[Egium - Egire - Pellène]
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Tardieu, 1821
XXIII. [5] Près de la ville on voit un portique
bâti par Straton, fameux athlète qui en un
même jour remporta le prix du pancrace et de la lutte
à Olympie ; on bâtit ce portique afin que ce
fût pour lui un lieu d'exercice. Entre les diverses
curiosités de la ville d'Egium il y a premièrement
un vieux temple de Lucine ; la Déesse est ouverte d'un
voile fort fin depuis la tête jusqu'aux pieds. Sa statue
est de bois à la réserve du visage, des mains et
des pieds, qui sont de beau marbre du mont
Pentélique.
[6] Elle a une main étendue, et de l'autre elle tient un
flambeau, apparemment pour signifier ou que les douleurs de
l'enfantement sont cuisantes comme le feu, ou que c'est la
Déesse elle-même qui fait jouir les enfants de la
lumière du jour ; cette statue est un ouvrage de Damophon
Messénien.
[7] Près du temple de Lucine est un lieu consacré
à Esculape, où vous voyez une statue
d'Hygéia et une autre d'Esculape même ; des vers
ïambes gravés sur le piédestal vous
apprennent que ces statues sont encore de la main de Damophon.
Je me souviens que dans ce temple j'eus une dispute avec un
homme de Sidon, qui prétendait que les Phéniciens
l'emportaient de beaucoup sur les Grecs dans la connaissance des
choses divines et humaines ; et pour preuve de cela, disait-il,
les Phéniciens font Esculape fils d'Apollon, mais ils se
gardent bien de lui donner pour mère une mortelle comme
les Grecs,
[8] parce qu'ils savent qu'Esculape n'est autre chose que la
bonne température de l'air, principe de la santé
soit pour l'homme, soit pour les animaux. A l'égard
d'Apollon qui est le soleil même, il est dit à bon
droit le père d'Esculape ; parce qu'en fournissant sa
course tous les ans il règle les saisons, et donne
à l'air ce juste tempérament qui en fait la
salubrité. Je lui répondais qu'il avait raison,
mais que là-dessus les Grecs pensaient tout comme les
Phéniciens, et la preuve que je lui en donnais c'est
qu'à Titané en Sicyonie une même statue
représente Esculape et la Santé. Et que le soleil
soit le père de la vie, c'est une chose, lui disais-je,
qui est connue de tout le monde, même des enfants.
[9] En second lieu vous verrez à Egium un temple de
Minerve, et un bois consacré à Junon. Minerve a
deux statues de marbre blanc ; pour la statue de Junon, personne
ne la voit, qu'une femme qui exerce le sacerdoce de la
Déesse. Bacchus a son temple près du
théâtre ; il est représenté sans
barbe. Dans la place publique il y a un temple et tout un canton
dédiés à Jupiter sauveur ; en entrant vous
trouvez à gauche deux statues de bronze ; l'une
représente le Dieu sans barbe, et celle-là m'a
paru la plus ancienne.
[10] Si vous allez tout droit, vous trouverez une chapelle
où y a un Neptune, un Hercule, un Jupiter et une Minerve
de bronze ; on appelle ces dieux, les dieux d'Argos, soit
parce qu'ils ont été fabriqués à
Argos, comme le disent les Argiens eux-mêmes, soit parce
qu'ils ne sont à Egium qu'à titre de
dépôt comme les habitants le
prétendent.
[11] Car ils racontent que les Argiens déposèrent
ces divinités chez eux, exigeant en même lems
qu'ils leur fissent des sacrifices tous les jours. Comme cela
aurait été d'une trop grande dépense, ceux
d'Egium s'avisèrent d'immoler plusieurs victimes à
la fois, et d'en faire ensuite des repas publics ; ainsi il n'y
avait rien de perdu et ces sacrifices ne coûtaient pas
beaucoup. Dans la suite les Argiens redemandèrent leur
dépôt ; ceux d'Egium dirent qu'ils étaient
tout prêts à le rendre, mais qu'ils voulaient
être payés de leurs frais ; la somme qu'ils
demandaient étant exorbitante, on aima mieux leur laisser
les statues.
XXIV. [1] Près de la place Apollon et Diane ont un
temple en commun, et dans la place même Diane a le sien en
particulier, où la Déesse est
représentée tirant de l'arc. On y voit aussi le
tombeau du héraut Talthybius, ce qui n'empêche pas
que les Spartiates ne se vantent de l'avoir chez eux sur une
petite éminence ; l'une et l'autre ville lui rendent des
honneurs funèbres tous les ans.
[2] Du côté de la mer il y a quatre temples
consacrés, l'un à Vénus, l'autre à
Neptune, le troisième à Proserpine, et le
quatrième à Jupiter dit Homagyrius ; dans
ce dernier Jupiter, Vénus et Minerve ont des statues. Le
surnom d'Homagyrius vient de ce qu'Agamemnon assembla
dans ce lieu-là les troupes dont il avait besoin pour son
expédition de Troie ; et une des choses qui ont fait le
plus d'honneur à ce prince, c'est qu'il prit si bien ses
mesures, que l'armée qu'il mit alors sur pied lui suffit
pour prendre Troie et toutes les villes voisines, sans qu'il
fût obligé de faire de nouvelles levées en
Grèce.
[3] Après le temple de Jupiter Homagyrius est celui de
Cérès Panachéenne. Sur le même rivage
de la mer vous verrez une source abondante dont l'eau est douce
et fort bonne à boire. Près de là est le
temple de la déesse Salus dont la statue n'est vue que de
ses prêtres ; dans les sacrifices qu'ils font à la
Déesse ils observent entre autres
cérémonies de jeter dans la mer un morceau de
pâte qu'ils envoient, disent-ils, à Aréthuse
en Sicile.
[4] On voit à Egium plusieurs autres statues de bronze,
comme un Jupiter enfant, et un jeune Hercule qui n'a point
encore de barbe ; ce sont des ouvrages d'Agéladas
d'Argos. Tous les ans on nomme à ces divinités des
prêtres qui ont soin de garder leurs statues chez eux ;
autrefois on élisait le plus bel enfant de tout le pays
pour prêtre de Jupiter, et quand il avait atteint
l'âge de puberté on lui donnait un successeur. Tel
était l'ancien usage de ces peuples. Les
états-généraux d'Achaïe se tiennent
encore aujourd'hui à Egium, comme le conseil des
Amphictyons se tenait aux Thermopyles ou à Delphes.
[5] En avançant plus loin vous trouvez le fleuve
Sélinus, et à quarante stades d'Egium est le bourg
d'Hélice sur le bord de la mer. C'était autrefois
une ville où les Ioniens avaient un temple
célèbre dédié à Neptune
Héliconius. Ils disent que le culte de ce Dieu s'est
perpétué chez eux, depuis que chassés par
les Achéens ils se retirèrent à
Athènes, et qu'ensuite ils allèrent chercher
fortune vers les côtes d'Asie. En effet aux environs de
Milet, sur le chemin de la fontaine de Biblis tout devant la
ville, on voit un autel de Neptune Héliconius, et
à Téos on en voit un autre fermé par une
balustrade et d'un ouvrage exquis.
[6] Il est même parlé dans Homère et
d'Hélice et de Neptune Héliconius. Après un
long espace de temps il arriva que les Achéens qui
habitaient Hélice manquant de parole à de pauvres
suppliants qui s'étaient réfugiés dans le
temple de Neptune, les égorgèrent ; la
colère du Dieu ne tarda pas à éclater sur
eux par un tremblement de terre qui non seulement renversa leurs
maisons, mais anéantit leur ville au point qu'il n'en
resta pas le moindre vestige.
[7] Pour l'ordinaire ces tremblements de terre qui bouleversent
de temps en temps certaines contrées sont annoncés
par des pronostics qui les précèdent, comme sont
des pluies continuelles, ou de longues sécheresses, ou un
déréglement de saisons qui fait sentir le chaud en
hiver, ou le disque du soleil qui tantôt s'obscurcit et
tantôt paraît tout en feu,
[8] ou le desséchernent subit des fontaines, ou des
tourbillons de vent qui déracinent les plus gros arbres,
ou des feux célestes qui parcourent le vaste espace des
airs, laissant après eux une longue traînée
de lumière, ou de nouveaux astres qui paraissent tout
à coup et nous remplissent d'effroi, ou des vapeurs
pestilentielles qui sortent du sein de la terre ; tels sont les
signes dont le ciel se sert pour avertir les hommes.
[9] Quant aux tremblements mêmes, ceux qui ont
étudié la nature en distinguent de plusieurs
sortes. Le plus léger de tous, s'il y a rien de
léger dans un si grand mal, est celui où lorsqu'un
édifice par une première secousse vient à
pencher, une secousse contraire le redresse et le
rétablit.
[10] Dans cette espèce d'ébranlement on voit des
colonnes prêtes à tomber se remettre comme
d'elles-mêmes sur leur base, des murs s'entr'ouvrir et se
rejoindre, des poutres se déplacer et rentrer dans leur
assiette naturelle, des gouttières et des tuyaux qui
servent à la conduite des eaux, après avoir
été dérangés, reprendre leur place
et s'y ajuster comme si la main de l'ouvrier y avait
passé. La seconde sorte est celle où les secousses
sont si continuelles et si violentes que les plus solides
édifices s'écroulent et tombent, comme s'ils
étaient battus par des machines de guerre.
[11] Le plus dangereux de tous est comparé à ce
feu intérieur qui agite quelquefois le corps humain ; car
comme la fièvre se manifeste par plusieurs
symptômes et surtout par le battement de l'artère
du bras, de même des vents ou des feux souterrains venant
à se combattre dans le sein de la terre, poussent vers sa
superficie tout ce qui leur fait obstacle, à peu
près comme ces taupes, qui en travaillant sous la terre
l'élèvent et la font boursoufler. C'est alors que
la terre ébranlée jusques dans ses fondements et
s'ouvrant tout à coup, on voit tout ce qui est bâti
dessus, fondre et s'abîmer, sans qu'il en demeure aucun
vestige.
[12] Et ce fut ainsi que périt Hélice. Au
tremblement de terre on dit qu'il se joignit un autre malheur
causé par la saison, un débordement de la mer qui
inonda la ville et tout le pays d'alentour ; le bois
sacré de Neptune fut tellement submergé
qu'à peine voyait-on la cime des arbres ; de sorte que le
courroux du Dieu, armant pour ainsi dire ces deux
élémentstout à la fois contre cette
misérable ville, elle fut engloutie avec tous ses
habitants.
[13] Un pareil accident fit disparaître autrefois
Midée avec une autre ville située sur le mont
Sipyle, et du côté que Midée abîma en
se détachant de la montagne, l'eau surmonta et forma une
espèce de lac que l'on nomme Saloé. On voyait les
ruines d'une ville au milieu de ce lac, avant que l'eau les eut
couvertes de limon ; et les ruines d'Hélice paraissent
encore aujourd'hui, quoiqu'à demi rongées par les
eaux de la mer.
XXV. [1] L'ire du Ciel a ainsi éclaté plusieurs
fois contre ceux qui avaient manqué de foi et
d'humanité vers les malheureux. Combien d'exemples en
pourrais-je rapporter ! On sait l'oracle que Jupiter de Dodone
rendit aux Athéniens du temps d'Aphidas ; par cet oracle
ils étaient avertis de respecter toujours l'asile de
l'aréopage et l'autel des Euménides ; qu'un jour
les Lacédémoniens vaincus s'y
réfugieraient, et qu'ils se donnassent bien de garde de
les maltraiter, parce que tout suppliant est sacré.
[2] Les Grecs se souvinrent de cet avis, lorsque sous le
règne de Codrus fils de Mélanthus le
Péloponnèse conjura contre Athènes. Car
l'armée des Péloponnésiens ayant appris la
mort de Codrus et la manière dont il s'était
dévoué pour sa patrie, ne songea qu'à se
retirer à cause de l'oracle de Delphes qui ne lui
permettait plus d'espérer la victoire ; mais quelques
Lacédémoniens qui étaient
déjà entrés dans la ville se voyant
abandonnés des leurs, furent très
embarrassés ; tout ce qu'ils purent faire fut de se
cacher à la faveur des ténèbres de la nuit
; et le jour venu, pour éviter de tomber entre les mains
des Athéniens ils se sauvèrent dans
l'aréopage aux pieds de ces déesses que l'on
appelle Sévères.
[3] Là ils furent respectés, et ils s'en
retournèrent sains et saufs en leur pays. Quelques
années ensuite les magistrats d'Athènes ayant
massacré Cylon et ses complices dans le temple même
de Minerve, attirèrent la colère de la
Déesse sur eux et sur toute leur postérité.
Les Lacédémoniens coupables d'un pareil crime en
reçurent aussi le châtiment ; ils avaient fait
mourir de pauvres suppliants qui s'étaient
réfugiés dans un temple de Neptune bâti sur
le promontoire de Ténare. Sparte fut affligée d'un
tremblement de terre si violent, que pas une seule maison n'y
demeura debout.
[4] Quant à la ville d'Hélice, elle fut
détruite durant qu'Astéüs était
archonte à Athènes la quatrième
année de la cent-unième olympiade en laquelle
Damon de Thurium fut proclamé vainqueur pour la
première fois à Olympie. Tous les habitants ayant
péri sous ses ruines, ceux d'Egium s'emparèrent de
tout le territoire des environs et le possèdent
encore.
[5] Après Hélice en quittant le rivage de la mer
et en prenant à droite vous arrivez bientôt
à Cérynée, petite ville bâtie sur une
montagne au-dessus du grand chemin. Elle a été
ainsi appelée du nom ou de quelque petit souverain, ou du
fleuve Cérynite, qui tombe du mont Cérynée
en Arcadie et prend son cours par les terres d'Achaïe les
plus voisines. Cette ville servit autrefois de retraite à
ceux de Mycènes, dans la nécessité
où ils furent d'abandonner le pays d'Argos.
[6] Car les Argiens voulant prendre Mycènes, et n'en
pouvant venir à bout à cause de la solidité
de ses murs, qui aussi bien que ceux de Tirynte avaient
été bâtis par les Cyclopes, ils prirent le
parti de l'affamer, ce qui obligea les habitants d'en sortir.
Les uns se retirèrent à Cléones, d'autres
en plus grand nombre se réfugièrent en
Macédoine auprès du roi Alexandre, celui-là
même que Mardonius fils de Gobryas députa vers les
Athéniens, et d'autres vinrent s'établir à
Cérynée, qui par cet accroissement de citoyens
devint beaucoup plus riche et plus considérable qu'elle
n'était.
[7] On voit en cette ville un temple des Euménides que
l'on croit avoir été fondé par Oreste, et
l'on dit que si la curiosité y attirait quelqu'un qui
eût commis un meurtre, ou qui fût coupable de
quelqu' autre crime ou d'impieté, aussitôt la
frayeur lui troublerait l'esprit ; c'est pourquoi on n'y laisse
pas entrer tout le monde indifféremment. Les statues de
ces Déesses sont de bois et d'une grandeur
médiocre. Dans le parvis du temple vous voyez des statues
de marbre d'un goût merveilleux ; et si l'on en croit les
habitants, ce sont des femmes qui ont été
autrefois prêtresses des Euménides.
[8] En revenant de Cérynée si vous reprenez le
grand chemin et que vous avanciez un peu, vous trouverez au
second détour un sentier qui vous mènera droit
à Bure, petite ville qui a la mer à droite et qui
est bâtie sur la cime d'une montagne. On dit qu'elle a
pris son nom d'une fille d'Ion et d'Hélice qui
s'appellait Bura. Le même tremblement de terre qui
engloutit la ville d'Hélice se fit tellement sentir
à celle-ci, que toutes les anciennes statues des dieux
furent brisées dans les temples,
[9] et qu'il n'y eut de citoyens sauvés que ceux qui
étaient ou à l'armée, ou en voyage ; et ce
furent eux qui rebâtirent ensuite la ville. Celés,
Vénus, Bacchus et Lucine ont chacun un temple à
Bure. Leurs statues sont de marbre du mont Pentélique et
de la façon d'Euclidas Athénien ; celle de
Cérès est habillée. Isis y a aussi un
temple.
[10] Sur le chemin qui descend à la mer vous voyez le
fleuve Buraïque, et dans une grotte prochaine on vous
montrera une petite statue d'Hercule surnommée aussi
Buraïque. Là il y a un oracle qui rend ses
réponses avec des dés ; celui qui le consulte fait
premièrement sa prière au Dieu devant sa statue,
ensuite il prend quatre dés, car il y en a toujours
là en quantité, et il les jette sur une table.
Chaque dé est marqué de plusieurs façons,
et chaque marque est expliquée sur la table.
[11] D'Hélice à la grotte d'Hercule on compte
environ trente stades. Un peu plus loin vous trouvez un beau
fleuve dont le cours est toujours égal, et qui sorti
d'une montagne d'Arcadie va tomber dans la mer. Le fleuve et la
montagne se nomment Crathis, d'où le Crathis fleuve
d'Italie a pris son nom.
[12] Sur les bords du Crathis d'Achaïe était
autrefois la ville d'Eges, que ses habitants ont dans la suite
été obligés d'abandonner, à cause,
dit-on, de la faiblesse et de la misère où elle
était réduite. Homère fait mention de cette
ville dans le discours que Junon tient à Neptune. En
effet Neptune était particulièrement honoré
dans ces deux villes.
[13] En nous éloignant un peu du fleuve et en prenant
à droite vous trouverez un tombeau sur lequel est une
figure équestre à demi effacée. Il n'y a
que trente stades de là à un temple
célèbre de la Terre qu'ils appellent la
déesse au large sein ; sa statue est de bois et des
plus anciennes. On nomme pour sa prêtresse une femme qui
dès ce moment est obligée de garder toujours la
chasteté ; encore faut-il qu'auparavant elle n'ait
été mariée qu'une fois, et pour être
assuré de la vérité on lui fait subir une
épreuve, qui est de boire du sang de taureau ; si elle
est coupable de parjure, ce sang devient pour elle un poison
mortel. Lorsque plusieurs femmes demandent ce sacerdoce, alors
c'est le sort qui en décide.
XXVI. [1] De la grotte d'Hercule au port d'Egire on compte
environ soixante-douze stades. La côte d'Egire n'a rien de
remarquable. Le port de même nom que la ville en est
éloigné de douze stades.
[2] Cette ville est appellée par Homère
Hypérésie, et n'a pris le nom d'Egire que depuis
que les Ioniens sont venus s'y établir : voici à
quelle occasion elle changea de nom. Les Sicyoniens ayant mis
une armée sur pied, entrèrent tout à coup
dans le pays des Hypérésiens ; ceux-ci
n'étant égaux ni en force, ni en nombre,
s'avisèrent de rassembler toutes les chèvres du
pays, et de leur attacher des fascines aux cornes ; ensuite
pendant une nuit fort obscure ils mirent le feu à ces
fascines.
[3] Les ennemis crurent que c'était du secours qui
arrivait aux Hypérésiens, et s'en
retournèrent chez eux ; depuis cette aventure la ville
prit le nom d'Egire, d'un mot grec qui signifie des
chèvres ; et dans le lieu même où une belle
chèvre qui conduisait le troupeau s'était
couchée, les Hypérésiens bâtirent un
temple à Diane sous le titre de Diane Agrotera,
persuadés que le stratagème dont ils
s'étaient servis pour tromper l'ennemi leur avait
été inspiré par cette Déesse.
[4] Cependant le nom d'Hypérésie subsista quelque
temps, et c'est ainsi qu'Orée dans l'île
Eubée s'appelle encore quelquefois Hestiéa, qui
est son ancien nom. Les curiosités de la ville d'Egire
consistent premièrement en un temple de Jupiter,
où le Dieu est représenté assis ; c'est une
statue de marbre du mont Pentélique, faite par Euclidas.
On voit dans le même temple une Minerve en bois, dont le
visage, les mains et les pieds sont d'ivoire ; le reste de la
statue est doré, et peint de diverses couleurs.
[5] Secondement en un temple de Diane avec une statue de la
déesse qui est d'un goût fort moderne ; ce temple
est desservi par une jeune fille qui exerce le sacerdoce
jusqu'à ce qu'elle soit nubile. Vous y verrez une autre
statue d'un goût très ancien, que les Egirates
disent être d'Iphigénie fille d'Agamemnon ; si cela
est, on peut croire que ce temple a d'abord été
dédié à Iphigénie.
[6] Celui d'Apollon est à voir pour son
ancienneté qui paraît surtout aux ornements de la
voûte ; la statue du Dieu est fort ancienne ; c'est une
statue de bois toute nue, et d'une grandeur prodigieuse : les
Egirates ne savent pas eux-mêmes qui en a
été l'ouvrier ; mais quiconque a vu l'Hercule de
Sicyone jugera aisément que ces deux statues sont de la
même main, et par conséquent de Laphaès
célèbre sculpteur de Phliasie.
[7] Vous y verrez aussi d'un côté quelques statues
d'Esculape qui sont toutes droites ; de l'autre un
Sérapis et une Isis, les unes et les autres de ce beau
marbre du mont Pentélique. Vénus la Céleste
est en singulière vénération cher ces
peuples ; il n'est pas permis aux hommes d'entrer dans son
temple ; ils n'entrent même qu'à certains jours
dans le temple de la déesse de Syrie ; car ainsi
l'appelle-t-on, et ce n'est qu'après s'être
préparés par des purifications et par des
jeûnes.
[8] J'ai vu encore à Egire une petite chapelle où
il y a une Fortune qui tient une corne d'abondance à la
main, et auprès est l'Amour avec des ailes, apparemment
pour donner à entendre qu'en amour la fortune fait plus
que la beauté. Pour moi je n'ai pas de peine à
croire ce que dit Pindare dans une de ses odes, que la Fortune
est une des Parques, et celle de toutes qui a le plus de
pouvoir.
[9] Je remarquai dans la même chapelle un tableau qui
représente un homme en cuirasse, déjà
âgé, et qui jette les hauts cris ; près de
lui trois femmes qui ôtent leurs bracelets, et trois
jeunes hommes qui paraissent fort affligés : quelques
Achéens me dirent que c'était un citoyen d'Egire
qui avait été tué à la guerre
après avoir donné de grandes preuves de valeur ;
les trois jeunes hommes étaient ses frères qui
vinrent apporter la nouvelle de sa mort à Egire, et les
trois femmes étaient ses soeurs qui pour marquer leur
douleur jetèrent aussitôt leurs ornements : les
gens du pays n'appellent point autrement ce vieillard que le
père pitoyable, parce qu'en effet la pitié est
peinte sur son visage.
[10] D'Egire, ou plutôt du temple de Jupiter à
Phelloé, il y a quelque quarante stades, et vous avez un
chemin qui vous y mène à travers les montagnes.
Phelloé est une petite ville de peu de réputation,
et qui n'a pas toujours été habitée,
même du temps que les Ioniens étaient les
maîtres du pays ; le terroir d'alentour est un assez bon
vignoble : la partie la plus montagneuse est couverte de bois,
où vous trouvez beaucoup de bêtes fauves, comme des
cerfs et des sangliers.
[11] S'il y a dans la Grèce un lieu qui abonde en
ruisseaux et en sources c'est Phelloé ; Bacchus et Diane
y ont chacun un temple : Diane est en bronze, tirant une
flèche de son carquois ; Bacchus a le visage peint de
vermillon. Quand vous êtes descendus d'Egire au port, si
vous avancez quelques pas, vous verrez le temple de Diane
Agrotéra ; c'est justement l'endroit où les
habitants disent que la chèvre qui était à
la tête des autres se reposa.
[12] Les Pellénéens sont limitrophes des Egirates
; ils sont situés à l'extrémité de
l'Achaïe entre Sycione et le pays d'Argos ; si l'on s'en
rapporte à eux, ils ont pris leur nom de Pallas qui
était un des Titans ; mais si l'on en croit les Argiens,
leur fondateur a été Pellen d'Argos fils de
Phorbas, et petit-fils de Triopas.
[13] Entre Egire et Pellène vous avez la petite ville de
Gonusse qui appartient aux Sicyoniens, et dont ils
prétendent qu'Homère a voulu parler dans le
dénombrement des vaisseaux, lorsqu'il a dit :
Sortis d'Hypérésie, ou du roc de Donusse.
Car c'est Gonesse, disent-ils, qu'il faut lire ; et Pisistrate
qui a recueilli les poésies d'Homère
éparses de côté et d'autre, ou quiconque lui
a aidé, a bien pu faire ce léger changement ou par
mégarde, ou par ignorance. Le port des
Pellénéens se nomme les Aristonautes ; il est
à six-vingt stades de la partie maritime d'Egire, et l'on
en compte soixante du port d'Egire à
Pellène.
[14] Le nom d'Aristonautes vient, à ce qu'ils disent, de
ce que les Argonautes mouillèrent à ce port.
Pe1lène est sur une montagne qui s'élève en
pointe, et dont le sommet ne saurait être habité ;
ainsi les maisons au lieu d'être continues suivent la
disposition du terrain, et sont bâties des deux
côtés sur le penchant de la colline.
XXVII. [1] En allant à Pellène on trouve un
Mercure qui le surnom de Dolius, et l'opinion des peuples
est que ce Dieu exauce toutes les prières qu'on lui fait
; il est de figure carrée avec une grande barbe, et une
espèce de chapeau sur la tête.
[2] Sur le même chemin est un temple de Minerve,
bâti de pierres du pays ; la statue de la Déesse
est d'or et d'ivoire ; on croit que c'est un ouvrage de Phidias,
et qu'il fit cette Minerve avant celle qui est dans la citadelle
d'Athènes, et celle qui est à Platée. Les
Pellénéens disent que sous le piédestal de
la statue il y a une fosse fort profonde, d'où
s'élèvent sans cesse des vapeurs qui ne
contribuent pas peu à conserver l'ivoire.
[3] Au-dessus du temple de Minerve est un bois consacré
à Diane conservatrice, et fermé de muraille : on
jure dans le pays par cette divinité aux grandes
occasions ; nul ne peut entrer dans ce bois que les
prêtres de la Déesse, et ce sacerdoce n'est
confié qu'à des gens du pays, et à des
personnes de la plus illustre naissance. Vis-à-vis du
bois sacré c'est le temple de Bacchus, qui à cause
des illuminations que l'on fait à sa fête est
surnommé Lampter, et l'on appelle cette fête
Lampteria ; en effet on allume dueant la nuit un grand
nombre de flambeaux, et le vin coule dans toutes les rues.
[4] On voit aussi à Pellène un temple d'Apollon
surnommé Théoxénius, où le Dieu est
en bronze ; il se célèbre des jeux en son honneur,
le prix est une somme d'agent, et il n'y a que les citoyens de
Pellène qui soient recus à le disputer : ces jeux
se nomment Théoxénia. Près du temple
d'Apollon est celui de Diane ; la Déesse est
représentée en chasseresse qui tire de l'arc. Dans
la place publique il y a un réservoir où l'eau
vient par un aqueduc : on ne se sert que de l'eau du ciel pour
les bains publics, parce que les fontaines d'eau douce sont en
petit nombre, et au bas de la ville ; le lieu où elles
sont s'appelle Glycées.
[5] Là vous verrez un ancien bâtiment, c'est une
espèce d'académie où les jeunes gens
apprennent leurs exercices, et l'on n'admet personne au
gouvernement de la république, qu'il n'ait fait ses
exercices dans sa jeunesse. Promaque de Pellène fils de
Dryon, a dans ce lieu une belle statue ; c'était un
célèbre athlète qui remporta le prix du
pancrace trois fois aux jeux isthmiques, deux fois aux
néméens, et une fois aux olympiques : ses
concitoyens pour honorer sa mémoire lui
érigèrent une statue de bronze à Olympie,
et une de marbre dans l'académie dont je parle.
[6] On dit que ce Promaque à un combat qui se donna
entre les Pellénéens et les Corinthiens, tua de sa
main nombre d'ennemis : on dit aussi qu'il remporta la victoire
sur Polydamas, lorsque celui-ci renvoyé par le roi de
Perse dans sa patrie voulut combattre une seconde fois aux jeux
olympiques ; mais les Thessaliens nient que Polydamas ait jamais
eu du dessous dans aucun combat ; ils en apportent plusieurs
preuves, et entre autres cette inscription en vers qui est au
bas de sa statue :
L'heureux Polydamas eut toujours la victoire ;
Scotusse, tu lui dois ta fortune et ta gloire.
[7] Quoi qu'il en soit, les Pellénéens ont un
grand respect pour la mémoire de Promaque. A
l'égard de Chéron qui se rendit
célèbre aussi par plusieurs victoires qu'il
remporta aux jeux olympiques, ils ne prononcent pas son nom
volontiers, sans doute parce qu'il abolit chez eux le
gouvernement républicain ; car il se laissa corrompre par
Alexandre fils de Philippe qui lui offrit le pouvoir souverain
dans sa patrie, et il en devint le tyran.
[8] Ces peuples ont encore un temple de Lucine, bâti dans
le quartier de la villé le moins considérable. Le
temple de Neptune, ou le Posidion, comme ils le nomment, est
après le gymnase ; c'était autrefois une bourgade,
et même le siège d'une tribu, mais aujourd'hui
c'est un endroit désert qui passe pourtant toujours pour
être consacré à Neptune.
[9] A soixante stades de Pellène vous trouvez le
Mysée, qui est un temple de Cérès Mysienne,
bâti, à ce que l'on croit, par Mysus d'Argos, que
les Argiens disent avoir eu l'honneur de loger
Cérès chez lui. Près du temple est un bois
sacré, planté de toute sorte d'arbres, et
arrosé de plusieurs ruisseaux.
[10] La fête qui est instituée en l'honneur de
Cérès, dure sept jours ; au troisième jour
tous les hommes sortent du temple ; les femmes restées
seules sacrifient durant la nuit, et observent toutes les
cérémonies prescrites par la loi ; elles chassent
non seulement les hommes, mais même les chiens : le
lendemain les hommes reviennent voir les femmes dans le temple,
ce qui donne lieu à beaucoup de plaisanteries de part et
d'autre.
[11] Le temple d'Escu-lape n'est pas loin du Mysée ; ils
le nomment le Cyros ; là il se fait beaucoup de
guérisons : c'est un lieu plein de fontaines, dont la
principale est ornée de la statue du Dieu. Il sort
plusieurs fleuves des montagnes qui sont au-dessus du
Pellène, entre autres le Crius qui prend son cours du
côté d'Egire ; on croit que ce fleuve est ainsi
appellé du nom de Crius l'un des Titans,
[12] de même qu'un autre fleuve de même nom, qui
sort du mont Sypile, et va se jeter dans l'Hermus. Du
côté que les Pelléniens confinent aux
Sicyoniens, ils ont encore un fleuve qui va tomber dans la mer
Sicyonienne ; c'est le dernier des fleuves de l'Achaïe.
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Traduction par l'abbé Gédoyn (1731, édition
de 1794)
NB : Orthographe modernisée et chapitrage
complété.