Bellérophon et la Chimère


   

L'histoire commence par un fratricide commis par Bellérophon fils de Glaucos. Après avoir tué son frère, Bellérophon doit quitter Corinthe, car le meurtre est un acte puni par l'exil : il doit trouver une nouvelle cité pour que son roi le purifie. Bellérophon en trouve une, mais avant cela il doit tuer un monstre, la Chimère, pour qu'elle cesse d'attaquer les citoyens. Grâce au cheval Pégase, Bellérophon réalise l'impensable en tuant la bête.

 

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Comparaison de textes


1. Texte antique


Homère, Iliade, VI, 171-183  (VIIIe s. av. JC)

Bellérophon alla donc en Lycie, sous la conduite irréprochable des dieux. Quand il fut arrivé en Lycie, et au cours du Xanthe, le roi de la vaste Lycie l'honora de bon cour. Neuf jours, il le traita en hôte, et sacrifia neuf boufs. Mais quand pour la dixième fois parut l'aurore aux doigts de rose, il l'interrogea, et demanda à voir les signes qu'il lui apportait de son gendre Proïtos. Quand il eut reçu les signes funestes de son gendre, d'abord, l'invincible Chimère, il demanda à Bellérophon de la tuer. Elle était de race divine, non humaine : lion par devant, serpent par derrière, chèvre par le milieu du corps, terrible, elle soufflait l'ardeur d'un feu flamboyant. Bellérophon la tua, en obéissant aux signes des dieux .

 

2. Texte contemporain


Charles Baudelaire, Petits poèmes en prose, 1869

 Chacun sa Chimère

Sous un grand ciel gris, dans une grande plaine poudreuse, sans chemins, sans gazon, sans un chardon, sans une ortie, je rencontrai plusieurs hommes qui marchaient courbés.

Chacun d'eux portait sur son dos une énorme Chimère, aussi lourde qu'un sac de farine ou de charbon, ou le fourniment d'un fantassin romain.

Mais la monstrueuse bête n'était pas un poids inerte ; au contraire, elle enveloppait et opprimait l'homme de ses muscles élastiques et puissants ; elle s'agrafait avec ses deux vastes griffes à la poitrine de sa monture ; et sa tête fabuleuse surmontait le front de l'homme, comme un de ces casques horribles par lesquels les anciens guerriers espéraient ajouter à la terreur de l'ennemi.

Je questionnai l'un de ces hommes, et je lui demandai où ils allaient ainsi. Il me répondit qu'il n'en savait rien, ni lui, ni les autres ; mais qu'évidemment ils allaient quelque part, puisqu'ils étaient poussés par un invincible besoin de marcher.

Chose curieuse à noter : aucun de ces voyageurs n'avait l'air irrité contre la bête féroce suspendue à son cou et collée à son dos ; on eût dit qu'il la considérait comme faisant partie de lui-même. Tous ces visages fatigués et sérieux ne témoignaient d'aucun désespoir ; sous la coupole spleenétique du ciel, les pieds plongés dans la poussière d'un sol aussi désolé que ce ciel, ils cheminaient avec la physionomie résignée de ceux qui sont condamnés à espérer toujours.

Et le cortége passa à côté de moi et s'enfonça dans l'atmosphère de l'horizon, à l'endroit où la surface arrondie de la planète se dérobe à la curiosité du regard humain.

Et pendant quelques instants je m'obstinai à vouloir comprendre ce mystère ; mais bientôt l'irrésistible Indifférence s'abattit sur moi, et j'en fus plus lourdement accablé qu'ils ne l'étaient eux-mêmes par leurs écrasantes Chimères.

 

Nous allons comparer un texte antique composé par Homère au VIIIe siècle av. JC et un texte moderne du XIXe siècle écrit par Charles Baudelaire, dont le point commun est qu'ils évoquent tous deux une Chimère. Mais est-elle la même à des époques aussi différentes ?

Tout d'abord, dans le texte d'Homère l'histoire ne concerne pas que la Chimère, mais surtout Bellérophon : son combat épique contre la Chimère, un monstre qu'il faut absolument éliminer, n'est que l'un de ses exploits.

Au contraire, dans le poème en prose de Charles Baudelaire, le poète donne une image de la Chimère monstrueuse par son physique mais pas par ses actes : elle ne semble faire aucun mal aux hommes, et ceux-ci semblent s'accommoder d'être chacun surmonté par son propre monstre familier. C'et qu'il faut prendre ici le nom "chimère" au sens allégorique : une chimère est un rêve illusoire, et c'est ici une métaphore du tragique de la condition humaine, un mélange de solitude et d'espoir vain.

On voit que Baudelaire s'est inspiré du mythe antique, mais qu'il l'a adapté à son époque et à sa propre personnalité.

 

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Coline B., 206