Héraklès/Hercule et les oiseaux de Stymphale


   

Nous allons nous intéresser aux fameux douze travaux d’Héraklès et nous aborderons ici son sixième travail, imposé par Eurysthée, roi de l’Argolide : chasser les oiseaux du lac Stymphale.

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Comparaison de textes

1. Texte antique


Pseudo-Apollodore, Bibliothèque, II.5.6, « Les oiseaux de Stymphale » (IIe s. apr. JC)

Comme sixième travail, il [Eurysthée] lui imposa de chasser les oiseaux du lac Stymphale. Il y avait à Stymphalos en Arcadie un lac appelé Stymphale, entouré d'une épaisse forêt ; des oiseaux en nombre s'y réfugiaient, car ils craignaient d'être la proie des loups. Comme Héraclès ne savait comment il pourrait chasser les oiseaux de la forêt, Athéna lui donna des crotales de bronze qu'elle avait reçues d’Héphaïstos. En les faisant résonner depuis une montagne qui était proche du lac, il effraya les oiseaux ; ils ne pouvaient supporter le bruit qui les effrayait et s'envolèrent, et ainsi Héraclès put les abattre de ses flèches.


Nous pouvons constater qu’Apollodore décrit les lieux et la scène avec énormément de détails, en particulier l’intervention d'Athéna, une déesse qui aide souvent les mortels, par exemple Ulysse lors de l’épisode du cheval de Troie. Le point de vue du narrateur omniscient permet aussi de connaître les sentiments et les sensations de chacun des personnages, et nous apprend en particulier que ces oiseaux sont à la fois féroces et craintifs des loups. Quant à Héraklès, il n’est pas aussi malin qu’on pourrait le penser, et il a bien besoin d'Athéna pour trouver une solution.

 

2. Textes contemporains


José-Maria de Heredia, Les Trophées, 1893

José Maria de Heredia (1842-1905) est un homme de lettres français d'origine cubaine, considéré comme l'un des plus brillants représentants du Parnasse, un mouvement esthétique partisan de l'art pour l'art. Son unique recueil poétique, Les Trophées, a été publié en 1893. Il se compose presque tout entier de sonnets et se divise en plusieurs groupes : La Grèce et la Sicile, Rome et les Barbares, Moyen Âge et Renaissance, Orient et Tropiques, la Nature et le Rêve. Ce poète est donc très inspiré par l’Histoire au sens large du terme.

 

Stymphale
Et partout devant lui, par milliers, les oiseaux,
De la berge fangeuse où le Héros dévale,
S’envolèrent, ainsi qu’une brusque rafale,
Sur le lugubre lac dont clapotaient les eaux.
 
D’autres, d’un vol plus bas croisant leurs noirs réseaux,
Frôlaient le front baisé par les lèvres d’Omphale,
Quand, ajustant au nerf la flèche triomphale,
L’Archer superbe fit un pas dans les roseaux.

Et dès lors, du nuage effarouché qu’il crible.
Avec des cris stridents plut une pluie horrible
Que l’éclair meurtrier rayait de traits de feu.
 
Enfin, le Soleil vit, à travers ces nuées
Où son arc avait fait d’éclatantes trouées,
Hercule tout sanglant sourire au grand ciel bleu.

 

Ce qui est remarquable dans ce sonnet, c’est que le poète met d'abord en place dans le premier quatrain une atmosphère inquiétante, avec un champ lexical lugubre : « brusque rafale », « lugubre lac », « nuage effarouché qu’il crible ». Il insiste surtout sur la multitude d’oiseaux : « Et partout devant lui, par milliers les oiseaux ». De ce fait, il amplifie la disproportion numérique entre les différents adversaires. A priori, Hercule ne pouvait gagner puisqu'il était seul, mais le rappel de ce désavantage accentue de manière hyperbolique la force du héros qui parvient à les vaincre avec sa seule puissance herculéenne.

Outre cela, nous pouvons relever les effets sonores spectaculaires dans le premier tercet :

Et dès lors, du nuage effarouché qu’il crible.
Avec des cris stridents plut une pluie horrible
Que l’éclair meurtrier rayait de traits de feu.

Dans ces vers, les allitérations en [R], les assonances en [i] et les rimes intérieures en [kri] produisent un effet de brutalité et de stridence qui accentue la violence de l’affrontement, en nous faisant entendre les flèches traversant les cieux et les cris des oiseaux. Le champ lexical amplifie cette brutalité avec des métaphores comme : « nuage effarouché qu’il crible », « pluie horrible » et  « éclair meurtrier ». Le poète parvient ici à nous faire imaginer la scène en utilisant toutes les ressources du langage, en particulier ses images et ses sonorités.

Il met aussi en exergue la victoire totale d’Hercule sur les oiseaux, non seulement par l’utilisation de majuscules pour le désigner (le Héros, l'Archer), mais aussi par le champ lexical de la victoire : « triomphale », « l’éclair meurtrier rayait », « éclatantes »,  de sorte qu'au dernier vers, Hercule est tout souriant en se tournant vers le Soleil. Sa victoire ramène la paix, mais aussi la percée de la lumière, symbole de fertilité, de richesse par rapport à cet ancien lac chaotique où la brume encerclait absolument tout. L’enjeu de ce combat est amplifié : l’exploit d’Hercule ne permet pas seulement de libérer le lac de l’emprise des oiseaux, mais bien de créer en ces lieux les conditions d'une nouvelle civilisation. Cet enjeu est donc d’ordre cosmique, et pas seulement local.

Ainsi, en opposant un individu seul à la dangerosité de cet endroit, avec sa multitude d'oiseaux, le poète rend d'autant plus extraordinaire la victoire d’Hercule. Ayant à braver tous ces obstacles au péril de sa vie, le héros suscite l'admiration. Un bon apophtegme illustrant cette victoire totale alors que la situation semblait désespérée serait : « A vaincre sans péril on triomphe sans gloire ». Il faut donc comprendre que cette poésie épique doit nécessairement placer le Héros en mauvaise posture pour qu’à la fin, ili apparaisse comme celui à qui rien ne peut faire peur.

Il faut toutefois remarquer que cette poésie épique ne détaille pas autant les faits que le texte antique. Elle crée une atmosphère plus qu'elle ne raconte en détail comment Hercule a pu s'y prendre. Par ailleurs, Hérédia fait totalement abstraction d’Athéna, alors que dans le texte d'Apollodore c'est elle qui donne au héros le moyen de mener à bien sa mission. Mais cette absence de divinité peut s’expliquer par le parti-pris de l’auteur qui, pour valoriser la puissance du héros, élimine toute intervention divine, ce qui rend la prouesse d’autant plus spectaculaire.

 

Agatha Christie, Les Douze Travaux d’Hercule, 1947

Agatha Christie (1890-1976) est une grande écrivaine de romans policiers qui se vendent tous à plusieurs millions d’exemplaires. Son recueil de nouvelles, Les travaux d’Hercule, s'amuse à jouer avec le nom d’Hercule Poirot, le protagoniste d'un grand nombre de ses romans. Plus doté en cellules grises qu'en muscles, le héros résout successivement douze affaires faisant allusion aux douze travaux d’Hercule. L’autrice s’est donc fortement inspirée de l’antiquité.

Un petit résumé de la nouvelle  « Les oiseaux du lac Stymphale » (The Stymphalean Birds) est nécessaire avant de commencer.

Le plus jeune secrétaire d'Etat d'Angleterre, Harrold Warring, prend ses quartiers d'été sur les bords du lac de la Stempka en Herzoslovaquie. Fraîchement arrivé sur les lieux de villégiature, le jeune politicien s'aperçoit qu'on lui a dérobé ses papiers et son portefeuille. Deux sympathiques clientes de l'hôtel, Mrs Rice et sa fille Elsie Clayton, lui viennent pécuniairement en aide. Toutefois, Harrold ne tarde pas à succomber au charme de la jeune anglaise dont il apprend qu'elle est mariée à un véritable tortionnaire qui vient, de sa jalousie extrême, la menacer dans la chambre même du politicien. S'ensuit une rixe entre les deux époux à l'issue de laquelle le mari trouve la mort. Considérant les faits qui pèsent sur Harrold et sur Elsie, il ne fait aucun doute que leur avenir à chacun est fortement contrarié. Pris au piège, le jeune secrétaire s'attend au pire. Deux femmes à physique d'oiseaux étant assez étranges, elles deviennent les premiers suspects de l’affaire qui occupera Hercule Poirot, bien décidé à élucider ce mystère.


Ces deux femmes avaient un aspect extraordinaire. Leur nez était long et courbe, comme un bec d’oiseau, et leurs traits avaient une fixité étrange. […] Chacune d’elles avait, jetée sur les épaules, une cape qui battait comme les ailes d’un grand oiseau

Intéressons-nous à présent à la description de ces femmes par Agatha Christie. Elle nous dépeint des êtres humains qui, par leur tenue vestimentaire et leur aspect physique, ressemblent aux oiseaux du lac Stymphale du mythe originel. Elle rationalise ainsi le mythe, en attribuant des caractéristiques animales à des créatures humaines, à la différence du mythe originel qui humanisait des animaux fuyant par crainte des loups. Elle personnifie ainsi les oiseaux d’Apollodore.

Dans cet extrait, les adjectifs « extraordinaire » et « étrange » laissent planer un doute au sujet de ces femmes : sont-elles dangereuses ? Au fil de l’histoire, cette possible dangerosité devient de plus en plus insistante, ce qui peut être rapproché de la férocité des oiseaux du mythe. De plus, le cadre spatial fait allusion au mythe : l’histoire se déroule au bord du lac Stempka, qui ne manque pas d'évoquer le lieu originel du lac Stymphale. Outre ce cadre spatial très inquiétant et ces femmes que leur laideur monstrueuse rend suspectes, l’affaire est brillamment résolue par Hercule Poirot, qui à défaut de la force physique de son homologue antique possède une intelligence qui rappelle celle d'Athéna.

En conclusion, les textes modernes que nous avons abordés ressemblent au texte d’Apollodore, mais en diffèrent par les caractéristiques physiques attribuées aux personnages et par une atmosphère encore plus inquiétante. C’est une chance que nous avons de trouver des réécritures du texte antique qui soient à la fois aussi fidèles et originales.

 

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Iconographie

 


Héraklès et les oiseaux de Stymphale
Amphore attique à figures noires
v.540 av.JC
British Museum


Sur cette amphore Héraklès occupe un petit espace à gauche ; il est reconnaissable à la peau du lion de Némée qu'il porte toujours sur lui. Le reste de l’espace est occupé par les oiseaux, de taille monstrueuse par rapport à celle du héros. Héraklès est en position de combat, il vise les oiseaux pour les tuer. L’accent est donc mis sur la disproportion entre la multitude des oiseaux, à la taille très impressionnante, et la force du héros qui les attaque méthodiquement.

    

 
Hercule au lac Stymphale
Huile sur toile de G. Moreau
1875
Musée Gustave Moreau
 



Hercule se trouve sur des rochers, arc en main mais pas en position de tir, attendant les oiseaux carnivores de Stymphale qui semblent l’attaquer. Ces oiseaux sont une fois encore très imposants par leur taille mais leurs ailes d’airain ne sont pas représentées. Le lac est visible mais assez trouble et sombre, peut-être pour renforcer l’aspect mystérieux et inquiétant des oiseaux.

Par ailleurs, leur nombre est moins important que sur l’amphore attique précédente. Hercule, au centre du tableau, n’est pas représenté comme fort et cette fois ne bande pas son arc en direction des oiseaux. Il semble subir une attaque de leur part, d’ailleurs un oiseau lui mord la jambe gauche, mais pour autant il ne semble pas belliqueux.

 


Héraklès archer
Bronze d'Antoine Bourdelle
version de 1924
Musée d'Orsay


Il nous reste à présenter une version plus contemporaine intitulée Héraklès archer et réalisée par Antoine Bourdelle (1861-1929). Cette sculpture a participé à la renommée de l’artiste et son histoire est très intéressante : l'original a été sculpté en 1909 et devait initialement être réalisé en un seul exemplaire pour Gabriel Thomas, qui avait commandé l'œuvre. Mais dès 1916, d'autres exemplaires furent vendus, tant le succès fut important.

Le modèle de la sculpture est le commandant Doyen-Parigot, que Bourdelle avait rencontré aux Samedis Auguste Rodin. Ce militaire, sportif accompli, inspira Bourdelle qui décida de traiter la légende d'Héraklès et choisit l'extermination des oiseaux du lac Stymphale. Toutefois, Bourdelle modifia la tête de son modèle, celui-ci ayant demandé à ne pas être identifiable. La sculpture fit sensation.

Nous ne pouvons que remarquer le mouvement donné à la sculpture. Héraklès est en position de grand écart et bande son arc de manière presque exagérée. Ceci nous rappelle le poème de José Maria de Heredia qui le mentionnait aussi. Le regard d’Hercule est porté vers le haut et il nous faut imaginer des oiseaux planant au-dessus de lui. Sa position entre deux rochers met en relief son habileté : il peut tirer avec beaucoup d'efficacité, à défaut de ne pas être aussi malin qu'Athéna.

A l’inverse de l’amphore qui mettait surtout les oiseaux en relief, cette sculpture isole Héraklès comme protagoniste et se contente de faire deviner les oiseaux, ce qui constitue une différence importante par rapport à l’Antiquité.

 

Ainsi, nous avons suffisamment de ressources pour pouvoir tirer une conclusion sur l’évolution iconographique du mythe. A l’origine, les oiseaux étaient très présents et étouffaient même Héraklès par leur nombre. Mais au fil du temps, les oiseaux cèdent plus de place au héros, comme chez Gustave Moreau qui en élargissant le cadrage accorde plus d'importance au décor mais situe Héraklès en position centrale par rapport aux oiseaux. Enfin Bourdelle supprime ces oiseaux et choisit de représenter exclusivement le héros, dans un mouvement extrême de tension qui met en valeur sa puissance musculaire, ce qui constitue un sommet de force brute.


Adrien G., 203