Le Jupiter d'Olympie

A travers le Péloponèse : Corinthe, Némée, Stymphale, Phonia, Olympie

Kalamaki fait pendant à Corinthe ; c'est un hameau qui se trouve sur la côte orientale de l'isthme. Une route carrossable, chose beaucoup plus rare en Grèce qu'un temple antique, traverse l'isthme et relie Kalamaki à la nouvelle Corinthe. Cette route cependant, nous la dédaignons, et, en effet, ce n'est pas de ce côté que nous avons marqué notre première étape. Ce qui est nouveau en Grèce ne vaut jamais ce qui est vieux, et la nouvelle Corinthe ne l'ait pas exception à la règle. Cette ville, éloignée de l'ancienne Corinthe de cinq kilomètres environ, se déploie au fond du golfe sur un sol plat ; elle compte à peine quelques années d'existence, et les tremblements de terre l'ont déjà ravagée plusieurs fois. Cette année encore, les maisons, à peine relevées, ont été jetées bas.

A peine sortis de Kalamaki, nous laissons la route de l'isthme sur la droite, pour suivre un sentier qui serpente dans la direction du sud-ouest. On me signale bientôt, sous un épais manteau de lentisques et de pins, l'emplacement d'un petit théâtre, puis un stade dont l'herbe envahit l'arène et les plans inclinés où s'étageaient les gradins. Ce stade a vu la pompe des jeux Isthmiques, les chars furieusement emportés, les luttes héroïques, les courses ardentes, le peuple agité et roulant sous les portiques comme une mer houleuse, et les vaincus sortant la tête basse, et les vainqueurs proclamés au milieu des acclamations retentissantes, et les poètes chantant leur triomphe, et les pontifes chantant les hymnes des dieux ; il a vu la Grèce de Thémislocle et de Léonidas, car l'isthme était comme un trait d'union, une terre sainte où Sparte se rencontrait avec Athènes, Argos avec Mycènes, Corinthe avec Mégare. Ce stade a vu encore, spectacleplus nouveau, un étranger, un barbare, venu des bords du Tibre, présider les jeux ; c'était Flaminius qui proclama, au nom de Rome, la liberté et l'indépendance de la Grèce. Le vieux stade en faillit crouler, tant le peuple poussa de cris de joie et fit tonner de frénétiques applaudissements. Cela se passait en 196 ; cinquante ans plus tard, un proconsul s'installait à Athènes, la Grèce n'était plus qu'une province romaine. Puis Néron vint à son tour, il descendit dans l'arène, chanta ses vers et fut plus applaudi que Pindare ; il daigna vaincre, et les couronnes d'or lui furent décernées. Les Grecs flattaient mieux encore que les Romains, et l'empereur en fut ravi. Ce fut alors qu'il conçut le projet de couper l'isthme de Corinthe ; on commença les travaux, mais pour les interrompre bientôt après. Il est aujourd'hui vaguement question de les reprendre.

Nous nous élevons lentement à travers une campagne aride. On reconnaît des carrières abandonnées et quelques tronçons d'une chaussée antique. L'Acro-Corinthe, montagne grandiose, apparaît ; elle semble défendre la porte du Péloponèse. Les fortifications que l'antiquité, le moyen âge élevèrent pour fermer l'isthme, ont laissé des pans de murs rougeâtres ; catapultes et canons, confondant leurs ravages à travers les âges, en ont fait des ruines informes.

Nous atteignons un plateau que les orges recouvrent, et les épis verts, que la brise balance, ondulent, se plissent, chatoient, car la lumière varie subitementses jeux sur cette petite plaine mouvante. Près de là une sorte de cuve ovale est creusée dans le tuf ; quelques archéologues y veulent connaître l'arène d'un amphithéâtre. Ce serait alors le seul monument de ce genre que renferme la Grèce. Stades, théâtres abondent ; l'amphithéâtre est presque inconnu, et rien ne fait plus l'éloge des Grecs et de la délicatesse aimable, humaine de leur goût. Les luttes loyales, héroïques des boxeurs, des coureurs pouvaient les passionner, le corps y révélait sa vigueur, son agilité en même temps que sa beauté ; mais le massacre organisé comme une fête, les fauves rugissants, les hommes jetés en pâture à leur appétit féroce, c'étaient là choses grossières, stupides autant qu'odieuses, et les hommes qui s'empressaient aux comédies de Ménandre, aux drames d'Euripide, ne pouvaient les accepter. Les Grecs applaudirent dans Néron un méchant histrion, mais ils s'obstinèrent toujours à siffler les gladiateurs.

Mon guide m'apprend bientôt que je suis à Corinthe, et certes l'avis n'est pas inutile. «L'opulente Corinthe, chante Pindare, vestibule de Neptune Isthmique, mère des jeunes héros». Corinthe qui était une des plus grandes et des plus riches cités de la Grèce, Corinthe, la ville de Laïs et des belles courtisanes, Corinthe, la ville des faciles amours où les riches patriciens, la jeunesse folle, les traitants, les corsaires pillards, les négociants enrichis allaient prodiguer à Vénus les trésors qu'ils devaient à Mercure, Corinthe où Démostliène lui-même un jour égara sa sagesse, l'antique et voluptueuse Corinthe n'est plus qu'un pauvre hameau poudreux, sale, lézardé, croulant. Je trouve un petit café, un érable centenaire y prête son ombre à la table que je fais dresser ; mais plus de Laïs qui égayé le repas de quelque chanson d'Anacréon. Je n'ai pour compagnie que des chiens hargneux et des poules affamées. Mummius a passé là, et Mummius, comme on sait, s'entendait à déménager une ville ; lui-même, dans une inscription que l'on conserve au Vatican, se vante d'avoir détruit Corinthe. Corinthe toutefois s'était peu à peu relevée de ses ruines ; Pausanias qui vint là, au second siècle de l'ère chrétienne, parle de tombeaux fastueux, d'autels, de temples et de statues de bronze.

Corinthe ne garde aujourd'hui que les restes d'un temple, fort ancien, antérieur au Parthénon, et, comme quelques temples de Sélinonte en Sicile, remontant probablement au sixième siècle. Sept colonnes sont debout ; cinq conservent leurs chapiteaux et les architraves qui les réunissent ; elles accusent l'un des angles du monument. La sixième a perdu son chapiteau, la septième coiffe encore le sien, mais un peu de travers ; les tremblements de terre ont compromis son aplomb. Les fûts monolithes se renflent lourdement, rétrécissant vers le sommet leurs larges cannelures. Les colonnes ne mesurent pas sept mètres de hauteur totale, tandis qu'elles ont plus d'un mètre et demi de diamètre à leur base. Les chapiteaux projettent un tailloir d'une saillie énorme. Aussi toute cette bâtisse est robuste, trapue, mais non sans majesté ; il semble qu'on ait taillé ces blocs à grands coups de hache, et non pas qu'on les ait appareillés par le travail patient du ciseau. Cette ébauche brutale a quelque chose de grandiose et d'héroïque. Ce furent des hommes rudes encore qui élevèrent ce temple. Bien vénérables sont ces colonnes : elles ont vu Corinthe aux premiers jours de ses grandeurs. La tempête que Rome déchaînait a passé sur elles sans les détruire ; elles ne gardent plus un équilibre parfait, et l'on dirait qu'elles s'étayent l'une l'autre pour ne pas tomber. Les éperviers tourbillonnent tout à l'entour, gardiens des ruines, et leurs cris protestent contre notre profane curiosité.

L'Acro-Corinthe portait l'acropole de Corinthe ; mais aucune acropole ne prit jamais piédestal plus élevé, car la montagne dresse sa cime à près de six cents mètres au-dessus du golfe. Celait là une formidable citadelle ; depuis les Pélages jusqu'aux Turcs, tous les peuples, tous les conquérants s'empressèrent à s'y retrancher.

L'Acro-Corinthe ceint encore des murailles crénelées qui montent, descendent, remontent, obéissant à toutes les sinuosités du rocher ; chaque siècle, chaque invasion victorieuse est venue y apporter sa pierre. On reconnaît, aux premières assises, quelques blocs cyclopéens, puis des blocs plus petits, moins anciens et d'un appareil plus régulier ; les Grecs et les Romains ont dû les porter là. Le moyen âge, à son tour, a exhaussé les murailles et les a flanquées de tours d'une maçonnerie grossière. On voit les trous bouchés, les brèches fermées à la hâte, et peut-être entre deux assauts, car ces remparts racontent eux-mêmes leur histoire et chaque pierre dit son passé.

Les portes sont d'apparence toute féodale ; leurs battants vermoulus sortent à demi des gonds. Plusieurs enceintes s'échelonnent, toutes désertes, toutes abandonnées. Les campanules suspendent aux créneaux leurs bouquets bleus, les fougères s'échappent des meurtrières, curieuses, dirait-on, de voir le jour, et les chardons géants, réunis en phalange, tout hérissés d'épines, escaladent les décombres. Maisons, palais, tombeaux, sanctuaires païens, églises chétiennes, mosquées musulmanes mêlent leurs ruines, et toutes ces grandeurs tour à tour déchues, tous ces vainqueurs tour à tour vaincus, toutes ces gloires tour à tour abolies semblent se réconcilier dans une commune dévastation.

Ici traîne un canon rouillé, là jaillissent quelques fûts de marbre, plus loin de noirs soupiraux révèlent des citernes souterraines. Les koubas turques croulent et leurs petites coupoles sont percées de trous comme un ballon qui crève. Les murailles grimpent sur les murailles, les ruines ensevelissent les ruines, l'herbe ronge les pierres, parfois quelque serpent s'enfuit, agitant les euphorbes ou les asphodèles roses, et le vent, que rien n'arrête, jette à cette solitude désolée de longs gémissements.

L'Acro-Corinthe a deux cimes d'inégale hauteur ; j'entreprends de me hisser jusqu'à la plus élevée. De là les yeux embrassent de toutes parts un horizon immense. D'un côté, c'est l'isthme, pont gigantesque qui réunit le Péloponèse à l'Attique ; à l'orient, à l'occident, la mer le presse et l'enserre. A nos pieds, auprès des ruines de son dernier temple, la vieille Corinthe agonise. La nouvelle Corinthe est un peu plus loin ; elle aligne des rues symétriques, mais les maisons qui les bordent sont déjà croulantes. Cependant quelques petites voiles blanches s'avancent vers le port. Le golfe s'allonge, protégé contre les vents du nord par un rempart de montagnes ; c'est là que don Juan d'Autriche coula la flotte turque. Vers le nord apparaît la baie d'Eleusis, et Salamine y découpe ses côtes capricieuses.

Près de là sont l'Hymette et le Pentélique qui ont porté les temples d'Athènes dans leurs flancs. Egine occupe les limites extrêmes de l'horizon. Au sud se trouve un vallon verdoyant où sommeille Cléones ; puis d'énormes montagnes, aux flancs sombres, aux cimes rayonnantes, limitent la terre du Péloponèse.

Laissant derrière nous l'Acro-Corinthe, nous prenons la direction de Cléones. Le sentier caillouteux que nous suivons, a longtemps été redouté des voyageurs. C'est ici que Sinis dévalisait et martyrisait, avec une atroce cruauté, les malheureux capturés par lui. Il les attachait, nous dit-on, à des pins que ployaient ses mains puissantes, puis les pins, brusquement abandonnés à eux-mêmes, se redressaient, et les membres déchirés, mis en lambeaux, allaient se balancer à leurs branches.

Thésée, le grand redresseur de torts de la Grèce légendaire, triompha de Sinis et lui fit subir le supplice qu'il avait inventé. Sinis toutefois eut une longue postérité ; naguère encore le brigandage hantait ces parages. Mon guide me fait remarquer de petits tas de pierres élevés de loin en loin ; ce sont des signes de convention, une sorte de langage mystérieux qui permettait aux brigands de connaître quelque cachette, de transmettre quelques mots d'ordre, de préciser le lieu de quelque rendez-vous ; le petit Poucet agissait ainsi pour être bien sûr de retrouver son chemin. Mais, le dernier brigand a disparu. Il est encore des pins qui se cramponnent aux pentes arides, il n'est plus de Sinis qui menace de nous y accrocher. Le gendarme grec, comme son aïeul, l'héroïque Thésée, fait maintenant bonne garde.

Nous cheminons pendant plusieurs heures dans un pays montueux. Enfin nous atteignons Cléones, site presque désert qui garde encore quelques blocs de ses murs cyclopéens. Une pauvre masure s'adosse au tronc d'un vieux saule ; on m'y accueille sans peine, et l'on m'adjuge la plus belle chambre: c'est un grenier poudreux, sombre ; la lumière n'y pénètre que par les brèches de la toiture. La nuit vient. Je dîne au pied d'un saule pleureur, rêvant de tant de ruines saluées, de tant de souvenirs évoqués entre l'aurore et le crépuscule du même jour.

Nous repartons dès l'aube. Nous voici chevauchant gaiement entre une double haie d'amandiers sauvages ; un petit ruisseau nous accompagne et, gazouillant dans les herbes, semble nous souhaiter bon voyage.

Mais bientôt nous sortons du vallon de Cléones, une pénible escalade commence. Le roc apparaît, presque toujours nu ou seulement moucheté d'arbrisseaux épineux. Quelques entailles assez régulières, quelques blocs abandonnés marquent l'emplacement d'anciennes carrières ; c'est de là sans doute que sortirent les monuments de Némée. Nous atteignons une crête dévastée, aride et de là, changeant de versant, nous découvrons Némée et son vallon. La descente est plus rapide que la montée.

Nous passons devant la fontaine Adrastée que Pausanias mentionne ; puis une dépression du sol allongée, régulière, donne vaguement l'idée d'un stade. Près de là un antre est creusé dans le rocher : l'antiquité voulait y reconnaître le repaire du lion dont Hercule triompha. Enfin le temple trône au centre du vallon, et les montagnes énormes se groupent tout alentour.

Tout à coup une meute de chiens furieux nous assaille : ce sont de véritable bêtes fauves, et leurs maîtres, les bergers du pays, ne s'empressent jamais de les calmer ; je suis chassé à courre comme un cerf.

Mon pauvre cheval, épouvanté, étourdi des aboiements, prend le galop, peut-être pour la première fois de sa vie. Cette terrible chevauchée me conduit bientôt jusqu'aux ruines ; là, les pierres ne manquent pas, munitions précieuses, et nos ennemis, devinant sans doute mon intention de les lapider, précipitent aussitôt leur retraite.

Au second siècle de notre ère, le temple de Némée était déjà abandonné. Pausanias nous dit en effet : «On trouve un temple de Jupiter Néméen qui mérite d'être vu bien qu'il n'ait plus de toit et qu'il n'y reste aucune statue». Depuis Pausanias l'oeuvre de destruction ne s'est pas arrêtée. Le temple toutefois ne semble pas avoir subi la lente injure des siècles, et l'on dirait qu'il a été jeté à terre tout d'un coup. Les colonnes ont été renversées avec une sorte de symétrie : leurs tambours s'alignent dans l'herbe, inclinés les uns sur les autres sans désordre et le chapiteau les termine. Il semble qu'on ait là les pions d'un jeu de dames qu'un géant, mécontent d'une défaite, aurait bousculés d'un revers de main.

Pas un bloc ne s'est brisé. Les donjons féodaux, s'émiettent en s'écroulant ; le temple grec se divise, se démonte, il ne fait ni décombres, ni poussière. Une main patiente pourrait le relever, et sans grande difficulté ; il suffirait de recueillir une à une les pierres. Chaque bloc suppose le bloc suivant, et l'unité parfaite du corps se révèle en ses membres épars.

Trois colonnes seulement sont restées debout. Deux appartenaient au pronaos ; la troisième, de proportions un peu plus fortes, haute de plus de dix mètres, se dressait à l'extérieur ; son chapiteau est ébréché. On peut suivre sans trop de peine le périmètre de la cella ; quelques blocs en indiquent l'enceinte et le sol garde quelques-unes des dalles qui le recouvraient.

Le temple était d'ordre dorique, assez vaste, sans être immense. Les fûts s'allongent à peu près dans les mêmes proportions qu'au temple de Sunium ; les tailloirs des chapiteaux n'accusent qu'une faible saillie ; enfin une certaine grâce tempère la majesté un peu sévère des lignes. Aussi les archéologues assignent-ils au temple de Némée une date postérieure à celle du Parthénon. Il aurait été construit dans les dernières années du quatrième siècle avant l'ère vulgaire.

Tout est de pierre ; on rencontre rarement des monuments grecs en marbre, en dehors d'Athènes et de ses environs immédiats. Il était réservé aux Romains, grands constructeurs de voies, de mettre à contribution toutes les carrières du monde soumis par eux, et de promener de l'Afrique à la Gaule, de l'Asie à l'Espagne, les marbres, les granits, les porphyres les plus précieux. Les Grecs étaient plus empressés à construire des temples qu'à percer des routes, aussi est-on sûr, et cela se vérifie en Grèce comme en Sicile, de trouver à peu de distance des cités, les carrières qui en ont fourni les matériaux.

Du vallon de Némée nous nous élevons sur une pente rapide, chevauchant à la recherche de Hagios Georgios.

Hagios Georgios est un village de quelque importance ; il succède à la ville de Phliunte et fut sans doute construit de ses ruines. C'est au village moderne que nous passerons la nuit ; mais respectueux des gloires séculaires, nous faisons avant tout visite à l'antique cité. Les restes, à peine reconnaissables, sont presque partout rasés au niveau du sol. L'acropole renfermait, nous dit-on, un temple de Junon et un temple de sa fille Hébé, leurs colonnades blanches s'encadraient aux colonnades noires des cyprès, mais cyprès et colonnes ont disparu sans laisser de traces. Au sud de Phliunte coule un petit ruisseau qui va rejoindre l'Anopus. Nous sommes peu éloignés de l'Omphalus, point que les anciens considéraient comme le centre exact du Péloponèse, et en pleine Arcadie, la terre classique des bergers. Et in Arcadia ego.

Les bergers n'ont pas déserté ; nous en voyons quelques-uns de noble et élégante tournure ; ils se tiennent debout, au faite des rochers comme des héros de marbre au front d'un temple.

Leur fustanelle qui fut blanche, se balance autour des reins à chaque mouvement ; les jambes sont serrées dans une sorte de maillot qui dessine leurs maigreurs vigoureuses et fines ; les pieds chaussent des souliers qui se relèvent vers l'extrétrémité et sont ornés d'une houpette. La taille est mince, et bien des femmes en envieraient la grâce svelte et la souplesse exquise. La ceinture faite de cuir, est disposée pour recevoir yatacans et poignards, sabres et pistolets, tout ce bagage menaçant dont les hommes de l'Orient se plaisent à s'embarrasser. La Grèce, à l'exemple des grandes nations européennes, proscrit les armes apparentes. La mise en scène y perd de son originalité pittoresque si la sécurité publique y gagne : telle querelle qui aurait fini dans le sang, se dénoue par quelques coups de poing.

Le torse revêt une petite veste aux manches pendantes ; enfin une calotte décolorée complète le costume. Les traits sont fortement accentués, et les moustaches, que seules le rasoir épargne, prêtent à la physionomie quelque chose de martial et d'un peu rude.

Les rois qu'a chantés Homère, devaient ressembler fort à ces bergers et comme eux sans doute ils allaient, sur la montagne, faire pâturer leurs troupeaux. Le premier sceptre fut une houlette.

Mon guide est pris du caprice de boire du lait, il interpelle un berger. Le berger nous entend ; il descend, majestueux et calme, son bâton posé sur la nuque et ses mains brunes encadrant son visage. Il vient à nous. Il a du lait, nous dit-il et ne refuse pas de nous en céder, mais ce lait ce sont les chèvres qui le portent, et il n'a pas de vase pour les traire ; qu'à cela ne tienne ! mon guide ne s'embarrasse pas pour si peu. Une chèvre est saisie, en dépit de ses vaines protestations, on la maîtrise, le buveur s'étend sur le dos, saisit les mamelles comme ferait un chevreau. L'homme et la bête sont bizarrement entrelacés. Quel groupe ! parodie grotesque de la légende païenne qui nous dit la chèvre Amalthée allaitant le jeune Jupiter ; si j'avais des cymbales, je m'improviserais corybante. La pauvre bête regarde de côté à la dérobée son formidable nourisson, elle a des airs de stupéfaction et d'épouvante. Aussi, à peine délivrée, quelle fuite ! quelle course folle et qui ne cesse qu'à la crête des rochers les plus abrupts !

En face de Hagios Georgios, le mont Polyphengos porte quelques restes antiques. Vers le nord-ouest, plus élevé, plus majestueux, le mont Courias se déploie, il distille de ses flancs les sources qui forment l'Asopus.

Le lendemain matin, en moins de deux heures, de Hagios Georgios, nous gagnons Stymphale que les flèches d'Hercule délivrèrent de ses oiseaux redoutés. Il y avait là une ville ruinée dès le temps de Pausanias et qui marque vaguement son enceinte par quelques vestiges de fortifications ; il y avait aussi un lac plus fameux et qui croupit encore, au milieu d'une plaine aride. C'est une sorte de marais que les pluies de l'hiver remplissent, que dessèchent presque complètement les chaleurs de l'été ; il va se déverser dans un kalavothron, gouffre où les eaux bouillonnantes se précipitent avec fracas. La terre les engloutit, comme si elle voulait en grossir, au fond des Enfers, le Styx et l'Achéron.

Nous passons au-dessus de ce katavothron, et bientôt nous traversons un petit ruisseau que l'on appelle pompeusement la rivière de Lafra. Puis nous nous engageons sur les pentes de Gérantion ; une vue magnifique nous attend à son sommet. De là on découvre les villages de Masa, de Mesano, et Phonia avec son lac bleu enchâssé dans la verdure.

La journée a été fatigante, aussi je ne tarde pas à me retirer dans la chambre que l'hospitalité obligeante d'un habitant de Phonia a mise à ma disposition.

Mais Phonia n'a rien qui puisse retenir quiconque est avant tout curieux de vieilles pierres et de vieux souvenirs ; le lendemain, dès l'aurore, nous chevauchons dans la direction de Clitor. Il nous faudra plus de six heures de marche avant d'y atteindre.

Nous longeons quelque temps le lac de Phonia. Un pic jaillit bientôt sur la droite, tout hérissé de pins. Le sol garde quelques vestiges mal effacés de constructions antiques. Un mur paraît avoir autrefois intercepté le passage entre le lac et les montagnes qui l'encadrent à l'occident ; sans doute les habitants de Phonia craignaient les visites intéressées de quelques turbulents voisins.

Les eaux du lac de Phonia, comme celles du petit lac de Stymphale, se perdent dans un de ces gouffres que les Grecs appellent Katavothron ; puis elles cheminent souterrainement et vont reparaître beaucoup plus loin au village de Lycomia, de là enfin elles descendent au Ladon.

Le lac disparaît. Nous nous hissons péniblement dans un sentier que les chèvres semblent avoir tracé pour leur usage exclusif. Le col que nous traversons incline au nord vers Kalavrita ; mais nous suivons la direction du sud. Le Ladon prend ici sa source, le Ladon est un affluent de l'Alphée, l'Alphée traverse Olympie, cette eau que nous voyons sourdre dans les rochers va où nous allons nous-mêmes.

La vallée de l'Arvanius apparaît souriante ; quelques moulins y caquettent, faisant barbotter dans l'eau leurs roues ruisselantes. Nous sommes sur le chemin de quelque cité antique, car une voie marque vaguement son tracé. Elle gagnait Clitor, et si la légende ne ment pas, cette voie serait la première où les roues d'un char auraient creusé leurs ornières, car les chars furent, dit-on, inventés à Clitor. Le site de Clitor est désert ; ses temples n'ont laissé que quelques tambours ombragés d'un chêne centenaire, ses remparts que des blocs dispersés, des assises incomplètes et le cercle indécis de quelques tours.

Nous allons coucher à Kalyvia de Mazi.

Le nom d'Erymanthe s'applique tout à la fois à un groupe de montagnes et à une petite rivière affluent de l'Alphée ; montagnes et rivière sont peu éloignées. Nous sommes aux lieux où Hercule accomplit l'un de ses douze travaux, et c'est le troisième champ de victoire illustré par lui que nous rencontrons ; nous suivons une à une les étapes de sa gloire. A Némée il tua un lion, à Stymphale il extermina des oiseaux monstrueux, aux campagnes de l'Erymanthe, il étouffa un sanglier qui saccageait toute la contrée. Que de grands souvenirs en ce beau pays de Grèce ! Les héros et les dieux y font partout cortège au voyageur.

C'est aussi sur cette terre que nous foulons, qu'Alcméon se retira, fuyant les Furies acharnées à sa poursuite. Il avait tué sa mère Eryphile et voulait expier son forfait par d'austères pénitences. L'eau de l'Erymanthe ne put suffire à purifier ses mains, et certes s'il existe un fleuve qui puisse laver la souillure sanglante d'un parricide, ce n'est assurément pas en Grèce. Ici fleuves et ruisseaux coulent le plus souvent à sec, et c'est merveille quand on se mouille un pied pour les traverser.

Aux rives de l'Erymanthe, ainsi qu'aux rives des autres rivières du Péloponèse, les roseaux se pressent, dérobant aux yeux des profanes la honte des Naïades et de leurs urnes taries. Parfois aussi les lauriers-roses s'entrelacent aux roseaux, frémissant comme si les baisers d'Apollon y cherchaient encore Daphné disparue.

Tripotamo où l'Erymanthe reçoit le maigre tribut de deux petits torrents ombragés de platanes, possède un khan et quelques maisons ; c'est une dépendance du village moderne de Mostivitza.

Près de là s'élevait Psophis, place forte qui défendait le passage entre l'Arcadie et l'Elide. Elle prend pour base un roc avancé qui domine l'Erymanthe et TArvanius. Il était une double enceinte qui a laissé des restes reconnaissables. Fiers de la force de leur ville, et se croyant sans doute invincibles dans ce nid de pierre, les habitants osèrent s'allier aux Etoliens, aux Eléens et défier Philippe de Macédoine. Mais Philippe était coutumier de vaincre, et le premier assaut lui livra la place. Polybe nous dit, du reste, qu'il usa avec modération des droits de la victoire.

Psophis conserve encore quelques gradins d'un petit théâtre et, sur la rive droite de l'Erymanthe, les fondements d'un grand édifice. Les chênes, au feuillage sombre, recouvrent les montagnes environnantes.

De Psophis à Olympie nous ne cessons de descendre. Ce sont d'abord des bois où les chênes cèdent bientôt la place aux pins, puis le sol s'abaissant, quelques oliviers apparaissent, puis quelques champs de maïs. On traverse le petit village de Lala, le dernier centre habité que l'on rencontre avant de gagner Olympie.

Olympie

Olympie était moins une ville qu'un lieu sanctifié par les traditions légendaires et le culte des dieux. Tout y était prodige, la nature elle-même avait, en toutes choses, de mystérieuses origines. Jupiter, disait-on, avait combattu là contre un certain Cronus qui lui disputait l'empire du monde, et c'était en commémoration de cette victoire de son père qu'Hercule avait institué des jeux solennels. Plus tard, Jupiter lui-même confirma la consécration de cette terre et frappant. le sol de la foudre, il y fit brèche. Parfois de cet antre béant, s'échappait une voix qui chantait des oracles redoutés.

Vallée de l'Alphée

L'Alphée, qui traverse la plaine d'Olympie, avait été primitivement, prétendait-on, un hardi chasseur. Epris follement de la nymphe Aréthuse, il l'avait poursuivie de campagne en campagne ; mais celle-ci, toujours rebelle, toujours fuyant, avait traversé la mer et abordé aux rivages de Sicile. Là une divinité protectrice l'avait transformée en fontaine. L'îlot d'Ortygie, qui porte un des quartiers de Syracuse, montre encore cette eau pure et douce qui naît à quelques pas de la mer. Alors Alphée, lui aussi, sollicita sa métamorphose ; devenu fleuve, il n'abdiqua pas son amour. Toujours à la recherche de l'ingrate, il entra à son tour dans la mer, puis, par une voie mystérieuse, il gagna la Sicile, et Aréthuse, enfin touchée, consentit à mêler ses ondes aux ondes de celui qui l'avait tant aimée.

Historiquement, les jeux Olympiques furent établis, ou du moins rétablis, en 884 par Iphitus, roi d'Elide, sur les conseils de Lycurgue. On les célébrait tous les quatre ans, à la pleine lune du solstice d'été. Ils duraient cinq jours et chaque jour était réservé à un exercice spécial : le saut, la lutte, la course à pied et en char, le jet du disque, le jet du javelot donnaient tour à tour aux jouteurs l'occasion de déployer leur habileté et leur vaillance.

Génies des jeux d'athlètes

On organisa aussi, un peu plus tard, des jeux en l'honneur de Junon, soeur et femme de Jupiter. Seules les jeunes filles y prenaient part. Elles descendaient dans l'arène et couraient sommairement vêtues, des voiles trop lourds auraient gêné la légèreté de ces nouvelles Atalantes ; galant spectacle et qui devait agréablement reposer les yeux fatigués des athlètes, des boxeurs, des assommeurs et de leurs bousculades héroïques.

Le vainqueur recevait une couronne d'olivier sauvage ; on dressait une statue en son honneur. Si le même homme avait triomphé trois jours de suite, c'est-à-dire dans trois exercices différents, on avait soin que cette statue fût parfaitement ressemblante et pût fidèlement transmettre à la postérité les traits du héros.

Aux grands âges de la Grèce, aucun titre de gloire qui fut plus envié, plus recherché, plus complaisamment étalé que celui de vainqueur aux jeux Olympiques. Celui-là qui rentrait dans sa ville natale le front ceint de l'olivier, gage de victoire, voyait souvent abattre devant lui un morceau des remparts, et passait par la brèche comme un conquérant. Sparte réservait à ses fils vainqueurs à Olympie un privilège plus grand encore, ils étaient admis à combattre dans la prochaine bataille aux côtés du roi.

Le fameux Milon de Crotone tour à tour renversa, dépassa, assomma tous ses rivaux ; puis pour mettre le comble à sa gloire, il chargea lui-même sur son épaule sa statue faite d'airain et seul la porta jusqu'au piédestal.

Ces statues étaient souvent l'oeuvre des sculpteurs les plus illustres. Lysippe avait fait celle d'un certain Polydamas de Scolusse, l'homme le plus grand et le plus fort de son temps. On racontait de lui des exploits qui semblent fabuleux. Il avait étouffé un lion dans ses bras.

Un taureau furieux mettant tout un troupeau en émoi, Polydamas l'avait saisi par une patte, arrêté tout net, et la bête n'avait réussi à se dégager qu'en laissant son sabot dans la main de son terrible dompteur.

Etre beau, être fort, être grand, cela suffisait aux Grecs pour que l'on fut digne de l'immortalité.

Les jeux Olympiques restèrent en honneur tant qu'il fut un Olympe et des dieux ; on les célébrait encore au troisième siècle de notre ère.

C'est au milieu de cette solennité toute païenne que le philosophe Lucien vit, aux dernières années du second siècle, Pérégrinus se brûler vif dans un bûcher que lui-même avait fait élever. Ce Pérégrinus, dit aussi Protée, chrétien peut-être, du moins initié quelque temps aux idées chrétiennes, dans tous les cas fou d'orgueil, avait pompeusement annoncé qu'il donnerait par son supplice volontaire un témoignage du mépris que mérite la mort.

«Dès que la lune est levée, dit Lucien, car il fallait bien qu'elle fût aussi témoin de ce bel exploit, Protée s'avance dans son costume ordinaire, entouré des sommités de la secte cynique, notamment l'illustre citoyen de Patras, qui marche, un flambeau à la main, et remplit à merveille le second rôle de la pièce. Protée aussi portait un flambeau. Arrivés au bûcher, chacun y met le feu de son côté, et il s'élève aussitôt une grande flamme, produite par les torches et le bois sec. Ici, mon cher, fais bien attention. Protée dépose sa besace, met bas sa massue d'Hercule, se dépouille de son manteau, et paraît avec une chemise horriblement sale. Il demande de l'encens pour le jeter dans le feu : on lui en donne, il le jette et dit, en se tournant vers le midi, car le midi joue aussi un rôle dans cette tragédie : «Mânes de ma mère et de mon père, recevez-moi avec bonté !» Après quoi, il s'élance dans le brasier et disparaît enveloppé par une grande flamme qui s'élève...» Voilà certes un spectacle qui fut nouveau pour Olympie.

Les jeux Olympiques imposaient à tout le monde Grec une trêve sacrée. Nulle scène de discorde et de haine ne devait profaner ces grandes solennités nationales. Il y avait donc, dans cette institution, une pensée haute et noblement humaine. Ce n'était pas seulement le triomphe des corps jeunes, souples, vigoureux, puissants ; c'était encore, au moins pour quelques jours, la paix des esprits et comme le saint apprentissage de la fraternité. L'ennemi que l'on combattait la veille, furieusement, follement, il fallait le voir, l'entendre, le connaître, il fallait peut-être applaudir à la victoire de quelqu'un de ses enfants, car l'impartialité la plus austère inspirait les jugements rendus, et l'injustice était impossible en face de la Grèce entière. Les juges ne faisaient le plus souvent que formuler un arrêt que la foule avait prononcé.

L'homme mis en face de l'homme dans un duel loyal, oblige de se respecter lui-même dans son rival ! Quelle heureuse leçon ! mais peu féconde par malheur. La Grèce en avait pu concevoir la pensée, mais elle ne devait pas en tirer grand profit ; en même temps que les jouteurs reprenaient leurs vêtements, les peuples reprenaient leurs passions égoïstes et leurs haines insensées.

Quel spectacle devait présenter Olympie aux jours de ces belles fêtes ! La Grèce tout entière était là, et le spirituel Athénien, et le rude Spartiate, et le lourd Béotien et le Crétois subtil, et ceux de Messène, et ceux de Delphes, et ceux de Thèbes, et ceux d'Epidaure, et ceux qui venaient des îles, et les colons qui se souvenaient en Asie, en Gaule, en Sicile, que leurs ancêtres étaient nés sur cette terre de l'Hellade si fertile en fils glorieux. C'était une réunion de famille ; le passé, vivant encore dans le bronze des statues, dans le marbre des frontons, y souhaitait au présent la bienvenue.

Alors Olympie regorgeait d'une foule immense. En tout autre temps, on aurait aisément dénombré les habitants. Quelques prêtres, quelques gardiens des temples composaient la population, et l'on trouvait beaucoup plus de monuments que de maisons. Les dieux et les héros étaient là chez eux, les hommes ne faisaient que passer comme des hôtes d'un jour.

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Les principaux édifices sacrés d'Olympie se groupaient dans un bois dit Altis qu'une enceinte entourait. On comptait quatre portes ; la première était réservée au passage des cortèges pompeux, la seconde conduisait à l'hippodrome, la troisième faisait face au gymnase, la quatrième regardait le stade. Une cinquième porte, beaucoup plus petite, servait seulement aux prêtres et aux hommes de leur suite.

On trouvait dans l'Altis un temple de Junon, l'édifice le plus ancien d'Olympie. Il conservait une colonne faite de bois de chêne. C'est là que l'on gardait précieusement le coffre où la boiteuse Labda cacha son fils Cypsélus pour le soustraire aux assassins ; ce coffre était orné de bas-reliefs en ivoire dont Pausanias nous fait une interminable description.

Puis venait le Metroum, grand temple dorique, élevé à la mère des dieux. Les empereurs Romains y trônaient en compagnie des immortels, Trajan avec Mars, Hadrien avec Mercure. Les Césars s'égalaient aux dieux, mais le jour était proche où Césars et dieux allaient disparaître dans une commune ruine. Philippe de Macédoine avait élevé près de là, en commémoration de la bataille de Chéronée, un monument circulaire surmonté d'un dôme, entouré de colonnes. Trois statues d'or et d'ivoire s'y dressaient, reproduisant les traits du roi et de deux princes de sa famille.

On voyait encore les statues d'Antigone, de Séleucus, d'Alexandre, de Ptolémée fils de Lagus. Roi ou général heureux, conquérant ou simple athlète, quiconque avait mérité la gloire de quelque triomphe, quiconque portait un diadème d'or ou d'olivier revivait à Olympie ; les dieux s'y composaient une cour de toutes les grandeurs de la terre.

Un autel, consacré à Jupiter, s'élevait à vingt-cinq pieds au-dessus du sol et présentait cent vingt-cinq pieds de circonférence. On trouvait un sanctuaire de Jupiter Aponius (qui chasse les mouches). Voilà une divinité dont la protection serait encore fort désirable aux pays d'Orient. Pourquoi avoir déserté son culte ?

Un autel, quelle heureuse tolérance ! était réservé aux dieux inconnus, et le dévot pouvait y invoquer telle puissance surhumaine qu'il préférait. On conservait l'atelier de Phidias, et nul sanctuaire sans doute n'était plus vénérable.

Une colonne de bois se dressait, religieusement protégée, sous un toit que soutenaient quatre colonnes, c'était, disait-on, la dernière relique de la maison d'Onomaüs. Ainsi, au milieu de toutes ces magnificences, on signalait à la vénération du pèlerin deux pauvres colonnes de bois. Aux âges héroïques, les demeures des hommes, celles mêmes des dieux étaient ainsi construites. Le premier temple fut une grande cabane, les temples élevés par la suite indiquent encore les dispositions essentielles de ce modèle primitif, et les colonnes de marbre elles-mêmes rappellent, par leurs cannelures, les entailles que la hache laissait aux poteaux de bois.

Une curiosité d'un autre ordre, mais qui sans doute amusait fort les touristes, était un écho qui répétait, sous un portique, sept fois les sons, de là son nom heptaphonon, sept voix.

Enfin apparaissait le temple de Jupiter qu'avait élevé Libon. Il était de proportions énormes : soixante-dix-huit pieds de haut, quatre-vingt-quinze pieds de large, deux cent trente de long ; les colonnes mesuraient plus de deux mètres de diamètre.

Ce temple avait reçu de chaque âge, de chaque peuple quelques trésors nouveaux ; toute victoire y laissait un trophée et les ennemis semblaient s'associer pour le faire splendide entre tous. Sur la cime, une Victoire ailée portait un bouclier d'or ; les Lacédémoniens, vainqueurs des Athéniens et des Argiens à Tanagre, l'avaient faite de la dîme du butin. Vingt-et-un boucliers dorés étaient des présents de Mummius. Ce Mummius qui pilla Corinthe avait, s'il en faut croire Pline, une rapacité désintéressée ; il mourut pauvre et sans laisser de dot à sa fille. Les généraux Romains ne devaient pas tarder à perfectionner le système, et les Sylla, les Pompée, les César ne pillaient pas qu'au profit de la seule République.

Alcamènes d'Athènes avait sculpté le fronton Ouest ; les Centaures y combattaient les Lapithes aux noces sanglantes de Pirithoüs. Poeonios de Mendé en Thrace avait sculpté le fronton Est ; on y voyait le roi Oenomaos vaincu à la course en char et mourant dans la carrière, tandis que triomphe son heureux vainqueur Pélops, qui mérite ainsi la gloire de gouverner le pays et de lui donner son nom. Poeonios avait aussi modelé la gigantesque victoire de bronze qui planait au faîte de son fronton.

Jupiter d'Olympie par Quatremère de Quincy (1814)

Enfin la merveille de toutes ces merveilles trônaient dans le temple ; Phidias avait dressé là le colosse de Jupiter, et son génie s'était surpassé lui-même en cette création sublime.

Les Athéniens, fort renommés pour leur esprit, ce qui ne les empêchait pas de commettre souvent de grosses sottises, avaient intenté contre Phidias, déjà âgé, une accusation de vol et de sacrilège ! Le grand artiste avait été contraint de quitter cette Athènes tant embellie par lui et si follement ingrate. Il se retira en Elide. Les Eléens l'accueillirent avec empressement et n'eurent garde de laisser inactif un ciseau qui donnait la vie. Or et ivoire furent prodigués au banni. Phidias, reconnaissant, entreprit de faire un Jupiter plus admirable encore que les Pallas par lui dressées à l'acropole d'Athènes. Il représenta le dieu assis sur un trône. Le torse était nu, fait d'ivoire. Les anciens excellaient à travailler cette matière ; ils savaient l'assouplir, la tailler, la plier, la modeler, la souder de façon à dissimuler les joints aux yeux les plus attentifs. Une couronne d'olivier ceignait le front. Les jambes étaient enveloppées dans des draperies d'or que des fleurs émaillées constellaient. La main gauche, majestueusement relevée, soutenait un sceptre dont un aigle occupait la cime. La main droite abaissée portait une Victoire ailée. Nul accessoire qui ne fût animé de figurines, de ciselures. La hampe du sceptre rayonnait de l'éclat des pierres précieuses. Au sommet des montants du trône, les Heures, les Grâces rythmaient leurs rondes harmonieuses ; sur les traverses, Hercule combattait les Amazones, Apollon et Diane perçaient de leurs flèches les enfants de Niobé ; aux bras, des sphinx emportaient de jeunes Thébains.

Le tabouret où s'appuyaient les pieds du dieu montrait des lions accroupis. Sur le socle, Neptune et Amphitrite promenaient leur cortège de nymphes et de triions, tandis que Phoebé s'élançait dans l'espace. Et toutes ces fables aimables, toutes ces légendes païennes, cet Olympe en miniature, semblait anéanti dans la gloire du dieu suprême ; il les écrasait de sa masse formidable et son front calme planait sur toutes ces chétives immortalités.

Lorsque Phidias eût terminé sa tâche, il regarda en face le dieu fait par lui, et certes son génie avait droit à cette audace, puis il dit : «Jupiter, es-tu content ?» La foudre éclata aussitôt et, tombant au pied du colosse, fendit le marbre du sol. Jupiter avait répondu.

Quelques années plus tard, Antiochus fit présent d'un rideau de laine enrichi de broderies ; on le disposa de manière à former encadrement.

Les anciens qui n'avaient pas toujours l'amour de la précision, varient dans les mesures qu'ils donnent du Jupiter Olympien. Les uns veulent qu'il ait eu trente-six coudées, les autres soixante pieds. Strabon nous dit que s'il s'était dressé debout, il aurait enfoncé de la tête le plafond de son temple.

Cléopâtre avait offert aux Eléens une somme énorme de leur Jupiter, mais vainement ; Caligula prétendit se l'approprier sans autre droit que son caprice. Il méditait de le faire placer au Palatin, de le décapiter et de lui faire l'honneur de substituer à la tête qu'avait modelée Phidias, sa propre tête impériale. Déjà les pillards officiels avaient abordé aux côtes d'Elide, on disposait tout pour conduire au maître de Rome le maître de l'Olympe ; mais tout à coup le tonnerre gronda et le vaisseau de César fut mis en pièces par la foudre.

Libanius affirme qu'au temps de l'empereur Julien, le Jupiter était encore assis dans son temple. Il y resta plus de six siècles. Enfin Théodose le fit enlever et transporter à Constantinople. Alors le christianisme triomphait de toutes parts ; il n'était plus de Jupiter pour défendre son image. Ce dieu de Phidias qu'on avait adoré si longtemps ne devait pas survivre beaucoup à la honte de son exil, il périt dans un incendie et avec lui le palais impérial qu'il devait décorer.

De tant de monuments entassés, Olympie ne garde plus rien qui soit reconnaissable. Quelques pans de murs de briques, des poteries brisées, des fragments informes, et c'est tout. L'Alphée parfois s'encaisse entre des rochers bizarrement découpés. Il est d'inextricables fouillis où les pins se mêlent aux oliviers sauvages, ceux-là même peut-être qui donnaient les couronnes qu'attendaient les vainqueurs. Le petit ruisseau de Cladaos rejoint l'Alphée ; quelques platanes le bordent.

Il y a près d'un demi-siècle, une expédition scientifique Française venait à Olympie ; elle put reconnaître l'emplacement du temple et recueillir, dans les fouilles, quelques débris de sculpture aujourd'hui déposés au Louvre.

Deux métopes de marbre représentent deux épisodes des travaux d'Hercule. Dans l'une, la nymphe protectrice du dieu, est assise sur un rocher : sa main droite levée a dû tenir un rameau gage de victoire ; Hercule (on n'a trouvé de cette figure que des restes affreusement morcelés) lui présentait, suppose-t-on, les oiseaux de Stymphale.

Hercule et le taureau, métope du temple de Jupiter à Olympie

La seconde métope montre Hercule assommant un taureau. Il y a encore un torse incliné dans un mouvement hardi et sillonné de muscles puissants ; un ciseau fier et vigoureux a modelé ce marbre.

Depuis plus de deux ans, une expédition allemande a repris méthodiquement et avec l'appui de subsides considérables, les travaux rapides et un peu sommaires de l'expédition française. MM. Curtius, Hirschfeld, Botticher et en dernier lieu le docteur Georges Treu se sont succédés dans la direction des fouilles. On se propose en effet l'entreprise immense d'étudier, dans toute son étendue, le site illustre d'Olympie, et les recherches sont laborieuses, malaisées, l'Alphée, par ses débordements fréquents et les alluvions déposées, ayant bouleversé, et, sur quelques points, beaucoup exhaussé le sol primitif.

Déjà cependant sont dégagés presque complètement les restes du temple ; puis dans toutes les directions on a poussé au delà, et c'est encore le temple qu'on s'efforçait de retrouver. Sa destruction première paraît avoir été en effet, comme celle de tant d'autres monuments de la Grèce, l'oeuvre d'un tremblement de terre, et les blocs, surtout ceux qui composaient les parties supérieures du temple, ont été projetés au loin. C'est ainsi qu'ont été découvertes, à une assez grande distance en avant des ruines, les figures des frontons.

Le fronton Est, le premier dont les débris aient reparu, oeuvre, avons-nous dit, de Poeonios de Mendé, représentait les apprêts de la lutte entre Pélops et le roi Oenomaos. Celui-ci, selon la légende que la sculpture traduisait, avait appris d'Apollon qu'il mourrait le jour même du mariage de sa fille. Aussi l'avait-il condamnée au célibat. Un prétendant se présentait-il, Oenomaos le défiait à la course des chars ; on partait de l'autel de Jupiter et l'autel de Neptune, à Corinthe était le but proposé. Et toujours, dans cette longue carrière, le roi atteignait et perçait de sa lance le malheureux qui n'avait pas craint de briguer le dangereux honneur d'être son gendre. Pélops cependant, après tant d'autres accepta la lutte : mais il s'était assuré la complicité de Myrtilas cocher d'Oenomaos, et celui-ci fut enfin vaincu. Il se tua de désespoir, disent les uns ; selon d'autres, le traître Myrtilas avait remplacé la cheville de bronze qui fixait les roues du char de son maître par une cheville de bois et le bois se brisant bientôt, Oenomaos fut précipité à terre et mis en pièces.

Des treize figures qui décoraient le fronton, les fragments de sept ont été retrouvés. Deux figures de fleuve terminaient à droite comme à gauche la vaste composition sculpturale de Poeonios. On les possède maintenant, mutilées mais cependant reconnaissables. Celle qui personnifie l'Alphée repose nonchalamment étendue, l'attitude est calme, molle, les jambes s'allongent immobiles ; et les muscles du torse que nul mouvement ne met en jeu, ne s'accusent qu'en saillies légères et gracieusement adoucies. Tout autre est la figure du Cladéos. En représentant l'Alphée, le sculpteur semble avoir eu la pensée de nous montrer une rivière tranquille, lente, aux ondes paresseuses et caressantes ; il veut au contraire que dans le Cladéos nous devinions un torrent impétueux et fier. Celui-ci en effet, couché sur le côté droit, se soulève et brusquement se retourne ; les muscles sont en action, accentuant leurs mobiles saillies, la charpente osseuse elle-même s'accuse et l'on voit les sillons des côtes, le creux des clavicules.

On veut reconnaître, non sans quelque vraisemblance, dans un jeune homme accroupi, l'un des serviteurs de Pélops. La jambe droite est repliée sous lui, la jambe gauche se dresse courbée et le genou en avant ; le poids du corps porte en grande partie sur le bras droit, et la main droite pose fortement contre le sol. L'autre main cherche, aux environs du pied gauche, une sandale maintenant disparue et qui peut-être fut de bronze, détail familier, vulgaire dirait quiconque ne connaît pas les libertés et les audaces qu'acceptait le génie Grec. Un homme qui se déchausse ou se rechausse placé au fronton d'un temple, c'est là ce qu'on n'oserait plus ; et cet homme cependant est admirable de noblesse, d'aisance héroïque et naïve en même temps que de vérité.

Une quatrième figure a pu être le cocher de Pélops. Il a un genou en terre, l'autre relevé. Il est nu jusqu'à la ceinture. Les draperies qui vont reposer sur l'épaule droite, sont traitées sommairement, mais largement. Au reste, dans cette grande page, les draperies sont rares et destinées seulement, semble-t-il, à combler certains vides, à équilibrer certaines lignes.

Un torse jeune très mâle, très fier a peut-être appartenu à Pélops lui-même. Dans un autre torse plus robuste, plus âgé, on hésite s'il faut reconnaître le corps du roi Oenomaos ou celui de Jupiter qui présidait, comme on sait, à la lutte des deux rivaux.

La dernière figure est celle d'un vieillard assis ; jambes et cuisses sont affreusement mutilées, mais la tête est intacte et très remarquable. Le haut du crâne est chauve ; la nuque et les oreilles disparaissent cependant couvertes de cheveux abondants. Une ride profonde comme une balafre que l'âge aurait faite, traverse le front ; l'oeil s'enfonce au creux de l'orbite, les joues semblent un peu molles, alourdies ainsi qu'il convient aux joues d'un vieillard ; le nez est droit et fort, la bouche s'entrouve pour parler. Ce n'est pas là une tête toute de convention, mais une tête personnelle, vibrante et qu'une vie intense éclaire.

Le fronton de l'Ouest qu'avait sculpté Alcamènes d'Athènes, représentait le combat des Centaures et des Lapithes aux noces de Pirithoüs. Des fragments plus considérables encore ont été découverts : onze têtes, vingt-neuf grands fragments, et l'on a pu reconstituer, au moins, en partie, dix-sept figures. Apollon, bien que Pausanias l'oublie dans sa description, paraît avoir occupé le centre du fronton et présidé à l'héroïque mêlée. On a retrouvé le torse et la tête. Les cheveux, partagés en boucles symétriques, portent la trace d'un diadème, qui, sans doute fut de bronze ; la colère anime le visage. La chlamyde se replie sur l'épaule gauche ; le corps est jeune, svelte en même temps que fort. Sur le dos on remarque des traces de scellement, et il en est ainsi dans plusieurs autres statues ; on aurait craint de laisser tous ces grands marbres peser de tout leur poids sur la seule corniche du fronton.

En un groupe magnifique, un centaure, le visage enflammé d'ivresse et de lubricité, saisit une femme Lapithe. Il l'étreint, ses jambes de cheval l'enserrent ; elle se défend cependant, elle a pris le monstre par la barbe, elle tire furieuse et s'efforce d'écarter loin d'elle cette bouche avide de baisers.

Il faut citer encore deux mains unies, la poitrine d'un Lapithe avec la partie supérieure de son épaule gauche.

Hercule et Atlas, métope du Louvre

Puis nous signalerons une fort belle métope, digne pendant de celles dont notre Louvre garde les fragments. Elle faisait partie de la même série et raconte elle aussi l'un des travaux d'Hercule. Le dieu est debout, vu de profil, sur un coussin que ses bras soutiennent, il porte le monde ; et d'une main qui gracieusement se lève, une Atlandide l'aide en ce rude labeur.

Cette figure, noble et grave, s'enveloppe de draperies austères, symétriques et qui rappellent un peu, mais avec plus d'élégance, celles des danseuses de bronze qui menaient leur ronde solennelle au théâtre d'Herculanum. Atlas enfin est debout devant le dieu et lui présente les pommes promises à sa valeur.

La Victoire de Paeonios

Nous savons que les monuments votifs étaient très nombreux à Olympie ; quelques-uns, en débris reconnaissables, nous sont maintenant rendus. Au faîte du fronton Est planait une victoire qu'avaient consacrée les Messéniens vainqueurs dans l'île de Sphactérie des troupes Athéniennes ; Poeonios l'avait sculptée. Elle reposait sur une base triangulaire. La victoire est sortie de terre, et la base qui la portait, et l'inscription qui immortalise le nom du maître. La déesse s'envole, il n'est que son pied droit qui touche encore le tronc d'un arbre et s'y appuie comme pour précipiter un élan plus hardi. Les draperies flottent, légères, harmonieuses et trahissent librement les contours du jeune corps qu'elles recouvrent. Les seins sont hauts et fermes, le ventre est un peu fort et c'est une héroïque ardeur qui agite la vierge prête à dévorer l'espace.

Ici encore, comme dans tous les marbres que nous livrent les fouilles, le ciseau révèle des audaces qui ne reculent devant aucune réalité, même un peu vulgaire, pour accentuer plus fortement l'expression de la vie. Quel art puissant et sûr de lui-même s'affirme là ! Car il n'y a que les forts et les grands qui savent, sans trahir le vrai, l'emporter comme en une sublime apothéose et faire entrevoir, à travers l'homme, la gloire d'un héros et le rayonnement d'un dieu.

Ainsi qu'il élait aisé de le prévoir, la pioche a ramené au jour beaucoup plus de marbres que de bronzes. Le marbre est une pauvre proie pour les barbares pillards, ils ne peuvent que le briser : les métaux au contraire, le bronze même, aisément utilisables pour les besoins les plus vulgaires, tentent toujours la cupidité. Ainsi ont disparu ces statues de vainqueurs que Pausanias porte au nombre de trois mille, ainsi ont été partout enlevés les petits détails de bronze, diadèmes, bandeaux, sandales, sceptres que portaient souvent les figures de marbre.

On possède cependant une tête d'homme en bronze, avec une barbe courte mais épaisse et des cheveux aux longues boucles.

Enfin on annonce la découverte du monument votif que Philippe de Macédoine éleva en commémoration de sa victoire de Chéronée et des restes d'aqueduc avec des conduites semi-circulaires en pierre de Porus. D'après la convention intervenue entre le gouvernement grec et le gouvernement allemand, les objets exhumés dans les fouilles d'Olympie restent la propriété de la Grèce, mais l'Allemagne, à qui seule incombent tous les frais, se réserve le droit exlusif de les reproduire et de les mouler durant quelques années.


Chapitre 5 - Le phare d'Alexandrie


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