Acte I |
Acteurs
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La scène est d'abord à Rome, puis à Sardes, et enfin à Philippes.
Scène 1
Rome. Une rue.
Entrent Flavius, Marullus et une bande de
citoyens.
FLAVIUS
Hors d'ici ! Au logis, paresseux que vous êtes !
rentrez au logis. Est-ce fête aujourd'hui ? Eh ! ne
savez-vous pas qu'étant artisans, vous ne devez pas
sortir un jour ouvrable, sans les insignes de votre
profession ?... Parle, toi, de quel métier es-tu
?
PREMIER CITOYEN
Moi, monsieur ? charpentier.
MARULLUS
Où est ton tablier de cuir ? et ta règle ? Que
fais-tu ici dans tes plus beaux habits ?... Et vous, monsieur
de quel métier êtes-vous ?
DEUXIEME CITOYEN
Ma foi, monsieur, comparé à un ouvrier dans le
beau, je ne suis, comme vous diriez, qu'un savetier.
MARULLUS
Mais quel est ton métier ?... réponds-moi
nettement.
DEUXIEME CITOYEN
Un métier, monsieur, que je puis exercer,
j'espère, en toute sûreté de conscience ;
je fais aller les plus mauvaises mules.
MARULLUS
Quel métier, drôle ? mauvais drôle, quel
métier ?
DEUXIEME CITOYEN
Eh ! je vous en supplie, monsieur, ne vous mettez pas ainsi
hors de vous. Au fait, si vous détraquez, je puis vous
remettre en état.
MARULLUS
Qu'entends-tu par là ? me remettre en état,
insolent !
DEUXIEME CITOYEN
Eh mais, monsieur, vous ressemeler.
FLAVIUS
Tu es donc savetier ? L'es-tu?
DEUXIEME CITOYEN
Ma foi, monsieur, c'est mon alène qui me fait vivre :
je ne me mêle des affaires des gens, hommes ou femmes,
que par l'alène. Je suis en effet, monsieur,
chirurgien de vieilles chaussures ; quand elles sont en grand
danger, je les recouvre. Les hommes les plus respectables qui
aient jamais foulé cuir de vache ont fait leur chemin
sur mon ouvrage.
FLAVIUS
Mais pourquoi n'es-tu pas dans ton échoppe aujourd'hui
? Pourquoi mènes-tu ces gens-là à
travers les rues ?
DEUXIEME CITOYEN
Ma foi, monsieur, pour user leurs souliers et me procurer
plus de travail. Mais, en vérité, monsieur,
nous chômons aujourd'hui pour voir César et nous
réjouir de son triomphe.
MARULLUS
Pourquoi vous réjouir ? Quelles conquêtes nous
rapporte-t-il ? Quels sont les tributaires qui le suivent
à Rome pour orner, captifs enchaînés, les
roues de son chariot ? Bûches que vous êtes !
têtes de pierre, pires que des êtres insensibles
! - 0 coeurs endurcis ! cruels fils de Rome, est-ce que vous
n'avez pas connu Pompée ? Bien des fois vous avez
grimpé aux murailles, aux créneaux, aux tours,
aux fenêtres et jusqu'aux faîtes des
cheminées, vos enfants dans vos bras, et, ainsi
juchés, vous avez attendu patiemment toute une longue
journée, pour voir le grand Pompée traverser
les rues de Rome ! Et dès que seulement vous voyiez
apparaître son chariot, vous poussiez d'une voix
unanime une telle acclamation, que le Tibre tremblait au fond
de son lit à entendre l'écho de vos cris
répété par les cavernes de ses rives !
et aujourd'hui vous vous couvrez de vos plus beaux habits !
Et aujourd'hui vous vous mettez en fête ! Et
aujourd'hui vous jetez des fleurs sur le passage de celui qui
marche triomphant dans le sang de Pompée !
Allez-vous-en. Courez à vos maisons ! tombez à
genoux ! Priez les dieux de suspendre le fléau qui
doit s'abattre sur une telle ingratitude.
FLAVIUS
Allez, allez, mes bons compatriotes ; et, en expiation de
votre faute, assemblez tous les pauvres gens de votre sorte,
menez-les au bord du Tibre, et gonflez ses eaux de vos
larmes, jusqu'à ce que le plus infime de ses flots
vienne baiser la plus haute de ses rives.
Les citoyens sortent.
Voyez comme leur grossier métal s'est laissé
toucher. Ils s'évanouissent, la langue
enchaînée dans le remords. Allez par là
au Capitole : moi,j'irai par ici. Dépouillez les
statues, si vous les voyez parées d'ornements
sacrés.
MARULLUS
Le pouvons-nous ? Vous savez que c'est la fête des
Lupercales.
FLAVIUS
N'importe ; ne laissez sur aucune statue les trophées
de César. Je vais en chemin chasser la foule des rues
; faites-en autant là où vous la verrez
s'amasser. Arrachons les plumes naissantes de l'aile de
César, et il ne prendra qu'un ordinaire essor ; sinon,
il s'élèvera à perte de vue et nous
tiendra tous dans une servile terreur.
Ils sortent.
Scène 2
La voie sacrée.
Entrent en procession, au son de la musique, César,
Antoine, paré pour la course ; Calphurnia, Portia,
Décius, Cicéron, Brutus, Cassius et Casca,
suivis d'une foule de gens du peuple dans laquelle se trouve
un devin.
CESAR
Calphurnia !
CASCA
Holà ! silence ! César parle.
La musique cesse.
CESAR
Calphurnia !
CALPHURNIA
Me voici, monseigneur.
CESAR
Tenez-vous sur le passage d'Antoine, quand il accomplira sa
course... Antoine !
ANTOINE
César, monseigneur? CESAR
N'oubliez pas dans votre hâte, Antoine, de toucher
Calphurnia. Car nos anciens disent que les femmes
infécondes, touchées dans ce saint élan,
secouent le charme qui les stérilise.
ANTOINE
Je m'en souviendrai. Quand César dit : Faites ceci,
c'est fait.
CESAR
En avant, et qu'on n'omette aucune
cérémonie.
Musique.
LE DEVIN, dans la foule
César !
CESAR
Hé ! qui appelle ?
CASCA
Faites taire tout bruit... Silence, encore une fois.
La musique cesse.
CESAR
Qui m'appelle dans la foule ? J'entends une voix, qui domine
la musique, crier : César !... Parle ! César
est prêt à écouter.
LE DEVIN
Prends garde aux Ides de Mars.
CESAR
Quel est cet homme ?
BRUTUS
Un devin. Il vous dit de prendre garde aux Ides de
Mars.
CESAR
Amenez-le devant moi, que je voie son visage.
CASSIUS, au devin
Compagnon, sors de la foule : lève les yeux sur
César.
Le devin s'avance.
CESAR
Qu'as-tu à me dire à présent ? Parle de
nouveau.
LE DEVIN
Prends garde aux ides de Mars.
CESAR
C'est un rêveur ; laissons-le... Passons.
Symphonie. Tous sortent, excepté Brutus et
Cassius.
CASSIUS
Venez-vous voir l'ordre de la course ?
BRUTUS
Moi, non.
CASSIUS
Je vous en prie, venez.
BRUTUS
Je n'aime pas les jeux... Il me manque un peu de cet esprit
folâtre qui est dans Antoine. Que je ne contrarie pas
vos désirs, Cassius, je vous laisse.
CASSIUS
Brutus, je vous observe depuis quelque temps. Je ne trouve
plus dans vos yeux cette affabilité, cet air de
tendresse que j'y trouvais naguère. Vous traitez avec
trop de froideur et de réserve votre ami qui vous
aime.
BRUTUS
Cassius, ne vous y trompez pas. Si j'ai le front
voilé, c'est que mon regard troublé se tourne
sur moi-même. Je suis agité depuis peu par des
sentiments contraires, par des préoccupations toutes
personnelles, et peut-être cela a-t-il
altéré mes manières ; mais que mes bons
amis (et vous êtes du nombre, Cassius), n'en soient pas
affligés ; qu'ils ne voient dans ma négligence
qu'une inadvertance du pauvre Brutus qui, en guerre avec
lui-même, oublie de témoigner aux autres son
affection.
CASSIUS
Je me suis donc bien trompé, Brutus, sur vos
sentiments ; et cette méprise est cause que j'ai
enseveli dans mon coeur des pensées d'une grande
importance, de sérieuses méditations.
Dites-moi, bon Brutus, pouvez-vous voir votre visage ?
BRUTUS
Non, Cassius ; car l'oeil ne se voit que
réfléchi par un autre objet.
CASSIUS
C'est juste. Et l'on déplore grandement, Brutus, que
vous n'ayez pas de miroir qui reflète à vos
yeux votre mérite caché et vous fasse voir
votre image. J'ai entendu les personnages les plus
respectables de Rome, l'immortel César excepté,
parler de Brutus, et, gémissant sous le joug qui
accable notre génération, souhaiter que le
noble Brutus eût des yeux.
BRUTUS
Dans quel danger voulez-vous m'entraîner, Cassius, que
vous me pressez ainsi de chercher en moi-même ce qui
n'y est pas ?
CASSIUS
Préparez-vous donc à m'écouter, bon
Brutus ; et puisque vous vous reconnaissez incapable de bien
vous voir sans réflecteur, je serai, moi, votre
miroir, et je vous révélerai
discrètement à vous-même ce que vous ne
connaissez pas de vous-même. Et ne vous défiez
pas de moi, doux Brutus. Si je suis un farceur vulgaire, si
j'ai coutume de prostituer les serments d'une affection
banale au premier flagorneur venu ; si vous me regardez comme
unhomme qui cajole les gens, les serre dans ses bras et les
déchire ensuite, comme un homme qui, dans un banquet,
fait profession d'aimer toute la salle, alors tenez-moi pour
dangereux.
Fanfares et acclamations au loin.
BRUTUS
Que signifie cette acclamation ? Je crains que le peuple ne
choisisse César pour son roi.
CASSIUS
Ah ! vous le craignez ? Je dois donc croire que vous ne le
voudriez pas.
BRUTUS
Je ne le voudrais pas, Cassius, et pourtant j'aime bien
César... Mais pourquoi me retenez-vous ici si
longtemps ?... Qu'avez-vous à me confier ? Si c'est du
bien public qu'il s'agit, montrez-moi d'un côté
l'honneur, de l'autre la mort, et je les considérerai
l'un et l'autre avec le même sang-froid... Et puisse la
protection des dieux me manquer, si je n'aime pas le nom
d'honneur plus que je ne crains la mort !
CASSIUS
Je vous connais cette vertu, Brutus, comme je connais vos
traits extérieurs. Eh bien ! c'est d'honneur que j'ai
à vous parler. Je ne saurais dire ce que vous et les
autres hommes vous pensez de cette vie ; mais, quant à
moi, j'aimerais autant n'être pas que de vivre pour
craindre une créature comme moi-même. Je suis
né libre comme César ; vous, aussi. Nous avons
été nourris tous deux, et nous pouvons tous
deux supporter le froid de l'hiver aussi bien que lui. Une
fois, par un jour gris et orageux où le Tibre
agité se soulevait contre ses rives, César me
dit : Oserais-tu, Cassius, te jeter avec moi dans ce
courant furieux, et nager jusqu'à ce point
là-bas ? Sur ce mot, accoutré comme je
l'étais, je plongeai et le sommai de me suivre : ce
qu'il fit en effet. Le torrent rugissait ; nous le fouettions
de nos muscles robustes, l'écartant et le refoulant
avec des coeurs acharnés. Mais avant que nous pussions
atteindre le point désigné, César cria :
Au secours, Cassius, ou je me noie ! De même
qu'Enée, notre grand ancêtre, prit sur ses
épaules le vieil Anchise et l'enleva des flammes de
Troie, moi, j'enlevai des vagues du Tibre le César
épuisé. Et cet homme est aujourd'hui devenu un
dieu ! Et Cassius est une misérable créature
qui doit se courber, si César lui fait nonchalamment
un signe de tête ! Il eut une fièvre, quand il
était en Espagne ; et, quand l'accès le
prenait, j'ai remarqué comme il tremblait : c'est
vrai, ce Dieu tremblait ! Ses lèvres couardes avaient
abandonné leurs couleurs, et cet oeil, dont un
mouvement intimide l'univers, avait perdu son lustre. Je l'ai
entendu gémir ; oui, et cette langue qui tient les
Romains aux écoutes, et dicte toutes ses paroles
à leurs annales, hélas ! elle criait :
Donne-moi à boire, Titinius, comme une fillette
malade ! 0 dieux, je suis stupéfait qu'un homme de si
faible trempe soit le premier de ce majestueux univers et
remporte seul la palme !
Fanfares. Acclamations.
BRUTUS
Une autre acclamation ! Je crois qu'on applaudit à de
nouveaux honneurs qui accablent César.
CASSIUS
Eh ! ami, il enjambe cet étroit univers comme un
colosse, et nous autres, hommes chétifs, nous passons
sous ses jambes énormes et nous furetons partout pour
trouver des tombes déshonorées. Les hommes,
à de certains moments, sont maîtres de leurs
destinées. Si nous ne sommes que des subalternes, cher
Brutus, la faute en est à nous et non à nos
étoiles. Brutus, César ! Qu'y-a-t-il dans ce
César ? Pourquoi ce nom résonnerait-il plus
haut que le vôtre ? Ecrivez-les tous deux ; le
vôtre est aussi beau ; prononcez-les, il est aussi
gracieux à la bouche ; pesez-les, il est d'un poids
égal ; employez-les à une incantation, Brutus
évoquera un esprit aussi vite que César. Eh
bien, au nom de tous les dieux, de quoi se nourrit notre
César pour être devenu si grand ? Siècle,
tu es dans la honte ! Rome, tu as perdu la race des nobles
coeurs ! Quel est, depuis le grand déluge, le
siècle qui n'ait été glorifié que
par un homme ? Jusqu'à présent, quand a-t-on pu
dire en parlant de Rome que son vaste promenoir ne contenait
qu'un homme ? Est-ce bien Rome, la grande cité ? Au
fait elle est assez grande s'il ne s'y trouve qu'un seul
homme ! Oh ! nous avons ouï dire à nos
pères, vous et moi, qu'il fut jadis un Brutus qui
eût laissé dominer Rome par l'éternel
démon aussi volonliers que par un roi !
BRUTUS
Que vous m'aimiez, c'est ce dont je ne doute point. Où
vous voudriez m'amener, je l'entrevois. Ce que je pense de
ceci et de cette époque, je le révélerai
plus tard. Pour le moment, je voudrais, et je m'adresse
à vous en toute affection, ne pas être
pressé davantage. Ce que vous avez dit, je
l'examinerai ; ce que vous avez à dire, je
l'écouterai avec patience ; et je trouverai un moment
opportun pour causer entre nous de ces grandes choses.
Jusqu'alors, mon noble ami, ruminez ceci : Brutus aimerait
mieux être un villageois que se regarder comme un fils
de Rome aux dures conditions que ces temps vont probablement
nous imposer.
CASSIUS
Je suis bien aise que mes faibles paroles aient du moins fait
jaillir de Brutus cette étincelle.
Rentrent César et son cortège.
BRUTUS
Les jeux sont terminés, et César revient.
CASSIUS
Quand ils passeront, tirez Casca par la manche, et il vous
dira, à sa piquante manière, ce qui s'est
passé de remarquable aujourd'hui.
BRUTUS
Oui, je le ferai... Mais voyez donc, Cassius, le signe de la
colère éclate au front de César, et tous
ceux qui le suivent ont l'air de gens grondés. La joue
de Calphurnia est pâle, et Cicéron a les yeux
d'un furet, ces yeux enflammés que nous lui avons vus
au Capitole quand il était contredit dans les
débats par quelque sénateur.
CASSIUS
Casca nous dira de quoi il s'agit.
CESAR
Antoine !
ANTOINE
César !
CESAR
Je veux près de moi des hommes gras, des hommes
à la face luisante et qui dorment les nuits. Ce
Cassius là-bas a l'air bien maigre et famélique
; il pense trop. De tels hommes sont dangereux.
ANTOINE
Ne le craignez pas, César ; il n'est pas dangereux :
c'est un noble Romain, et bien disposé.
CESAR
Je voudrais qu'il fût plus gras, mais je ne le crains
point. Pourtant, si ma gloire était accessible
à la crainte, je ne sais quel homme j'éviterais
aussi volontiers que ce sec Cassius. Il lit beaucoup : il est
grand observateur, et il voit clairement à travers les
actions des hommes. Il n'aime pas les jeux, comme toi,
Antoine ; il n'écoute pas la musique ; rarement il
sourit, et il sourit de telle sorte qu'il semble se moquer de
lui-même et mépriser son humeur de s'être
laissé entraîner à sourire de quelque
chose. Des hommes tels que lui n'ont jamais le coeur à
l'aise, tant qu'ils voient un plus grand qu'eux-mêmes :
et voilà pourquoi ils sont dangereux. Je te dis ce qui
est à craindre plutôt que ce que je crains, car
je suis toujours César. Passe à ma droite, car
je suis sourd de cette oreille, et dis-moi sincèrement
ce que tu penses de lui.
César sort avec son cortège. Casca seul
reste avec Brutus et Cassius.
CASCA
Vous m'avez tiré par mon manteau : voudriez-vous me
parler ?
BRUTUS
Oui, Casca : dites-nous, qu'est-il arrivé aujourd'hui,
que César a l'air morose ?
CASCA
Mais vous étiez avec lui, n'est-ce pas ?
BRUTUS
En ce cas, je ne demanderais pas à Casca ce qui est
arrivé.
CASCA
Eh bien, on lui a offert une couronne ; et, au moment
où on la lui offrait, il l'a repoussée avec le
revers de sa main, comme ceci ; et alors le peuple a
poussé une acclamation.
BRUTUS
Et pourquoi le second cri ?
CASCA
Eh ! pour la même raison.
CASSIUS
Ils ont vociféré trois fois... Pourquoi la
dernière ?
CASCA
Eh ! pour la même raison.
BRUTUS
Est-ce que la couronne lui a été offerte trois
fois ?
CASCA
Oui, morbleu ; et il l'a repoussée trois fois, mais
chaque fois plus mollement ; et à chaque refus mes
honnêtes voisins acclamaient.
CASSIUS
Qui lui a offert la couronne ?
CASCA
Eh ! Antoine.
BRUTUS
Dites-nous de quelle manière, aimable Casca.
CASCA
Je pourrais aussi bien m'aller pendre que vous le dire.
C'était une pure bouffonnerie ; je n'y ai pas fait
attention. J'ai vu Marc Antoine lui offrir une couronne ;
encore n'était-ce pas une couronne, c'était une
de ces guirlandes, vous savez ; et, comme je vous l'ai dit,
il l'a repoussée une fois ; mais malgré tout,
à mon idée, il avait grande envie de la
prendre. Alors, l'autre la lui a offerte de nouveau ; alors,
il l'a repoussée de nouveau ; mais, à mon
idée, il avait beaucoup de peine à en
écarter ses doigts. Et alors, l'autre la lui a offerte
pour la troisième fois ; pour la troisième fois
il l'a repoussée ; et toujours, à chaque refus,
les badauds vociféraient, et claquaient des mains, et
faisaient voler leurs bonnets de nuit crasseux, et, parce que
César refusait la couronne, exhalaient une telle
quantité d'haleines infectes que César en a
été presque suffoqué ; car il s'est
évanoui, et il est tombé. Et pour ma part je
n'osais pas rire, de peur d'ouvrir les lèvres et de
recevoir le mauvais air.
CASSIUS
Doucement, je vous prie. Quoi ! César s'est
évanoui !
CASCA
Il est tombé en pleine place du marché, et il
avait l'écume à la bouche, et il était
sans voix !
BRUTUS
C'est fort vraisemblable : il tombe du haut mal.
CASSIUS
Non, ce n'est pas César, c'est vous et moi, c'est
l'honnête Casca, c'est nous qui tombons du haut
mal.
CASCA
Je ne sais ce que vous entendez par là ; mais je suis
sûr que César est tombé. Si la canaille
ne l'a pas applaudi et sifflé, selon qu'elle
était contente ou mécontente de lui, comme elle
en use au théâtre avec les acteurs, je ne suis
pas un homme sincère.
BRUTUS
Qu'a-t-il dit, quand il est revenu à lui ?
CASCA
Morbleu, avant de tomber, quand il a vu le troupeau populaire
se réjouir de ce qu'il refusait la couronne, il m'a
ouvert brusquement son pourpoint et leur a
présenté sa gorge à couper. Que
n'étais-je un de ses artisans ! S'il n'est pas vrai
qu'alors je l'eusse pris au mot, je veux aller en enfer parmi
les coquins !... Et sur ce, il est tombé. Quand il est
revenu à lui, il a déclaré que, s'il
avait fait ou dit quelque chose de déplacé, il
priait Leurs Honneurs de l'attribuer à son
infirmité. Trois ou quatre filles près de moi
ont crié : Hélas! la bonne âme !
et lui ont pardonné de tout leur coeur. Mais il ne
faut pas y prendre garde : si César avait
poignardé leurs mères, elles n'auraient pas
fait moins.
BRUTUS
Et c'est après cela qu'il est revenu si morose ?
CASCA
Oui.
CASSIUS
Cicéron a-t-il dit quelque chose ?
CASCA
Oui, il a parlé grec.
CASSIUS
Quel sens avaient ses paroles ?
CASCA
Ma foi, si je puis vous le dire, je ne veux jamais vous
revoir en face. Ceux qui l'ont compris souriaient en se
regardant et secouaient la tête ; mais en
vérité c'était du grec pour moi. Je puis
vous apprendre encore du nouveau : Marullus et Flavius, pour
avoir enlevé les écharpes des images de
César, sont réduits au silence. Adieu. Il y a
eu encore bien d'autres sottises, mais je ne m'en souviens
plus.
CASSIUS
Voulez-vous souper avec moi ce soir, Casca ?
CASCA
Non, je suis engagé.
CASSIUS
Voulez-vous dîner avec moi demain ?
CASCA
Oui, si je suis vivant, si ce caprice vous dure et si votre
dîner vaut la peine d'être mangé.
CASSIUS
Bon, je vous attendrai.
CASCA
Soit. Adieu à tous deux.
Il sort.
BRUTUS
Que ce garçon s'est épaissi ! - Il était
d'une complexion si vive quand il allait à
l'école !
CASSIUS
Tel il est encore, si apathique qu'il paraisse, dans
l'exécution de toute entreprise noble ou hardie. Cette
rudesse est l'assaisonnement de son bel esprit ; elle met les
gens en goût et leur fait digérer ses paroles de
meilleur appétit.
BRUTUS
C'est vrai. Pour cette fois je vous quitte. Demain, si vous
désirez me parler, j'irai chez vous ; ou, si vous le
préférez, venez chez moi, je vous
attendrai.
CASSIUS
Je viendrai.... Jusque-là songe à
l'univers.
Brutus sort.
Oui, Brutus, tu es noble ; mais je vois que ta trempe
généreuse peut être
dénaturée par des influences. Il convient donc
que les nobles esprits ne frayent jamais qu'avec leurs
pareils. Car quel est l'homme si ferme qui ne puisse
être séduit ? César ne peut guère
me souffrir, mais il aime Brutus. Aujourd'hui, si
j'étais Brutus et qu'il fût Cassius,
César ne me dominerait pas... Je veux ce soir jeter
par ses fenêtres des billets d'écritures
diverses, qui seront censés venir de divers citoyens :
tous auront trait à la haute opinion que Rome a de son
nom, et feront vaguement allusion à l'ambition de
César. Et, après cela, que César se
tienne solidement ; car ou nous le renverserons, ou nous
endurerons de plus mauvais jours.
Il sort.
Scène 3
Rome. Il fait nuit. Tonnerre et éclairs.
Casca, l'épée à la main, se croise avec
Cicéron.
CICERON
Bonsoir, Casca. Est-ce que vous avez reconduit César ?
Pourquoi êtes-vous hors d'haleine ? et pourquoi
semblez-vous si effaré ?
CASCA
N'êtes-vous pas ému quand toute la masse de la
terre tremble comme une chose mal affermie ? 0
Cicéron, j'ai vu des tempêtes où les
vents grondants fendaient les chênes noueux, et j'ai vu
l'ambitieux océan s'enfler, et faire rage, et
écumer, et s'élever jusqu'aux nues
menaçantes ; mais jamais avant cette nuit, jamais
avant cette heure, je n'avais traversé une
tempête ruisselante de feu. Ou il y a une guerre civile
dans le ciel, ou le monde, trop insolent envers les dieux,
les provoque à déchaînerla
destruction.
CICERON
Quoi ! avez-vous vu quelque chose de plus surprenant ?
CASCA
Un esclave public (vous le connaissez bien de vue), a
levé sa main gauche qui a flamboyé et
brûlé comme vingt torches ; et cependant sa
main, insensible à la flamme, est restée
intacte. En outre (depuis lors je n'ai pas rengainé
mon épée), j'ai rencontré près du
Capilole un lion qui m'a jeté un éclair, et,
farouche, a passé sans me faire de mal. Là
étaient entassées une centaine de femmes
spectrales, que la peur avait défigurées. Elles
juraient avoir vu des hommes tout en feu errer dans les rues.
Et hier l'oiseau de nuit s'est abattu sur la place du
marché, en plein midi, huant et criant. Quand de tels
prodiges surviennent conjointement, qu'on ne dise pas : En
voici les motifs, ils sont naturels ! car je crois que ce
sont des présages néfastes pour la
région qu'ils désignent.
CICERON
En effet, c'est une époque étrange : mais les
hommes peuvent interpréter les choses à leur
manière, et tout à fait à contre-sens.
Est-ce que César vient demain au Capitole ?
CASCA
Oui ; car il a chargé Antoine de vous faire savoir
qu'il y serait demain.
CICERON
Bonne nuit donc, Casca : ce ciel si troublé n'invite
pas à la promenade.
CASCA
Adieu, Cicéron.
Cicéron sort. Entre Cassius, la poitrine
nue.
CASSIUS
Qui est là?
CASCA
Un Romain.
CASSIUS
C'est votre voix, Casca.
CASCA
Votre oreille est bonne. Cassius, quelle nuit que celle-ci
!
CASSIUS
Une nuit fort agréable aux honnêtes gens.
CASCA
Qui jamais a vu les cieux si menaçants ?
CASSIUS
Quiconque a vu la terre si pleine de crimes ! Pour moi j'ai
marché dans les rues, en m'exposant à cette
nuit périlleuse ; et défait comme vous me
voyez, Casca, j'ai présenté ma poitrine nue aux
pierres de la foudre ; et quand le sillage bleu de
l'éclair semblait ouvrir le sein du ciel, je m'offrais
au jet même de sa flamme.
CASCA
Mais pourquoi tentiez-vous ainsi les cieux? C'est aux hommes
de craindre et de trembler, quand les dieux tout-puissants
nous envoient ces signes, formidables hérauts, pour
nous épouvanter.
CASSIUS
Vous êtes abattu, Casca. Ces étincelles de vie
qui devraient être dans un Romain, vous ne les avez pas
ou du moins vous ne les montrez pas. Vous êtes
pâle et hagard, et vous vous effrayez, et vous vous
étonnez de voir cette étrange impatience des
cieux. Mais si vous vouliez en considérer la vraie
cause, et chercher pourquoi tous ces feux, pourquoi tous ces
spectres glissant dans l'ombre ; pourquoi ces oiseaux, ces
animaux enlevés à leur instinct et à
leur espèce ; pourquoi tous ces vieillards
déraisonnables et ces enfants calculateurs ; pourquoi
tous ces êtres dévoyés de leurs lois, de
leurs penchants et de leurs facultés
prédestinées dans une nature monstrueuse, alors
vous concevriez que le ciel leur souffle ces inspirations
nouvelles pour en faire des instruments de terreur,
annonçant un monstrueux état de choses.
Maintenant, Casca, je pourrais te nommer un homme en tout
semblable à cette effroyable nuit, un homme qui tonne,
foudroie, ouvre les tombes et rugit comme le lion dans le
Capitole ; un homme qui n'est pas plus puissant que toi ou
moi par la force personnelle, et qui pourtant est devenu
prodigieux et terrible comme ces étranges
météores.
CASCA
C'est de César que vous parlez, n'est-ce pas, Cassius
?
CASSIUS
-Peu importe de qui. Les Romains d'aujourd'hui ont des nerfs
et des membres, ainsi que leurs ancêtres. Mais,
hélas ! le génie de nos pères est mort,
et nous sommes gouvernés par l'esprit de nos
mères : notre joug et notre soumission nous montrent
efféminés.
CASCA
En effet, on dit que demain les sénateurs comptent
établir César comme roi, et qu'il portera la
couronne sur terre et sur mer, partout, excepté en
Italie.
CASSIUS
Je sais où je porterai ce poignard, alors. Cassius
délivrera Cassius de la servitude... C'est par
là, dieux, que vous rendez si forts les faibles :
c'est par là, dieux, que vous déjouez les
tyrans. Ni tour de pierre, ni murs de bronze battu, ni cachot
privé d'air, ni massives chaînes de fer, ne
sauraient entraver la force de l'âme. Une existence,
fatiguée de ces barrières terrestres, a
toujours le pouvoir de s'affranchir. Si je sais cela, le
monde entier saura que cette part de tyrannie que je
supporte, je puis la secouer à ma guise.
CASCA
Je le puis aussi ! Tout esclave porte dans sa propre main le
pouvoir de briser sa captivité.
CASSIUS
Et pourquoi donc César serait-il un tyran ? Pauvre
homme ! je sais bien qu'il ne serait pas loup, s'il ne voyait
que les Romains sont des brebis. Il ne serait pas lion, si
les Romains n'étaient des biches. Ceux qui veulent
faire à la hâte un grand feu, l'allument avec de
faibles brins de paille. Quelle ordure, quel rebut, quel
fumier est donc Rome pour n'être plus que l'immonde
combustible qui illumine un être aussi vil que
César ! Mais, ô douleur ! où m'as-tu
conduit ? Je parle peut-être devant un esclave
volontaire : alors, je sais que j'aurai à
répondre de ceci. Mais je suis armé, et les
dangers me sont indifférents !
CASCA
Vous parlez à Casca, à un homme qui n'est pas
un délateur grimaçant. Prenez ma main : formez
une faction pour redresser tous ces griefs : et je poserai
mon pied aussi loin que le plus avancé.
CASSIUS
C'est un marché conclu. Sachez donc, Casca, que j'ai
déjà engagé plusieurs des plus
magnanimes Romains à tenter avec moi une entreprise
pleine de glorieux périls. Je sais qu'ils m'attendent
en ce moment sous le porche de Pompée : car, par cette
effroyable nuit, on ne peut ni bouger ni marcher dans les
rues. Et l'aspect des éléments est à
l'avenant de l'oeuvre que nous avons sur les bras, sanglant,
enflammé et terrible.
Entre Cinna.
CASCA
Rangeons-nous un moment, car voici quelqu'un qui vient en
toute hâte.
CASSIUS
C'est Cinna ; je le reconnais à sa démarche :
c'est un ami... Cinna, où courez-vous ainsi ?
CINNA
A votre recherche... Qui est là ? Métellus
Cimber ?
CASSIUS
Non, c'est Casca : un affilié à notre
entreprise. Ne suis-je pas attendu, Cinna ?
CINNA
J'en suis bien aise. Quelle nuit terrible ! Deux ou trois
d'entre nous ont vu d'étranges visions.
CASSIUS
Ne suis-je pas attendu, Cinna ? dites-moi.
CINNA
Oui, vous l'êtes. Oh ! Cassius, si seulement vous
pouviez gagner le noble Brutus à notre parti !
CASSIUS, remettant divers papiers à Cinna
Soyez satisfait, bon Cinna. Prenez ce papier, et ayez soin de
le déposer dans la chaire du préteur, que
Brutus puisse l'y trouver ; jetez celui-ci à sa
fenêtre, fixez celui-ci avec de la cire sur la statue
du vieux Brutus ; cela fait, rendez-vous au porche de
Pompée, où vous nous trouverez. Décius
Brutus et Trébonius y sont-ils ?
CINNA
Tous, sauf Métellus Cimber, qui est allé vous
chercher chez vous... C'est bon, je vais me
dépêcher, et disposer ces papiers comme vous me
l'avez dit.
CASSIUS
Cela fait, rendez-vous au théâtre de
Pompée.
Sort Cinna.
Venez, Casca : avant le jour, nous irons, vous et moi, faire
visite à Brutus : il est déjà aux trois
quarts à nous ; et l'homme tout entier se
reconnaîtra nôtre à la première
rencontre.
CASCA
Oh ! il est placé bien haut dans le coeur du peuple.
Ce qui en nous paraîtrait un crime, son prestige, comme
la plus riche alchimie, le transformera en vertu et en
mérite.
CASSIUS
Vous avez bien apprécié l'homme et son
mérite, et le grand besoin que nous avons de lui.
Marchons, car il est plus de minuit ; et, avant le jour, nous
irons l'éveiller et nous assurer de lui.
Ils sortent.