Livre II

I. - 1. Dans le premier livre, Hérennius, j'ai rapidement exposé les causes dont l'orateur doit se charger, les parties de son art auxquelles il doit consacrer une étude approfondie et les moyens les plus faciles de les connaître. Mais, comme il était impossible de traiter toutes les questions à la fois, et qu'il fallait parler d'abord des plus importantes, pour que la connaissance des autres te semblât plus facile, j'ai cru devoir m'occuper d'abord des questions les plus difficiles.

Il y a trois genres de cause, démonstratives, délibératives et judiciaires. Les causes judiciaires sont de beaucoup les plus difficiles, voilà pourquoi j'en ai traité entièrement d'abord et dans le premier livre.

Des cinq qualités de l'orateur, l'invention est la plus importante et la plus difficile à posséder. Elle aussi a été presque entièrement traitée dans ce livre : une faible partie de ce qui la concerne sera reportée au troisième livre.

2. J'ai commencé à traiter les six parties d'un discours : dans le premier livre, j'ai parlé de l'exorde, de la narration, de la division, sans m'étendre plus qu'il n'était nécessaire, et aussi clairement que je pensais que tu le désirais. Ensuite il a fallu parler à la fois de la confirmation et de la réfutation. Aussi ai-je exposé les différents genres d'états de cause et leurs subdivisions, ce qui montrait en même temps comment, la cause étant déterminée, on arrive à trouver l'état de la cause et sa subdivision.

Ensuite j'ai fait voir comment il convenait de chercher le point à juger, vers lequel, une fois établi, il fallait avoir soin de faire converger toute l'économie du discours entier.

Puis j'ai fait remarquer qu'il y avait un très grand nombre de causes, auxquelles peuvent s'adapter plusieurs états de cause ou subdivisions d'états de cause.

II. - Il me restait, semble-t-il, à montrer comment adapter les ressources de l'invention à chaque état de cause ou subdivision d'état de cause, ensuite quels sont les modes de raisonnement (épichérémala chez les Grecs) à employer et à éviter, deux points qui regardent la confirmation et la réfutation. Ensuite, et pour terminer, j'ai montré les péroraisons qu'il faut employer dans le discours ; c'est la dernière des six parties d'un discours.

Nous chercherons donc d'abord comment il faut traiter chaque cause, et, naturellement, nous examinerons avant tout la cause conjecturale, la première et la plus difficile.

3. Dans la cause conjecturale, la narration de l'accusateur doit présenter, glissés et disséminés, des détails qui jettent le soupçon sur l'accusé, si bien que dans tout acte, dans toute parole, dans toute démarche pour aller vers un endroit ou en partir, en un mot dans tout ce qu'il a fait, il paraisse y avoir un motif. La narration du défenseur doit offrir un exposé simple et clair qui atténue les soupçons.

Pour traiter cet état de cause, six subdivisions : probabilités, comparaison, indices, preuves, conséquences, preuves confirmatives. Nous allons montrer la valeur de chacune d'elles.

Dans les probabilités, on prouve que l'accusé avait intérêt au crime et que jamais il n'a reculé devant une infamie analogue. A ce propos, on considère les motifs et la vie.

Les motifs, c'est ce qui a poussé au crime, par l'espoir d'avantages à acquérir ou d'inconvénients à éviter. On cherche si, par son crime, l'accusé a visé quelque avantage, honneurs, argent, pouvoir, s'il a voulu assouvir quelque passion, amour ou acte passionnel semblable, ou s'il a évité quelque inconvénient, inimitiés, mauvaise réputation, douleur, supplice.

III. - 4. Ici l'accusateur, s'il s'agit de l'espoir d'un avantage, montrera la passion de celui qu'il attaque, s'il s'agit d'un préjudice à éviter, il exagérera ses craintes. Le défenseur, lui, soutiendra, s'il le peut, que les motifs n'existaient pas, ou bien il en atténuera l'importance. Puis il dira qu'il est injuste de faire tomber le soupçon d'un crime sur tous ceux qui peuvent en retirer quelque profit.

5. Ensuite on examinera la vie de l'accusé dans ses actions antérieures. L'accusateur devra considérer d'abord s'il n'a jamais rien fait d'analogue. S'il ne peut rien trouver, il cherchera s'il n'a jamais été soupçonné de rien d'analogue, et devra s'attacher à montrer que la vie de l'accusé s'accorde bien avec le motif de crime qu'il vient d'exposer. Par exemple, s'il soutient que le motif est l'argent, il montrera que l'accusé a toujours été avide, les honneurs, toujours ambitieux. Il pourra ainsi rapprocher étroitement le défaut habituel de l'accusé et le motif du crime. S'il ne peut trouver un défaut en rapport avec le motif, qu'il en trouve un différent. S'il ne peut le montrer avide, qu'il le montre corrupteur, perfide ; s'il peut, enfin, qu'il lui imprime la souillure d'un ou du plus grand nombre possible de vices ; il dira ensuite qu'un homme ayant si mal agi, il n'est pas étonnant qu'il se soit porté à des actes si coupables. Si l'adversaire jouit d'une haute réputation de vertu, dire qu'il faut considérer les actes et non la renommée ; l'accusé, auparavant, a caché ses turpitudes et l'on va démontrer clairement qu'il n'est pas innocent de tout mal. Le défenseur prouvera d'abord, s'il peut le faire, que la vie de son client est sans tache ; sinon, il se rejettera sur l'irréflexion, le manque de jugement, la jeunesse, la force majeure, l'entraînement ; à ce sujet... le blâme qu'entraînent des actes étrangers à l'accusation présente ne doit pas lui être imputé à mal. S'il se trouve sérieusement gêné par les scandales et l'infamie de son client, son premier soin sera de dire qu'on a répandu de faux bruits sur un innocent, et il emploiera ce lieu commun, qu'il ne faut pas croire aux bruits. Si rien de tout cela n'est possible, il emploiera, au pis aller, le moyen de défense que voici : il dira qu'il parle, non pas des moeurs de son client devant les censeurs, mais des accusations de ses adversaires devant les juges.

IV. - 6. Il y a comparaison, lorsque l'accusateur prouve que l'action imputée par lui à son adversaire n'a été utile qu'à l'accusé, ou que personne n'aurait pu l'exécuter, sauf son adversaire, ou qu'il n'y serait pas parvenu, du moins pas aussi facilement, par d'autres moyens, ou que, aveuglé par sa passion, il n'a pas vu d'autres moyens plus faciles. Ici le défenseur doit prouver que le crime était utile aussi à d'autres et que d'autres aussi ont pu commettre l'acte reproché à l'accusé.

Dans les indices, on montre que l'accusé a cherché les circonstances favorables à l'exécution de son projet. L'on distingue six parties : le lieu, le moment, la durée, l'occasion, l'espoir de la réussite, l'espoir du secret.

7. Pour le lieu, on pose les questions suivantes : était-il fréquenté ou désert ? était-il toujours désert, ou bien est-ce au moment du crime qu'il ne s'y trouvait personne ? était-il sacré ou profane, public ou particulier ? quels sont les lieux attenants ? pouvait-on voir la victime ou l'entendre ? Ce qui convient ici au système soutenu par l'accusé et par l'accusateur, je ne reculerais pas devant la tâche de l'exposer en détail, si chacun, la cause une fois donnée, ne pouvait se déterminer facilement. Ce sont, en effet, les sources de l'invention que la théorie doit fournir ; tout le reste s'acquerra facilement par l'exercice.

Pour le moment, on pose les questions suivantes : en quelle saison, à quelle heure, de nuit ou de jour, quel jour, à quelle heure de la nuit, dit-on que le fait s'est accompli, et pourquoi a-t-on choisi ce moment ?

La durée donnera lieu aux recherches que voici : a-t-elle été suffisante pour l'entier accomplissement de l'acte en question ? l'accusé savait-il qu'il aurait assez de temps pour exécuter son dessein ? Car il importe peu qu'il ait eu assez de temps pour l'exécuter, si, d'avance, il n'a pu le savoir ou le calculer.

L'occasion est l'objet des questions suivantes : était-elle favorable à l'entreprise, ou n'y en avait-il pas de meilleure, qu'on a laissé passer ou qu'on n'a pas attendue ?

Pour apprécier l'espoir du succès, on examinera si les indices précédents concordent, et, en outre, si, d'un côté, semblaient être la force, l'argent, la réflexion, la connaissance de ce qui se passait, les préparatifs, et, de l'autre, la faiblesse, le dénûment, le défaut de jugement, l'ignorance de ce qui se passait, l'absence de préparatifs ; on saura par ces considérations si l'accusé devait douter du succès ou y avait confiance.

L'espoir du secret ressortira de recherches sur les confidents, les témoins, les complices, hommes libres, esclaves ou des deux catégories.

V. - 8. Les preuves invoquent contre le fait incriminé des indices plus certains et qui fortifient mieux les soupçons. On y distingue trois moments : avant le crime, au moment du crime, aussitôt après le crime. Avant le crime, il faut considérer où l'accusé a été, où il a été vu, avec qui il a été vu, s'il a fait quelque préparatif, s'il est allé trouver quelqu'un, s'il a dit quelque chose, s'il a laissé paraître quelque chose de ses confidents, de ses complices, des concours obtenus, s'il a été quelque part contre ses habitudes ou à un autre moment que d'ordinaire. Au moment du crime, on cherchera si l'accusé a été vu tandis qu'il l'exécutait, si l'on a entendu un bruit, un cri, un craquement, ou, d'une façon générale, si quelque chose a été perçu par un sens quelconque, vue, ouïe, tact, odorat, goût, car chacun d'eux peut suggérer des soupçons. En ce qui concerne les moments ayant immédiatement suivi le crime, on examinera s'il est resté, après le forfait, quelque chose indiquant qu'un crime a été commis et par qui il a été commis. Qu'il a été commis ! Par exemple, si le cadavre est altéré par l'enflure et une couleur plombée, c'est preuve d'empoisonnement. Par qui il a été commis ? Par exemple si une arme, si un vêtement, si un objet quelconque a été abandonné, ou si une trace révélant le coupable a été relevée ; si l'accusé avait du sang sur ses vêtements ; si, aussitôt le coup fait, il a été pris ou vu à l'endroit où l'on dit que l'affaire s'est déroulée.

Dans les conséquences, on recherche les signes qui sont ordinairement la conséquence de la culpabilité et de l'innocence. L'accusateur dira, s'il le peut, que son adversaire, à l'approche des témoins, s'est mis à rougir, à pâlir, à chanceler, qu'il a tenu un langage incohérent, qu'il s'est évanoui, qu'il a fait des promesses [pour suborner un témoin] toutes choses qui prouvent la conscience que l'accusé a de son crime. Si l'accusé n'a rien fait de tout cela, l'accusateur dira qu'il avait si bien réfléchi à ce qui arriverait, qu'il pouvait soutenir tous les assauts avec l'assurance la plus parfaite ; toutes choses qui prouvent l'audace et non l'innocence. Le défenseur dira, si son client a montré de l'épouvante, qu'il a été troublé par la grandeur du danger couru et non par le remords de sa faute ; s'il n'en a pas montré, c'est la confiance en son innocence qui l'a empêché de se troubler.

VI. - 9. La preuve confirmative est le dernier moyen dont on se sert, quand on a bien établi les soupçons. Elle reçoit des développements particuliers et communs, particuliers, lorsque, seul, l'accusateur ou le défenseur peut s'en servir, communs, lorsque, suivant la cause, ils peuvent être employés tantôt par l'accusé, tantôt par l'accusateur.

Dans la cause conjecturale, le développement particulier à l'accusateur est de dire qu'il ne faut pas avoir pitié des méchants et d'amplifier l'atrocité du crime. Pour le défenseur, le développement particulier est d'essayer d'éveiller la pitié et de reprocher à l'accusateur de présenter inexactement les faits.

Les développements communs à l'usage tantôt de l'accusateur, tantôt du défenseur, consistent à parler en faveur des témoins ou contre eux, pour ou contre les tortures, pour ou contre les preuves, pour ou contre la rumeur publique.

En faveur des témoins, nous ferons valoir leur autorité personnelle, leur vie, la constance de leurs dépositions. Contre les témoins... les scandales de leur vie, les variations de leurs témoignages. On soutiendra que le fait, tel qu'ils le racontent, n'a pas pu arriver, ou n'est pas arrivé, ou qu'ils n'ont pas pu le connaître, ou que la passion inspire leurs paroles et leurs arguments. C'est dans ce sens que l'on attaquera et que l'on interrogera les témoins.

VII. - 10. En faveur de la torture, nous ferons valoir que ce sont nos ancêtres qui ont voulu que la vérité fût recherchée par la question et des souffrances, et que la violence de la douleur forçât les hommes à dire tout ce qu'ils savent. Cet exposé aura encore plus de force si, en raisonnant sur les aveux obtenus à la torture, nous leur donnons un caractère de vraisemblance par les procédés qui servent à traiter toute supposition relative à une question de fait. Contre les tortures, nous dirons que nos ancêtres ont voulu les voir intervenir dans des cas bien déterminés, où l'on pouvait reconnaître la vérité des réponses faites à la question ou en réfuter l'imposture, par exemple si l'on recherchait à quelle place un objet a été mis, ou quelque chose d'analogue, qui peut être vu... ou vérifié par quelque signe analogue. Ensuite, il ne faut pas s'en rapporter à la douleur, parce qu'elle épuise moins l'un que l'autre, que tel individu est mieux doué d'imagination, enfin qu'on peut souvent savoir ou deviner ce que veut apprendre le juge d'instruction ; on comprend que, en le disant, on mettra fin à la douleur. Cet exposé aura plus de force si, par une argumentation plausible, nous réfutons les aveux faits à la torture ; pour cela, il faudra se servir des procédés appliqués à la question de fait et exposés plus haut.

11. En faveur des preuves, des indices et autres moyens de fortifier le soupçon, il convient de parler comme suit : lorsque se recoupent beaucoup de preuves et d'indices concordants, il en résulte l'évidence et non le soupçon. De même, il faut accorder plus de confiance aux preuves et aux indices qu'aux témoins, car les premiers montrent les choses telles qu'elles se sont passées réellement, les témoins, eux, peuvent être corrompus par l'argent, le désir de plaire à un puissant, la crainte, l'inimitié. Contre les preuves, les indices et autres moyens de soulever le soupçon, nous dirons qu'il n'y a pas de chose qui ne puisse être attaquée par le soupçon, puis nous affaiblirons les différentes raisons de soupçonner l'accusé et nous montrerons qu'elles ne s'appliquent pas plus à nous qu'à n'importe quelle autre personne ; c'est une indignité que, en l'absence de témoignages, une conjecture et un soupçon soient jugés suffisamment convaincants.

VIII. - 12. En faveur des bruits publics, nous dirons qu'une réputation ne se fait pas habituellement au hasard et sans fondement, qu'il n'y a pas de raison pour qu'elle ait été forgée et imaginée de toutes pièces ; de plus, en admettant que les autres soient ordinairement mensongers, nous établirons par une argumentation que ceux-là sont exacts. Pour parler contre les bruits publics, nous montrerons qu'il y en a beaucoup de faux, et nous citerons l'exemple de personnes dont la réputation courante était usurpée ; nous dirons, en ce qui concerne ceux qui courent sur nous, qu'ils sont injustes ou qu'ils ont été forgés par des hommes malveillants et médisants de nature. En outre, nous apporterons quelque fable inventée contre nos adversaires, dont nous dirons qu'elle se trouve sur toutes les lèvres, ou nous rapporterons quelque bruit exact, de nature à porter quelque atteinte à leur réputation. Mais nous ajouterons que nous n'ajoutons aucune foi à ce bruit, parce que n'importe qui peut rapporter sur quelqu'un un bruit qui lui porte atteinte et répandre une histoire imaginée. Toutefois, si le bruit qu'on nous oppose semble vraiment plausible, on pourra, par une argumentation, détruire la foi qu'on pourrait y ajouter.

Comme l'état de cause conjectural est le plus difficile et qu'il se rencontre le plus souvent dans les procès réels, nous avons mis d'autant plus de soin à en examiner à fond toutes les parties, pour que nous ne soyons arrêtés par le moindre embarras ni par le moindre faux-pas, lorsque la théorie que nous venons de formuler sera appliquée à une pratique assidue. Maintenant passons aux parties de l'état de cause légal.

IX. - 13. Lorsque les intentions du rédacteur ne seront pas d'accord avec le texte rédigé par lui, si nous défendons le texte, voici les développements que nous emploierons : tout de suite après la narration, grand éloge du rédacteur, puis lecture du texte ; ensuite demander à nos adversaires s'ils savent pertinemment que ce texte figure dans une loi, un testament, un contrat ou tout autre écrit se rapportant à la cause ; ensuite examiner par comparaison le texte, la déclaration des adversaires, le parti que doit prendre le juge : faut-il que celui-ci s'en rapporte à un texte rédigé avec soin ou à une interprétation insidieusement imaginée, ensuite combattre avec dédain le sens que les adversaires ont imaginé et donné au texte. Après quoi l'on cherchera à quel danger l'on aurait été exposé si le rédacteur avait voulu compléter sa rédaction dans ce sens ou s'il n'a pas pu la terminer. Ensuite nous découvrirons sa pensée et nous indiquerons la raison qui lui a dicté sa rédaction, et nous montrerons que cette rédaction est claire, brève, juste, complète, appuyée de motifs précis. Ensuite on citera des exemples de procès où, bien que les adversaires avaient invoqué la pensée et les intentions, on a jugé plutôt conformément au texte. Puis on montrera comme il est dangereux de s'écarter du texte. Lieu commun : contre celui qui, tout en avouant avoir agi d'une façon contraire aux dispositions d'une loi ou aux termes d'un testament, cherche néanmoins à défendre sa conduite.

X. -14. Si nous défendons l'intention, nous louerons d'abord le rédacteur pour la judicieuse concision avec laquelle il n'a dit, dans sa rédaction, que ce qui était nécessaire, ne jugeant pas nécessaire de faire figurer dans son texte ce qui peut être compris sans texte. Ensuite nous dirons que c'est le propre de la mauvaise foi de s'attacher aux mots et à la lettre, et de négliger l'intention. Ensuite ce qui figure dans le texte ne peut être exécuté, ou ne peut l'être sans aller contre la loi, contre la coutume, contre la nature, contre l'équité, toutes choses dont personne ne niera que le rédacteur du texte ait voulu la très stricte observation ; au contraire ce que nous avons fait est absolument conforme à la justice. D'ailleurs l'opinion de nos adversaires ne peut se défendre ; ou bien elle est déraisonnable, injuste, inapplicable, en opposition avec ce qui précède ou ce qui suit, en contradiction avec le droit commun, avec les autres lois générales ou avec les choses jugées. Ensuite on citera des décisions judiciaires conformes à l'intention et contraires aux textes; puis nous lirons et expliquerons de brefs extraits des lois ou des contrats dans lesquels il faut interpréter la volonté des rédacteurs. Lieu commun : contre celui qui lit un texte, sans chercher l'opinion de celui qui l'a rédigé.

15. Lorsque deux lois sont contradictoires, on examinera d'abord si elles ne sont pas abrogées en tout ou en partie, puis si leur opposition est telle que l'une ordonne et l'autre défende, ou que l'une oblige et l'autre permette. Car ce serait se défendre bien faiblement que de se disculper par une loi qui permet, en présence d'une loi qui ordonne ; en effet une injonction formelle l'emporte sur une simple permission. La défense a encore peu de valeur, lorsqu'on fait voir qu'on s'est conformé à l'injonction d'une loi abrogée en tout ou en partie, sans s'inquiéter des prescriptions d'une loi postérieure. De ces considérations, nous passerons aussitôt à la lecture, à l'explication, au vif éloge de la loi sur laquelle nous nous appuyons. Ensuite nous éluciderons les intentions de la loi qu'on nous oppose et nous les interpréterons à l'avantage de notre cause. Puis, à l'état de cause judiciaire complet, nous emprunterons les considérations de droit, et nous rechercherons quelle est la loi qu'appuie le point de vue juridique ; cette partie de l'état de cause judiciaire, nous en parlerons plus loin.

XI. - 16. Si l'on estime que le texte offre quelque ambiguïté, parce qu'on peut en tirer deux ou plusieurs sens différents, voici comment il faut en traiter : d'abord il faut chercher s'il offre de l'ambiguïté ; puis il faut montrer comment se serait exprimé l'auteur du texte, s'il avait voulu lui donner le sens que lui prêtent nos adversaires ; ensuite celui que nous lui prêtons est possible, et il est conforme à l'honnêteté, à la vertu, à la loi, à la coutume, à la nature, au bien et à l'équité ; c'est tout le contraire pour nos adversaires ; d'ailleurs il n'y a pas d'ambiguïté, puisque l'on voit bien quel est le vrai sens. Il y a des auteurs qui estiment que, pour traiter cette cause, la connaissance des amphibologies, telle que l'exposent les dialecticiens, est très utile. Nous, au contraire, nous estimons qu'elle n'apporte aucun secours, mais plutôt un sérieux embarras. En effet, tous ces dialecticiens font la chasse aux expressions amphibologiques, même lorsqu'un des sens ne veut rien dire. Aussi, quand un autre parle, sont-ils des interrupteurs importuns ; quand un autre écrit, des interprètes fâcheux et surtout obscurs ; puis, à force de vouloir parler avec prudence et clarté, ils finissent par ne pouvoir rien dire. Redoutant de laisser échapper un terme amphibologique, ils en arrivent à ne pas prononcer leur nom. Leurs opinions puériles, je les réfuterai, quand tu le voudras, par les raisons les plus décisives. Pour le moment, il n'était pas hors de propos de marquer notre mépris pour le bavardage de cette école impuissante à parler.

XII. 17. Si c'est un état de cause de définition, nous donnerons d'abord une brève définition du mot en question : «C'est se rendre coupable de lèse-majesté, que de toucher aux éléments qui constituent la grandeur de l'Etat. Quels sont ces éléments, Q. Caepio ? Les suffrages, les magistrats. Or, en brisant les ponts, tu as privé le peuple du droit de suffrage et empêché les magistrats de donner des conseils». Réponse : «Se rendre coupable de lèse-majesté, c'est porter atteinte à la grandeur de l'Etat. Moi, je n'y ai pas porté atteinte ; au contraire, j'ai empêché qu'on y portât atteinte : j'ai sauvé le Trésor, j'ai résisté aux passions des méchants ; je n'ai pas souffert que la majesté romaine pérît tout entière». Donc on commence par expliquer le sens du but brièvement et dans l'intérêt de la cause ; puis de l'explication du mot on rapprochera le fait qu'on nous reproche ; puis on combattra le principe de l'explication contraire, comme fausse, inutile, honteuse, injuste ; ici l'on empruntera ses moyens aux considérations juridiques de l'état de cause judiciaire absolu, dont nous parlerons plus loin.

18. Dans les causes reposant sur des moyens déclinatoires, on cherche d'abord si telle personne avait le droit d'intenter une action, une réclamation, une poursuite, s'il ne fallait pas choisir un autre temps, invoquer une autre loi, prendre une autre procédure. Les moyens se trouveront dans les lois et les moeurs, le juste et le bien ; nous en parlerons à propos de la cause juridiciaire absolue.

Dans une cause où l'on s'appuie sur l'analogie, on cherchera d'abord des causes plus importantes, moins importantes, ou semblables, où l'on trouve des dispositions écrites ou des arrêts semblables. En second lieu, cette espèce est-elle semblable ou non à l'espèce en question ? Puis l'absence du texte sur cette espèce est-elle volontaire, parce qu'on n'a rien voulu prévoir ou parce qu'on a pensé avoir assez prévu, étant donné la ressemblance des autres textes écrits ?

Je me suis assez étendu sur les parties de l'état de cause fondé sur un texte ; je reviens maintenant à l'état de cause juridiciaire.

XIII. 19. On se sert de l'état de cause juridiciaire complet, lorsque l'on soutient la justice de l'acte même dont on se reconnaît l'auteur, sans recourir à aucun moyen de défense étranger à la cause. Ici il convient de chercher si l'acte est juste. Nous pourrons traiter cette question, une fois la cause établie, si nous connaissons les sources du droit, qui sont les suivantes : la nature, la loi, l'usage, les précédents, l'équité, les conventions.

Au droit naturel appartiennent les devoirs de parenté et d'affection familiale : c'est lui qui établit l'affection des enfants pour les parents et des parents pour les enfants.

Le droit fondé sur la loi est celui qu'a sanctionné la volonté du peuple. Exemple : comparaître, quand on est assigné.

Le droit fondé sur la coutume est celui qui, en l'absence de toute loi, est consacré par l'usage à l'égal d'une loi. Exemple : si vous avez remis des fonds à un banquier, vous pouvez légitimement les réclamer à son associé.

Il y a des précédents, lorsque, sur la même question, une sentence a été rendue ou qu'une décision est intervenue. Ils se contredisent souvent, suivant les décisions opposées d'un juge, d'un préteur, d'un consul ou d'un tribun de la plèbe. Par exemple, M. Drusus, préteur urbain, autorisa l'action intentée à un héritier pour inexécution de mandat ; Sex. Julius la refusa. De même, le juge C. Célius renvoya absous de l'accusation de dommage celui qui avait offensé le poète Lucilius en le nommant sur le théâtre ; P. Mucius condamna celui qui avait nommé le poète L. Accius.

20. Donc, puisque sur une même espèce on peut produire des précédents différents, lorsque le cas se présentera, nous comparerons les juges, les circonstances, le nombre des juges.

Le droit repose sur l'équité, lorsqu'il paraît bien conforme à l'idée que l'on se fait généralement de ce qui est juste. Par exemple, un homme âgé de plus de soixante ans et malade peut comparaître par mandataire. Suivant les circonstances et la dignité de la personne, on va jusqu'à établir ainsi une nouvelle espèce de droit.

Le droit est fondé sur les conventions, lorsque les parties ont convenu de quelque chose. Il y a des conventions, dont l'exécution est garantie par les lois. Exemple : «S'il y a contrat, qu'on plaide à l'endroit convenu ; s'il n'y a pas contrat, qu'on porte la cause au comitium ou au forum avant midi». Il y a aussi des conventions, qui sont exécutoires indépendamment des lois en vertu de l'accord même, et dont l'on dit qu'elles font le droit.

Voilà par quels moyens il convient de montrer l'injustice de la thèse opposée, de prouver la justice de la nôtre, ce qui, d'après nous, doit être fait dans l'état de cause juridiciaire absolu.

XIV. - 21. Lorsqu'on emploie la comparaison et qu'on cherche s'il valait mieux agir comme l'accusé dit l'avoir fait ou comme l'accusateur dit qu'il aurait fallu le faire, il conviendra d'abord, en mettant les deux partis en parallèle, de chercher lequel aurait été le plus utile, c'est-à-dire lequel aurait été le plus honorable, le plus pratique, le plus avantageux. Ensuite il faudra chercher s'il fallait que l'accusé lui-même jugeât du degré d'utilité ou s'il n'appartenait pas à d'autres de le fixer. Ici, l'accusateur, procédant comme dans l'état de cause conjectural, introduira l'hypothèse que, si l'accusé a tenu cette conduite, ce n'était pas pour préférer le meilleur au pire, mais par des vues criminelles, et il en donnera des raisons plausibles. Le défenseur, au contraire, réfutera l'argumentation conjecturale. Ces points ainsi traités, l'accusateur emploiera le lieu commun contre celui qui, ayant le pouvoir de choisir, a préféré l'inutile à l'utile.

22. Le défenseur, lui, réfutera ceux qui ne jugent pas équitable de préférer [jamais] une chose dangereuse à une chose utile ; pour cela, il emploiera un lieu commun pathétique, et en même temps il demandera aux accusateurs, aux juges eux-mêmes ce qu'ils auraient fait, s'ils avaient été à la place de l'accusé, et il leur mettra sous les yeux le temps, le lieu, la circonstance et les raisons qui ont fait agir celui-ci.

XV. - Il y a translation d'accusation, lorsque l'accusé rejette sa faute sur d'autres. Il faut d'abord chercher si le droit permet de rejeter l'accusation sur un autre ; puis il faut examiner si la faute rejetée sur un autre est aussi grave que celle dont l'accusé se reconnaît coupable ; ensuite s'il devait tomber dans une faute où un autre était déjà tombé ; ensuite s'il ne fallait pas qu'un jugement eût lieu d'abord ; ensuite, en l'absence d'un jugement sur l'action criminelle qu'il rejette sur un autre, devait-il en rendre un lui-même sur cette question, qui n'a jamais été portée devant la justice. Lieu commun de l'accusateur contre ceux qui estiment que la violence doit l'emporter sur les jugements. En outre il demandera à ses adversaires ce qui arriverait si tous agissaient comme eux, et allaient jusqu'à punir les coupables avant qu'une condamnation fût intervenue, d'après l'exemple qu'ils conviennent d'avoir donné. Que serait-ce si l'accusateur lui-même avait voulu en faire autant ? Le défenseur mettra en lumière la conduite détestable de ceux sur lesquels il rejettera l'accusation ; il mettra sous les yeux le fait, le lieu, le temps, de manière à donner aux auditeurs l'opinion qu'il n'aurait pas été possible ou inutile de faire venir la cause en jugement.

XVI. - 23. L'aveu est le cas où nous demandons qu'on nous pardonne. Il comprend la justification et la déprécation.

La justification consiste à nier toute préméditation. On y distingue la nécessité, le hasard, l'ignorance. Voyons d'abord ces moyens ; nous reviendrons ensuite à la déprécation. Il faut d'abord examiner si c'est par sa faute que l'accusé a été acculé à cette nécessité. Ensuite, il faut chercher quel moyen il avait d'éviter et d'atténuer l'effet de cette force majeure. Ensuite, celui qui donne la nécessité pour excuse a-t-il essayé de faire ou d'imaginer quelque chose contre elle ? Ensuite, ne peut-on pas, de l'état de cause conjectural, tirer quelques motifs, qui feraient soupçonner la préméditation dans ce qu'on attribue à la nécessité ? Ensuite, en admettant la nécessité la plus impérieuse, convient-il d'y voir une excuse suffisante ?

24. Si c'est par ignorance que l'accusé prétend avoir commis sa faute, on cherchera d'abord s'il pouvait ou non voir les suites de son action, puis s'il a fait effort ou non pour les voir, enfin si c'est par hasard ou par sa faute qu'il ne les a pas vues. Car celui qui rejette sur le vin, l'amour ou la colère la perte momentanée de sa raison, c'est une passion et non l'ignorance qui semble bien l'avoir empêché de voir les suites de son action : il ne pourra donc pas invoquer l'ignorance pour se justifier, mais il aggravera sa faute. Ensuite, à l'aide de l'état de cause conjectural, on cherchera s'il a su ou ignoré ce qu'il faisait, et l'on examinera si, dans le cas d'un fait constant, l'ignorance est une justification suffisante.

Lorsque c'est sur le hasard qu'on rejette la faute et que le défenseur invoque ce moyen pour demander qu'on excuse son client, il semble bien que les points à considérer seront exactement ceux indiqués plus haut pour la nécessité. En effet ces trois parties de la justification offrent entre elles si peu de différences que les mêmes moyens à peu près peuvent toujours être invo-qués.

Lieux communs dans ces causes : l'accusateur s'élèvera contre celui qui, après avoir fait l'aveu de sa faute, retarde le jugement par ses paroles ; le défenseur parlera d'humanité, de miséricorde ; c'est l'intention qu'il faut toujours considérer ; ce qui n'est pas prémédité ne doit pas être regardé comme crime.

XVII. - 25. Nous emploierons la déprécation lorsque nous avouerons notre faute sans l'attribuer à l'ignorance, au hasard ou à la nécessité, et n'en demanderons pas moins le pardon. Pour l'obtenir, nous invoquerons les considérations suivantes : le nombre ou l'importance des services rendus par le prévenu semble bien l'emporter sur ses fautes ; celui qui supplie se distingue par le mérite ou la naissance ; on peut espérer de lui des services, si on le renvoie sans châtiment ; on montrera que cet homme, aujourd'hui suppliant, s'est montré plein de mansuétude et de miséricorde lorsqu'il était au pouvoir ; s'il a commis une faute, ce n'est pas par haine ou par cruauté, mais poussé par le sentiment du devoir et par un zèle louable ; dans une circonstance pareille, d'autres ont connu l'indulgence ; il semble bien qu'il n'y ait rien à redouter de lui, si nous le renvoyons absous ; cette décision ne provoquera aucun blâme chez nos concitoyens et dans aucune cité.

26. Lieux communs : l'humanité, les hasards de la fortune, la miséricorde, l'instabilité des choses. Tous ces lieux seront retournés par notre adversaire, qui amplifiera, relèvera tous les crimes de l'accusé.

Ce moyen ne peut s'employer devant les tribunaux, comme nous l'avons montré dans le premier livre ; mais comme on peut le présenter au sénat ou devant un conseil de guerre, je n'ai pas cru devoir le laisser de côté.

Lorsque nous voulons rejeter la responsabilité, nous reportons la faute sur une chose ou sur une personne. Sur une personne ? Il faut chercher d'abord si celui sur lequel on reporte la faute a eu toute l'autorité qu'indique l'accusé, si ce dernier avait le moyen d'y résister honorablement ou sans danger, et dans le cas où tout cela serait vrai, s'il convient néanmoins d'accorder à l'accusé qu'il ait agi sous une impulsion étrangère. Puis on passera à la question conjecturale et l'on cherchera en détail s'il y a eu préméditation. Si la faute est reportée sur une chose, on fera valoir à peu près les mêmes considérations, et, en outre, celles que nous avons indiquées pour la nécessité.

XVIII. 27. Maintenant qu'il me semble avoir suffisamment montré l'argumentation qui convient à chacun des genres de cause judiciaire, il faut à présent, je crois, enseigner la manière de présenter l'argumentation même sous une forme brillante et complète. En effet, généralement il n'est pas difficile de trouver ce qui peut être favorable à notre cause ; ce qu'on a trouvé, il est très difficile de le mettre en valeur et de l'exposer avec netteté. C'est cette qualité, en effet, qui nous évitera de nous arrêter sur un point plus qu'il n'est nécessaire, d'y revenir sans cesse, de quitter une argumentation ébauchée et de passer mal à propos à une autre. Aussi, par la méthode que nous allons exposer, nous pourrons, nous, nous rappeler ce que nous aurons dit dans chaque partie, et l'auditeur pourra bien saisir et se rappeler l'économie du plaidoyer tout entier et de chaque argumentation en particulier.

28. L'argumentation la plus complète et la plus parfaite comprend cinq parties : proposition, preuve, confirmation de la preuve, ornements, conclusion. Par la proposition, nous indiquons brièvement ce que nous voulons prouver. La preuve est une explication qui prouve, par un bref aperçu, que c'est la vérité que nous soutenons. La confirmation de la preuve est la partie qui, par de nombreux arguments, corrobore cette preuve brièvement exposée. Les ornements, après cette confirmation, viennent donner à l'argumentation de la beauté et de l'ampleur. La conclusion résume brièvement notre pensée, en en groupant les parties de l'argumentation.

Pour faire, de ces cinq parties, l'usage le plus parfait possible, voici comment nous traiterons l'argumentation.

XIX. - Nous montrerons qu'Ulysse avait une raison de tuer Ajax :

«Il voulait, en effet, se défaire d'un implacable ennemi, dont il redoutait, non sans motif, les plus grands périls. Il voyait que, tant que l'autre serait en vie, sa vie à lui serait en danger ; il pensait, en le tuant, assurer son salut ; il avait coutume, toutes les fois qu'il ne pouvait le faire par des moyens justes, de préparer la perte d'un ennemi par n'importe quels moyens injustes, comme le prouve l'indigne mort de Palamède. Donc la crainte du danger le portait à faire périr un homme dont il redoutait la vengeance, et étant donné son habitude du crime, il ne pouvait hésiter à se charger d'un forfait.

29. En effet, s'il suffit aux hommes d'un motif pour qu'ils se chargent des fautes les moins graves, d'autre part l'espérance d'un avantage bien assuré les amène à se charger des crimes de beaucoup les plus atroces. Si l'espoir d'une somme à gagner a conduit tant d'hommes à des fautes, si la passion du pouvoir en a poussé un très grand nombre à se souiller d'un crime, si un profit même léger a souvent été acheté par l'acte le plus criminel, comment s'étonner qu'Ulysse, poussé au meurtre par la plus violente terreur, ne s'en soit pas abstenu ? L'homme le plus vaillant, le plus intègre, le plus implacable contre ses adversaires, provoqué par une injustice, excité par la colère avait pour adversaire un individu lâche, pervers, ayant conscience de son crime, disposé à user de ruses ; celui-ci n'a pas voulu laisser l'autre en vie ; qui donc s'en étonnera ? Quand nous voyons, en effet, des bêtes féroces s'élancer avec fureur, la tête dressée, pour nuire à d'autres animaux, il ne faut pas se refuser à croire aussi que l'accusé, âme féroce, cruelle, inhumaine, ait marché avec ardeur à la perte d'un ennemi, surtout que, chez les animaux, nous ne voyons aucun dessein prémédité, bon ou mauvais, tandis que nous savons que l'accusé en avait toujours de très nombreux et de très criminels.

30. Si donc je me suis engagé à donner les raisons qui ont poussé Ulysse au crime, et si j'ai démontré qu'il y avait, entre lui et Ajax, l'inimitié la plus violente, et en outre, [pour Ulysse], la crainte d'un danger, il n'est pas douteux qu'il n'avoue que son crime avait un motif vraisemblable».

L'argumentation la plus complète est donc celle qui comprend cinq parties, mais elle n'est pas toujours nécessaire. Il y a des cas où l'on peut se passer de conclusion, si l'argumentation est assez courte, pour que la mémoire puisse facilement la saisir en entier ; il y a des cas où l'on peut négliger les ornements, lorsque la matière se prête mal à l'amplification et aux ornements. Si l'argumentation est courte en même temps que la matière est mince ou insignifiante, on peut se passer d'ornements et de conclusion. Dans toute argumentation, pour les deux dernières parties, on doit observer la règle que je viens de donner. Donc l'argumentation la plus étendue se compose de cinq parties, la plus courte de trois, la moyenne de quatre, en supprimant soit les ornements, soit la conclusion.

XX. - 31. Il y a deux sortes d'argumentations défectueuses, celle qui peut être critiquée par l'adversaire, ce qui tient à la cause même, et celle qui, malgré sa faiblesse, n'a pas besoin que l'adversaire formule ses critiques. Dans quel cas il convient de les réfuter en les critiquant, ou de les négliger par un silence dédaigneux et de s'abstenir de les critiquer, tu ne pourrais pas bien le comprendre sans exemple. Cette connaissance des argumentations défectueuses présentera un double avantage : elle avertira d'éviter un défaut dans notre argumentation, et, quand ils n'auront pas été évités par d'autres, nous apprendra à les critiquer utilement pour notre cause.

Puisque nous avons montré que l'argumentation complète et parfaite se compose de cinq parties, considérons les défauts à éviter dans chacune des parties de l'argumentation, afin que nous puissions nous en garantir pour notre compte, et, à l'aide des règles que je vais donner, chercher à attaquer l'argumentation de nos adversaires dans toutes ses parties et à ébranler l'une d'elles.

32. La proposition est défectueuse, lorsque, partant d'une partie ou de la majorité des individus, on applique à tous quelque chose qui ne leur convient pas nécessairement. C'est comme si l'on disait : «Tous ceux qui sont dans la pauvreté aiment mieux en sortir par des moyens criminels que d'y rester par des moyens honorables». Si un orateur présente ainsi la proposition de son argumentation sans songer à la preuve ou à la confirmation de la preuve qu'il apportera, nous réfuterons aisément la proposition même, en montrant que ce qui est vrai pour une personne pauvre et malhonnête est faussement et injustement appliqué à tous les pauvres.

33. La proposition est encore défectueuse, lorsqu'on nie absolument l'existence d'une chose qui n'arrive que rarement. Exemple : «Personne ne peut tomber amoureux à première vue et en passant». En effet, quelques personnes sont tombées amoureuses à première vue ; mais on a dit personne, sans aucune réserve ; peu importe que le fait soit rare, du moment qu'on laisse entendre qu'il se produit quelquefois ou seulement qu'il peut se produire.

XXI. - La proposition est encore défectueuse, lorsque nous prétendons avoir énuméré toutes les éventualités et que nous omettons une possibilité. Exemple : «Donc, puisqu'il est certain que cet homme a été assassiné, il faut qu'il l'ait été par des brigands, par ses ennemis, ou par toi, auquel il avait laissé une part de son héritage. Des brigands, on n'en a pas vu à cet endroit ; d'ennemis, il n'en avait pas ; puisqu'il n'a pas été assassiné par des brigands ni par ses ennemis (les premiers n'existaient pas et il n'avait pas d'ennemis), reste qu'il ait été tué par toi». Pour réfuter une proposition de ce genre, nous montrerons que, outre les personnes énumérées par l'accusateur, d'autres ont pu commettre le crime. Ici, par exemple, l'accusateur a dit que le meurtre a dû être commis par des brigands, par les ennemis du mort ou par nous ; nous dirons, nous, qu'il a pu l'être par des esclaves ou par nos cohéritiers. Lorsque nous aurons bousculé cette énumération faite par les accusateurs, il nous restera pour la défense un champ plus librement ouvert. Il nous faut donc éviter dans l'exposition ce défaut aussi, croire avoir énuméré toutes les éventualités et avoir négligé une possibilité.

34. La proposition est encore défectueuse, lorsqu'elle repose sur une énumération fausse, énonçant moins de cas que n'en offre la réalité. Exemple : «Il y a deux choses, juges, qui poussent les hommes au crime : la débauche et la cupidité». Et l'amour, dira-t-on ? Et l'esprit d'intrigue ? Et la superstition ? Et la crainte de la mort ? Et la passion du pouvoir ? Et tant d'autres passions ? L'énumération est fausse également quand la réalité offre moins de cas que nous n'en présentons. Exemple : «Trois mobiles font agir tous les hommes : la crainte, le désir, le souci». Il aurait suffi de dire la crainte et le désir, puisque le chagrin participe nécessairement aux deux autres mobiles.

XXII. - La proposition est encore défectueuse lorsqu'elle reprend les choses de trop haut. Exemple : «Le manque de sagesse est la mère et l'aliment de tous les maux. Elle engendre des désirs démesurés. Or les désirs démesurés n'ont ni limite ni règle. Ils engendrent l'avidité, et l'avidité pousse l'homme à toutes les fautes. C'est donc l'avidité qui a conduit nos adversaires à se rendre coupables de ce crime». Ici la dernière des propositions énoncées aurait suffi ; gardons-nous, en effet, d'imiter Ennius et les autres poètes, qui ont la permission de parler ainsi : «Plût aux dieux que jamais, dans les bois du Pélion, frappées par les haches, les poutres de sapin ne fussent tombées sur le sol, et qu'elles n'eussent jamais servi à commencer la construction du navire, que l'on nomme maintenant du nom d'Argo, parce qu'il porte l'élite des guerriers Argiens, qui, écoutant les ordres artificieux du roi Pélias, voulaient ramener de Colchide la toison d'or ! Car alors jamais ma maîtresse, errante aujourd'hui, n'aurait mis le pied hors de sa patrie». En effet, si les poètes se contentaient de ce qui est suffisant, il aurait, ici, suffi d'écrire : «Plût aux dieux que ma maîtresse, errante aujourd'hui, n'eût jamais mis le pied hors de sa patrie». Il faut donc soigneusement éviter aussi, dans les propositions, de remonter aux origines les plus lointaines. Car le défaut apparaît, non dans la réfutation, comme un très grand nombre d'autres, mais directement.

XXIII. - 35. La preuve est défectueuse, lorsqu'elle ne va pas avec la proposition, parce qu'elle est faible ou inutile. La preuve est faible, si elle ne prouve pas nécessairement l'exactitude de la proposition, comme dans cet exemple de Plaute : «Reprendre son ami pour une faute qu'il a commise est une chose désagréable, mais, en ce monde, utile et profitable». Voilà la proposition. Voyons comment il la prouve : «Car, moi, je vais aujourd'hui reprendre mon ami pour la faute commise». C'est sur ce qu'il va faire lui-même, et non sur ce qu'il convient de faire qu'il fonde l'utilité. Inutile est la preuve, lorsqu'elle s'appuie sur une raison fausse : «On ne doit pas fuir l'amour, car c'est la source de la plus véritable amitié», ou bien : «On doit fuir la philosophie, car elle amène l'engourdissement et la paresse». Car si ces preuves n'étaient pas fausses, il faudrait reconnaître aussi la vérité des propositions qu'elles confirment.

36. La preuve est faible encore, lorsqu'elle ne constitue pas la preuve exacte de la proposition. Ainsi, dans Pacuvius : «Certains philosophes disent que la fortune est insensée, aveugle et brutale ; ils nous la représentent debout sur un globe qui roule toujours ; où le sort pousse cette pierre, là, d'après eux, tombe la Fortune. Elle est aveugle, ajoutent-ils, parce qu'elle ne voit pas où elle va ; elle est insensée, parce qu'elle est cruelle, inconstante et incertaine ; brutale parce qu'elle ne sait pas distinguer entre le mérite et le démérite. Mais il y a d'autres philosophes qui nient, au contraire, qu'aucun malheur vienne de la Fortune : ils les attribuent à l'Evénement, hypothèse plus conforme à la vérité, comme le prouvent la vie et l'expérience. Par exemple, voyez Oreste : il était roi tout à l'heure et maintenant le voici mendiant; mais ce fut l'effet de son naufrage, non du Hasard ou de la Fortune».

Pacuvius apporte ici une preuve faible, en disant qu'il est plus exact d'attribuer la marche des affaires à l'événement qu'à la Fortune. Car, d'après l'une ou l'autre opinion des philosophes, il a pu arriver que celui qui était roi devînt mendiant.

XXIV. - 37. Faible est encore la preuve, lorsqu'elle paraît offrir une preuve, mais ne fait que répéter ce qui a été dit dans la proposition : «C'est un grand mal pour l'homme que la cupidité, parce qu'il est exposé à des malheurs nombreux et cruels à cause de son amour sans bornes pour l'argent». Ici, en effet, la preuve ne fait que répéter en d'autres termes ce qui a été dit dans la proposition.

Faible est aussi la preuve, lorsqu'elle donne, de la proposition, une explication moins satisfaisante que le sujet ne l'exige : «Utile est la sagesse, parce que les sages ont coutume de pratiquer la piété». De même : «Il est utile d'avoir de vrais amis, car c'est le moyen d'avoir avec qui plaisanter». Dans de telles preuves, en effet, ce n'est pas une raison générale et absolue qui vient appuyer la proposition, mais une raison qui l'affaiblit.

Est encore faible la preuve qui peut à la rigueur convenir à une autre proposition, comme dans les vers de Pacuvius, où il explique, par la même raison, que la fortune soit regardée comme aveugle et regardée comme brutale.

38. Pour la confirmation de la preuve, il y a beaucoup de défauts à éviter dans notre façon de raisonner et à surveiller dans celle de nos adversaires ; il faut y faire d'autant plus attention qu'une confirmation de la preuve, lorsqu'elle est bien faite, constitue l'appui le plus puissant de l'argumentation tout entière.

Ainsi les orateurs se croient bien habiles, lorsque, pour confirmer leurs preuves, ils emploient un dilemme, comme dans l'exemple suivant : «Tu me traites, mon père, avec une rigueur que je ne mérite pas. En effet, si tu juges Chresphonte un méchant homme, pourquoi me le donnais-tu pour mari ? Si c'est, au contraire, un homme de bien, pourquoi me forcer, malgré moi, malgré lui, à quitter un tel homme ?» Lorsque l'on est en présence de raisonnements de cette forme, ou bien on les retournera contre celui qui les emploie ou bien on les réfutera directement. On les retournera : «Je ne te traite nullement, ma fille, avec une rigueur imméritée. S'il est homme de bien, je te l'ai donné pour mari. Si c'est un méchant homme, par le divorce je te soustrairai à ce malheur». On les réfutera directement en s'attaquant à l'un des termes du dilemme : «Tu me dis : si tu juges Chresphonte un méchant homme, pourquoi me le donnais-tu pour mari ! Je l'ai cru homme de bien, je me suis trompé ; plus tard je l'ai connu, et, le connaissant, je le fuis».

XXV. 39. La réfutation de ces raisonnements est donc de deux sortes : la première est plus piquante, la seconde plus facile à trouver.

Est également défectueuse la confirmation de la preuve, lorsque, pour désigner une chose d'une façon précise, nous donnons une indication qui peut être le signe de plusieurs choses. Exemples : «Il faut nécessairement qu'il ait été malade, puisqu'il est pâle», ou : «Il faut nécessairement que cette femme ait accouché, puisqu'elle porte sur les bras un petit bébé». Car ces signes n'ont rien de précis par eux-mêmes ; mais si d'autres, de même nature, les recoupent, ils ne laissent pas d'ajouter quelque force aux soupçons.

Est encore défectueux ce qui, dirigé contre l'adversaire, peut s'appliquer à un autre ou à celui même qui parle. Exemples : «C'est un malheur que de se marier. - Mais tu t'es marié deux fois».

Est encore défectueux ce qui présente un moyen de défense banal, comme si l'on dit : «La cause de sa faute, c'est l'action de la colère, ou de la jeunesse, ou de l'amour». Si de telles excuses sont admises, les plus grandes fautes s'en iront impunies.

C'est encore un défaut que de présenter pour certain, comme si tout le monde en était d'accord, une chose sur laquelle on discute encore. Exemple : «Entends bien : les dieux, dont la puissance fait mouvoir les cieux et les enfers, entretiennent vraiment la paix entre eux, font régner la concorde». Car Ennius met cet exemple dans la bouche de Chresphonte, justifiant sa thèse tout comme s'il l'avait déjà établie par des raisons assez fortes.

40. C'est encore un défaut que de sembler avoir reconnu sa faute trop tard et quand elle était commise. Exemple : «Si cela m'était venu à l'esprit, Quirites, je n'aurais pas risqué que la chose en vînt à ce point ; j'aurais fait ceci ou cela ; mais alors je n'y ai pas pensé».

C'est encore un défaut, quand il s'agit d'un crime avéré, de l'excuser et de le défendre, comme dans les vers suivants : «Quand tout le monde te recherchait, je t'ai laissé sur le trône le plus florissant ; maintenant que tu es abandonné par tous, seule, au prix des plus grands dangers, je me prépare à te rétablir».

XXVI. - C'est encore un défaut de tenir un langage qui peut être pris dans un autre sens que celui que lui prête l'orateur. Tel serait le cas, si un homme influent et factieux disait au peuple : «Un roi vaut mieux que de mauvaises lois». Ces mots peuvent être prononcés sans intention coupable, pour amplifier la pensée; l'influence de celui qui les prononce fait qu'ils ne peuvent l'être sans donner prise à un terrible soupçon.

41. C'est encore un défaut d'employer des définitions fausses ou banales. Fausses, comme de dire, par exemple, qu'il n'y a point d'injure sans voies de fait ou paroles outrageantes. Banales, quand on peut les appliquer également bien à un autre objet ; par exemple : «Le délateur, pour le dire d'un mot, est digne de mort ; en effet, c'est un citoyen méchant et dangereux». Cette définition n'est pas plus celle du délateur que du voleur, de l'assassin de grande route ou du traître.

C'est encore un défaut de donner comme argument ce qui est en question ; comme si un homme, en accusant un autre de vol, disait qu'il est pervers, avide, trompeur, et que la preuve s'en trouve dans le vol dont il est l'objet.

C'est encore un défaut que de se tirer d'une difficulté en en soulevant une autre. Exemple : «Il ne convient pas, censeurs, pour s'acquitter envers vous, que l'accusé allègue l'impossibilité de se présenter au jour où il avait, par serment, promis de le faire. S'il n'était pas venu à l'armée, tiendrait-il ce langage au tribun des soldats ?» Le défaut vient de ce que, comme exemple, on cite un cas, qui n'est pas clair ni jugé, mais obscur et s'appuyant sur un exemple qui soulève la même difficulté.

42. C'est encore un défaut de débrouiller insuffisamment le fond de l'affaire et de passer comme si c'était une chose élucidée. Exemple : «La réponse de l'oracle est claire, pour qui la comprend. Il dit de donner les armes d'Achille au guerrier semblable à celui qui les a portées, si nous voulons nous emparer de Pergame. Ce guerrier, je déclare que c'est moi : il est juste que j'hérite des armes de mon frère et qu'on me les adjuge, soit comme à son parent, soit comme à l'émule de sa valeur».

C'est encore un défaut, en parlant, de n'être pas d'accord avec soi-même et de se contredire. Exemple : «Pour quel motif l'accuser ?» Puis développer cette idée par les réflexions suivantes : «Car, s'il a de la pudeur, pourquoi accuser un homme de bien ? S'il possède une âme sans pudeur, pourquoi accuser un homme insensible à mes discours ?»

XXVII. - Il paraît se donner à lui-même une assez bonne raison pour ne pas accuser. Mais ensuite, que dit-il ? «Je vais, en remontant à l'origine, te faire connaître tout entier».

43. C'est encore un défaut de froisser en parlant les sentiments du juge ou des auditeurs, que l'on s'attaque au parti dont ils sont, aux hommes qui leur sont chers, ou que, par quelque faute de ce genre, on blesse les sentiments de l'auditeur.

C'est encore un défaut de ne pas apporter de preuves sur tous les points pour lesquels on en a promis dans la proposition.

Il faut éviter encore, lorsque le débat roule sur une question, d'en traiter une autre ; à ce propos, il faut faire attention de ne rien dire d'inutile, de ne rien omettre, ou encore de ne pas se détourner de la cause pour en traiter une toute différente. C'est ainsi que, chez Pacuvius, Zéthus et Amphion discutent d'abord sur la musique, puis finissent par traiter du principe de la sagesse et de l'utilité de la vertu.

Il faut prendre garde aussi que le réquisitoire de l'accusateur ne porte sur un point, et la défense de l'avocat sur un autre point, ce que font à dessein beaucoup d'orateurs parlant pour l'accusé, contraints par les difficultés de leur cause. Par exemple quelqu'un, accusé de brigue dans la recherche d'une magistrature, répondrait qu'à l'armée les généraux lui ont décerné beaucoup de récompenses. Si, dans le discours de nos adversaires, nous faisons particulièrement attention à ce point, nous les surprendrons souvent n'ayant rien à dire sur le fond de la cause.

44. C'est encore un défaut de blâmer un art, une science, une occupation à cause des défauts de ceux qui s'y adonnent, comme si l'on blâmait l'art oratoire à cause de la vie blâmable de quelque orateur.

C'est encore un défaut que de croire, si vous avez établi qu'un crime est constant, en avoir montré l'auteur. Exemple : «Le mort était défiguré, enflé, livide ; c'est un fait constant ; donc il a été empoisonné». Oui, mais si vous passez beaucoup de temps, comme le font nombre d'orateurs, à établir qu'il y a eu empoisonnement, vous tomberez dans un défaut assez grave. En effet, on ne demande pas si l'action a été commise, mais qui l'a commise.

XXVIII. 45. C'est encore un défaut, lorsqu'on est amené à faire une comparaison, de mettre en pleine lumière un seul des termes comparés, pendant que, de l'autre, on ne fait pas mention, ou qu'on le traite un peu négligemment. Exemple : dans une comparaison, cherchant si les distributions de blé sont avantageuses ou non à la plèbe, on énumérerait soigneusement les avantages de l'un des deux partis, et, parmi les inconvénients de l'autre, on laisserait dans l'ombre ceux que l'on voudrait ou bien l'on indiquerait seulement les moins graves.

C'est encore un défaut, lorsqu'on est amené à faire une comparaison, de se croire obligé de blâmer une chose, parce qu'on fait l'éloge de l'autre. Par exemple, cherchant si l'on doit rendre de plus grands honneurs aux habitants d'Alta Fucens ou aux Vestins, habitants de Pinna, pour les services rendus par eux à l'Etat romain, et que l'orateur, parlant pour les uns, attaquât les autres. Si l'on préfère les uns, il n'est pas nécessaire de blâmer les autres ; en effet, tout en louant les uns davantage, on peut réserver aux autres une part d'éloges, pour ne pas laisser croire qu'un parti-pris nous a fait combattre la vérité.

C'est encore un défaut que de réduire le débat à une querelle de mots ou de vocables, alors que la pratique de chaque jour nous en a très bien fait connaître le sens. Par exemple, Sulpicius avait opposé son veto à la proposition de rappel en faveur des exilés qui n'avaient pas pu se défendre ; plus tard, il changea d'avis, et, tout en proposant la même loi, prétendait en proposer une autre, parce qu'il avait changé un mot ; en effet, d'après lui, ce n'était pas des exilés qu'il rappelait, mais des citoyens chassés par la violence, comme s'il se fût agi de discuter sur le nom à donner, ou comme si tous ceux, à qui l'on a interdit l'eau et le feu, ne s'appellent pas des exilés. Peut-être lui pardonnons-nous à lui, parce qu'il avait une raison d'agir ainsi. Mais nous, comprenons que c'est un défaut de soulever un débat pour un mot changé.

XXIX. - 46. Comme les ornements consistent dans les comparaisons, les exemples, les amplifications, les précédents et autres moyens capables de donner à l'argumentation plus d'ampleur et de richesse, examinons les défauts qui s'y rattachent.

La comparaison est défectueuse, lorsqu'elle n'est pas exacte en tous points, qu'elle n'est pas juste ou qu'elle se tourne contre celui même qui la produit.

Un exemple est défectueux, s'il est faux et qu'on puisse le ruiner, blâmable et qu'on doive ne pas le suivre, ou qu'il prouve plus ou moins que le cas ne l'exige.

Un jugement antérieur sera produit à tort, s'il s'applique à un cas différent ou à un point qui n'est pas en cause, s'il est injuste ou tel que nos adversaires pourraient en produire un plus grand nombre ou de plus concluants.

C'est encore un défaut, quand l'adversaire convient d'un fait, d'y consacrer toute une argumentation et de l'établir, car ce qu'il faut, c'est l'amplifier.

C'est encore un défaut d'amplifier, quand il convient de prouver. Exemple : un homme en accusant un autre d'homicide, et avant d'avoir apporté des arguments assez concluants, amplifiant le crime et disant qu'il n'y a rien de plus indigne que de tuer un homme. En effet, la question n'est pas de savoir si le crime est affreux ou non, mais s'il a été commis.

Le résumé est défectueux, lorsqu'il ne résume pas, dans leur ordre, les points traités, lorsqu'il ne conclut pas brièvement, lorsque, de la récapitulation ne ressort pas quelque chose de précis et de bien établi, faisant bien comprendre le but de l'argumentation, puis celui de la preuve et de la confirmation de la preuve, et ce qu'a prouvé l'ensemble de l'argumentation.

XXX. - 47. Les péroraisons, que les Grecs nomment épilogues, comprennent trois parties : elles se composent, en effet, du résumé, de l'amplification, de l'appel à la compassion.

Le résumé passe en revue, pour les rappeler à l'auditeur, tous les points que nous avons touchés ; il le fait brièvement, pour remettre le discours en mémoire, non pour le recommencer, et dans le même ordre, pour que l'auditeur, s'il a confié les différents points à sa mémoire, les retrouve en même temps que nous les lui présentons. Il faut encore avoir bien soin de ne pas faire remonter à l'exorde ou à la narration le résumé du discours. En effet, le discours semblerait fabriqué de toutes pièces et arrangé tout exprès pour mettre en lumière l'habileté de l'orateur, faire valoir son talent et montrer sa mémoire. Il faut donc ne le commencer qu'à la division. Puis il faut exposer dans le même ordre et brièvement ce qu'on a traité dans la confirmation et la réfutation.

L'amplification est une partie où l'on emploie le lieu commun pour émouvoir les auditeurs. Les lieux communs se tireront très commodément de dix formules propres à faire paraître l'accusation plus importante.

48. Le premier se tire des garants ; pour cela nous rappelons l'intérêt qu'ont pris à la poursuite d'un tel crime les dieux immortels, nos ancêtres, les rois, les républiques, les peuples peu civilisés, des hommes très sages, le sénat ; nous rappelons surtout la sanction qu'ont prévue les lois.

Le second lieu examine quels sont ceux auxquels se rapportent les actes qui font l'objet de l'accusation : si c'est à l'universalité des hommes, auquel cas la chose est la plus odieuse, à ceux qui sont au-dessus de nous, tels ceux qui figurent dans le lieu commun tiré des garants, à nos égaux, c'est-à-dire à ceux qui sont dans une situation pareille à la nôtre du côté de l'âme, du corps ou de la situation sociale, ou à nos inférieurs, ceux qui, sous tous ces rapports, sont au-dessous de nous.

Dans le troisième, nous demandons ce qui arriverait si l'on témoignait la même indulgence pour tous les coupables, et l'on montrera tous les périls et tous les inconvénients qu'entraînerait l'indifférence à l'égard de ce crime.

Le quatrième est celui qui fait voir que, si l'on passe la chose à l'accusé, beaucoup d'autres, retenus encore par l'attente du jugement, se porteront au crime avec plus d'ardeur.

Dans le cinquième, nous montrons que si, une seule fois, on prononce contre notre avis, rien ne pourra jamais porter remède au mal ou redresser l'erreur des juges. Ici il ne sera pas déplacé de montrer, par d'autres comparaisons, que certaines erreurs peuvent être atté-nuées par le temps, ou redressées par des mesures ; mais que, dans le cas présent, il y aura aucun moyen de l'affaiblir ou de la redresser.

49. Par le sixième lieu, nous montrons qu'il y a eu préméditation, et nous disons qu'un crime voulu ne comporte pas d'excuses, tandis qu'on peut avec justice demander l'indulgence pour un acte irréfléchi.

Par le septième, nous montrons qu'il s'agit d'un acte atroce, cruel, défendu par les dieux, digne d'un tyran ; telles par exemple des violences faites à des femmes ou quelqu'un de ces crimes qui provoquent des guerres et conduisent à risquer sa vie contre les ennemis.

Par le huitième, nous montrons que le crime n'est pas banal, mais bien exceptionnel, infâme, sacrilège, inouï, et que, par suite, il appelle un châtiment d'autant plus rapide et rigoureux.

Le neuvième consiste à comparer la faute avec d'autres : par exemple, nous dirons que c'est un plus grand crime d'attenter à l'honneur d'un homme libre que de voler un objet sacré, parce que l'un s'explique par le besoin, l'autre par une passion qui ne connaît pas de frein.

Dans le dixième lieu nous pesons toutes les circonstances qui ont accompagné le crime et qui ont coutume de suivre un tel acte, les présentant d'une manière si vive, si accusatrice et si précise, que le fait même paraisse se passer et l'action se dérouler par la simple énumération des conséquences nécessaires du crime.

XXXI. - 50. Pour exciter la compassion des auditeurs, nous rappellerons les vicissitudes de la fortune, en instituant un parallèle entre la prospérité dont nous avons joui et l'adversité qui nous accable, en énumérant et en montrant tout ce qui nous attend de fâcheux, si nous n'obtenons pas gain de cause, en recourant à la prière et en nous mettant à la merci de ceux dont nous essaierons d'exciter la pitié, en exposant les malheurs que notre disgrâce amènera pour nos père et mère, nos enfants et tous nos parents, en montrant en même temps que nous sommes affligés de leur inquiétude et de leur peine, non de nos propres maux ; nous exposerons la clémence, l'humanité, la pitié, que nous avons montrées pour d'autres ; nous montrerons que nous avons été toujours ou souvent malheureux ; nous déplorerons la fatalité ou la mauvaise fortune qui nous accable ; nous montrerons que notre âme sera forte et saura supporter son malheur. Il ne faut pas que cet appel à la compassion soit trop long, car rien ne sèche plus vite qu'une larme.

Ce sont à peu près les points les plus obscurs de toute la rhétorique que nous avons traités dans ce livre ; aussi je m'arrêterai ici pour ce volume. Les autres préceptes, si tu le veux bien, nous les réserverons pour le troisième livre. Si tu apportes à les étudier avec nous et sans nous un soin égal au zèle scrupuleux que j'ai mis à les grouper, je trouverai à être compris de toi un fruit qui me paiera de ma peine, et toi, de ton côté, tu loueras ma diligence et tu seras heureux des connaissances que tu acquerras ; tu seras plus versé dans la connaissance des préceptes de l'éloquence, et moi plus disposé à m'acquitter de la tâche qui me reste. Cet espoir ne me trompera pas, je le sais ; car je ne suis pas sans bien te connaître. Passons tout de suite aux autres préceptes, afin de répondre à ton désir très louable, comme j'ai tant de plaisir à le faire.


Traduction d'Henri Bornecque (1932)