisse motiver cette attribution, c'est la situation de cet autel placé juste au-dessous du temple de la Minerve Grecque d'Ilium Novum. Il y a là un motif assez fort, il faut l'avouer, de reconnaître dans ce précieux monument l'endroit où se faisaient les sacrifices et où l'on entretenait le culte du dieu national et héréditaire des premiers Troyens.

Heureusement pour tout ce qui se rattache à la vie privée de ces anciens peuples, M. Schliemann fut infiniment plus favorisé ; et c'est là, on peut le dire, le fonds même de la découverte.

Dans le voisinage des débris que nous avons signalés déjà, sur les côtés mêmes de la rue dallée, on mit au jour plusieurs restes de maisons anciennes. Loin que ces décombres fussent absolument détruits et en quelque sorte inintelligibles, leur forme au contraire était en grande partie conservée, et M. Schliemann les compare aux maisons pompéiennes.

Nous donnerons la description d'une de ces maisons, de la plus importante, de celle que M. Schliemann a baptisée du nom de Palais de Priam. Ce bâtiment fut certainement un des plus importants de l'ancienne Troie. La solidité relative de sa construction, la richesse des objets qu'on y a rencontrés, le voisinage où il se trouvait de la Tour, des murs d'enceinte et des portes ; enfin le fait que le palais du roi postérieur fut construit sur ce même emplacement sont des raisons probantes pour reconnaître ici un des édifices principaux de la cité.

Les murs, d'inégale épaisseur, étaient construits en pierres reliées avec de la terre. Ils étaient à l'intérieur badigeonnés d'un enduit peint en jaune ou en blanc. Quelques-unes des salles étaient dallées ; quelques autres au contraire semblent avoir été recouvertes d'un plancher qui brûla lors de l'incendie et laissa des cendres épaisses. Dans les chambres assez nombreuses qui partageaient le rez-de-chaussée, on rencontra de la cendre rouge ou jaune en quantité énorme, des débris calcinés, beaucoup de coquillages, des débris d'ustensiles de ménage. Dans d'autres chambres ce furent de superbes cruches hautes de deux mètres ou deux mètres et demi, destinées probablement à contenir les liquides et les boissons. L'autel que nous avons signalé plus haut faisait aussi partie de cet édifice.

Enfin dans les chambres mêmes et tout autour des décombres, dont l'importance semble indiquer que la maison avait plusieurs étages, on rencontra de nombreux ossements humains et en particulier deux squelettes entiers, couchés, le casque en tête, la longue lance auprès d'eux, guerriers morts probablement en défendant leur foyer, et dont la présence attestait que là s'étaient concentrés les derniers efforts de la lutte suprême, et qu'eux, les hommes des temps héroïques étaient morts dans le désastre qui avait emporte du même coup leur ville et leur patrie.

D'autres maisons moins importantes et bâties pour la plupart en briques cuites au soleil furent relevées dans les environs. L'ensemble de leur construction et les proportions générales de la ville mesurées d'après les ruines du mur d'enceinte, réduisirent singulièrement l'idée qu'on pouvait se faire de la population d'une ville qui d'après le poète, avait soutenu dix ans l'effort de la Grèce conjurée. M. Schliemann lui-même reconnaît qu'elle n'a pu contenir plus de 5000 habitants ni fournir plus de 500 hommes en état de porter les armes. Il y a loin de là aux énumérations homériques.

Cependant les autres découvertes de M. Schliemann doivent éloigner toute idée de doute à l'égard de la richesse du peuple qui occupait cette ville. Les objets en métal et en terre cuite, en particulier le Trésor découvert sur la fin des fouilles suffisent pour prouver qu'il y avait là un centre véritablement important et que la Troie ancienne a été riche. Etant riche elle a été puissante, elle a pu étendre au loin sa domination et attirer autour d'elle, pour sa défense, de nombreux alliés.

Parmi les objets relatifs à la vie privée ceux que M. Schliemann trouva en nombre vraiment prodigieux - de quoi former un véritable musée, - ce furent les vases et instruments en terre cuite.

De facture généralement grossière dans les couches supérieures, ils semblaient se raffiner dès que l'on descendait jusqu'aux âges plus anciens. Jamais d'ailleurs leur nature ni leur décoration n'indiquent un progrès considérable dans l'art du potier. Tous sont faits à la main et non au tour ; ils sont composés d'une argile qui, par la cuisson prend des teintes jaunes, noires ou ocreuses. Quelquefois des dessins d'un caractère absolument rudimentaire sont tracés sur la terre encore fraîche et cuite postérieurement. Il arrive même que la surface du vase ainsi décoré a été frottée avec une terre blanchâtre qui, se fixant dans les rainures, a incrusté les lignes en les faisant ressortir en blanc sur le fond noir du vase.

Quant à la forme il faut distinguer avec soin plusieurs classes parmi les poteries troyennes. Tout d'abord on trouva, en quantité prodigieuse, des vases simples en forme de gourde, quelquefois munis de deux anses, quelquefois encore portés sur trois pieds, tantôt lisses et polis à la main, tantôt ornés dans la manière que nous avons indiquée plus haut. Assez fréquemment le col s'allonge en forme de bec ; une des anses disparaît et le vase devient un pot ou même une oenochoé, quelquefois double et conjuguée.

De nombreux vases sont percés de trous comme sils eussent servi à confectionner des fromages ; d'autres sans pied, sont munis d'une double anse ; d'autres enfin, d'un travail plus élégant, affectent la forme d'un animal grossièrement représenté muni de quatre pattes courtes, la tête ronde et à peine détachée du reste du corps. Dans cet animal M. Schliemann a voulu reconnaître un hippopotame, et comme cet animal n'existe pas dans ces régions, il en a conclu à l'existence de rapports médiats ou immédiats avec les Egyptiens.

Sans vouloir nier ces relations, - nous avons vu au contraire qu'elles étaient constatées par les monuments Egyptiens eux-mêmes, et l'actif commerce des Phéniciens, voisins des deux peuples, eût suffi pour les faire naître, - sans donc aller à l'encontre de l'opinion de M. Schliemann, on peut douter que l'animal ainsi représenté soit l'hippopotame. On peut y reconnaître aussi facilement un cochon, ou même tout simplement une forme quelque peu arbitraire, inspirée à l'ouvrier par les exigences de l'art de la poterie et le but pratique qu'il se proposait.

Ces remarques nous amènent tout naturellement à une autre catégorie de vases infiniment plus abondante et surtout plus importante par les discussions auxquelles elle a donné lieu ; à ceux que M. Schliemann désigne sous le nom de vases à tête de chouette.

Cette dénomination est justifiée par leur forme générale. Tantôt en effet le vase entier, tantôt sa partie superieure seulement présente une image où l'on peut reconnaître facilement deux sourcils arqués, deux gros veux ronds, un nez ou un bec, une paire d'oreilles ou quelque chose d'analogue. Quand le vase est d'assez grande taille ces traits sont appliqués sur le goulot, et le reste de la panse est orné de deux seins, d'un nombril, et souvent les anses en forme de bras s'élèvent vers le ciel. Quelquefois même un collier sur la poitrine, une écharpe autour du corps, rendent plus évidente encore l'intention formelle de l'artiste de représenter un corps de femme dans la partie inférieure du vase.

Mais qu'est la partie supérieure ? M. Schliemann, pour lui, n'hésite pas : c'est une tête de chouette. La chouette, on le sait, est l'animal consacré à Minerve. Or, Minerve était, d'après Homère, la déesse particulièrement honorée à Ilion. Les Troyens, selon un usage général de l'antiquité, ont mis sur un corps de femme la tête de l'aninnal qui lui était particulièrement dédié. On sait combien les Egyptiens et les anciens Grecs eux-mêmes étaient coutumiers de ces grossières représentations. Ainsi. M. Schliemann triomphe, voyant ici l'image tant de fois répétée de la Pallas protectrice de Troie.

Malheureusement les savants qui se sont, depuis ces découvertes, occupé de la question, contestent ces conclusions. Ils ne voient dans ces représentations rien autre chose qu'une figure humaine. Ce bec est un nez, ces anses sont des bras, ces gros veux sont une figure grossière des yeux humains, et ils ajoutent : «Ce qui le prouve, c'est la présence des seins, du nombril, des colliers ; et, plus encore, c'est la trace de la bouche indéniable en certains cas».

A ces objections, M. Schliemann pourrait répondre que si la bouche apparaît parfois, elle est omise, le plus souvent, et que dans des représentations, somme toute, assez précises, cette omission est bien étrange ; que la forme du corps est expliquée par l'idée d'une Minerve à tête d'animal ; qu'en outre il est bien étonnant, si ces anciens artistes ont voulu modeler là une forme humaine, qu'ils n'aient jamais songé à représenter l'homme, mais toujours la femme ; il faudrait au moins expliquer les raisons de ce choix.

La question, en somme, reste encore douteuse. Femme ou chouette, bec ou nez, de pareilles images ne sont pas moins intéressantes, et combien ne devons-nous pas nous trouver heureux de pouvoir, pièces en main, discuter sur les premiers essais de l'industrie humaine et sur les premiers efforts artistiques de nos aïeux !

Un autre genre d'objets en terre cuite fut trouvé en quantité énorme et on peut dire qu'il donne aux archéologues plus de mal encore. C'est un objet en forme de toupie, le plus souvent couvert d'ornements et quelquefois même de caractères qui semblent n'être autre chose que des lettres d'un alphabet inconnu. Ou a voulu y voir, tantôt des poids servant aux pêcheurs pour lester leurs filets, tantôt des mollettes de tisserand, tantôt des instruments destinés à allumer le feu ; tantôt des poids destinés à alourdir les nattes tendues devant les portes et les fenêtres des maisons ; tantôt enfin des ex-voto, ou des symboles mystérieux.

Toutes ces explications plus ou moins fantaisistes s'accordent plus ou moins mal avec le nombre, la forme et l'ornementation de ces objets. Le mieux ici encore est de se tenir sur la réserve et d'avouer qu'ils servaient à un usage dont nous ne pouvons, d'après nos habitudes actuelles, nous faire la moindre idée.

Tout l'intérêt de ces fusaïoles n'était pas seulement dans leur forme particulière ; il se trouvait surtout dans ces caractères mystérieux que l'on pouvait relever sur quelques-uns d'entre eux. Du premier coup on y reconnut une écriture, et du premier coup encore un savant crut y reconnaître du chinois. C'était être trop savant peut-être et, en tous cas, trop prématuré.

Il n'y a pas de chinois sur les objets trouvés à Troie. Mais aujourd'hui il est à peu près admis par la science qu'il y a bien là une écriture ; que cette écriture se rapproche du très ancien alphabet grec ou phénicien, et que la langue elle-même n'est rien autre chose qu'un grec archaïque qui serait à peu près à celui de Périclès ce que le gothique est à l'allemand.

Quelques-unes des inscriptions ont été déchiffrées d'une façon plus ou moins certaine, et l'on a cru y reconnaître le nom du dieu national du pays, Sigos, nom absolument inconnu jusqu'ici ; mais qui ne manque pas de présenter une analogie assez satisfaisante avec le nom du promontoire Sigée, et celui même des Portes-Scées.

Il faut attendre encore pour connaître les découvertes que la science, une fois lancée dans cette voie, qui semble bonne, nous réserve assurément.

Nous terminerons la revue des objets trouvés à Hissarlik, par les matières en métal : cuivre, bronze, or, argent ou électrum.

De ce que l'usage de ces métaux ait été fréquent chez les peuples de la Troade, il ne faut pas conclure qu'ils fussent absolument sortis de l'âge de pierre. Bien des outils en silex ou en diorite ont été rencontrés par M. Schliemann. Homère, il est vrai, ne fait jamais mention d'instruments de cette espèce. Mais ce silence ne peut que prouver en faveur de la thèse que nous soutenions plus haut, à savoir, qu'Homère n'avait que des notions très imparfaites de l'état de la civilisation des Troyens dont il racontait les exploits traditionnels. Achille et Hector ont pu se servir de haches et de lances en silex sans que le poète en ait rien su.

En réalité, au moment où vivaient les Troyens de M. Schliemann, la civilisation en était à la transition entre l'âge de pierre et l'âge de bronze. Déjà on savait fabriquer les métaux ; le nombre considérable de moules que l'on a trouvés, prouve la chose d'une façon péremptoire. Si les armes en pierre et en os sont en majorité, c'est, comme l'a fort bien dit M. Lenormant, par des raisons d'économie et peut-être par un reste des anciennes habitudes.

L'art de la métallurgie, importé peut-être des régions phéniciennes, et l'alliage des diverses matières par la fonte fut poussé par ces peuples à un degré assez avancé pour être appliqué avec succès à toute espèce d'objets nécessaires à la défense, à la parure et aux usages de la vie domestique. Ils surent même se procurer, par la voie du commerce, l'étain qui manquait à leurs contrées. L'or, l'argent, le cuivre, le plomb s'y trouvaient, au contraire, en abondance ; ils surent les fabriquer d'abord séparément, ensuite en les combinant dans des proportions plus ou moins avantageuses, mais jamais ils ne connurent l'usage du fer. Les principales pièces de métal décrites par M. Schliemann font partie du trésor dont la découverte a si bien couronné les travaux et les recherches du patient archéologue, et dont la réputation est aujourd'hui si grande dans le monde des savants et des curieux.

Empruntons à M. Schliemann lui-même l'émouvant récit de la façon dont fut faite cette belle trouvaille : «En fouillant sous un mur voisin du palais de Priam, je rencontrai un objet en cuivre d'un fort gros volume et d'une forme remarquable. Il attira d'autant plus mon attention que je crus reconnaître de l'or derrière cet objet. Au-dessus s'élevait une couche d'un mètre et demi, à un mètre trois quarts d'épaisseur, de cendre rouge mêlée à des débris calcinés, et dure comme la pierre, qui supportait à son tour le mur de fortication susmentionné, haut de 6 mètres et épais de 1 mètre 80, qui est bâti de grosses pierres et de terre et qui doit dater des premiers temps qui ont suivi la destruction de Troie.

Afin de soustraire ce trésor à la rapacité de mes ouvriers et de le conserver pour la science, j'ai eu besoin de faire la plus grande hâte, et quoique l'heure du déjeuner ne fût pas encore venue, je fis aussitôt crier païdos ; un mot d'origine incertaine qui a passé dans le turc et qu'on emploie ici pour signifier anapausis ou l'heure du repos. Pendant que mes gens mangeaient et se reposaient, je travaillai moi-même avec un grand couteau à déterrer le trésor ; ce ne fut pas sans beaucoup d'efforts que j'y réussis, ni sans le plus grand danger, car je risquais à chaque instant de voir s'écrouler sur moi la grande muraille au-dessous de laquelle je travaillais. Mais j'y songeais à peine, aiguillonné jusqu'à la témérité par la vue d'une foule d'objets dont chacun devait avoir et possède en effet une valeur inappréciable pour la science. Cependant l'enlèvement de ce trésor m'eût été impossible sans la présence de ma chère femme, qui se tenait toujours prête à envelopper dans son grand châle et à emporter les objets au fur et à mesure que mon couteau les dégageait de leur dure prison».

Après avoir fait la description des principales pièces trouvées en cet endroit et s'être efforcé, suivant le système général du livre de les rapprocher des indications homériques, M. Schliemann ajoute ces détails intéressants : «Comme je trouvai tous les objets ci-dessus désignés, réunis ou placés les uns dans les autres en un tas carré sur le mur d'enceinte, il parait certain qu'ils étaient entassés dans une caisse de bois telle que celles mentionnées dans l'Iliade. Cela est même d'autant plus sûr que tout à côté de ces objets j'ai relevé une clef de cuivre dont le panneton offre la plus grande ressemblance avec celui des grosses clefs des coffres-forts dans les banques... Il est présumable que quelqu'un de la famille de Priam, après avoir jeté en toute hâte les pièces du trésor dans la caisse, a emporté celle-ci sans prendre le temps de retirer la clef ; mais arrivé sur la muraille, il aura été atteint par les ennemis ou par le feu et aura dû abandonner la caisse, que les cendres rouges et les pierres de la maison royale qui se trouvait à côté auront recouverte aussitôt à une hauteur de 1 mètre 50 environ. Peut-être est-ce au malheureux qui avait fait cette tentative de sauvetage qu'appartenait le casque trouvé il y a quelques jours dans une chambre de la maison royale immédiatement à côté de l'endroit où gisait le trésor, avec un vase épais en argent haut de 18 centimètres large de 14, contenant une élégante coupe d'électron de 11 centimètres de hauteur sur 4 de largeur... La précipitation devant le danger, l'angoisse avec laquelle on avait entassé dans la caisse les objets précieux que je viens d'énumérer est prouvée entre autres choses, par le contenu du plus grand des vases, d'argent, tout au fond duquel j'ai trouvé de magnifiques diadèmes en or, un bandeau de tête, et quatre superbes pendants d'oreilles d'or, travaillés de la manière la plus artistique. Au-dessus de ces objets se trouvaient 56 boucles d'oreilles en or de formes très remarquables, et 8750 petits cylindres, anneaux, prismes, et cubes perforés, boutons du même métal, etc, appartenant évidemment à d'autres parures. Par-dessus encore étaient six bracelets en or, et tout en haut du grand vase d'argent, les deux petites coupes d'or». Cette énumération des pièces qui se trouvaient dans le vase d'argent ne fait que donner une idée de l'importance du Trésor pris dans son ensemble : grands plats de cuivre d'environ 50 centimètres de diamètre, bouteilles en or, coupes de formes diverses, lingots d'or et d'argent non façonnés, vases d'or, d'argent et d'électron de toutes les grandeurs, treize pointes de lances en cuivre destinées à entrer dans les hampes, haches de combat, couteaux ordinaires et couteaux poignards en cuivre, un nombre infini de parures de toute espèce, bandeaux, couronnes, pendants d'oreille, bracelets si mignons qu'à peine on y ferait pénétrer le bras d'une fillette de dix ans ; colliers de perles ou de granules de métal, bagues, épingles à cheveux, tout cela d'un travail fini, précieux, délicat même, n'empruntant rien aux formes phéniciennes, égyptiennes ou assyriennes, véritables produits de l'industrie nationale, et qui donnent une haute idée de la richesse et de l'habileté manuelle du peuple qui a laissé des traces aussi remarquables de sa civilisation.

Voyez plutôt cette belle coupe d'or en forme de nef, pesant 600 grammes et soutenue par deux anses ; de chaque côté elle présente une embouchure pour boire de grandeur inégale. M. Schliemann suppose que l'hôte offrait à son invité le côté le plus large après avoir lui même trempé les lèvres sur le côté plus étroit.

Voyez ce beau vase d'argent à couvercle mobile et élégamment orné, avec ces deux anses dressées qui accompagnent si bien la forme.

Voyez encore cette belle timbale en électron à pans régulièrement coupés ; ces boucles d'oreille en colimaçons ; ces bracelets s'enroulant autour du bras, comme les serpents de nos élégantes modernes.

Reconstituez encore avec M. Schliemann les magnifiques bandeaux de tête d'une barbare mais indéniable élégance. Ils se composaient d'une sorte de ruban en or, long d'environ quarante ou cinquante centimètres ; aux deux extrémités de longues franges destinées à retomber sur les tempes pendaient et formaient de gros glands terminés par des ornements assez voisins de la représentation d'une figure humaine ; tout autour, entre chacune de ces franges, règne une série de quarante à cinquante pendeloques plus courtes, toutes en or, et qui couvraient le front d'une sorte de diadème mouvant.

Il y avait certes là une véritable recherche, et en présence d'objets aussi caractéristiques, on comprend le sentiment de Beulé qui, s'efforçant de reconstituer l'image d'une civilisation si développée, en cherche le modèle dans les grands empires du voisinage. «Je suis tenté, dit-il, quand je me rappelle l'Iliade, de comparer Priam, avec son harem et ses cinquante fils, au roi Sargon ou au roi Sardanapale III ; de lui ceindre la même tiare, de lui prêter les mêmes draperies brodées, la même barbe teinte et frisée en étages, de le voir sur le même char conduit par le même écuyer. Les murs d'Ilion devaient avoir les murs et les sept portes de Khorsabad ; les vieillards qui admiraient Hélène se tenaient sur des terrasses derrière des créneaux semblables à ceux de Ninive ; les guerriers avaient les mêmes armes, allaient à la bataille dans le même désordre, poussaient des chevaux couverts des mêmes harnais. En un mot, les bas-reliefs de Khorsabad fourniraient une illustration graphique de l'Iliade plus juste que les bas-reliefs du Parthénon, car au siècle de Périclès la Grèce avait rompu avec l'Orient aussi soigneusement qu'au siècle de Sargon, l'Assyrie avait rompu avec l'Egypte».

Nous n'acceptons pas pour notre part cette prétention de rallier le développement de l'art troyen à celui de l'Assyrie. Qu'il y ait eu analogie de système, cela n'a rien d'impossible entre peuples ayant, en somme, la même origine. Mais nous consentirions mal volontiers à reconnaître autre chose qu'une vague ressemblance et nous n'admettons guère d'influence directe. les objets qu'a trouvés M. Schliemann semblent, au contraire, les produits d'un développement absolument national et indigène. Sans nier la possibilité des rapports établis entre les deux peuples par quelque Agron fugitif du centre de l'Asie, et subjugueur des peuples de l'Asie Mineure, nous pensons qu'on ne peut trouver aucune trace de pareils liens dans les découvertes d'Hissarlik. Certes, quelque importantes qu'elles puissent être, elles sont loin de présenter le caractère de majesté et de perfection que nous montrent les plus anciens monuments de Ninive ou de Babylone. A se placer au point de vue chaldéen, les hommes qui habitaient l'Ilion de M. Schliemann semblent avoir été ou des ancêtres, ou des barbares. Homère, lui-même, eût-il eu, - comme on l'a pensé, - des notions assez précises sur les grands peuples de l'Orient et de l'Egypte, que les passages qu'on pourrait relever en ce sens dans l'Iliade ne prouveraient rien pour l'histoire réelle de Troie.

Suivant cette même méthode de rapprochements et d'analogies archéologiques et décoratives, M. Lenormant a voulu s'aider de l'histoire des anciens peuples des îles de l'Archipel et, en particulier, de Santorin, pour éclairer celle de nos Troyens. Ici le terrain semble plus solide et il le deviendrait tout à fait, si l'hypothèse d'un idiome analogue parlé par ces différents peuples sortait absolument de la phase d'incertitude où elle est encore aujourd'hui. Il y a en faveur de cette opinion un autre argument d'une haute valeur historique, c'est que Thébains et Achéens semblent désignés comme des alliés dans les listes égyptiennes qui énumèrent les peuples d'Asie et d'Europe réunis pour piller l'empire des Pharaons. Il faut cependant marcher ici encore avec la plus grande prudence. Le terrain archéologique sur lequel on se place si volontiers pour poursuivre ces études (car c'est lui qui fournit les documents les plus plus nombreux et les plus significatifs), ce terrain, dis je, est bien incertain et il faut craindre de s'y hasarder sans autre guide que l'hypothèse. Reconnaître que tels ou tels vases, telles ou telles armes présentent des analogies de forme, de décoration, de procédé dans la fabrication et la composition, ce n'est pas là raison suffisante pour conclure à identité de civilisation et simultanéité d'existence et de progrès.

Il ne faut pas oublier que, partant du même point d'ignorance et d'inhabileté, l'esprit humain suit dans son développement les mêmes voies d'essai et de tâtonnements, pour arriver bien souvent à des produits analogues et quelquefois presque identiques. C'est là un principe qu'il faut avoir en vue, surtout quand on s'applique à l'étude de ces restes de civilisations jeunes et rudimentaires en quelque sorte.

Il est remarquable, par exemple, que les poteries et les terres cuites provenant de fouilles faites au Pérou ont les plus grands rapports avec celles que nous avons étudiées plus haut. Il y a les mêmes incertitudes dans la main d'oeuvre, les mêmes insuffisances dans la représentation des figures humaines ou animales, les mêmes inspirations dans les motifs de décoration. M. Schliemann ne serait peut-être pas trop fâché de rencontrer dans ces poteries américaines plusieurs «Minerves à la tête de chouette». On ne peut cependant pas conclure de ces rapprochements - parfaitement naturels étant donné l'identité de but et de moyens, - à des rapports de civilisation entre les Péruviens d'autrefois et les Troyens d'avant Homère.

On le voit donc, après avoir passé en revue les découvertes si intéressantes de M. Schliemann, nous n'avons pas encore atteint le but que nous nous proposions, c'est-à-dire la détermination de la date de l'existence de l'empire Troyen. Il faut pour obtenir ce résultat que la science poursuive encore ses études ; mais avec la sûreté de méthode qu'elle emploie maintenant, et en suivant la voie où elle est lancée désormais.

Par contre, que de renseignements précieux n'avons-nous pas recueillis sur ces anciens hommes ! Ne les avons-nous pas vus en quelque sorte se ranimer et revivre sous nos yeux ? Leurs usages intimes, les maisons qu'ils construisaient ; les essais nombreux et enfantins que tentaient leurs mains encore jeunes pour passer de l'usage de la pierre à celui du métal ; l'amour de la parure et du clinquant qui les rapproche de tous les peuples à demi civilisés ; jusqu'à leur manière de vivre qui ressort des ustensiles de cuisine et des coquillages rencontrés en grand nombre ; leur commerce déjà assez étendu ; leurs premières préoccupations artistiques, et par-dessus tout le spectacle de leur vie agitée, inquiète, toujours menacée des plus grands désastres ; la lutte suprême qu'ils durent soutenir contre un ennemi finalement victorieux, la certitude et comme la vision de la catastrophe dans laquelle ils périrent, se défendant pied à pied jusque dans le dernier retranchement, au milieu d'une ville en proie aux flammes, voilà le spectacle qui peu à peu s'est déroulé devant nos veux. Les cendres qu'a fouillées M. Schliemann ne semblaient-elles pas chaudes encore de ce grand et imposant désastre ? Quel homme peut refuser de s'émouvoir au souvenir de ce qu'ont souffert ces anciens hommes, quand même il ne s'agirait pas de Troie et de la lutte qu'Homère a célébrée ?

Car c'est bien là pour nous, répétons-le en terminant, le lieu où fut Troie, «l'ubi Troja fuit» . Malgré tant d'incertitude dans l'explication de quelques-uns des faits, malgré l'impossibilité d'identifier les découvertes de M. Schliemann avec les récits d'Homère, et nous dirions presque à cause de cela ; malgré la haute antiquité, l'antiquité en quelque sorte préhistorique, vers laquelle nous devons rejeter forcément et définitivement l'époque du siège fameux, nous n'en hésitons pas davantage à croire que c'est bien Troie qu'a découvert le vaillant et tenace archéologue. Nous avons pour cela plusieurs motifs convaincants : d'abord le lieu où ont été faites les fouilles répond bien au lieu traditionnel où Troie a dû exister ; ensuite l'ancienneté des objets trouvés se rapporte bien au long intervalle que les chants d'Homère supposent entre la date du fait et celui où il fut chanté.

En outre, il n'est pas possible qu'un empire assez puissant pour avoir imprimé un souvenir ineffaçable dans la mémoire des hommes n'ait pas aussi laissé quelque trace matérielle sur le sol même où il a vécu ; d'où découle cette dernière raison péremptoire, qu'à notre avis, M. Schliemann peut de fort bonne grâce opposer à ceux qui, à force de minuties, s'efforcent de nier des résultats évidents : «Si ce n'est là la Troie historique, montrez-nous-en une autre !»