Ce discours nous est parvenu en lambeaux et ne nous est connu
que par les commentaires qu'en a fait Asconius. Nous donnons
ici leur présentation et leur traduction
effectuées par Charles Nisart, dans la collection des
Auteurs latins éditée chez Firmin-Didot
(Oeuvres complètes de Cicéron, tome IV,
1868).
Asconius intitule ce discours In toga candida ; et
Quintilien, Liv. III, ch. 7, In Competitores. Il fut
prononcé en 690, c.a.d. un an après le
plaidoyer pour Cornélius. Cicéron avait six
compétiteurs au consulat : P. Sulpicius Galba, L.
Sergius Catilina, C. Antonius, fils de l'orateur M. Antoine,
L. Cassius Longinus, Q. Cornificius et C. Licinius Sacerdos.
Mais Catilina et C. Antonius étaient ses rivaux les
plus dangereux. Ils avaient, bien qu'à peu près
déshonorés, une faction puissante, et pour
principaux appuis M. Crassus et C. César. Tous deux
réunirent leurs forces pour écraser
Cicéron. Aussi ce discours est-il exclusivement
dirigé contre Antoine et Catilina. Ils avaient
d'ailleurs, dit Asconius, si ouvertement employé la
brigue et la corruption, que le sénat se crut
obligé d'arrêter ce scandale par une loi plus
sévère que toutes les
précédentes. Mais, au moment de la publication,
L. Mucius Orestinus, tribun du peuple, défendu
autrefois par Cicéron dans une accusation de pillage
et de vol, entreprit de s'y opposer. Cicéron,
indigné de cette opposition en plein sénat, se
leva et prononça une véhémente motion
contre la collision de Catilina et d'Antoine, peu de jours
avant la tenue des comices.
Les fragments de ce discours conservés par Asconius ne
suffisent pas pour en faire deviner l'ordre et le plan. Ils
ont toutefois assez d'intérêt pour qu'il nous
ait paru convenable de n'en omettre aucun.
1. Oui,
Pères Conscrits, j'affirme qu'Antoine et Catilina,
escortés de leurs dépositaires, se sont
réunis la nuit dans la maison d'un noble
déjà connu (1), et célèbre
même par le gain qu'il fait, en favorisant de
semblables largesses (2). Eh ! qui peut être
l'ami de celui qui a égorgé tant de citoyens,
ou le client d'un homme qui, dans sa propre cité, a
déclaré ne pouvoir plaider à
crédit égal contre un étranger (3) ?
2. Il n'est pas encore rentré en lui-même
(4), lorsque vous
l'avez flétri, absent, par les plus
sévères décrets. Il a connu, depuis son
absolution, quelle est la puissance d'un jugement (5), si toutefois il y
eût alors quelque chose qu'on pût appeler
jugement et absolution. Et lorsqu'aux yeux du peuple,
Catilina trancha la tête (6) de l'homme le plus
populaire, il a bien montré quel cas il faisait du
peuple.
3. Je ne puis m'expliquer quelle démence le porte
à me mépriser. Croit-il que je le souffre
patiemment ? L'exemple d'un de ses amis les plus intimes
(7) ne lui a-t-il pas
appris que les injustices, même faites à
d'autres, trouvent en moi un vengeur ?
4. L'un, dont tous les troupeaux sont vendus et les domaines
près d'être adjugés judiciairement,
retient une troupe nombreuse de pâtres, avec lesquels
il pourra, dit-il, dès qu'il le voudra, renouveler la
guerre des esclaves.
5. L'autre, abusant de son pouvoir sur un homme faible,
obtient tout à coup de lui la promesse d'un spectacle
de gladiateurs que rien ne l'obligeait à donner :
candidat consulaire, il examine lui-même, choisit et
achète les gladiateurs ; et cela, à la face du
peuple Romain.
6. Si donc vous ne voulez,
consuls, augmenter encore le prix d'achat des suffrages,
réprimez, comme le sénat a commencé de
le faire, l'opposition de Q. Mucius à la loi (8). Quant à moi, je me
contente de celle qui vient de faire condamner à la
fois deux consuls désignés.
7. Toutefois, Mucius, je m'afflige de vous voir, vous qui
niâtes hier que je fusse digne du consulat, penser si
mal de la république. Quoi ! le peuple Romain sait-il
moins bien que vous faire choix d'un défenseur ?
Lorsque L. Calénus vous accusa de vol, vous me
confiâtes, de préférence à tout
autre, le soin de défendre vos intérêts :
et celui dont vous avez sollicité les conseils dans
une si honteuse conjoncture, le peuple Romain, selon vous, ne
peut pas l'accepter pour défenseur de sa gloire,
à moins que vous ne dépréciiez la valeur
de mes services (9),
dans cette accusation de vol que vous intenta
Calénus.
8. Et pour ne rien dire de ce pillard de l'armée de
Sylla, gladiateur à son entrée dans Rome, et
cocher pour célébrer son triomphe (10)...
9. Mais toi, Catilina, que tu brigues le consulat, que tu
oses y penser, n'est-ce pas un prodige monstrueux ? A qui le
demandes-tu ? Aux principaux citoyens, qui, assemblés
par le consul L. Volcatius, n'ont pas même voulu te
permettre la candidature (11) ? Aux sénateurs,
dont un décret, après t'avoir
dépouillé de tous tes honneurs, t'a, pour ainsi
dire, livré captif aux députés de
l'Afrique ? A l'ordre équestre, dont tu fus l'assassin
(12) ? Au peuple,
à qui ta cruauté a donné un spectacle
que nul n'a pu voir sans désolation, ni se rappeler
sans gémir ?
10. ... Cette tête, pleine encore de chaleur et de vie,
il la porta dans ses propres mains à Sylla, depuis le
Janicule jusqu'au temple d'Apollon.
11. Qu'allégueras-tu pour ta défense ? la
même excuse que les autres ? Non, tu ne le peux
faire.
12. Un peu plus bas.
Enfin, ils ont pu nier, et ils ont nié : toi, tu n'as
pas même laissé à ton impudence la
ressource d'une dénégation. 0 combien on doit
louer l'équité des juges qui condamnent Luscius
(13) malgré ses
dénégations, et absolvent Catilina
malgré son aveu !
13. Il convient donc qu'il n'a pu être induit en
erreur, et cela quand les autres sicaires allèguent
que s'ils ont commis quelque meurtre, ils ont
été trompés, et n'ont fait d'ailleurs
qu'obéir à leur général, au
dictateur ? Ils pouvaient même nier leurs crimes ;
Catilina ne le peut pas.
14. Est-ce là l'illustration qui t'enhardit à
me dédaigner, à me mépriser ? Est-ce la
gloire dont tu couvres le reste de ta vie ? toi qui as
toujours vécu de telle sorte qu'il n'est point de lien
si sacré où ta présence ne motivât
une accusation, même quand tu n'y commettais pas de
crime ; toi qu'on a surpris en adultère (14), et qui cherchais aussi
à y surprendre les autres ; toi qui, dans le fruit
d'un adultère, as trouvé à la fois ta
fille et ton épouse !
15. Il s'est déshonoré par toutes les infamies
et tous les opprobres ; il a lavé ses mains dans le
sang de ses concitoyens ; il a pillé les peuples
alliés ; il a foulé aux pieds les lois, les
tribunaux, les jugements.
16. Faut-il rappeler comment tu as envahi le gouvernement
d'une province, malgré les cris et la
résistance du peuple Romain ? Quant à la
façon dont tu l'as administrée, je n'ose en
parler, puisque tu as été absous. Non, je ne
veux en croire ni les chevaliers romains, ni les registres de
la plus honorable cité ; je donne un démenti
à Q. Métellus, un démenti à
l'Afrique entière ; je crois que tes juges ont eu je
ne sais quelle raison pour te déclarer innocent.
Malheureux ! qui ne vois pas que leur sentence ne t'a pas
absous, mais qu'elle t'a réservé à un
jugement plus sévère, à un plus terrible
supplice.
17. Je passe sous silence
cette entreprise exécrable, et ce jour qui faillit
être pour la république si amer et si
désastreux, alors qu'avec Cn. Pison ton complice, et
quelque autre encore (15), tu tentas de massacrer
nos principaux citoyens.
18. As-tu oublié, Antoine, que, lorsque nous
demandions ensemble la préture, tu m'osas solliciter
de te céder le premier rang ; et comme tu me pressais,
que tu insistais effrontément, je te répondis
qu'il y avait, de ta part, de l'impudence à me
demander ce que ton oncle même (16) n'eût jamais obtenu
? Ignores-tu que je fus nommé préteur le
premier ? Toi, par la condescendance de tes
compétiteurs, par la collation des centuries (17), et surtout grâce
à mes bons offices, du dernier rang tu passas au
troisième.
19. Il parle des mauvais citoyens. N'ayant pu alors, comme
ils le tentaient, porter au peuple Romain un coup mortel avec
ce stylet espagnol, ils s'efforcent aujourd'hui de tourner
contre la république deux poignards à la fois
(18).
20. Sachez donc qui déjà a
dépêché le gladiateur Licinius, si avide
de servir Catilina : c'est un ancien questeur, c'est Q.
Curius !
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Texte latin avec commentaires d'Asconius sur le site
The latin library : www.thelatinlibrary.com/asconius.html.
(1) Hominis
nobilis. Asconius croit que ce noble était
Crassus ou César. |
|
(2) Cum
sequestribus. C'était des espèces de
dépositaires connus, entre les mains
desquels, dans ces temps de corruption, le candidat qui
marchandait des suffrages versait les sommes
destinées à payer son
élection. |
|
(3) Cum
peregrino. Accusé et condamné pour ses
violences et ses brigandages en Achaïe, Antoine en
appela aux tribuns du peuple, en jurant, aux termes de la
loi, qu'accablé par le crédit de ses
adversaires, il ne pouvait obtenir justice. Un tel
serment, prêté à Rome par un noble,
dans un procès contre des étrangers,
était le comble de l'ignominie. Aussi les censeurs
expulsèrent-ils Antoine du sénat. Voyez
De petitione
consulatus, ch.2 |
|
(4) Nec jam
se tum respexit. Voyez De petitione
consulatus, ch.3. |
|
(5) Quanta vis
esset. Ironie qui veut dire qu'après son
absolution, Catilina est en droit de ne plus craindre les
tribunaux, quelque accusation dont il soit l'objet. |
|
(6) Collum
secuit hominis. Voyez De petitione
consulatus, ch.3. |
|
(7) Suo
familiarissimo. Verrès, suivant
Asconius. |
|
(8) Legem
impedire. La loi Calpurnia, en vertu de laquelle,
deux ans auparavant (en 687), avaient été
condamnés, comme convaincus de brigue, P.
Autronius et P. Sylla, consuls
désignés. |
|
(9) Parum
auxilii. Cicéron avait défendu avec
succès Q. Mucius Orestinus, accusé de
pillage et de vol. Vendu aux ennemis de son bienfaiteur,
Mucius, alors tribun du peuple, attaquait dans toutes ses
harangues la naissance et le talent de
Cicéron. |
|
(10) In
victoria quadrigarium. Antoine dévasta
l'Achaïe ; il ne fut point étranger aux
crimes des proscriptions ; enfin il parut dans
l'arène, aux courses des chars, données par
Sylla en l'honneur de sa victoire. |
|
(11) Ne
petendi quidem potestatem. Voyez De petitione
consulatus, ch.3. |
|
(12) Quum
trucidasti. Voyez, ibid.
ch.2. |
|
(13) Luscium.
Luscius, centurion dans l'armée de Sylla,
condamné peu auparavant, pour la part active qu'il
avait prise aux proscriptions. |
|
(14) Quum
deprehendebas adulteros. Telle était la
corruption des moeurs, que plus d'un mari cherchait
à surprendre des jeunes gens avec sa femme, pour
se venger sur eux de cet affront par d'infâmes
représailles. |
|
(15) Neque
alio nomine. Crassus, suivant Asconius ; il aurait
été en secret l'âme de la conjuration
de Pison et de Catilina. |
|
(16) Quod
avunculus. Rien ne nous fait connaître quel est
cet oncle maternel d'Antoine. Dans une note sur cet
alinéa, Asconius, en rappelant la course en char
d'Antoine, aux jeux donnés par Sylla, nous apprend
que Boculus était un des plus fameux cochers du
cirque. Ant. Augustin, évêque d'Alifi,
réformant le texte des manuscrits, propose fort
ingénieusement de lire quod a te Boculus ;
ce qui serait une ironie sanglante assez dans le
goût de Cicéron. |
|
(17) Collatione
centuriarum. Les candidats qui réunissaient les
suffrages d'un plus grand nombre de centuries qu'il
était nécessaire pour valider
l'élection, pouvaient en céder une partie
à celui d'entre eux à qui ils voulaient
assurer le premier rang. C'était un apport fait
par plusieurs personnes à la fois, une mise en
commun, une collation. Voyez sur la forme de cette
concession le savant ouvrage de Grucchius (N. de
Grouchi), de comitiis romanorum, liv.I,
ch.4. |
|
(18) Duas...
sicas. L'orateur venait de rappeler encore une fois
la conjuration tramée par Pison, depuis questeur
en espagne, et par Autronius et Catilina. |