I. Tandis que ces événements se passent en
Espagne, C. Trebonius, lieutenant de César,
laissé par lui au siège de Marseille, dresse
contre la ville les mantelets et les tours, et forme une
double attaque ; l'une près du port et de l'arsenal
des navires, l'autre du côté qui mène de
la Gaule et de l'Espagne à la mer voisine des bouches
du Rhône. En effet, Marseille est baignée par la
mer presque de trois côtés ; il n'en reste qu'un
seul où l'on ait accès par terre, et encore la
partie qui touche à la citadelle est-elle forte par sa
position et par une vallée profonde, qui en rendent
l'attaque longue et difficile. C. Trebonius rassemble, pour
ces travaux, un grand nombre d'hommes : il tire de la
Province des chevaux, des matériaux, des fascines, et
élève une terrasse de quatre-vingts pieds de
haut.
II. Mais on avait depuis longtemps pourvu la ville de
munitions de guerre, et d'une telle quantité de
machines, qu'aucun mantelet d'osier ne pouvait
résister à leurs efforts. D'énormes
balistes lançaient des perches de douze pieds de long,
armées de fer, qui, après avoir traversé
quatre rangs de claies, allaient encore se ficher en terre.
Il fallut faire une galerie couverte, avec des poutres d'un
pied d'épaisseur, jointes ensemble. Là, on se
passait de main en main les matériaux
nécessaires pour la construction de la terrasse. Afin
de niveler le terrain, on avait placé en avant une
tortue de soixante pieds, composée aussi de fortes
poutres, et enveloppée de tout ce qui pouvait la
garantir du feu et des pierres. Mais l'étendue des
ouvrages, la hauteur du mur et des tours, la quantité
des machines, retardaient tous les travaux. En outre, les
Albices faisaient de fréquentes sorties, et
lançaient des feux sur la terrasse et les tours : nos
soldats les repoussaient aisément, et les rejetaient
dans la ville, après leur avoir fait essuyer de
grandes pertes.
III. Cependant L. Nasidius, que Cn. Pompée envoyait au
secours de L. Domitius et des Marseillais avec seize navires,
dont quelques-uns étaient à proue d'airain,
pénètre dans le détroit de Sicile,
à l'insu de Curion, qui ne l'attendait pas, et aborde
à Messine. La terreur fut telle, que le sénat
et les principaux citoyens prirent la fuite : il enleva une
galère dans le port, la joignit aux siennes, et
continua sa route vers Marseille. Il envoya
secrètement un esquif donner avis de sou
arrivée à Domitius et aux Marseillais, et les
engager fortement, à se joindre à lui, pour
livrer un second combat à la flotte de Brutus.
IV. Depuis leur dernier échec, les Marseillais avaient
remplacé les vaisseaux perdus par un même nombre
de vieilles galères, tirées de leur arsenal ;
ils les avaient mises en état et armées avec
soin ; ni les rameurs ni les pilotes ne leur manquaient. Ils
y avaient ajouté des barques de pêcheurs, qu'ils
avaient couvertes pour garantir les rameurs, et remplies
d'archers et de machines. La flotte ainsi
équipée, encouragés par les
prières et les larmes des vieillards, des mères
de famille, des jeunes filles, qui les conjurent de sauver
leur patrie dans cette extrémité, ils montent
sur leurs vaisseaux avec cette hardiesse et cette confiance
qu'ils avaient montrées dans le combat
précédent. Car telle est la faiblesse humaine :
les choses imprévues, inconnues ou incertaines nous
inspirent ou plus de confiance ou plus d'effroi. C'est ce qui
arriva. L'approche de L. Nasidius avait rempli leurs esprits
d'espérance et de courage. Ils sortent par un vent
favorable, et joignent Nasidius à Tauroeuta, une de
leurs forteresses : là, ils mettent leurs vaisseaux en
ligne, se concertent entre eux, et se confirment dans la
résolution de combattre. L'aile droite est
donnée aux Marseillais, et la gauche à
Nasidius.
V. Brutus se présente également avec sa flotte
augmentée de plusieurs vaisseaux ; car aux
galères que César avait fait construire
à Arles il en avait ajouté six prises sur les
Marseillais. Toutes venaient d'être
réparées et équipées. Exhortant
donc les siens à mépriser, après sa
défaite, l'ennemi qu'ils avaient vaincu dans sa force,
il s'avance plein d'assurance et d'espoir. Du camp de
Trebonius et de toutes les hauteurs on découvrait
aisément ce qui se passait dans la ville : on voyait
toute la jeunesse qui était restée, les
vieillards, les femmes, les entants, les gardes de la
cité, élever leurs mains au ciel du haut des
murailles, ou courir aux temples des dieux, et se prosterner
devant leurs images pour demander la victoire : tous savaient
que ce jour déciderait à jamais de leur sort.
La fleur de la jeunesse, les hommes de tout âge les
plus considérables, avaient été
sommés, conjurés de monter sur la flotte. En
cas de revers, il ne leur restait plus de ressources :
vainqueurs, ils s'en fiaient, pour sauver la ville, soit
à leurs propres forces, soit aux secours qui leur
viendraient du dehors.
VI. Le combat engagé, les Marseillais
déployèrent toute leur valeur. Encore pleins
des exhortations qu'ils venaient d'entendre, ils combattaient
avec la pensée que ce moment était le dernier
pour leur défense, et que ceux qui périraient
dans l'action ne précéderaient que de peu
d'instants le reste de leurs concitoyens, dont le sort devait
être semblable, si la ville était prise. Nos
vaisseaux s'étant insensiblement
séparés, l'ennemi put profiter de
l'habileté de ses pilotes et de l'agilité de
ses navires ; si nous venions à en saisir un avec les
mains de fer, tous les autres accouraient à son
secours. Réunis aux Albices, ils ne refusaient pas de
combattre de près, et leur valeur le cédait peu
à la nôtre. En même temps une grêle
de traits, lancée de loin par leurs moindres
vaisseaux, venait surprendre et blesser nos soldats, ou
occupés ailleurs, ou n'étant pas sur leur
gardes. Deux de leurs trirèmes, apercevant celle de D.
Brutus, qu'il était aisé de reconnaître
à son pavillon, s'élancèrent des deux
côtés sur elle ; mais Brutus, pour
échapper au danger, fit force de rames, et
prévint leur rencontre de quelques instants :
celles-ci se heurtèrent violemment et souffrirent
beaucoup du choc ; l'une d'elles brisa son éperon et
fut toute fracassée. A cette vue, quelques vaisseaux
de Brutus, qui se trouvaient près d'elle, profitent de
leur désastre pour courir sur elles et les couler
toutes deux à fond.
VII. Les vaisseaux de Nasidius ne furent d'aucun secours et
ne tardèrent pas à se retirer du combat. Ni la
vue de la patrie, ni les instances de leurs proches
n'animaient ces hommes à braver le péril et la
mort : aussi ne perdirent-ils aucun navire. Des
galères marseillaises, cinq furent coulées
à fond, quatre furent prises ; une s'enfuit avec la
flotte de Nasidius vers l'Espagne citérieure. Une de
celles qui restaient aux vaincus fut envoyée à
Marseille pour porter la nouvelle du combat. Comme elle
approchait de la ville, les habitants se
précipitèrent en foule à sa rencontre,
afin d'apprendre l'événement ; mais à
peine fut-il connu, qu'une douleur profonde saisit toutes les
âmes : on eût dit que la ville était
déjà prise. Toutefois les Marseillais n'en
furent pas moins ardents à disposer tout pour la
défense.
VIII. Les légionnaires, qui travaillaient aux ouvrages
de droite, jugèrent qu'une tour de briques,
élevée au pied de la muraille, pourrait leur
être d'un grand secours contre les fréquentes
sorties de l'ennemi : celle qu'ils avaient faite d'abord
était basse et petite ; cependant elle leur servait de
retraite. Ils s'y défendaient contre les plus vives
attaques, ou en sortaient pour repousser et poursuivre
l'ennemi. Ce retranchement avait trente pieds en tous sens,
et les murs avaient cinq pieds d'épaisseur. On
reconnut ensuite par d'habiles combinaisons (car en toutes
choses l'expérience est un grand maître) que
l'on pourrait, avec de l'industrie, en tirer un grand
avantage, si on l'élevait à la hauteur d'une
tour. Voici le moyen que l'on employa.
IX. Lorsque la tour eut été
élevée à la hauteur d'un étage,
ils placèrent les solives de manière que la
maçonnerie en couvrît l'extrémité,
afin qu'il n'y eût point de partie saillante où
le feu de l'ennemi pût s'attacher. Au-dessus de ce
plancher, ils continuèrent les murailles de briques,
autant que le permirent les parapets et les mantelets sous
lesquels ils étaient à couvert. Ils
posèrent ensuite deux solives en croix, à peu
de distance des extrémités de la muraille, pour
y suspendre la charpente qui devait servir de toit à
la tour ; sur ces solives, ils mirent des poutres de
traverse, qu'ils lièrent ensemble par des chevilles :
ces poutres étaient longues et dépassaient les
murailles, de manière qu'on pût y mettre des
mantelets qui défendissent les ouvriers occupés
à la construction du mur. Ils couvrirent ce plancher
de briques et de mortier pour qu'il fût à
l'épreuve du feu, et jetèrent par-dessus des
couvertures grossières, de peur que le plancher ne
fût brisé par les traits des machines, ou que
les pierres lancées par les catapultes ne fissent
sauter les briques. Ils formèrent ensuite trois nattes
avec des câbles servant aux ancres des vaisseaux, de la
longueur des murs de la tour et d'une largeur de quatre
pieds, et les attachèrent aux extrémités
saillantes des poutres, le long du mur, des trois
côtés exposés aux ennemis. Les soldats
avaient souvent éprouvé, en d'autres
rencontres, que c'était le seul rempart
impénétrable aux traits et aux machines. Une
partie de la tour étant achevée et mise
à l'abri de toute insulte, ils transportèrent
leurs mantelets aux autres ouvrages, Alors, prenant un appui
sur le premier entablement, ils commencèrent à
soulever le toit entier, tel qu'il se trouvait, et
l'enlevèrent à la hauteur que les nattes de
câbles pouvaient mettre à couvert. Cachés
sous cet abri, ils construisaient les murs en brique, puis
élevaient encore le toit, et se donnaient ainsi de
l'espace pour bâtir. Quand ils parvenaient à un
autre étage, ils faisaient un nouveau plancher avec
des poutres, dont l'extrémité était
cachée dans le mur, et de là ils relevaient le
toit supérieur et les nattes, C'est ainsi que, sans
courir de danger, sans s'exposer à aucune blessure,
ils élevèrent six étages. On laissa des
embrasures aux endroits convenables pour le service des
machines de guerre.
X. Lorsqu'ils furent assurés que de cette tourds
pouvaient défendre les ouvrages qui en étaient
voisins, ils commencèrent à construire, avec
des poutres de deux pieds d'épaisseur, une galerie, de
soixante pieds de long, qui, du bas de la tour, devait les
mener à celle des ennemis et au mur de la ville. On
posa d'abord sur le sol deux poutres d'égale longueur,
à quatre pieds de distance l'une de l'autre : on fit
entrer dans ces poutres des piliers de cinq pieds de haut :
on les réunit par des traverses un peu
inclinées pour y placer les poutres destinées
à soutenir le toit de la galerie. Par dessus on mit
des solives de deux pieds, reliées avec des chevilles
et des bandes de fer. Au sommet du toit, et sur ces
dernières poutres, on cloua des lattes carrées,
larges de quatre doigts, pour soutenir les briques que l'on
mit dessus. La galerie ainsi construite et
élevée, et les poutres portant sur les
traverses, le tout fut recouvert de briques et de terre
détrempée, pour n'avoir point à craindre
le feu qui serait lancé de la muraille. Sur ces
briques on étendit des cuirs, de peur que l'eau, qu'on
pourrait diriger par les conduits, ne parvînt à
délayer le mortier ; et pour que ces cuirs
eux-mêmes ne pussent être gâtés par
le feu ou les pierres, on les couvrit de peaux et de laine.
Tout cet ouvrage se fit au pied de la tour, à l'abri
des mantelets ; et, tout à coup, lorsque les
Marseillais s'y attendaient le moins, à l'aide de
rouleaux dont la marine fait, usage, la galerie fut
poussée contre la tour des ennemis, jusqu'au pied de
leur mur.
XI. Les habitants, effrayés ale cette manoeuvre
imprévue, font avancer, à force de leviers, les
plus gros quartiers de roche, et les roulent du haut de la
muraille sur notre galerie. La solidité de la
construction résista, et tout ce qui tomba fut
entraîné par la pente. A cette vue, ils changent
de dessein, embrasent des tonneaux remplis de poix et de
goudron, et les jettent du haut de la muraille. Ces tonneaux
roulent, tombent à terre par les côtés,
et sont écartés avec des perches et des
fourches. Cependant nos soldats, couverts par leur galerie,
ébranlent avec des leviers les pierres qui soutenaient
les fondements de la tour des ennemis. La galerie
était défendue par les machines et par les
traits lancés du haut de notre tour de briques : les
assiégés étaient à la fois
écartés de leurs tours et de leurs murailles,
et on ne leur laissait pas la liberté de les
défendre. Enfin un grand nombre des pierres qui la
supportaient ayant été enlevées, une
partie de la tour s'écroula tout à coup.
XII. Déjà le reste tombait en ruines, quand les
ennemis, redoutant le pillage de leur ville, sortent en
foule, sans armes, la tête couverte d'un voile, et
tendent leurs mains suppliantes aux généraux et
aux soldats. La nouveauté du spectacle arrêta
toute hostilité : nos soldats cessent de combattre,
pour écouter et pour apprendre les motifs de cet
incident. Dès que les Marseillais furent en
présence des généraux et de nos troupes,
ils se jetèrent à leurs pieds et les
conjurèrent d'attendre l'arrivée de
César. «Ils renoncent, disent-ils, à la
défense ; ils voient nos travaux achevés, leur
tour renversée, leur vile déjà prise.
Si, à l'arrivée de César, ils
n'exécutaient pas ses ordres, un mot de sa bouche
suffirait pour les anéantir. Mais si la tour
s'écroule entièrement, rien ne pourra contenir
le soldat animé par l'espoir du butin, il envahira la
ville et la détruira de fond en comble». Les
Marseillais, en hommes habiles, plaidèrent leur cause
avec une éloquence que leurs larmes rendaient encore
plus persuasive.
XIII. Les généraux, touchés de leurs
prières, font cesser les travaux et l'attaque ; ils
laissent seulement une garde aux ouvrages. La compassion fait
une sorte de trève, et l'on attend l'arrivée de
César. De part ni d'autre on ne lance plus de traits ;
tout semble terminé : le soin ef l'activité se
relâchent. César avait, dans ses lettres,
fortement recommandé à Trebonius
d'empêcher que la ville ne fût prise d'assaut :
il craignait que les soldats, vivement irrités de la
perfidie et de la jactance de l'ennemi, ainsi que des longs
travaux du siège, n'égorgeassent toute la
jeunesse, comme ils avaient menacé de le faire. On eut
de la peine à les contenir ; ils voulaient forcer les
portes ; ils s'irritaient contre Trebonius, qui seul,
disaient-ils, les empêchait de se rendre maîtres
de Marseille.
XIV. Mais l'ennemi méditait une trahison, et ne
cherchait que le moment et l'occasion de l'accomplir.
Après un intervalle de quelques jours, les esprits
étant calmes et sans défiance, tout à
coup, sur le midi, tandis que les uns s'étaient
écartés, que les autres, fatigués,
dormaient sur place, et que toutes les armes étaient
posées et couvertes, les assiégés font
une sortie, et, à la faveur d'un vent violent, mettent
le feu à nos ouvrages : le vent pousse la flamme ; en
un instant la terrasse, les mantelets, la tortue, la tour,
les machines, sont embrasés : tout fut consumé
avant qu'on pût en savoir la cause. Les nôtres,
frappés d'un malheur si subit, prennent les armes qui
leur tombent sous la main ; les autres accourent du camp : on
charge l'ennemi ; mais les traits lancés du haut des
murs empêchent de le poursuivre dans sa fuite. Il se
retire sous ses murailles, et de là brûle
librement la galerie et la tour de brique. Ainsi, par la
perfidie des assiégés et par la violence du
vent, nous vîmes périr en un instant le travail
de plusieurs mois. Le lendemain, les Marseillais firent une
nouvelle tentative ; favorisés du même vent, ils
attaquèrent avec plus de confiance encore l'autre tour
et la terrasse, et y portèrent la flamme. Mais, tandis
que les jours précédents nos soldats
s'étaient départis de leur vigilance ordinaire,
cette fois, au contraire, avertis par
l'événement de la veille, ils avaient tout
préparé pour se défendre. Aussi l'ennemi
se retira-t-il dans la ville après avoir perdu
beaucoup de monde, et sans avoir rien fait.
XV. Trebonius résolut de rétablir ce qui venait
d'être détruit ; il trouva ses soldats plus
zélés que jamais, tant ils étaient
indignés d'avoir vu anéantir le fruit de leurs
peines, et que l'ennemi, après avoir lâchement
violé la trève, insultât â leur
valeur. Comme les matériaux étaient
épuisés, et les arbres coupés et
enlevés dans tous les environs de Marseille, ils
entreprirent une terrasse d'un genre tout à fait
nouveau. On éleva deux murs de brique de six pieds
d'épaisseur, et à peu près aussi
éloignés l'un de l'autre que la première
terrasse avait de largeur : on y fit un plancher ; entre les
murs ou dans les parties trop faibles, on mit des piliers et
des poutres transversales pour le soutenir : le tout fut
recouvert de claies enduites de terre
détrempée. Le soldat, ainsi
protégé sur les côtés par la
muraille, et de front par les mantelets, portait sans risque,
au moyen de cet abri, ce qui était nécessaire
à l'ouvrage. Le travail fut prompt ; l'activité
et la constance des soldats eurent bientôt
réparé le dommage. On ménagea des portes
aux endroits qui parurent propres à des sorties.
XVI. Quand les ennemis virent ainsi rétabli en peu de
jours ce qu'ils pensaient ne pouvoir l'être
qu'après un long temps, et qu'ils comprirent qu'ils ne
pourraient plus nous attaquer par la ruse ni à force
ouverte ; que leurs traits n'atteindraient pas nos soldats,
ni l'incendie nos ouvrages ; que toutes les avenues de leur
ville, du côté de la terre, pourraient
également être fermées par un mur et des
tours ; que déjà nos remparts,
élevés presque au pied de leurs murailles, et
d'où l'on pouvait lancer des traits avec la main, pe
leur permettaient plus de se montrer, et rendaient inutiles,
par cette proximité, les machines sur lesquelles ils
comptaient le plus ; persuadés que, forcés de
combattre de près, leur valeur ne pouvait
égaler la nôtre, ils pensèrent à
se soumettre aux conditions qu'ils avaient déjà
proposées. XVII. M. Varron commandait alors dans
l'Espagne ultérieure. Ayant appris ce qui
s'était passé en Italie, et
désespérant de la fortune de Pompée, il
commençait à parler de César en termes
très favorables. Il disait «que sans doute le
titre de lieutenant et sa parole l'engageaient à Cn.
Pompée, mais que des liens non moins forts
l'attachaient à César ; qu'il n'ignorait pas le
devoir d'un lieutenant qui tient son pouvoir de la confiance
de son chef, mais qu'il connaissait ses forces, et combien
César était chéri de la Province».
Il répandait partout ces propos et restait dans
l'inaction. Mais, plus tard, instruit que César
était retenu au siège de Marseille, que les
troupes de Petreius s'étaient jointes à celles
d'Afranius, qu'ils avaient reçu de grands secours,
qu'on en attendait encore, que toute la Province
citérieure s'était déclarée, que
César souffrait, à Ilerda, d'une cruelle
disette, récit fort exagéré par les
lettres d'Afranius, il se décida, et songea à
suivre, lui aussi, le mouvement de la fortune.
XVIII. Il fit des levées dans toute la Province, forma
deux légions, y ajouta environ trente cohortes
auxiliaires, amassa une grande quantité de blé
pour l'envoyer aux Marseillais ainsi qu'à
Pompée et Afranius, commanda dix galères aux
habitants de Cadix et un grand nombre à ceux
d'Hispalis ; il fit transporter à Cadix le
trésor et les ornements du temple d'Hercule, y
établit en garnison six cohortes tirées de la
Province, et en donna le commandement à Caïus
Gallonius, chevalier romain, ami de Domitius, qui l'avait
envoyé en ce pays pour recueillir une succession. En
même temps qu'il faisait déposer chez ce
Gallonius toutes les armes des particuliers ou de l'Etat, il
ne cessait de décrier César : il disait
souvent, du haut de son tribunal, «que César
avait essuyé des défaites ; qu'un grand nombre
de ses soldats avaient déserté vers Afranius ;
que la nouvelle en était certaine et bien
confirmée». Il effraya par de tels bruits les
citoyens romains de cette province, et les força de
lui donner, sous prétexte du service public, quatorze
cent mille livres d'argent et cent vingt mille boisseaux de
blé. S'il connaissait quelques villes attachées
à César, il les surchargeait, y mettait
garnison ; il citait en justice les particuliers qui avaient
parlé contre la république, et confisquait
leurs biens. Il fit prêter serment à toute la
Province d'être fidèle à sa cause et
à celle de Pompée. Sur la nouvelle de ce qui se
passait dans l'Espagne citérieure, il disposa tout
pour la guerre. Son plan était de s'enfermer à
Cadix avec ses deux légions, ses vaisseaux et ses
vivres ; car il avait reconnu que la Province entière
était dévouée à César. Il
comptait que, dans cette île, il lui serait
aisé, avec ses navires et ses provisions, de
traîner la guerre en longueur. César, quoique
rappelé en Italie par des affaires pressantes, voulait
cependant ne laisser en Espagne aucun reste de guerre : car
il savait que Pompée s'était fait, par ses
bienfaits, de nombreux partisans dans la Province
citérieure.
XIX. En conséquence, il envoie Q. Cassius, tribun du
peuple, avec deux légions, dans l'Espagne
ultérieure, y marche lui-même à grandes
journées avec six cents chevaux, et se fait
précéder d'un édit par lequel il enjoint
aux magistrats et aux principaux citoyens de toutes les
villes, de se rendre près de lui, dans Cordoue,
à jour nommé. Dès que cet ordre fut
connu, il n'y eut point de ville qui n'envoyât au jour
fixé une partie de son sénat à Cordoue,
et point de Romain un peu notable qui ne s'y rendît. En
même temps l'assemblée de Cordoue ferma
d'elle-même les portes à Varon, mit des gardes
sur les tours et les murailles, et retint pour la
défense de la ville deux cohortes, de celles qu'on
appelait Coloniques, que le hasard avait dirigées de
ce côté. En même temps les habitants de
Carmone, l'une des plus fortes villes du pays,
chassèrent trois cohortes que Varron y avait
menées, et lui fermèrent leurs portes.
XX. Varron n'en mit que plus de hâte à se jeter
dans Cadix avec ses légions : il craignait
d'être coupé par terre ou par mer, tant la
Province montrait d'affection pour César. Mais
à peine fut-il en marche, qu'on lui remit des lettres
de Cadix, où on lui marquait que les principaux
habitants, instruits de l'ordre de César,
s'étaient concertés avec les tribuns des
cohortes en garnison dans leur ville, pour en chasser
Gallonius et conserver à César l'île et
la place que dans ce dessein ils avaient signifié
à Gallonius de se retirer de bonne grâce, tandis
qu'il le pouvait sans péril ; sinon, qu'ils
prendraient des mesures. Gallonius, effrayé, avait
quitté la ville. A cette nouvelle, celle des deux
légions de Varron, qu'on appelait Vernacula, enleva
les enseignes en sa présence et sous ses yeux, et se
retira à Hispalis, où elle s'établit
sans aucun désordre sous les portiques et sur la
place. Les citoyens romains réunis dans cette ville
approuvèrent tellement cette démarche, qu'ils
s'empressèrent de les loger dans leurs propres
demeures. Varron étonné rebroussa chemin et
annonça qu'il irait à Italica : on l'avertit
que les portes en étaient fermées. Alors,
repoussé de toutes parts, il envoie dire à
César qu'il est prêt à remettre la
légion à celui qu'il désignera. Celui-ci
envoie Sext. César pour la recevoir. Varron livre la
légion, et va trouver César à Cordoue ;
il lui rend un compte fidèle de la Province, et lui
remet, avec tout l'argent en sa possession, l'état des
vivres et des vaisseaux.
XXI. César tint une assemblée à Cordoue,
et rendit à chacun des actions de grâces : il
remercia les citoyens romains de lui avoir conservé la
ville ; les Espagnols, d'avoir chassé leurs garnisons
; les habitants de Cadix, d'avoir déjoué les
efforts de leurs adversaires et reconquis leur liberté
; les tribuns et les centurions, qui étaient venus
garder la ville, d'avoir affermi ces bonnes dispositions par
leur courage. Il fit remise aux citoyens romains des sommes
qu'ils s'étaient engagés à fournir
à Varron, rétablit dans leurs biens ceux qu'on
avait punis ainsi pour avoir parlé trop librement,
distribua des récompenses de toutes sortes, et remplit
les esprits d'espoir pour l'avenir. Après être
resté deux jours à Cordoue, il partit pour
Cadix. Là, il fit reporter dans le temple d'Hercule le
trésor et les ornements qui en avaient
été enlevés pour passer dans une maison
privée : il donna le gouvernement de la Province
à Q. Cassius, lui laissa quatre légions, et se
rendit en peu de jours à Tarragone avec les vaisseaux
de M. Varron et ceux que ce dernier s'était fait
fournir par les habitants de Cadix : les députations
de presque toute la province citérieure l'y
attendaient ; il accorda encore des grâces à
plusieurs de ces villes et à leurs habitants. De
Tarragone il vint, par terre, à Narbonne, et de
là à Marseille, où il apprit qu'une loi
venait de créer à Rome un dictateur, et que
c'était lui que le préteur M. Lépide
avait proclamé.
XXII. Les Marseillais se lassèrent enfin de tous les
maux qu'ils souffraient : la disette était
extrême ; ils ne se nourrissaient plus que de millet
vieilli et d'orge gâtée, dont ils
s'étaient jadis pourvus en cas de siège. Deus
fois vaincus sur mer, repoussés dans toutes les
sorties, affligés de maladies contagieuses
causées par la longueur du siège et le
changement de nourriture, voyant leur tour détruite,
une partie des murs renversée, n'ayant plus de secours
à attendre des provinces et des armées qu'ils
savaient au pouvoir de César, ils se
déterminèrent à se rendre de bonne foi.
Quelques jours auparavant, Domitius, instruit de leur
résolution, avait préparé trois
vaisseaux, en avait donné deux à ceux qui
devaient l'accompagner, et, prenant pour lui le
troisième, était parti pendant une bourrasque.
Les vaisseaux de Brutus, en observation devant le port,
l'aperçurent, levèrent l'ancre, et se mirent
à sa poursuite. Domitius fit force de rames, continua
de fuir, et échappa à la faveur du gros temps ;
les deux autres navires furent effrayés et
rentrèrent dans le port. Les Marseillais,
conformément à nos ordres, livrèrent
leurs armes et leurs machines, tirèrent du port et de
l'arsenal tous leurs vaisseaux, et nous remirent l'argent du
trésor public. César, ayant plus égard
à leur antique origine et à leur renom
qu'à leur conduite envers lui, conserva leur ville, et
y laissa deux légions en garnison ; il envoya le reste
en Italie, et partit pour Rome,
XXIII. Vers ce même temps, C. Curion passa de Sicile en
Afrique. Méprisant d'avance les forces de P. Attius
Varus, il avait pris deux légions seulement des quatre
que César lui avait données, et cinq cents
chevaux. Après une traversée de deux jours et
de trois nuits, il aborda au lieu nommé Aquilaria,
à vingt-deux milles environ de Clupea, dans une rade
assez bonne en été, et garantie par deux
promontoires. L. César le fils l'attendait à
Clupea avec dix galères qu'il avait prises dans la
guerre contre les pirates, et que P. Attius avait fait
radouber à Utique, pour servir à la guerre
présente. Mais la vue d'une flotte si
considérable l'effraya ; il abandonna la pleine mer,
fit échouer sa trirème sur la côte la
plus proche, la laissa sur le rivage, et s'enfuit par terre
à Adrumète, que C. Considius Longus occupait
avec une légion le reste de sa flotte s'enfuit
également dans ce port. Le questeur M. Rufus le suivit
avec douze galères, que Curion avait amenées de
Sicile pour escorter les vaisseaux de charge. Ayant
aperçu le navire que César avait laissé
sur la rive, il le fit remorquer et revint ensuite
auprès de Curion avec sa flotte.
XXIV. Curion envoya Marcus à Utique sur les vaisseaux
: il le suivit en même temps par terre avec
l'armée, et, en deux journées de marche, il
arriva à la rivière de Bagrada. Il y laissa C.
Caninius Rebilus avec les légions : pour lui, il prit
les devants avec la cavalerie, afin de reconnaître le
camp Cornélien, que l'on disait être un poste
avantageux : c'est un promontoire qui domine la mer, rude et
escarpé des deux côtés, mais dont la
pente s'adoucit cependant du côté d'Utique. En
droite ligne, il n'est éloigné de cette plage
que d'un peu plus de mille pas ; mais dans ce chemin est une
source qui descend à la tuer et rend cet endroit fort
marécageux : si l'on veut l'éviter, il faut
faire un détour de six milles pour arriver à la
ville.
XXV. De ce poste, Curion observa le camp de Varus,
placé sous les murs de la ville, vers la porte
nommée Bellica, dans une position très forte :
il était défendu, d'un côté, par
la ville même ; de l'autre, par un théâtre
bâti devant la ville, et dont la vaste construction
rendait l'accès du camp difficile et étroit. En
même temps, il vit une multitude d'hommes qui
couvraient les chemins et s'empressaient, dans leur frayeur,
de transporter de la campagne à la ville tout ce
qu'ils avaient. Il détacha sa cavalerie pour enlever
le butin ; au même moment, Varus fit marcher à
leur secours six cents chevaux numides, avec quatre cents
fantassins que le roi Juba avait envoyés peu de jours
avant à Utique. Ce roi était, comme son
père, uni à Pompée par les liens de
l'hospitalité, et il haïssait Curion, qui,
étant tribun, avait, par une loi, fait confisquer son
royaume. Les deux corps de cavalerie courent l'un sur l'autre
: les Numides ne peuvent soutenir notre premier choc ; ils
perdent environ cent vingt hommes et se retirent dans le
camp, sous le mur de la ville. Sur ces entrefaites, les
galères étant arrivées, Curion fait
déclarer à deux cents vaisseaux de charge,
alors en station à Utique, «qu'il traitera en
ennemi quiconque ne se rendra point à l'instant au
camp Cornélien». A cette menace, tous
lèvent l'ancre, abandonnent Utique, et se dirigent
vers le lieu désigné. Cet
événement mit l'abondance dans
l'armée.
XXVI. Cela fait, Curion se retira à son camp de
Bagrada, où il fut salué imperator par
les acclamations unanimes de ses troupes. Le lendemain, il
les mena vers Utique, et campa près de la ville. Ses
retranchements n'étaient pas achevés, que la
cavalerie de garde vint l'avertir qu'il arrivait à
Utique un renfort considérable de fantassins et de
chevaux envoyés par Juba : déjà on
apercevait un nuage de poussière, et bientôt
parut l'avant-garde. Curion, étonné,
détache sa cavalerie pour soutenir le premier effort
et arrêter leur marche, tandis qu'il se hâte de
rappeler les légions occupées aux travaux du
camp, et les range en bataille. Le combat s'engage entre les
cavaliers ; et, avant que les légions eussent pu se
développer et prendre leur poste, les troupes du roi,
embarrassées et en désordre, parce qu'elles
marchaient sans défiance, prennent la fuite. Leur
cavalerie échappa presque tout entière, en se
retirant à la hâte dans la ville, le long du
rivage ; mais on tua un grand nombre de fantassins.
XXVII. La nuit suivante, deux centurions marses quittent le
camp de Curion avec vingt-deux soldats de leur compagnie, et
passent dans celui d'Attius Varus. Soit flatterie, soit
qu'ils le crussent en effet (car on croit aisément ce
que l'on désire, et l'on espère trouver dans
les autres ses propres sentiments), ils affirment à
Varus que l'armée n'a nulle affection pour Curion ;
qu'il s'agirait seulement de mettre les soldats en
présence et à portée de se parler.
Varus, persuadé par ces paroles, tire le lendemain
matin ses légions du camp ; Curion fait de même
: n'étant séparés que par un vallon
étroit, ils rangent l'un et l'autre leurs troupes en
bataille.
XXVIII. Dans l'armée de Varus était Sext.
Quinctilius Varus, qui, nous l'avons dit plus haut,
s'était trouvé à Corfinium. César
l'ayant laissé aller, il était passé en
Afrique : or Curion avait amené avec lui ces
mêmes légions qui se soumirent alors à
César ; c'était, à l'exception de
quelques centurions, les mêmes rangs, les mêmes
manipules. Quinctilius prit de là occasion de leur
parler : il se montre devant leurs lignes, et les conjure
«de ne point perdre le souvenir du premier serment
prêté à Domitius et à
lui-même son questeur ; il les prie de ne pas tourner
leurs armes contre ceux qu'ils ont vus partager avec eux les
souffrances et les dangers d'un siège ; de ne point
combattre, enfin, pour des hommes qui leur donneraient le
titre injurieux de transfuges». Il leur fit
espérer des marques de sa
générosité s'ils suivaient le parti
d'Attius et le sien.
XXIX. Ces paroles ne produisirent aucun effet sur
l'armée de Curion ; elle resta immobile : chacun
ramena ses troupes dans son camp. Toutefois la frayeur se
répand dans celui de Curion : divers propos
l'entretiennent et la propagent. Chacun se crée des
alarmes, et mêle au récit des autres ses propres
craintes : ce qu'un seul a dit, tous le
répètent ; le même récit, passant
de bouche en bouche, semble obtenir plus d'autorité.
«On est en guerre civile : chacun alors peut tout faire
et suit le parti qui lui plaît». La
générosité avec laquelle César
distribuait des gouvernements et des honneurs avait
tourné contre lui-même ses propres bienfaits :
les légions qui, peu d'instants avant, servaient ses
adversaires, formées encore de parties diverses, de
Marses, de Péligniens, qui la nuit
précédente avaient partagé la même
tente, ces légions, s'unissant à quelques
autres compagnons, accréditaient ces discours, et y
mettaient plus d'importance que la foule des soldats ;
d'autres, voulant paraître mieux informés que la
foule, inventaient aussi quelques nouvelles.
XXX. Ces circonstances déterminèrent Curion
à assembler un conseil pour délibérer
sur ce qu'il y avait à faire. Les avis furent
partagés : les uns, persuadés que, dans une
telle disposition des esprits, l'oisiveté surtout
était dangereuse, voulaient attaquer à tout
prix le camp de Varus. «Il vaut mieux, disaient-ils,
tenter vaillamment la fortune des armes, que de se voir
trahis lâchement par les siens, et livrés au
dernier supplice». D'autres préféraient
se retirer, vers la troisième veille, au camp
Cornélien, où l'on aurait le temps de calmer
les esprits des soldats, et d'où l'on pourrait, en cas
de revers, plus aisément et plus sûrement gagner
la Sicile sur les nombreux vaisseaux dont on était
maître.
XXXI. Curion désapprouva ces deux avis : l'un lui
semblait trop timide, et l'autre trop hardi ; l'un
conseillait une fuite honteuse, l'autre une attaque
téméraire. «Avec quelle assurance
pouvons-nous espérer de forcer un camp que la nature
et l'art ont si bien fortifié ? et qu'arrivera-t-il,
si nous sommes repoussés ? De même que le
succès donne aux généraux la confiance
du soldat, de même aussi les revers leur attirent sa
haine. Devons-nous quitter notre position ? le
résultat sera la honte d'une fuite, le
découragement de tous, le mécontentement de
l'armée. Il ne faut point paraître se
méfier des bons, ni montrer aux méchants qu'on
les craint : le soupçon diminue l'affection des uns,
et l'insolence des autres s'accroît par la crainte. Si
ce que l'on dit des sentiments de l'armée est certain
(et je le crois entièrement faux ou du moins bien
exagéré), ne serait-il pas mieux de le
dissimuler, de le déguiser, que de l'accréditer
nous-mêmes ? Il en est de ces plaies comme de celles du
corps, qu'il faut cacher à l'oeil de l'ennemi, pour ne
pas augmenter sa confiance. On nous propose de partir au
milieu de la nuit ; c'est sans doute pour donner aux
malveillants plus de hardiesse. De tels desseins sont
entravés par la crainte ou la honte : la nuit leur est
favorable. Non, je ne suis ni assez téméraire
pour attaquer un camp sans aucun espoir, ni assez timide pour
m'abandonner et me trahir moi-même ; je
préfère tenter tout autre moyen, et je me
flatte d'être bientôt d'accord avec vous sur le
parti qui nous reste à prendre».
XXXII. Le conseil s'étant séparé, Curion
assemble les soldats. Il leur rappelle «l'affection
qu'ils témoignèrent à César
devant Corfinium, et comment leur zèle et leur exemple
lui ont soumis une grande partie de l'Italie. Toutes les
villes municipales, dit-il, imitèrent votre conduite ;
et ce n'est pas sans raison que César vous aime autant
que les autres vous haïssent. Votre démarche
força Pompée à quitter l'Italie sans
combat : César a confié à votre foi,
avec ma personne qui lui est chère, la Sicile et
l'Afrique, sans lesquelles il ne peut conserver Rome et
l'Italie ; cependant nos ennemis vous exhortent à nous
abandonner. Peuvent-ils, en effet, rien souhaiter avec plus
d'ardeur que de nous perdre, en même temps qu'ils vous
lieraient par le crime ? ou que peut désirer leur
colère, sinon de vous voir trahir ceux qui pensent
tenir tout de vous, pour tomber aux mains de ceux qui vous
doivent leur perte ? Ne savez-vous pas les exploits de
César en Espagne ? deux armées mises eu fuite ?
deux généraux vaincus ? deux provinces soumises
? tout cela dans l'espace de quarante jours, dès son
arrivée devant l'ennemi ? Ceux qui n'ont pu tenir avec
toutes leurs forces résisteront-ils après leur
défaite ? Vous qui avez suivi César quand la
victoire était incertaine, suivrez-vous le parti
vaincu lorsque la fortune a prononcé, et que vous
allez recueillir le fruit de vos services ? Ils se disent
trahis et délaissés par vous, et vous parlent
de votre ancien serment ; mais qui le premier s'est
retiré ? vous ou L. Domitius ? Vous étiez
prêts à tout souffrir pour lui ; il vous a
rejetés. N'a-t-il pas, à votre insu,
cherché son salut dans la fuite ? n'est-ce pas lui qui
vous a trahis, et César qui vous a sauvés ?
pouvait-il vous tenir encore sous le lien du serment, quand
lui-même, ayant abdiqué le commandement et les
faisceaux, simple particulier et captif, il était au
pouvoir d'un autre ? Un nouvel engagement subsiste :
irez-vous l'oublier pour un autre dont vous a
délié la soumission d'un chef qui n'est plus
maître de sa personne ? Mais peut-être, contents
de César, avez-vous quelque chose à me
reprocher. Je ne vous vanterai pas mes services ; ils sont
bien au-dessous de mes intentions et de votre attente ; mais,
enfin, c'est de l'événement de la guerre que le
soldat attend la récompense, et l'issue de celle-ci ne
peut vous paraître douteuse. Et pourquoi, d'ailleurs
tairais-je notre vigilance, nos succès, notre fortune
? n'est-ce rien que d'avoir amené ici l'armée
saine et sauve, sans perdre un seul navire ? Avez-vous regret
qu'à notre arrivée, dès le premier choc,
j'aie dispersé la flotte des ennemis ? que, deux fois
en deux jours, leur cavalerie ait été
défaite ? que, du port même et de la rade
ennemie, j'aie enlevé à nos adversaires deux
cents vaisseaux chargés, leur coupant ainsi les vivres
et sur terre et sur mer ? Répudierez-vous de tels
chefs et de tels succès, pour accepter en
échange la honte de Corfinium, les frayeurs de
l'Italie, la perte des Espagnes, et les tristes
préludes de la guerre d'Afrique ? Je voulais
être appelé soldat de César, et vous
m'avez nommé imperator. Si vous regrettez cette
faveur, reprenez-la : rendez-moi mon nom, afin qu'on ne dise
pas que vous ne m'avez honoré que pour me faire
injure».
XXXIII. Les soldats, émus de ces paroles, l'avaient
souvent interrompu : ils semblaient ne supporter qu'avec une
vive douleur ce soupçon d'infidélité.
Lorsqu'il se retira, tous le prièrent de compter sur
eux, de ne pas hésiter à livrer bataille, et de
mettre à l'épreuve leur fidélité
et leur courage. Curion, remarquant ce changement des
esprits, se détermina volontiers à saisir la
première occasion d'engager le combat. Dès le
lendemain, il fit sortir ses troupes et les rangea dans le
même lieu que les jours précédents.
Attius Varus ne tarda pas à l'imiter, ne voulant pas
manquer l'occasion soit de débaucher les soldats de
Curion, soit de combattre dans une position
avantageuse.
XXXIV. Entre les deux armées était, comme on
l'a dit, un vallon assez peu spacieux, et d'une pente raide
et difficile. Chacun attendait que l'ennemi le
traversât, afin de combattre avec avantage. On vit
partir de l'aile gauche de Varus et descendre dans le vallon
toute sa cavalerie entremêlée d'infanterie
légère. Curion y envoie la sienne, avec deux
cohortes de Marruciniens : les cavaliers ennemis ne purent en
soutenir le choc, et s'enfuirent en toute hâte. Leur
infanterie, ainsi délaissée, était
enveloppée et taillée en pièces : toute
l'armée de Varus était témoin de ce
désastre. Alors Rebilus, lieutenant de César,
et que Curion avait amené avec lui de Sicile par
estime pour ses talents militaires : «Curion, dit-il,
tu vois l'ennemi troublé ; que tardes-tu à
saisir l'occasion ?» Curion dit seulement aux soldats
de se rappeler ce qu'ils lui ont promis la veille, leur
ordonne de le suivre, et s'élance en avant. La pente
du vallon était si raide, que les premiers ne
pouvaient monter aisément sans être soutenus.
Mais les soldats de Varus, encore préoccupés de
leur crainte, de la fuite et du massacre des leurs, ne
songeaient pas à se défendre, et se croyaient
déjà enveloppés par notre cavalerie.
Ainsi, sans attendre notre approche, avant même qu'on
fût à la portée du trait, toute cette
armée tourna le dos, et se retira dans son camp.
XXXV. Pendant cette déroute, un certain Fabius,
Pélignien, des derniers rangs de l'armée de
Curion, ayant atteint la tête des fuyards, cherchait
Varus et l'appelait à haute voix, feignant
d'être un de ses soldats, et de vouloir lui donner
quelque avis. Celui-ci, s'entendant plusieurs fois nommer,
regarde, s'arrête, et lui demande qui il est et ce
qu'il veut. Le soldat lui porte un coup d'épée
sur 1'épaule qui était découverte, et
l'eût tué, si Varus n'eût paré le
coup avec son bouclier. Fabius, enveloppé par des
soldats qui étaient près de lui, est
égorgé par eux. La foule énorme des
fuyards obstrue les portes du camp et encombre le passage ;
ils s'y étouffent, et y périssent en plus grand
nombre que dans le combat ou dans la fuite. Peu s'en fallut
que le camp ne fût forcé, et même
plusieurs, sans s'arrêter, coururent droit à
Utique. Mais la nature du terrain où le camp
était placé, les fortifications, la
difficulté des abords, l'absence des machines
nécessaires à l'attaque d'un camp (car nos
soldats n'étaient armés que pour le combat),
tout détermina Curion à ramener ses troupes
sans avoir fait d'autre perte que celle de Fabius. Les
ennemis eurent environ six cents morts et mille
blessés : ceux-ci, ainsi que plusieurs autres qui
feignirent de l'être, quittèrent le camp par
frayeur après la retraite de Curion, et se
réfugièrent dans la ville. Varus, voyant que la
frayeur était générale, ne laissa dans
le camp qu'un trompette et quelques tentes pour faire
illusion à l'ennemi, et vers la troisième
veille il fit rentrer sans bruit ses troupes dans
Utique.
XXXVI. Le lendemain, Curion résolut d'assiéger
la place, et fit commencer la circonvallation. La ville
était remplie d'une multitude qu'une longue paix avait
rendue inhabile aux armes ; les habitants étaient
attachés à César par quelques bienfaits
: l'assemblée se composait d'éléments
divers ; les combats précédents avaient
répandu la terreur : aussi tous parlaient hautement de
se rendre, et suppliaient P. Attius de ne pas les perdre par
son opiniâtreté. Pendant ce temps vinrent des
envoyés de Juba, qui, annonçant
l'arrivée de ce roi à la tête de forces
considérables, exhortaient la ville à se
défendre. Cette nouvelle rassura les esprits.
XXXVII. Curion en reçut avis ; mais il fut quelque
temps sans y ajouter foi, tant était grande sa
confiance ! Déjà le bruit des succès de
César en Espagne s'était répandu en
Afrique. Enflé de ces avantages, Curion ne pensait pas
que le roi osât rien entreprendre contre lui ; mais
quand il sut, par des rapports certains, que cette
armée n'était plus qu'à vingt-cinq
milles d'Utique, il quitta ses retranchements et se retira
dans le camp Cornélien. Il commença par y
rassembler des vivres, y ajouta des fortifications, y fit
transporter des matériaux, et sur-le-champ il envoya
en Sicile pour demander les deux légions et le reste
de la cavalerie. Dans cette position, il lui était
facile de traîner la guerre en longueur : tout le
favorisait, le terrain, les retranchements, le voisinage de
la mer, de l'eau douce, et du sel que les salines voisines
fournissaient en abondance : les arbres des environs
donnaient une grande quantité de bois, les campagnes
étaient couvertes de blé. Curion résolut
donc, d'accord avec tous les siens, d'attendre le reste de
ses troupes et de traîner la guerre en longueur.
XXXVIII. Tout étant ainsi réglé et
convenu, des transfuges de la ville viennent dire à
Curion que Juba était retenu dans ses Etats par
quelque guerre contre des peuples voisins et par les
querelles des habitants de Leptis ; mais que Sabura, son
lieutenant, envoyé avec peu de troupes,
s'avançait vers Utique. Se fiant
témérairement à ces rapports, Curion
change d'avis et se décide à livrer bataille.
Tout l'entraîne à cette résolution,
l'ardeur de la jeunesse, son intrépidité, les
succès précédents, l'espérance de
la victoire. Ce parti pris, à l'entrée de la
nuit il envoie toute sa cavalerie vers la rivière de
Bagrada, au camp ennemi que commandait Sabura, dont nous
avons parlé plus haut. Le roi suivait avec toutes ses
troupes, et n'était éloigné que de six
milles de son lieutenant. Cependant la cavalerie de Curion,
ayant marché toute la nuit, attaque et surprend
l'ennemi ; car les Numides, selon l'usage des Barbares,
campent dispersés et sans ordre. Un grand nombre fut
tué dans le sommeil ; le reste s'effraya et prit la
fuite. Après cette expédition, notre cavalerie
retourna vers Curion ; emmenant avec elle ses
prisonniers.
XXXIX. Curion s'était mis en marche avec toutes ses
troupes, dès la quatrième veille, laissant cinq
cohortes à la garde du camp. A la distance de six
milles, il rencontre sa cavalerie, et apprend les
détails de l'action. Il demande aux prisonniers qui
commande au camp de Bagrada ? Ils répondent, Sabura.
Pressé d'achever sa route, il néglige les
autres informations, et se tournant vers les plus proches
enseignes : «Soldats, dit-il, voyez-vous comme le
rapport des prisonniers s'accorde avec celui des transfuges ?
le roi est loin ; il a envoyé si peu de troupes,
qu'elles n'ont pu tenir contre quelques cavaliers. Courez
donc au butin, à la gloire : vous recevrez enfin le
prix de votre valeur, et vous aurez des preuves de notre
reconnaissance». Ce qu'avait fait notre cavalerie
était sans doute glorieux en soi-même, surtout
si l'on comparait son petit nombre à la multitude des
Numides : mais le penchant que tous les hommes ont à
rehausser leur gloire lui faisait encore enfler cet avantage.
On étalait en outre de nombreuses dépouilles,
on montrait beaucoup de prisonniers : déjà le
moindre délai semblait un larcin fait à la
victoire. Ainsi l'ardeur des troupes secondait les
espérances de Curion ; il ordonne aux cavaliers de le
suivre, et hâte sa marche pour surprendre encore les
ennemis sous le coup de la frayeur et dans le désordre
de leur fuite. Ceux-ci, harassés des fatigues de la
nuit, ne pouvaient suivre, et beaucoup d'entre eux furent
forcés de rester en chemin. Rien de tout cela ne
diminuait la confiance de Curion.
XL. Juba, instruit par Sabura de ce qui s'était
passé dans le combat de nuit, lui envoie deux mille
cavaliers espagnols et gaulois, qu'il avait coutume de tenir
près de sa personne, avec un corps de sa meilleure
infanterie ; lui-même suit lentement avec le reste de
ses troupes et soixante éléphants : il se
doutait bien que Curion arrivait à la suite de sa
cavalerie. Sabura range toute son armée en bataille et
lui recommande de céder peu à peu, et de
reculer en simulant la frayeur. Il donnera le signal du
combat quand il en sera temps, et les ordres
nécessaires selon les circonstances. Curion, entretenu
dans son espoir par cette frayeur apparente, croit que
l'ennemi prend la fuite ; il quitte les hauteurs et descend
dans la plaine.
XLI. Il s'avance à quelque distance, et, ses troupes
étant épuisées de fatigue par une marche
de seize milles, il s'arrête. Sabura donne le signal,
range ses troupes, les encourage, court de rang en rang, mais
il tient son infanterie en réserve ; la cavalerie
seule marche au combat. De son côté, Curion ne
reste pas inactif, et exhorte les siens à mettre tout
leur espoir dans leur courage. L'ardeur guerrière ne
leur manquait pas, quoique l'infanterie fût
harassée, et que la cavalerie fût réduite
alors à deux cents chevaux : le reste n'avait pu
suivre. Partout où celle-ci chargeait, elle faisait
plier l'ennemi ; mais elle ne pouvait ni poursuivre les
fuyards, ni redoubler de vitesse. Bientôt la cavalerie
ennemie commença à tourner nos deux ailes et
à nous prendre en queue. Quand nos cohortes se
détachaient, les Numides, frais et légers,
évitaient le choc par la fuite, puis revenaient, et,
les enveloppant tout à coup, les empêchaient de
regagner leurs lignes. Ainsi l'on ne pouvait sans
péril ni garder son poste et son rang, ni se porter en
avant et tenter les hasards. L'armée ennemie
s'augmentait incessamment des renforts envoyés par le
roi : les nôtres tombaient de lassitude ; nos
blessés ne pouvaient ni se retirer du combat, ni
trouver de refuge, à cause de la cavalerie ennemie qui
nous enveloppait de toutes parts. On les voyait donc, comme
il arrive en ces extrémités, se
désespérer, se plaidre d'une mort si
misérable, et recommander leurs familles à ceux
que la fortune sauverait du désastre. La consternation
et le deuil étaient partout.
XLII. Curion, au milieu de l'alarme générale,
voyant qu'on n'écoutait plus ses exhortations ni ses
prières, prend le seul parti qu'il croit lui rester
dans son désespoir, et ordonne à tous ses
soldats de se saisir des hauteurs voisines et d'y porter les
enseignes. La cavalerie de Sabura le prévient et s'en
empare : les nôtres n'ont plus d'espérance ; les
uns sont massacrés dans leur fuite par la cavalerie,
les autres meurent avant d'avoir fait aucun effort. Cn.
Domitius, préfet de la cavalerie, veillait autour de
Curion avec quelques cavaliers : il le conjure de chercher
son salut dans la fuite et de regagner le camp, lui
promettant de ne pas l'abandonner. Curion répond que
jamais, après la perte de l'armée que
César lui avait confiée, il ne reparaîtra
devant lui, et se fait tuer en combattant. Quelques cavaliers
échappèrent ; ceux que nous avons dit
être restés à l'arrière-garde pour
faire reposer leurs chevaux, voyant de loin la déroute
de toute l'armée, se retirèrent au camp sans
aucun danger. Tous les fantassins périrent jusqu'au
dernier.
XLIII. A la nouvelle de ce désastre, le questeur M.
Rufus, que Curion avait laissé à la garde du
camp, essaie de rassurer sa troupe. Tous le prient et le
conjurent de les ramener par mer en Sicile. Il y consent, et
ordonne aux pilotes de tenir les chaloupes prêtes sur
le soir. Mais telle était l'épouvante, que les
uns croyaient déjà voir Juba avec ses troupes :
d'autres apercevaient Varus et la poussière
s'élevant sous les pas de ses légions : et rien
de cela n'était réel. Plusieurs s'imaginaient
que la flotte ennemie allait survenir. Au milieu de cette
frayeur, chacun ne songeait qu'à soi : ceux qui
étaient sur la flotte se hâtaient de partir ;
leur exemple excitait les pilotes des vaisseaux de charge
à les suivre. Peu de chaloupes obéirent
à l'ordre qui avait été donné ;
et tel était l'empressement de la foule qui couvrait
le rivage, que plusieurs esquifs furent submergés sous
le poids des fugitifs ; les autres étaient retenus par
la crainte d'un sort semblable.
XLIV. Il arriva de là que fort peu de
légionnaires ou de citoyens furent reçus dans
les navires, soit par grâce, soit par pitié,
soit en les gagnant à la nage, et purent parvenir
sains et saufs en Sicile : le reste des troupes députa
cette nuit même des centurions à Varus, et se
rendit à lui. Le lendemain, Juba, apercevant ces
cohortes sous les murs de la ville, dit que ces prisonniers
lui appartenaient, et en fit égorger une grande partie
; il en choisit un petit nombre qu'il envoya dans ses Etats.
Tandis que Varus se plaignait de cette violation de la foi
jurée, mais n'osait faire résistance, Juba
entra dans Utique à cheval, suivi d'une foule de
sénateurs, au nombre desquels étaient Serv.
Sulpicius et Licinius Damasippus. Il y resta quelques jours
pour donner ses ordres ; après quoi, il reprit le
chemin de son royaume avec toutes ses troupes.
Traduction de Nicolas-Louis Artaud (1828)