Livre II
I. - 1. Dans le premier livre, Hérennius, j'ai
rapidement exposé les causes dont l'orateur doit se
charger, les parties de son art auxquelles il doit consacrer
une étude approfondie et les moyens les plus faciles
de les connaître. Mais, comme il était
impossible de traiter toutes les questions à la fois,
et qu'il fallait parler d'abord des plus importantes, pour
que la connaissance des autres te semblât plus facile,
j'ai cru devoir m'occuper d'abord des questions les plus
difficiles.
Il y a trois genres de cause, démonstratives,
délibératives et judiciaires. Les causes
judiciaires sont de beaucoup les plus difficiles,
voilà pourquoi j'en ai traité
entièrement d'abord et dans le premier livre.
Des cinq qualités de l'orateur, l'invention est la
plus importante et la plus difficile à
posséder. Elle aussi a été presque
entièrement traitée dans ce livre : une faible
partie de ce qui la concerne sera reportée au
troisième livre.
2. J'ai commencé à traiter les six parties d'un
discours : dans le premier livre, j'ai parlé de
l'exorde, de la narration, de la division, sans
m'étendre plus qu'il n'était nécessaire,
et aussi clairement que je pensais que tu le désirais.
Ensuite il a fallu parler à la fois de la confirmation
et de la réfutation. Aussi ai-je exposé les
différents genres d'états de cause et leurs
subdivisions, ce qui montrait en même temps comment, la
cause étant déterminée, on arrive
à trouver l'état de la cause et sa
subdivision.
Ensuite j'ai fait voir comment il convenait de chercher le
point à juger, vers lequel, une fois établi, il
fallait avoir soin de faire converger toute l'économie
du discours entier.
Puis j'ai fait remarquer qu'il y avait un très grand
nombre de causes, auxquelles peuvent s'adapter plusieurs
états de cause ou subdivisions d'états de
cause.
II. - Il me restait, semble-t-il, à montrer comment
adapter les ressources de l'invention à chaque
état de cause ou subdivision d'état de cause,
ensuite quels sont les modes de raisonnement
(épichérémala chez les Grecs)
à employer et à éviter, deux points qui
regardent la confirmation et la réfutation. Ensuite,
et pour terminer, j'ai montré les péroraisons
qu'il faut employer dans le discours ; c'est la
dernière des six parties d'un discours.
Nous chercherons donc d'abord comment il faut traiter chaque
cause, et, naturellement, nous examinerons avant tout la
cause conjecturale, la première et la plus
difficile.
3. Dans la cause conjecturale, la narration de l'accusateur
doit présenter, glissés et
disséminés, des détails qui jettent le
soupçon sur l'accusé, si bien que dans tout
acte, dans toute parole, dans toute démarche pour
aller vers un endroit ou en partir, en un mot dans tout ce
qu'il a fait, il paraisse y avoir un motif. La narration du
défenseur doit offrir un exposé simple et clair
qui atténue les soupçons.
Pour traiter cet état de cause, six subdivisions :
probabilités, comparaison, indices, preuves,
conséquences, preuves confirmatives. Nous allons
montrer la valeur de chacune d'elles.
Dans les probabilités, on prouve que l'accusé
avait intérêt au crime et que jamais il n'a
reculé devant une infamie analogue. A ce propos, on
considère les motifs et la vie.
Les motifs, c'est ce qui a poussé au crime, par
l'espoir d'avantages à acquérir ou
d'inconvénients à éviter. On cherche si,
par son crime, l'accusé a visé quelque
avantage, honneurs, argent, pouvoir, s'il a voulu assouvir
quelque passion, amour ou acte passionnel semblable, ou s'il
a évité quelque inconvénient,
inimitiés, mauvaise réputation, douleur,
supplice.
III. - 4. Ici l'accusateur, s'il s'agit de l'espoir d'un
avantage, montrera la passion de celui qu'il attaque, s'il
s'agit d'un préjudice à éviter, il
exagérera ses craintes. Le défenseur, lui,
soutiendra, s'il le peut, que les motifs n'existaient pas, ou
bien il en atténuera l'importance. Puis il dira qu'il
est injuste de faire tomber le soupçon d'un crime sur
tous ceux qui peuvent en retirer quelque profit.
5. Ensuite on examinera la vie de l'accusé dans ses
actions antérieures. L'accusateur devra
considérer d'abord s'il n'a jamais rien fait
d'analogue. S'il ne peut rien trouver, il cherchera s'il n'a
jamais été soupçonné de rien
d'analogue, et devra s'attacher à montrer que la vie
de l'accusé s'accorde bien avec le motif de crime
qu'il vient d'exposer. Par exemple, s'il soutient que le
motif est l'argent, il montrera que l'accusé a
toujours été avide, les honneurs, toujours
ambitieux. Il pourra ainsi rapprocher étroitement le
défaut habituel de l'accusé et le motif du
crime. S'il ne peut trouver un défaut en rapport avec
le motif, qu'il en trouve un différent. S'il ne peut
le montrer avide, qu'il le montre corrupteur, perfide ; s'il
peut, enfin, qu'il lui imprime la souillure d'un ou du plus
grand nombre possible de vices ; il dira ensuite qu'un homme
ayant si mal agi, il n'est pas étonnant qu'il se soit
porté à des actes si coupables. Si l'adversaire
jouit d'une haute réputation de vertu, dire qu'il faut
considérer les actes et non la renommée ;
l'accusé, auparavant, a caché ses turpitudes et
l'on va démontrer clairement qu'il n'est pas innocent
de tout mal. Le défenseur prouvera d'abord, s'il peut
le faire, que la vie de son client est sans tache ; sinon, il
se rejettera sur l'irréflexion, le manque de jugement,
la jeunesse, la force majeure, l'entraînement ;
à ce sujet... le blâme qu'entraînent des
actes étrangers à l'accusation présente
ne doit pas lui être imputé à mal. S'il
se trouve sérieusement gêné par les
scandales et l'infamie de son client, son premier soin sera
de dire qu'on a répandu de faux bruits sur un
innocent, et il emploiera ce lieu commun, qu'il ne faut pas
croire aux bruits. Si rien de tout cela n'est possible, il
emploiera, au pis aller, le moyen de défense que voici
: il dira qu'il parle, non pas des moeurs de son client
devant les censeurs, mais des accusations de ses adversaires
devant les juges.
IV. - 6. Il y a comparaison, lorsque l'accusateur prouve que
l'action imputée par lui à son adversaire n'a
été utile qu'à l'accusé, ou que
personne n'aurait pu l'exécuter, sauf son adversaire,
ou qu'il n'y serait pas parvenu, du moins pas aussi
facilement, par d'autres moyens, ou que, aveuglé par
sa passion, il n'a pas vu d'autres moyens plus faciles. Ici
le défenseur doit prouver que le crime était
utile aussi à d'autres et que d'autres aussi ont pu
commettre l'acte reproché à
l'accusé.
Dans les indices, on montre que l'accusé a
cherché les circonstances favorables à
l'exécution de son projet. L'on distingue six parties
: le lieu, le moment, la durée, l'occasion, l'espoir
de la réussite, l'espoir du secret.
7. Pour le lieu, on pose les questions suivantes :
était-il fréquenté ou désert ?
était-il toujours désert, ou bien est-ce au
moment du crime qu'il ne s'y trouvait personne ?
était-il sacré ou profane, public ou
particulier ? quels sont les lieux attenants ? pouvait-on
voir la victime ou l'entendre ? Ce qui convient ici au
système soutenu par l'accusé et par
l'accusateur, je ne reculerais pas devant la tâche de
l'exposer en détail, si chacun, la cause une fois
donnée, ne pouvait se déterminer facilement. Ce
sont, en effet, les sources de l'invention que la
théorie doit fournir ; tout le reste s'acquerra
facilement par l'exercice.
Pour le moment, on pose les questions suivantes : en quelle
saison, à quelle heure, de nuit ou de jour, quel jour,
à quelle heure de la nuit, dit-on que le fait s'est
accompli, et pourquoi a-t-on choisi ce moment ?
La durée donnera lieu aux recherches que voici :
a-t-elle été suffisante pour l'entier
accomplissement de l'acte en question ? l'accusé
savait-il qu'il aurait assez de temps pour exécuter
son dessein ? Car il importe peu qu'il ait eu assez de temps
pour l'exécuter, si, d'avance, il n'a pu le savoir ou
le calculer.
L'occasion est l'objet des questions suivantes :
était-elle favorable à l'entreprise, ou n'y en
avait-il pas de meilleure, qu'on a laissé passer ou
qu'on n'a pas attendue ?
Pour apprécier l'espoir du succès, on examinera
si les indices précédents concordent, et, en
outre, si, d'un côté, semblaient être la
force, l'argent, la réflexion, la connaissance de ce
qui se passait, les préparatifs, et, de l'autre, la
faiblesse, le dénûment, le défaut de
jugement, l'ignorance de ce qui se passait, l'absence de
préparatifs ; on saura par ces considérations
si l'accusé devait douter du succès ou y avait
confiance.
L'espoir du secret ressortira de recherches sur les
confidents, les témoins, les complices, hommes libres,
esclaves ou des deux catégories.
V. - 8. Les preuves invoquent contre le fait incriminé
des indices plus certains et qui fortifient mieux les
soupçons. On y distingue trois moments : avant le
crime, au moment du crime, aussitôt après le
crime. Avant le crime, il faut considérer où
l'accusé a été, où il a
été vu, avec qui il a été vu,
s'il a fait quelque préparatif, s'il est allé
trouver quelqu'un, s'il a dit quelque chose, s'il a
laissé paraître quelque chose de ses confidents,
de ses complices, des concours obtenus, s'il a
été quelque part contre ses habitudes ou
à un autre moment que d'ordinaire. Au moment du crime,
on cherchera si l'accusé a été vu tandis
qu'il l'exécutait, si l'on a entendu un bruit, un cri,
un craquement, ou, d'une façon générale,
si quelque chose a été perçu par un sens
quelconque, vue, ouïe, tact, odorat, goût, car
chacun d'eux peut suggérer des soupçons. En ce
qui concerne les moments ayant immédiatement suivi le
crime, on examinera s'il est resté, après le
forfait, quelque chose indiquant qu'un crime a
été commis et par qui il a été
commis. Qu'il a été commis ! Par exemple, si le
cadavre est altéré par l'enflure et une couleur
plombée, c'est preuve d'empoisonnement. Par qui il a
été commis ? Par exemple si une arme, si un
vêtement, si un objet quelconque a été
abandonné, ou si une trace révélant le
coupable a été relevée ; si
l'accusé avait du sang sur ses vêtements ; si,
aussitôt le coup fait, il a été pris ou
vu à l'endroit où l'on dit que l'affaire s'est
déroulée.
Dans les conséquences, on recherche les signes qui
sont ordinairement la conséquence de la
culpabilité et de l'innocence. L'accusateur dira, s'il
le peut, que son adversaire, à l'approche des
témoins, s'est mis à rougir, à
pâlir, à chanceler, qu'il a tenu un langage
incohérent, qu'il s'est évanoui, qu'il a fait
des promesses [pour suborner un témoin] toutes choses
qui prouvent la conscience que l'accusé a de son
crime. Si l'accusé n'a rien fait de tout cela,
l'accusateur dira qu'il avait si bien réfléchi
à ce qui arriverait, qu'il pouvait soutenir tous les
assauts avec l'assurance la plus parfaite ; toutes choses qui
prouvent l'audace et non l'innocence. Le défenseur
dira, si son client a montré de l'épouvante,
qu'il a été troublé par la grandeur du
danger couru et non par le remords de sa faute ; s'il n'en a
pas montré, c'est la confiance en son innocence qui
l'a empêché de se troubler.
VI. - 9. La preuve confirmative est le dernier moyen dont on
se sert, quand on a bien établi les soupçons.
Elle reçoit des développements particuliers et
communs, particuliers, lorsque, seul, l'accusateur ou le
défenseur peut s'en servir, communs, lorsque, suivant
la cause, ils peuvent être employés tantôt
par l'accusé, tantôt par l'accusateur.
Dans la cause conjecturale, le développement
particulier à l'accusateur est de dire qu'il ne faut
pas avoir pitié des méchants et d'amplifier
l'atrocité du crime. Pour le défenseur, le
développement particulier est d'essayer
d'éveiller la pitié et de reprocher à
l'accusateur de présenter inexactement les
faits.
Les développements communs à l'usage
tantôt de l'accusateur, tantôt du
défenseur, consistent à parler en faveur des
témoins ou contre eux, pour ou contre les tortures,
pour ou contre les preuves, pour ou contre la rumeur
publique.
En faveur des témoins, nous ferons valoir leur
autorité personnelle, leur vie, la constance de leurs
dépositions. Contre les témoins... les
scandales de leur vie, les variations de leurs
témoignages. On soutiendra que le fait, tel qu'ils le
racontent, n'a pas pu arriver, ou n'est pas arrivé, ou
qu'ils n'ont pas pu le connaître, ou que la passion
inspire leurs paroles et leurs arguments. C'est dans ce sens
que l'on attaquera et que l'on interrogera les
témoins.
VII. - 10. En faveur de la torture, nous ferons valoir que ce
sont nos ancêtres qui ont voulu que la
vérité fût recherchée par la
question et des souffrances, et que la violence de la douleur
forçât les hommes à dire tout ce qu'ils
savent. Cet exposé aura encore plus de force si, en
raisonnant sur les aveux obtenus à la torture, nous
leur donnons un caractère de vraisemblance par les
procédés qui servent à traiter toute
supposition relative à une question de fait. Contre
les tortures, nous dirons que nos ancêtres ont voulu
les voir intervenir dans des cas bien
déterminés, où l'on pouvait
reconnaître la vérité des réponses
faites à la question ou en réfuter l'imposture,
par exemple si l'on recherchait à quelle place un
objet a été mis, ou quelque chose d'analogue,
qui peut être vu... ou vérifié par
quelque signe analogue. Ensuite, il ne faut pas s'en
rapporter à la douleur, parce qu'elle épuise
moins l'un que l'autre, que tel individu est mieux
doué d'imagination, enfin qu'on peut souvent savoir ou
deviner ce que veut apprendre le juge d'instruction ; on
comprend que, en le disant, on mettra fin à la
douleur. Cet exposé aura plus de force si, par une
argumentation plausible, nous réfutons les aveux faits
à la torture ; pour cela, il faudra se servir des
procédés appliqués à la question
de fait et exposés plus haut.
11. En faveur des preuves, des indices et autres moyens de
fortifier le soupçon, il convient de parler comme suit
: lorsque se recoupent beaucoup de preuves et d'indices
concordants, il en résulte l'évidence et non le
soupçon. De même, il faut accorder plus de
confiance aux preuves et aux indices qu'aux témoins,
car les premiers montrent les choses telles qu'elles se sont
passées réellement, les témoins, eux,
peuvent être corrompus par l'argent, le désir de
plaire à un puissant, la crainte, l'inimitié.
Contre les preuves, les indices et autres moyens de soulever
le soupçon, nous dirons qu'il n'y a pas de chose qui
ne puisse être attaquée par le soupçon,
puis nous affaiblirons les différentes raisons de
soupçonner l'accusé et nous montrerons qu'elles
ne s'appliquent pas plus à nous qu'à n'importe
quelle autre personne ; c'est une indignité que, en
l'absence de témoignages, une conjecture et un
soupçon soient jugés suffisamment
convaincants.
VIII. - 12. En faveur des bruits publics, nous dirons qu'une
réputation ne se fait pas habituellement au hasard et
sans fondement, qu'il n'y a pas de raison pour qu'elle ait
été forgée et imaginée de toutes
pièces ; de plus, en admettant que les autres soient
ordinairement mensongers, nous établirons par une
argumentation que ceux-là sont exacts. Pour parler
contre les bruits publics, nous montrerons qu'il y en a
beaucoup de faux, et nous citerons l'exemple de personnes
dont la réputation courante était
usurpée ; nous dirons, en ce qui concerne ceux qui
courent sur nous, qu'ils sont injustes ou qu'ils ont
été forgés par des hommes malveillants
et médisants de nature. En outre, nous apporterons
quelque fable inventée contre nos adversaires, dont
nous dirons qu'elle se trouve sur toutes les lèvres,
ou nous rapporterons quelque bruit exact, de nature à
porter quelque atteinte à leur réputation. Mais
nous ajouterons que nous n'ajoutons aucune foi à ce
bruit, parce que n'importe qui peut rapporter sur quelqu'un
un bruit qui lui porte atteinte et répandre une
histoire imaginée. Toutefois, si le bruit qu'on nous
oppose semble vraiment plausible, on pourra, par une
argumentation, détruire la foi qu'on pourrait y
ajouter.
Comme l'état de cause conjectural est le plus
difficile et qu'il se rencontre le plus souvent dans les
procès réels, nous avons mis d'autant plus de
soin à en examiner à fond toutes les parties,
pour que nous ne soyons arrêtés par le moindre
embarras ni par le moindre faux-pas, lorsque la
théorie que nous venons de formuler sera
appliquée à une pratique assidue. Maintenant
passons aux parties de l'état de cause
légal.
IX. - 13. Lorsque les intentions du rédacteur ne
seront pas d'accord avec le texte rédigé par
lui, si nous défendons le texte, voici les
développements que nous emploierons : tout de suite
après la narration, grand éloge du
rédacteur, puis lecture du texte ; ensuite demander
à nos adversaires s'ils savent pertinemment que ce
texte figure dans une loi, un testament, un contrat ou tout
autre écrit se rapportant à la cause ; ensuite
examiner par comparaison le texte, la déclaration des
adversaires, le parti que doit prendre le juge : faut-il que
celui-ci s'en rapporte à un texte rédigé
avec soin ou à une interprétation
insidieusement imaginée, ensuite combattre avec
dédain le sens que les adversaires ont imaginé
et donné au texte. Après quoi l'on cherchera
à quel danger l'on aurait été
exposé si le rédacteur avait voulu
compléter sa rédaction dans ce sens ou s'il n'a
pas pu la terminer. Ensuite nous découvrirons sa
pensée et nous indiquerons la raison qui lui a
dicté sa rédaction, et nous montrerons que
cette rédaction est claire, brève, juste,
complète, appuyée de motifs précis.
Ensuite on citera des exemples de procès où,
bien que les adversaires avaient invoqué la
pensée et les intentions, on a jugé
plutôt conformément au texte. Puis on montrera
comme il est dangereux de s'écarter du texte. Lieu
commun : contre celui qui, tout en avouant avoir agi d'une
façon contraire aux dispositions d'une loi ou aux
termes d'un testament, cherche néanmoins à
défendre sa conduite.
X. -14. Si nous défendons l'intention, nous louerons
d'abord le rédacteur pour la judicieuse concision avec
laquelle il n'a dit, dans sa rédaction, que ce qui
était nécessaire, ne jugeant pas
nécessaire de faire figurer dans son texte ce qui peut
être compris sans texte. Ensuite nous dirons que c'est
le propre de la mauvaise foi de s'attacher aux mots et
à la lettre, et de négliger l'intention.
Ensuite ce qui figure dans le texte ne peut être
exécuté, ou ne peut l'être sans aller
contre la loi, contre la coutume, contre la nature, contre
l'équité, toutes choses dont personne ne niera
que le rédacteur du texte ait voulu la très
stricte observation ; au contraire ce que nous avons fait est
absolument conforme à la justice. D'ailleurs l'opinion
de nos adversaires ne peut se défendre ; ou bien elle
est déraisonnable, injuste, inapplicable, en
opposition avec ce qui précède ou ce qui suit,
en contradiction avec le droit commun, avec les autres lois
générales ou avec les choses jugées.
Ensuite on citera des décisions judiciaires conformes
à l'intention et contraires aux textes; puis nous
lirons et expliquerons de brefs extraits des lois ou des
contrats dans lesquels il faut interpréter la
volonté des rédacteurs. Lieu commun : contre
celui qui lit un texte, sans chercher l'opinion de celui qui
l'a rédigé.
15. Lorsque deux lois sont contradictoires, on examinera
d'abord si elles ne sont pas abrogées en tout ou en
partie, puis si leur opposition est telle que l'une ordonne
et l'autre défende, ou que l'une oblige et l'autre
permette. Car ce serait se défendre bien faiblement
que de se disculper par une loi qui permet, en
présence d'une loi qui ordonne ; en effet une
injonction formelle l'emporte sur une simple permission. La
défense a encore peu de valeur, lorsqu'on fait voir
qu'on s'est conformé à l'injonction d'une loi
abrogée en tout ou en partie, sans s'inquiéter
des prescriptions d'une loi postérieure. De ces
considérations, nous passerons aussitôt à
la lecture, à l'explication, au vif éloge de la
loi sur laquelle nous nous appuyons. Ensuite nous
éluciderons les intentions de la loi qu'on nous oppose
et nous les interpréterons à l'avantage de
notre cause. Puis, à l'état de cause judiciaire
complet, nous emprunterons les considérations de
droit, et nous rechercherons quelle est la loi qu'appuie le
point de vue juridique ; cette partie de l'état de
cause judiciaire, nous en parlerons plus loin.
XI. - 16. Si l'on estime que le texte offre quelque
ambiguïté, parce qu'on peut en tirer deux ou
plusieurs sens différents, voici comment il faut en
traiter : d'abord il faut chercher s'il offre de
l'ambiguïté ; puis il faut montrer comment se
serait exprimé l'auteur du texte, s'il avait voulu lui
donner le sens que lui prêtent nos adversaires ;
ensuite celui que nous lui prêtons est possible, et il
est conforme à l'honnêteté, à la
vertu, à la loi, à la coutume, à la
nature, au bien et à l'équité ; c'est
tout le contraire pour nos adversaires ; d'ailleurs il n'y a
pas d'ambiguïté, puisque l'on voit bien quel est
le vrai sens. Il y a des auteurs qui estiment que, pour
traiter cette cause, la connaissance des amphibologies, telle
que l'exposent les dialecticiens, est très utile.
Nous, au contraire, nous estimons qu'elle n'apporte aucun
secours, mais plutôt un sérieux embarras. En
effet, tous ces dialecticiens font la chasse aux expressions
amphibologiques, même lorsqu'un des sens ne veut rien
dire. Aussi, quand un autre parle, sont-ils des interrupteurs
importuns ; quand un autre écrit, des
interprètes fâcheux et surtout obscurs ; puis,
à force de vouloir parler avec prudence et
clarté, ils finissent par ne pouvoir rien dire.
Redoutant de laisser échapper un terme amphibologique,
ils en arrivent à ne pas prononcer leur nom. Leurs
opinions puériles, je les réfuterai, quand tu
le voudras, par les raisons les plus décisives. Pour
le moment, il n'était pas hors de propos de marquer
notre mépris pour le bavardage de cette école
impuissante à parler.
XII. 17. Si c'est un état de cause de
définition, nous donnerons d'abord une brève
définition du mot en question : «C'est se rendre
coupable de lèse-majesté, que de toucher aux
éléments qui constituent la grandeur de l'Etat.
Quels sont ces éléments, Q. Caepio ? Les
suffrages, les magistrats. Or, en brisant les ponts, tu as
privé le peuple du droit de suffrage et
empêché les magistrats de donner des
conseils». Réponse : «Se rendre coupable
de lèse-majesté, c'est porter atteinte à
la grandeur de l'Etat. Moi, je n'y ai pas porté
atteinte ; au contraire, j'ai empêché qu'on y
portât atteinte : j'ai sauvé le Trésor,
j'ai résisté aux passions des méchants ;
je n'ai pas souffert que la majesté romaine
pérît tout entière». Donc on
commence par expliquer le sens du but brièvement et
dans l'intérêt de la cause ; puis de
l'explication du mot on rapprochera le fait qu'on nous
reproche ; puis on combattra le principe de l'explication
contraire, comme fausse, inutile, honteuse, injuste ; ici
l'on empruntera ses moyens aux considérations
juridiques de l'état de cause judiciaire absolu, dont
nous parlerons plus loin.
18. Dans les causes reposant sur des moyens
déclinatoires, on cherche d'abord si telle personne
avait le droit d'intenter une action, une réclamation,
une poursuite, s'il ne fallait pas choisir un autre temps,
invoquer une autre loi, prendre une autre procédure.
Les moyens se trouveront dans les lois et les moeurs, le
juste et le bien ; nous en parlerons à propos de la
cause juridiciaire absolue.
Dans une cause où l'on s'appuie sur l'analogie, on
cherchera d'abord des causes plus importantes, moins
importantes, ou semblables, où l'on trouve des
dispositions écrites ou des arrêts semblables.
En second lieu, cette espèce est-elle semblable ou non
à l'espèce en question ? Puis l'absence du
texte sur cette espèce est-elle volontaire, parce
qu'on n'a rien voulu prévoir ou parce qu'on a
pensé avoir assez prévu, étant
donné la ressemblance des autres textes écrits
?
Je me suis assez étendu sur les parties de
l'état de cause fondé sur un texte ; je reviens
maintenant à l'état de cause
juridiciaire.
XIII. 19. On se sert de l'état de cause juridiciaire
complet, lorsque l'on soutient la justice de l'acte
même dont on se reconnaît l'auteur, sans recourir
à aucun moyen de défense étranger
à la cause. Ici il convient de chercher si l'acte est
juste. Nous pourrons traiter cette question, une fois la
cause établie, si nous connaissons les sources du
droit, qui sont les suivantes : la nature, la loi, l'usage,
les précédents, l'équité, les
conventions.
Au droit naturel appartiennent les devoirs de parenté
et d'affection familiale : c'est lui qui établit
l'affection des enfants pour les parents et des parents pour
les enfants.
Le droit fondé sur la loi est celui qu'a
sanctionné la volonté du peuple. Exemple :
comparaître, quand on est assigné.
Le droit fondé sur la coutume est celui qui, en
l'absence de toute loi, est consacré par l'usage
à l'égal d'une loi. Exemple : si vous avez
remis des fonds à un banquier, vous pouvez
légitimement les réclamer à son
associé.
Il y a des précédents, lorsque, sur la
même question, une sentence a été rendue
ou qu'une décision est intervenue. Ils se contredisent
souvent, suivant les décisions opposées d'un
juge, d'un préteur, d'un consul ou d'un tribun de la
plèbe. Par exemple, M. Drusus, préteur urbain,
autorisa l'action intentée à un héritier
pour inexécution de mandat ; Sex. Julius la refusa. De
même, le juge C. Célius renvoya absous de
l'accusation de dommage celui qui avait offensé le
poète Lucilius en le nommant sur le
théâtre ; P. Mucius condamna celui qui avait
nommé le poète L. Accius.
20. Donc, puisque sur une même espèce on peut
produire des précédents différents,
lorsque le cas se présentera, nous comparerons les
juges, les circonstances, le nombre des juges.
Le droit repose sur l'équité, lorsqu'il
paraît bien conforme à l'idée que l'on se
fait généralement de ce qui est juste. Par
exemple, un homme âgé de plus de soixante ans et
malade peut comparaître par mandataire. Suivant les
circonstances et la dignité de la personne, on va
jusqu'à établir ainsi une nouvelle
espèce de droit.
Le droit est fondé sur les conventions, lorsque les
parties ont convenu de quelque chose. Il y a des conventions,
dont l'exécution est garantie par les lois. Exemple :
«S'il y a contrat, qu'on plaide à l'endroit
convenu ; s'il n'y a pas contrat, qu'on porte la cause au
comitium ou au forum avant midi». Il y a aussi des
conventions, qui sont exécutoires
indépendamment des lois en vertu de l'accord
même, et dont l'on dit qu'elles font le droit.
Voilà par quels moyens il convient de montrer
l'injustice de la thèse opposée, de prouver la
justice de la nôtre, ce qui, d'après nous, doit
être fait dans l'état de cause juridiciaire
absolu.
XIV. - 21. Lorsqu'on emploie la comparaison et qu'on cherche
s'il valait mieux agir comme l'accusé dit l'avoir fait
ou comme l'accusateur dit qu'il aurait fallu le faire, il
conviendra d'abord, en mettant les deux partis en
parallèle, de chercher lequel aurait été
le plus utile, c'est-à-dire lequel aurait
été le plus honorable, le plus pratique, le
plus avantageux. Ensuite il faudra chercher s'il fallait que
l'accusé lui-même jugeât du degré
d'utilité ou s'il n'appartenait pas à d'autres
de le fixer. Ici, l'accusateur, procédant comme dans
l'état de cause conjectural, introduira
l'hypothèse que, si l'accusé a tenu cette
conduite, ce n'était pas pour préférer
le meilleur au pire, mais par des vues criminelles, et il en
donnera des raisons plausibles. Le défenseur, au
contraire, réfutera l'argumentation conjecturale. Ces
points ainsi traités, l'accusateur emploiera le lieu
commun contre celui qui, ayant le pouvoir de choisir, a
préféré l'inutile à
l'utile.
22. Le défenseur, lui, réfutera ceux qui ne
jugent pas équitable de préférer
[jamais] une chose dangereuse à une chose utile ; pour
cela, il emploiera un lieu commun pathétique, et en
même temps il demandera aux accusateurs, aux juges
eux-mêmes ce qu'ils auraient fait, s'ils avaient
été à la place de l'accusé, et il
leur mettra sous les yeux le temps, le lieu, la circonstance
et les raisons qui ont fait agir celui-ci.
XV. - Il y a translation d'accusation, lorsque
l'accusé rejette sa faute sur d'autres. Il faut
d'abord chercher si le droit permet de rejeter l'accusation
sur un autre ; puis il faut examiner si la faute
rejetée sur un autre est aussi grave que celle dont
l'accusé se reconnaît coupable ; ensuite s'il
devait tomber dans une faute où un autre était
déjà tombé ; ensuite s'il ne fallait pas
qu'un jugement eût lieu d'abord ; ensuite, en l'absence
d'un jugement sur l'action criminelle qu'il rejette sur un
autre, devait-il en rendre un lui-même sur cette
question, qui n'a jamais été portée
devant la justice. Lieu commun de l'accusateur contre ceux
qui estiment que la violence doit l'emporter sur les
jugements. En outre il demandera à ses adversaires ce
qui arriverait si tous agissaient comme eux, et allaient
jusqu'à punir les coupables avant qu'une condamnation
fût intervenue, d'après l'exemple qu'ils
conviennent d'avoir donné. Que serait-ce si
l'accusateur lui-même avait voulu en faire autant ? Le
défenseur mettra en lumière la conduite
détestable de ceux sur lesquels il rejettera
l'accusation ; il mettra sous les yeux le fait, le lieu, le
temps, de manière à donner aux auditeurs
l'opinion qu'il n'aurait pas été possible ou
inutile de faire venir la cause en jugement.
XVI. - 23. L'aveu est le cas où nous demandons qu'on
nous pardonne. Il comprend la justification et la
déprécation.
La justification consiste à nier toute
préméditation. On y distingue la
nécessité, le hasard, l'ignorance. Voyons
d'abord ces moyens ; nous reviendrons ensuite à la
déprécation. Il faut d'abord examiner si c'est
par sa faute que l'accusé a été
acculé à cette nécessité.
Ensuite, il faut chercher quel moyen il avait d'éviter
et d'atténuer l'effet de cette force majeure. Ensuite,
celui qui donne la nécessité pour excuse a-t-il
essayé de faire ou d'imaginer quelque chose contre
elle ? Ensuite, ne peut-on pas, de l'état de cause
conjectural, tirer quelques motifs, qui feraient
soupçonner la préméditation dans ce
qu'on attribue à la nécessité ? Ensuite,
en admettant la nécessité la plus
impérieuse, convient-il d'y voir une excuse suffisante
?
24. Si c'est par ignorance que l'accusé prétend
avoir commis sa faute, on cherchera d'abord s'il pouvait ou
non voir les suites de son action, puis s'il a fait effort ou
non pour les voir, enfin si c'est par hasard ou par sa faute
qu'il ne les a pas vues. Car celui qui rejette sur le vin,
l'amour ou la colère la perte momentanée de sa
raison, c'est une passion et non l'ignorance qui semble bien
l'avoir empêché de voir les suites de son action
: il ne pourra donc pas invoquer l'ignorance pour se
justifier, mais il aggravera sa faute. Ensuite, à
l'aide de l'état de cause conjectural, on cherchera
s'il a su ou ignoré ce qu'il faisait, et l'on
examinera si, dans le cas d'un fait constant, l'ignorance est
une justification suffisante.
Lorsque c'est sur le hasard qu'on rejette la faute et que le
défenseur invoque ce moyen pour demander qu'on excuse
son client, il semble bien que les points à
considérer seront exactement ceux indiqués plus
haut pour la nécessité. En effet ces trois
parties de la justification offrent entre elles si peu de
différences que les mêmes moyens à peu
près peuvent toujours être
invo-qués.
Lieux communs dans ces causes : l'accusateur
s'élèvera contre celui qui, après avoir
fait l'aveu de sa faute, retarde le jugement par ses paroles
; le défenseur parlera d'humanité, de
miséricorde ; c'est l'intention qu'il faut toujours
considérer ; ce qui n'est pas
prémédité ne doit pas être
regardé comme crime.
XVII. - 25. Nous emploierons la déprécation
lorsque nous avouerons notre faute sans l'attribuer à
l'ignorance, au hasard ou à la
nécessité, et n'en demanderons pas moins le
pardon. Pour l'obtenir, nous invoquerons les
considérations suivantes : le nombre ou l'importance
des services rendus par le prévenu semble bien
l'emporter sur ses fautes ; celui qui supplie se distingue
par le mérite ou la naissance ; on peut espérer
de lui des services, si on le renvoie sans châtiment ;
on montrera que cet homme, aujourd'hui suppliant, s'est
montré plein de mansuétude et de
miséricorde lorsqu'il était au pouvoir ; s'il a
commis une faute, ce n'est pas par haine ou par
cruauté, mais poussé par le sentiment du devoir
et par un zèle louable ; dans une circonstance
pareille, d'autres ont connu l'indulgence ; il semble bien
qu'il n'y ait rien à redouter de lui, si nous le
renvoyons absous ; cette décision ne provoquera aucun
blâme chez nos concitoyens et dans aucune
cité.
26. Lieux communs : l'humanité, les hasards de la
fortune, la miséricorde, l'instabilité des
choses. Tous ces lieux seront retournés par notre
adversaire, qui amplifiera, relèvera tous les crimes
de l'accusé.
Ce moyen ne peut s'employer devant les tribunaux, comme nous
l'avons montré dans le premier livre ; mais comme on
peut le présenter au sénat ou devant un conseil
de guerre, je n'ai pas cru devoir le laisser de
côté.
Lorsque nous voulons rejeter la responsabilité, nous
reportons la faute sur une chose ou sur une personne. Sur une
personne ? Il faut chercher d'abord si celui sur lequel on
reporte la faute a eu toute l'autorité qu'indique
l'accusé, si ce dernier avait le moyen d'y
résister honorablement ou sans danger, et dans le cas
où tout cela serait vrai, s'il convient
néanmoins d'accorder à l'accusé qu'il
ait agi sous une impulsion étrangère. Puis on
passera à la question conjecturale et l'on cherchera
en détail s'il y a eu préméditation. Si
la faute est reportée sur une chose, on fera valoir
à peu près les mêmes
considérations, et, en outre, celles que nous avons
indiquées pour la nécessité.
XVIII. 27. Maintenant qu'il me semble avoir suffisamment
montré l'argumentation qui convient à chacun
des genres de cause judiciaire, il faut à
présent, je crois, enseigner la manière de
présenter l'argumentation même sous une forme
brillante et complète. En effet,
généralement il n'est pas difficile de trouver
ce qui peut être favorable à notre cause ; ce
qu'on a trouvé, il est très difficile de le
mettre en valeur et de l'exposer avec netteté. C'est
cette qualité, en effet, qui nous évitera de
nous arrêter sur un point plus qu'il n'est
nécessaire, d'y revenir sans cesse, de quitter une
argumentation ébauchée et de passer mal
à propos à une autre. Aussi, par la
méthode que nous allons exposer, nous pourrons, nous,
nous rappeler ce que nous aurons dit dans chaque partie, et
l'auditeur pourra bien saisir et se rappeler
l'économie du plaidoyer tout entier et de chaque
argumentation en particulier.
28. L'argumentation la plus complète et la plus
parfaite comprend cinq parties : proposition, preuve,
confirmation de la preuve, ornements, conclusion. Par la
proposition, nous indiquons brièvement ce que nous
voulons prouver. La preuve est une explication qui prouve,
par un bref aperçu, que c'est la vérité
que nous soutenons. La confirmation de la preuve est la
partie qui, par de nombreux arguments, corrobore cette preuve
brièvement exposée. Les ornements, après
cette confirmation, viennent donner à l'argumentation
de la beauté et de l'ampleur. La conclusion
résume brièvement notre pensée, en en
groupant les parties de l'argumentation.
Pour faire, de ces cinq parties, l'usage le plus parfait
possible, voici comment nous traiterons
l'argumentation.
XIX. - Nous montrerons qu'Ulysse avait une raison de tuer
Ajax :
«Il voulait, en effet, se défaire d'un
implacable ennemi, dont il redoutait, non sans motif, les
plus grands périls. Il voyait que, tant que l'autre
serait en vie, sa vie à lui serait en danger ; il
pensait, en le tuant, assurer son salut ; il avait coutume,
toutes les fois qu'il ne pouvait le faire par des moyens
justes, de préparer la perte d'un ennemi par n'importe
quels moyens injustes, comme le prouve l'indigne mort de
Palamède. Donc la crainte du danger le portait
à faire périr un homme dont il redoutait la
vengeance, et étant donné son habitude du
crime, il ne pouvait hésiter à se charger d'un
forfait.
29. En effet, s'il suffit aux hommes d'un motif pour qu'ils
se chargent des fautes les moins graves, d'autre part
l'espérance d'un avantage bien assuré les
amène à se charger des crimes de beaucoup les
plus atroces. Si l'espoir d'une somme à gagner a
conduit tant d'hommes à des fautes, si la passion du
pouvoir en a poussé un très grand nombre
à se souiller d'un crime, si un profit même
léger a souvent été acheté par
l'acte le plus criminel, comment s'étonner qu'Ulysse,
poussé au meurtre par la plus violente terreur, ne
s'en soit pas abstenu ? L'homme le plus vaillant, le plus
intègre, le plus implacable contre ses adversaires,
provoqué par une injustice, excité par la
colère avait pour adversaire un individu lâche,
pervers, ayant conscience de son crime, disposé
à user de ruses ; celui-ci n'a pas voulu laisser
l'autre en vie ; qui donc s'en étonnera ? Quand nous
voyons, en effet, des bêtes féroces
s'élancer avec fureur, la tête dressée,
pour nuire à d'autres animaux, il ne faut pas se
refuser à croire aussi que l'accusé, âme
féroce, cruelle, inhumaine, ait marché avec
ardeur à la perte d'un ennemi, surtout que, chez les
animaux, nous ne voyons aucun dessein
prémédité, bon ou mauvais, tandis que
nous savons que l'accusé en avait toujours de
très nombreux et de très criminels.
30. Si donc je me suis engagé à donner les
raisons qui ont poussé Ulysse au crime, et si j'ai
démontré qu'il y avait, entre lui et Ajax,
l'inimitié la plus violente, et en outre, [pour
Ulysse], la crainte d'un danger, il n'est pas douteux qu'il
n'avoue que son crime avait un motif
vraisemblable».
L'argumentation la plus complète est donc celle qui
comprend cinq parties, mais elle n'est pas toujours
nécessaire. Il y a des cas où l'on peut se
passer de conclusion, si l'argumentation est assez courte,
pour que la mémoire puisse facilement la saisir en
entier ; il y a des cas où l'on peut négliger
les ornements, lorsque la matière se prête mal
à l'amplification et aux ornements. Si l'argumentation
est courte en même temps que la matière est
mince ou insignifiante, on peut se passer d'ornements et de
conclusion. Dans toute argumentation, pour les deux
dernières parties, on doit observer la règle
que je viens de donner. Donc l'argumentation la plus
étendue se compose de cinq parties, la plus courte de
trois, la moyenne de quatre, en supprimant soit les
ornements, soit la conclusion.
XX. - 31. Il y a deux sortes d'argumentations
défectueuses, celle qui peut être
critiquée par l'adversaire, ce qui tient à la
cause même, et celle qui, malgré sa faiblesse,
n'a pas besoin que l'adversaire formule ses critiques. Dans
quel cas il convient de les réfuter en les critiquant,
ou de les négliger par un silence dédaigneux et
de s'abstenir de les critiquer, tu ne pourrais pas bien le
comprendre sans exemple. Cette connaissance des
argumentations défectueuses présentera un
double avantage : elle avertira d'éviter un
défaut dans notre argumentation, et, quand ils
n'auront pas été évités par
d'autres, nous apprendra à les critiquer utilement
pour notre cause.
Puisque nous avons montré que l'argumentation
complète et parfaite se compose de cinq parties,
considérons les défauts à éviter
dans chacune des parties de l'argumentation, afin que nous
puissions nous en garantir pour notre compte, et, à
l'aide des règles que je vais donner, chercher
à attaquer l'argumentation de nos adversaires dans
toutes ses parties et à ébranler l'une
d'elles.
32. La proposition est défectueuse, lorsque, partant
d'une partie ou de la majorité des individus, on
applique à tous quelque chose qui ne leur convient pas
nécessairement. C'est comme si l'on disait :
«Tous ceux qui sont dans la pauvreté aiment
mieux en sortir par des moyens criminels que d'y rester par
des moyens honorables». Si un orateur présente
ainsi la proposition de son argumentation sans songer
à la preuve ou à la confirmation de la preuve
qu'il apportera, nous réfuterons aisément la
proposition même, en montrant que ce qui est vrai pour
une personne pauvre et malhonnête est faussement et
injustement appliqué à tous les pauvres.
33. La proposition est encore défectueuse, lorsqu'on
nie absolument l'existence d'une chose qui n'arrive que
rarement. Exemple : «Personne ne peut tomber amoureux
à première vue et en passant». En effet,
quelques personnes sont tombées amoureuses à
première vue ; mais on a dit personne, sans aucune
réserve ; peu importe que le fait soit rare, du moment
qu'on laisse entendre qu'il se produit quelquefois ou
seulement qu'il peut se produire.
XXI. - La proposition est encore défectueuse, lorsque
nous prétendons avoir énuméré
toutes les éventualités et que nous omettons
une possibilité. Exemple : «Donc, puisqu'il est
certain que cet homme a été assassiné,
il faut qu'il l'ait été par des brigands, par
ses ennemis, ou par toi, auquel il avait laissé une
part de son héritage. Des brigands, on n'en a pas vu
à cet endroit ; d'ennemis, il n'en avait pas ;
puisqu'il n'a pas été assassiné par des
brigands ni par ses ennemis (les premiers n'existaient pas et
il n'avait pas d'ennemis), reste qu'il ait été
tué par toi». Pour réfuter une
proposition de ce genre, nous montrerons que, outre les
personnes énumérées par l'accusateur,
d'autres ont pu commettre le crime. Ici, par exemple,
l'accusateur a dit que le meurtre a dû être
commis par des brigands, par les ennemis du mort ou par nous
; nous dirons, nous, qu'il a pu l'être par des esclaves
ou par nos cohéritiers. Lorsque nous aurons
bousculé cette énumération faite par les
accusateurs, il nous restera pour la défense un champ
plus librement ouvert. Il nous faut donc éviter dans
l'exposition ce défaut aussi, croire avoir
énuméré toutes les
éventualités et avoir négligé une
possibilité.
34. La proposition est encore défectueuse, lorsqu'elle
repose sur une énumération fausse,
énonçant moins de cas que n'en offre la
réalité. Exemple : «Il y a deux choses,
juges, qui poussent les hommes au crime : la débauche
et la cupidité». Et l'amour, dira-t-on ? Et
l'esprit d'intrigue ? Et la superstition ? Et la crainte de
la mort ? Et la passion du pouvoir ? Et tant d'autres
passions ? L'énumération est fausse
également quand la réalité offre moins
de cas que nous n'en présentons. Exemple :
«Trois mobiles font agir tous les hommes : la crainte,
le désir, le souci». Il aurait suffi de dire la
crainte et le désir, puisque le chagrin participe
nécessairement aux deux autres mobiles.
XXII. - La proposition est encore défectueuse
lorsqu'elle reprend les choses de trop haut. Exemple :
«Le manque de sagesse est la mère et l'aliment
de tous les maux. Elle engendre des désirs
démesurés. Or les désirs
démesurés n'ont ni limite ni règle. Ils
engendrent l'avidité, et l'avidité pousse
l'homme à toutes les fautes. C'est donc
l'avidité qui a conduit nos adversaires à se
rendre coupables de ce crime». Ici la dernière
des propositions énoncées aurait suffi ;
gardons-nous, en effet, d'imiter Ennius et les autres
poètes, qui ont la permission de parler ainsi :
«Plût aux dieux que jamais, dans les bois du
Pélion, frappées par les haches, les poutres de
sapin ne fussent tombées sur le sol, et qu'elles
n'eussent jamais servi à commencer la construction du
navire, que l'on nomme maintenant du nom d'Argo, parce qu'il
porte l'élite des guerriers Argiens, qui,
écoutant les ordres artificieux du roi Pélias,
voulaient ramener de Colchide la toison d'or ! Car alors
jamais ma maîtresse, errante aujourd'hui, n'aurait mis
le pied hors de sa patrie». En effet, si les
poètes se contentaient de ce qui est suffisant, il
aurait, ici, suffi d'écrire : «Plût aux
dieux que ma maîtresse, errante aujourd'hui,
n'eût jamais mis le pied hors de sa patrie». Il
faut donc soigneusement éviter aussi, dans les
propositions, de remonter aux origines les plus lointaines.
Car le défaut apparaît, non dans la
réfutation, comme un très grand nombre
d'autres, mais directement.
XXIII. - 35. La preuve est défectueuse, lorsqu'elle ne
va pas avec la proposition, parce qu'elle est faible ou
inutile. La preuve est faible, si elle ne prouve pas
nécessairement l'exactitude de la proposition, comme
dans cet exemple de Plaute : «Reprendre son ami pour
une faute qu'il a commise est une chose
désagréable, mais, en ce monde, utile et
profitable». Voilà la proposition. Voyons
comment il la prouve : «Car, moi, je vais aujourd'hui
reprendre mon ami pour la faute commise». C'est sur ce
qu'il va faire lui-même, et non sur ce qu'il convient
de faire qu'il fonde l'utilité. Inutile est la preuve,
lorsqu'elle s'appuie sur une raison fausse : «On ne
doit pas fuir l'amour, car c'est la source de la plus
véritable amitié», ou bien : «On
doit fuir la philosophie, car elle amène
l'engourdissement et la paresse». Car si ces preuves
n'étaient pas fausses, il faudrait reconnaître
aussi la vérité des propositions qu'elles
confirment.
36. La preuve est faible encore, lorsqu'elle ne constitue pas
la preuve exacte de la proposition. Ainsi, dans Pacuvius :
«Certains philosophes disent que la fortune est
insensée, aveugle et brutale ; ils nous la
représentent debout sur un globe qui roule toujours ;
où le sort pousse cette pierre, là,
d'après eux, tombe la Fortune. Elle est aveugle,
ajoutent-ils, parce qu'elle ne voit pas où elle va ;
elle est insensée, parce qu'elle est cruelle,
inconstante et incertaine ; brutale parce qu'elle ne sait pas
distinguer entre le mérite et le
démérite. Mais il y a d'autres philosophes qui
nient, au contraire, qu'aucun malheur vienne de la Fortune :
ils les attribuent à l'Evénement,
hypothèse plus conforme à la
vérité, comme le prouvent la vie et
l'expérience. Par exemple, voyez Oreste : il
était roi tout à l'heure et maintenant le voici
mendiant; mais ce fut l'effet de son naufrage, non du Hasard
ou de la Fortune».
Pacuvius apporte ici une preuve faible, en disant qu'il est
plus exact d'attribuer la marche des affaires à
l'événement qu'à la Fortune. Car,
d'après l'une ou l'autre opinion des philosophes, il a
pu arriver que celui qui était roi devînt
mendiant.
XXIV. - 37. Faible est encore la preuve, lorsqu'elle
paraît offrir une preuve, mais ne fait que
répéter ce qui a été dit dans la
proposition : «C'est un grand mal pour l'homme que la
cupidité, parce qu'il est exposé à des
malheurs nombreux et cruels à cause de son amour sans
bornes pour l'argent». Ici, en effet, la preuve ne fait
que répéter en d'autres termes ce qui a
été dit dans la proposition.
Faible est aussi la preuve, lorsqu'elle donne, de la
proposition, une explication moins satisfaisante que le sujet
ne l'exige : «Utile est la sagesse, parce que les sages
ont coutume de pratiquer la piété». De
même : «Il est utile d'avoir de vrais amis, car
c'est le moyen d'avoir avec qui plaisanter». Dans de
telles preuves, en effet, ce n'est pas une raison
générale et absolue qui vient appuyer la
proposition, mais une raison qui l'affaiblit.
Est encore faible la preuve qui peut à la rigueur
convenir à une autre proposition, comme dans les vers
de Pacuvius, où il explique, par la même raison,
que la fortune soit regardée comme aveugle et
regardée comme brutale.
38. Pour la confirmation de la preuve, il y a beaucoup de
défauts à éviter dans notre façon
de raisonner et à surveiller dans celle de nos
adversaires ; il faut y faire d'autant plus attention qu'une
confirmation de la preuve, lorsqu'elle est bien faite,
constitue l'appui le plus puissant de l'argumentation tout
entière.
Ainsi les orateurs se croient bien habiles, lorsque, pour
confirmer leurs preuves, ils emploient un dilemme, comme dans
l'exemple suivant : «Tu me traites, mon père,
avec une rigueur que je ne mérite pas. En effet, si tu
juges Chresphonte un méchant homme, pourquoi me le
donnais-tu pour mari ? Si c'est, au contraire, un homme de
bien, pourquoi me forcer, malgré moi, malgré
lui, à quitter un tel homme ?» Lorsque l'on est
en présence de raisonnements de cette forme, ou bien
on les retournera contre celui qui les emploie ou bien on les
réfutera directement. On les retournera : «Je ne
te traite nullement, ma fille, avec une rigueur
imméritée. S'il est homme de bien, je te l'ai
donné pour mari. Si c'est un méchant homme, par
le divorce je te soustrairai à ce malheur». On
les réfutera directement en s'attaquant à l'un
des termes du dilemme : «Tu me dis : si tu juges
Chresphonte un méchant homme, pourquoi me le
donnais-tu pour mari ! Je l'ai cru homme de bien, je me suis
trompé ; plus tard je l'ai connu, et, le connaissant,
je le fuis».
XXV. 39. La réfutation de ces raisonnements est donc
de deux sortes : la première est plus piquante, la
seconde plus facile à trouver.
Est également défectueuse la confirmation de la
preuve, lorsque, pour désigner une chose d'une
façon précise, nous donnons une indication qui
peut être le signe de plusieurs choses. Exemples :
«Il faut nécessairement qu'il ait
été malade, puisqu'il est pâle», ou
: «Il faut nécessairement que cette femme ait
accouché, puisqu'elle porte sur les bras un petit
bébé». Car ces signes n'ont rien de
précis par eux-mêmes ; mais si d'autres, de
même nature, les recoupent, ils ne laissent pas
d'ajouter quelque force aux soupçons.
Est encore défectueux ce qui, dirigé contre
l'adversaire, peut s'appliquer à un autre ou à
celui même qui parle. Exemples : «C'est un
malheur que de se marier. - Mais tu t'es marié deux
fois».
Est encore défectueux ce qui présente un moyen
de défense banal, comme si l'on dit : «La cause
de sa faute, c'est l'action de la colère, ou de la
jeunesse, ou de l'amour». Si de telles excuses sont
admises, les plus grandes fautes s'en iront impunies.
C'est encore un défaut que de présenter pour
certain, comme si tout le monde en était d'accord, une
chose sur laquelle on discute encore. Exemple :
«Entends bien : les dieux, dont la puissance fait
mouvoir les cieux et les enfers, entretiennent vraiment la
paix entre eux, font régner la concorde». Car
Ennius met cet exemple dans la bouche de Chresphonte,
justifiant sa thèse tout comme s'il l'avait
déjà établie par des raisons assez
fortes.
40. C'est encore un défaut que de sembler avoir
reconnu sa faute trop tard et quand elle était
commise. Exemple : «Si cela m'était venu
à l'esprit, Quirites, je n'aurais pas risqué
que la chose en vînt à ce point ; j'aurais fait
ceci ou cela ; mais alors je n'y ai pas
pensé».
C'est encore un défaut, quand il s'agit d'un crime
avéré, de l'excuser et de le défendre,
comme dans les vers suivants : «Quand tout le monde te
recherchait, je t'ai laissé sur le trône le plus
florissant ; maintenant que tu es abandonné par tous,
seule, au prix des plus grands dangers, je me prépare
à te rétablir».
XXVI. - C'est encore un défaut de tenir un langage qui
peut être pris dans un autre sens que celui que lui
prête l'orateur. Tel serait le cas, si un homme
influent et factieux disait au peuple : «Un roi vaut
mieux que de mauvaises lois». Ces mots peuvent
être prononcés sans intention coupable, pour
amplifier la pensée; l'influence de celui qui les
prononce fait qu'ils ne peuvent l'être sans donner
prise à un terrible soupçon.
41. C'est encore un défaut d'employer des
définitions fausses ou banales. Fausses, comme de
dire, par exemple, qu'il n'y a point d'injure sans voies de
fait ou paroles outrageantes. Banales, quand on peut les
appliquer également bien à un autre objet ; par
exemple : «Le délateur, pour le dire d'un mot,
est digne de mort ; en effet, c'est un citoyen méchant
et dangereux». Cette définition n'est pas plus
celle du délateur que du voleur, de l'assassin de
grande route ou du traître.
C'est encore un défaut de donner comme argument ce qui
est en question ; comme si un homme, en accusant un autre de
vol, disait qu'il est pervers, avide, trompeur, et que la
preuve s'en trouve dans le vol dont il est l'objet.
C'est encore un défaut que de se tirer d'une
difficulté en en soulevant une autre. Exemple :
«Il ne convient pas, censeurs, pour s'acquitter envers
vous, que l'accusé allègue
l'impossibilité de se présenter au jour
où il avait, par serment, promis de le faire. S'il
n'était pas venu à l'armée, tiendrait-il
ce langage au tribun des soldats ?» Le défaut
vient de ce que, comme exemple, on cite un cas, qui n'est pas
clair ni jugé, mais obscur et s'appuyant sur un
exemple qui soulève la même
difficulté.
42. C'est encore un défaut de débrouiller
insuffisamment le fond de l'affaire et de passer comme si
c'était une chose élucidée. Exemple :
«La réponse de l'oracle est claire, pour qui la
comprend. Il dit de donner les armes d'Achille au guerrier
semblable à celui qui les a portées, si nous
voulons nous emparer de Pergame. Ce guerrier, je
déclare que c'est moi : il est juste que
j'hérite des armes de mon frère et qu'on me les
adjuge, soit comme à son parent, soit comme à
l'émule de sa valeur».
C'est encore un défaut, en parlant, de n'être
pas d'accord avec soi-même et de se contredire. Exemple
: «Pour quel motif l'accuser ?» Puis
développer cette idée par les réflexions
suivantes : «Car, s'il a de la pudeur, pourquoi accuser
un homme de bien ? S'il possède une âme sans
pudeur, pourquoi accuser un homme insensible à mes
discours ?»
XXVII. - Il paraît se donner à lui-même
une assez bonne raison pour ne pas accuser. Mais ensuite, que
dit-il ? «Je vais, en remontant à l'origine, te
faire connaître tout entier».
43. C'est encore un défaut de froisser en parlant les
sentiments du juge ou des auditeurs, que l'on s'attaque au
parti dont ils sont, aux hommes qui leur sont chers, ou que,
par quelque faute de ce genre, on blesse les sentiments de
l'auditeur.
C'est encore un défaut de ne pas apporter de preuves
sur tous les points pour lesquels on en a promis dans la
proposition.
Il faut éviter encore, lorsque le débat roule
sur une question, d'en traiter une autre ; à ce
propos, il faut faire attention de ne rien dire d'inutile, de
ne rien omettre, ou encore de ne pas se détourner de
la cause pour en traiter une toute différente. C'est
ainsi que, chez Pacuvius, Zéthus et Amphion discutent
d'abord sur la musique, puis finissent par traiter du
principe de la sagesse et de l'utilité de la
vertu.
Il faut prendre garde aussi que le réquisitoire de
l'accusateur ne porte sur un point, et la défense de
l'avocat sur un autre point, ce que font à dessein
beaucoup d'orateurs parlant pour l'accusé, contraints
par les difficultés de leur cause. Par exemple
quelqu'un, accusé de brigue dans la recherche d'une
magistrature, répondrait qu'à l'armée
les généraux lui ont décerné
beaucoup de récompenses. Si, dans le discours de nos
adversaires, nous faisons particulièrement attention
à ce point, nous les surprendrons souvent n'ayant rien
à dire sur le fond de la cause.
44. C'est encore un défaut de blâmer un art, une
science, une occupation à cause des défauts de
ceux qui s'y adonnent, comme si l'on blâmait l'art
oratoire à cause de la vie blâmable de quelque
orateur.
C'est encore un défaut que de croire, si vous avez
établi qu'un crime est constant, en avoir
montré l'auteur. Exemple : «Le mort était
défiguré, enflé, livide ; c'est un fait
constant ; donc il a été
empoisonné». Oui, mais si vous passez beaucoup
de temps, comme le font nombre d'orateurs, à
établir qu'il y a eu empoisonnement, vous tomberez
dans un défaut assez grave. En effet, on ne demande
pas si l'action a été commise, mais qui l'a
commise.
XXVIII. 45. C'est encore un défaut, lorsqu'on est
amené à faire une comparaison, de mettre en
pleine lumière un seul des termes comparés,
pendant que, de l'autre, on ne fait pas mention, ou qu'on le
traite un peu négligemment. Exemple : dans une
comparaison, cherchant si les distributions de blé
sont avantageuses ou non à la plèbe, on
énumérerait soigneusement les avantages de l'un
des deux partis, et, parmi les inconvénients de
l'autre, on laisserait dans l'ombre ceux que l'on voudrait ou
bien l'on indiquerait seulement les moins graves.
C'est encore un défaut, lorsqu'on est amené
à faire une comparaison, de se croire obligé de
blâmer une chose, parce qu'on fait l'éloge de
l'autre. Par exemple, cherchant si l'on doit rendre de plus
grands honneurs aux habitants d'Alta Fucens ou aux Vestins,
habitants de Pinna, pour les services rendus par eux à
l'Etat romain, et que l'orateur, parlant pour les uns,
attaquât les autres. Si l'on préfère les
uns, il n'est pas nécessaire de blâmer les
autres ; en effet, tout en louant les uns davantage, on peut
réserver aux autres une part d'éloges, pour ne
pas laisser croire qu'un parti-pris nous a fait combattre la
vérité.
C'est encore un défaut que de réduire le
débat à une querelle de mots ou de vocables,
alors que la pratique de chaque jour nous en a très
bien fait connaître le sens. Par exemple, Sulpicius
avait opposé son veto à la proposition de
rappel en faveur des exilés qui n'avaient pas pu se
défendre ; plus tard, il changea d'avis, et, tout en
proposant la même loi, prétendait en proposer
une autre, parce qu'il avait changé un mot ; en effet,
d'après lui, ce n'était pas des exilés
qu'il rappelait, mais des citoyens chassés par la
violence, comme s'il se fût agi de discuter sur le nom
à donner, ou comme si tous ceux, à qui l'on a
interdit l'eau et le feu, ne s'appellent pas des
exilés. Peut-être lui pardonnons-nous à
lui, parce qu'il avait une raison d'agir ainsi. Mais nous,
comprenons que c'est un défaut de soulever un
débat pour un mot changé.
XXIX. - 46. Comme les ornements consistent dans les
comparaisons, les exemples, les amplifications, les
précédents et autres moyens capables de donner
à l'argumentation plus d'ampleur et de richesse,
examinons les défauts qui s'y rattachent.
La comparaison est défectueuse, lorsqu'elle n'est pas
exacte en tous points, qu'elle n'est pas juste ou qu'elle se
tourne contre celui même qui la produit.
Un exemple est défectueux, s'il est faux et qu'on
puisse le ruiner, blâmable et qu'on doive ne pas le
suivre, ou qu'il prouve plus ou moins que le cas ne
l'exige.
Un jugement antérieur sera produit à tort, s'il
s'applique à un cas différent ou à un
point qui n'est pas en cause, s'il est injuste ou tel que nos
adversaires pourraient en produire un plus grand nombre ou de
plus concluants.
C'est encore un défaut, quand l'adversaire convient
d'un fait, d'y consacrer toute une argumentation et de
l'établir, car ce qu'il faut, c'est l'amplifier.
C'est encore un défaut d'amplifier, quand il convient
de prouver. Exemple : un homme en accusant un autre
d'homicide, et avant d'avoir apporté des arguments
assez concluants, amplifiant le crime et disant qu'il n'y a
rien de plus indigne que de tuer un homme. En effet, la
question n'est pas de savoir si le crime est affreux ou non,
mais s'il a été commis.
Le résumé est défectueux, lorsqu'il ne
résume pas, dans leur ordre, les points
traités, lorsqu'il ne conclut pas brièvement,
lorsque, de la récapitulation ne ressort pas quelque
chose de précis et de bien établi, faisant bien
comprendre le but de l'argumentation, puis celui de la preuve
et de la confirmation de la preuve, et ce qu'a prouvé
l'ensemble de l'argumentation.
XXX. - 47. Les péroraisons, que les Grecs nomment
épilogues, comprennent trois parties : elles se
composent, en effet, du résumé, de
l'amplification, de l'appel à la compassion.
Le résumé passe en revue, pour les rappeler
à l'auditeur, tous les points que nous avons
touchés ; il le fait brièvement, pour remettre
le discours en mémoire, non pour le recommencer, et
dans le même ordre, pour que l'auditeur, s'il a
confié les différents points à sa
mémoire, les retrouve en même temps que nous les
lui présentons. Il faut encore avoir bien soin de ne
pas faire remonter à l'exorde ou à la narration
le résumé du discours. En effet, le discours
semblerait fabriqué de toutes pièces et
arrangé tout exprès pour mettre en
lumière l'habileté de l'orateur, faire valoir
son talent et montrer sa mémoire. Il faut donc ne le
commencer qu'à la division. Puis il faut exposer dans
le même ordre et brièvement ce qu'on a
traité dans la confirmation et la
réfutation.
L'amplification est une partie où l'on emploie le lieu
commun pour émouvoir les auditeurs. Les lieux communs
se tireront très commodément de dix formules
propres à faire paraître l'accusation plus
importante.
48. Le premier se tire des garants ; pour cela nous rappelons
l'intérêt qu'ont pris à la poursuite d'un
tel crime les dieux immortels, nos ancêtres, les rois,
les républiques, les peuples peu civilisés, des
hommes très sages, le sénat ; nous rappelons
surtout la sanction qu'ont prévue les lois.
Le second lieu examine quels sont ceux auxquels se rapportent
les actes qui font l'objet de l'accusation : si c'est
à l'universalité des hommes, auquel cas la
chose est la plus odieuse, à ceux qui sont au-dessus
de nous, tels ceux qui figurent dans le lieu commun
tiré des garants, à nos égaux,
c'est-à-dire à ceux qui sont dans une situation
pareille à la nôtre du côté de
l'âme, du corps ou de la situation sociale, ou à
nos inférieurs, ceux qui, sous tous ces rapports, sont
au-dessous de nous.
Dans le troisième, nous demandons ce qui arriverait si
l'on témoignait la même indulgence pour tous les
coupables, et l'on montrera tous les périls et tous
les inconvénients qu'entraînerait
l'indifférence à l'égard de ce
crime.
Le quatrième est celui qui fait voir que, si l'on
passe la chose à l'accusé, beaucoup d'autres,
retenus encore par l'attente du jugement, se porteront au
crime avec plus d'ardeur.
Dans le cinquième, nous montrons que si, une seule
fois, on prononce contre notre avis, rien ne pourra jamais
porter remède au mal ou redresser l'erreur des juges.
Ici il ne sera pas déplacé de montrer, par
d'autres comparaisons, que certaines erreurs peuvent
être atté-nuées par le temps, ou
redressées par des mesures ; mais que, dans le cas
présent, il y aura aucun moyen de l'affaiblir ou de la
redresser.
49. Par le sixième lieu, nous montrons qu'il y a eu
préméditation, et nous disons qu'un crime voulu
ne comporte pas d'excuses, tandis qu'on peut avec justice
demander l'indulgence pour un acte
irréfléchi.
Par le septième, nous montrons qu'il s'agit d'un acte
atroce, cruel, défendu par les dieux, digne d'un tyran
; telles par exemple des violences faites à des femmes
ou quelqu'un de ces crimes qui provoquent des guerres et
conduisent à risquer sa vie contre les ennemis.
Par le huitième, nous montrons que le crime n'est pas
banal, mais bien exceptionnel, infâme,
sacrilège, inouï, et que, par suite, il appelle
un châtiment d'autant plus rapide et rigoureux.
Le neuvième consiste à comparer la faute avec
d'autres : par exemple, nous dirons que c'est un plus grand
crime d'attenter à l'honneur d'un homme libre que de
voler un objet sacré, parce que l'un s'explique par le
besoin, l'autre par une passion qui ne connaît pas de
frein.
Dans le dixième lieu nous pesons toutes les
circonstances qui ont accompagné le crime et qui ont
coutume de suivre un tel acte, les présentant d'une
manière si vive, si accusatrice et si précise,
que le fait même paraisse se passer et l'action se
dérouler par la simple énumération des
conséquences nécessaires du crime.
XXXI. - 50. Pour exciter la compassion des auditeurs, nous
rappellerons les vicissitudes de la fortune, en instituant un
parallèle entre la prospérité dont nous
avons joui et l'adversité qui nous accable, en
énumérant et en montrant tout ce qui nous
attend de fâcheux, si nous n'obtenons pas gain de
cause, en recourant à la prière et en nous
mettant à la merci de ceux dont nous essaierons
d'exciter la pitié, en exposant les malheurs que notre
disgrâce amènera pour nos père et
mère, nos enfants et tous nos parents, en montrant en
même temps que nous sommes affligés de leur
inquiétude et de leur peine, non de nos propres maux ;
nous exposerons la clémence, l'humanité, la
pitié, que nous avons montrées pour d'autres ;
nous montrerons que nous avons été toujours ou
souvent malheureux ; nous déplorerons la
fatalité ou la mauvaise fortune qui nous accable ;
nous montrerons que notre âme sera forte et saura
supporter son malheur. Il ne faut pas que cet appel à
la compassion soit trop long, car rien ne sèche plus
vite qu'une larme.
Ce sont à peu près les points les plus obscurs
de toute la rhétorique que nous avons traités
dans ce livre ; aussi je m'arrêterai ici pour ce
volume. Les autres préceptes, si tu le veux bien, nous
les réserverons pour le troisième livre. Si tu
apportes à les étudier avec nous et sans nous
un soin égal au zèle scrupuleux que j'ai mis
à les grouper, je trouverai à être
compris de toi un fruit qui me paiera de ma peine, et toi, de
ton côté, tu loueras ma diligence et tu seras
heureux des connaissances que tu acquerras ; tu seras plus
versé dans la connaissance des préceptes de
l'éloquence, et moi plus disposé à
m'acquitter de la tâche qui me reste. Cet espoir ne me
trompera pas, je le sais ; car je ne suis pas sans bien te
connaître. Passons tout de suite aux autres
préceptes, afin de répondre à ton
désir très louable, comme j'ai tant de plaisir
à le faire.
Traduction d'Henri Bornecque (1932)