Pausanias - Livre X, XXV - Traduction de l'abbé
Gédoyn (1731, édition de 1794)
Restitution des peintures proposée par Carl Robert
(Siezehntes Hallisches Winckelmannsprogramm (1893)
XXV. [1] Au-dessus de cette fontaine, on voit un édifice où il y a des peintures de Polygnote dédiées à Apollon par les Cnidiens. On nomme ce lieu le Lesché, parce qu'anciennement c'était là qu'on venait converser. Par les paroles outrageantes que Mélantho dit à Ulysse dans Homère, il paraît manifestement qu'il y avait de ces sortes d'endroits dans toutes les bonnes villes de la Grèce : Misérable, lui dit-elle, que ne vas-tu dormir dans quelque boutique de forgeron ? pourquoi t'amuses-tu ici à jaser comme si tu étais au Lesché ?
[2] Quand vous serez entré dans celui dont je parle, vous verrez sur le mur à main droite un grand tableau qui représente d'un côté la prise de Troie, de l'autre les Grecs qui s'embarquent pour leur retour.
On prépare le vaisseau que doit monter
Ménélas. Vous voyez ce vaisseau avec
l'équipage, composé de soldats, de matelots et
de jeunes enfants. Phrontis le maître pilote est au
milieu, une rame à la main. Dans Homère, Nestor
entretenant Télémaque lui parle de Phrontis
qu'il fait fils d'Onétor. Il dit que c'était un
excellent pilote, qu'il conduisait le navire de
Ménélas, et qu'il avait déjà
passé le cap de Sunium en Attique lorsqu'il finit ses
jours. Nestor ajoute que lui, Nestor, avait fait le voyage
jusque-là avec Ménélas, et que le roi de
Mycènes s'arrêta en ce lieu pour élever
un tombeau à Phrontis et pour lui rendre les derniers
devoirs avec la distinction qu'il méritait.
[3] C'est ce Phrontis que Polygnote a voulu peindre.
Au-dessous de lui on voit un certain Ithemenès qui
apporte des habits, et Echoeax qui descend d'un pont avec une
urne de bronze.
Politès, Strophius et Alphius détendent le pavillon de Ménélas qui était un peu éloigné du vaisseau, et Amphialus en tend un autre plus près. Sous les pieds d'Amphialus il y a un enfant dont le nom est ignoré. Phrontis est le seul qui ait de la barbe, et le seul aussi dont Polygnote ait pris le nom dans Homère ; car je crois qu'il a inventé les noms des autres personnages dont je viens de parler. |
[4] Briséis est debout, Diomède
au-dessus d'elle et Iphis auprès, ils paraissent
admirer la beauté d'Hélène. Cette
belle personne est assise ; près d'elle je crois
que c'est Eurybate le héraut d'Ulysse, quoiqu'il
n'ait pas encore de barbe. Hélène a deux
de ses femmes avec elle, Panthalis et Electre. La
première est auprès de sa
maîtresse, la seconde lui attache sa chaussure.
Homère emploie d'autres noms dans
l'Iliade, lorsqu'il nous représente
Hélène qui va avec ses femmes vers les
murs de la ville. |
[7] Toutes ces figures sont au-dessus
d'Hélène. A côté d'elle on
voit Ethra mère de Thésée qui a la
tête rase, et Démophon fils de
Thésée, qui autant que l'on en peut juger
par son attitude, médite comment il pourra
mettre Ethra en liberté. Les Argiens
prétendent que de la fille de Synnis il naquit
à Thésée un fils qui eut nom
Mélanippe, et qui dans la suite remporta le prix
de la course, lorsque les Epigones
célébrèrent les jeux
néméens qui avaient été
institués par Adraste. |
[9] Sur la même ligne on voit des femmes troyennes qui sont captives et gémissantes. On distingue surtout Andromaque et son fils qu'on lui a arraché d'entre les bras. Leschée dit que ce malheureux enfant fut précipité du haut d'une tour, non pas de l'avis des Grecs mais par l'effet de la haine que Néoptolème avait pour le sang d'Hector. On remarque aussi Médésicaste une des filles naturelles de Priam, qui était établie à Pédéon, ville dont parle Homère, et mariée à Imbrius fils de Mentor.
[10] Ces deux princesses ont un voile sur le visage.
Polyxène qui est ensuite a ses cheveux noués
par derrière à la manière des jeunes
personnes. Les poètes nous apprennent qu'elle fut
immolée sur le tombeau d'Achille, et ses malheurs font
aussi le sujet de deux beaux tableaux que j'ai vus, l'un
à Athènes, l'autre à Pergame sur le
Caïque.
[11] Polygnote n'a pas oublié Nestor ; il a une
espèce de chapeau sur la tête et une pique
à la main. Son cheval est auprès de lui, qui
semble vouloir se rouler sur le rivage. Car cette partie du
tableau représente le rivage de la mer, on n'en peut
douter à la quantité de petits cailloux et de
coquillages que l'on y voit. L'autre partie n'a rien qui
tienne du voisinage de la mer.
XXVI. [1] Au-dessus de ces femmes qui sont entre Nestor et Ethra, il y a quatre autres captives, Clymène, Créüse, Aristomaque et Xénodice. Stésichore, dans ses vers sur la prise de Troie, met en effet Clymène au rang des captives. Le poète Ennus parle d'Aristomaque ; il la fait fille de Priam et femme de Critolaüs fils d'Icétaon. Je ne connais ni poète ni historien qui ait fait mention de Xénodice. Pour Créüse, on dit que la mère des dieux et Vénus l'enlevèrent aux Grecs et lui rendirent la liberté. On croit aussi qu'elle fut femme d'Enée, quoique Leschée et l'auteur des Cypriaques donnent à Enée pour femme Eurydice.
[2] Au-dessus de ces femmes vous voyez quatre autres captives sur un lit ; elles sont nommées Déinome, Métioque, Pisis et Cléodice. Déinome est la seule qui soit connue ; il en est parlé dans ce que l'on appelle la Petite Iliade. Je crois que Polygnote a inventé les noms des trois autres.
Epéüus est représenté nu, et il
renverse les murs de Troie : on voit le fameux cheval de bois
; mais il n'y a que sa tête qui passe les autres
figures. Polypoetès fils de Pirithoüs a la
tête ceinte d'une espèce de bandelette. Acamas
fils de Thésée est auprès, la tête
dans un casque avec une aigrette dessus.
[3] Ulysse est armé de sa cuirasse.
Ajax fils d'Oïlée tient son bouclier, et
approche de l'autel comme pour se justifier par son serment
de l'attentat qu'il allait commettre contre Cassandre. Cette
malheureuse princesse est couchée par terre devant la
statue de Pallas, elle l'embrasse, elle veut l'emporter, elle
l'a déjà ôtée de dessus son
piédestal ; mais Ajax l'arrache impitoyablement de
l'autel. Les deux fils d'Atrée ont aussi leurs casques
; Ménélas a de plus son bouclier, sur lequel on
voit ce dragon qui parut durant le sacrifice en Aulide, et
qui fut pris pour un prodige.
[4] Les Atrides veulent délier Ajax de son
serment.
Vis-à-vis du cheval, auprès de Nestor, Elassus semble expirer sous les coups de Néoptolème ; je ne sais quel était cet Elassus, mais il est peint mourant. Astynoüs, dont Leschée fait aussi mention, est tombé sur ses genoux, et Néoptolème lui passe son épée au travers du corps. Néoptolème est le seul Grec qui poursuive encore les Troyens ; Polygnote l'a dépeint de la sorte, parce qu'apparemment ce tableau devait servir d'ornement à sa sépulture. Dans Homère, le fils d'Achille est toujours nommé Néoptolème ; mais l'auteur des Cypriaques dit que Lycomède le nomma Pyrrhus, et que Phoenix lui donna le nom de Néoptolème, parce qu'Achille son père était extrêmement jeune lorsqu'il alla à la guerre.
[5] Il y a un autel du même côté
; un enfant saisi de frayeur s'attache à cet
autel, sur lequel on voit une cuirasse d'airain d'une
forme très différente de celles
d'aujourd'hui, et comme on en portait alors. Elle est
composée de deux pièces, dont l'une
couvrait le ventre et l'estomac, l'autre couvrait les
épaules. La partie antérieure
était concave, et de là-même ces
sortes de cuirasses prenaient leur dénomination.
Les deux pièces se joignaient ensemble par deux
agrafes. |
[7] Polygnote a représenté Laodice
éloignée de l'autel, comme n'étant pas
du nombre des captives. En effet, jamais aucun poète
ne l'a mise de ce nombre, et il n'est pas vraisemblable que
les Grecs l'eussent tenue prisonnière ; car d'un
côté Homère dit dans l'Iliade
qu'Anténor reçut chez lui Ménélas
et Ulysse, et qu'Hélicaon fils d'Anténor,
épousa Laodice.
[8] Et de l'autre, Leschée nous apprend
qu'Hélicaon ayant été blessé en
combattant de nuit, fut reconnu et sauvé par Ulysse ;
d'où l'on peut juger que les Atrides ne pouvaient
manquer d'égards pour la femme d'Hélicaon, quoi
qu'en dise Euphorion de Chalcis, qui a imaginé
beaucoup de choses contre la vraisemblance.
[9] Après Laodice, on voit une cuvette de cuivre
sur un piédestal de marbre. Méduse est plus
bas, qui tient des deux mains le pied de la cuvette.
Quiconque a lu le poète d'Himéra, sait que
cette Méduse était une des filles de Priam.
Près d'elle vous voyez une vieille femme, ou
peut-être un eunuque, qui a la tête rasée,
et qui tient sur ses genoux un enfant tout nu. Cet enfant,
par un mouvement naturel que lui inspire la frayeur, met sa
main devant ses yeux.
XXVII. [1] Le peintre a représenté ensuite des
corps morts. Le premier qui s'offre à la vue est celui
d'un nommé Pélis ; il est
dépouillé et couché sur le dos.
Au-dessous de lui gisent Eïonée et Admète,
qui ont encore leurs cuirasses. Leschée dit
qu'Eïonée fut tué par
Néoptolème, et Admète par
Philoctète ; plus haut vous en voyez d'autres.
Léocrite fils de Polydamas, qui périt de la
main d'Ulysse, est sous la cuvette. Au-dessus
d'Eïonée et d'Admète, c'est le corps de
Choroebus fils de Mygdon, lequel Mygdon a un magnifique
tombeau sur les confins des Phrygiens et des Tectosages ;
d'où il est arrivé que les Phrygiens ont eu le
nom de Mygdoniens en poésie. Son fils était
venu à Troie, dans le dessein d'épouser
Cassandre ; mais il fut tué, selon la coutume opinion,
par Néoptolème ; et selon le poète
Leschée, par Diomède.
[2] Au-dessus de Choroebus, on remarque les corps de Priam, d'Axion et d'Agénor. Si nous en croyons le poète Leschée, Priam ne fut pas tué devant l'autel de Jupiter Hercéus ; mais il en fut seulement arraché par force, et ce malheureux roi se traîna ensuite jusque devant la porte de son palais, où il rencontra Néoptolème, qui n'eut pas de peine à lui ôter le peu de vie que sa vieillesse et ses infortunes lui avaient laissé. Stésichore, dans ses vers sur la prise de Troie, dit qu'Hécube fut transportée en Lycie par Apollon.
A l'égard d'Axion, Leschée prétend que c'était un fils de Priam, et qu'Eurypile fils d'Enémon le tua de sa main. Suivant le même poète, Agénor tomba sous les coups de Néoptolème : ainsi Echeclus fils d'Agénor fut tué par Achille, et Agénor lui-même fut tué par Néoptolème.
[3] Ensuite vous apercevez Sinon, le compagnon d'Ulysse, et Anchialus, qui emportent le corps de Laomédon. Un certain Erésus est aussi parmi les morts ; je ne connais aucun poète qui ait parlé de cet Erésus ni de ce Laomédon.
Devant le logis d'Anténor il y a une peau de
léopard, comme pour lui servir de sauvegarde et pour
avertir les Grecs de respecter cette maison. Théano
est aussi représentée avec ses deux fils,
Glaucus et Eurymaque. Le premier est assis sur une cuirasse
faite à l'antique, comme celles dont j'ai parlé
; le second sur une pierre.
[4] A côté de celui-ci on voit Anténor
avec Crino sa fille, qui tient un enfant entre ses bras. Le
peintre a donné à toutes ces figures l'air et
l'attitude qui conviennent à des personnes
accablées de tristesse. D'un autre côté
ce sont des domestiques qui chargent des paniers sur un
âne et les remplissent de provisions ; un enfant
paraît assis dessus. En cet endroit, il y a deux vers
de Simonide, dont voici le sens : Polygnote de Thase fils
d'Aglaophon a fait ce tableau qui représente la prise
de Troie.