Caelius - La jeunesse romaine au temps de César
Il n'y a peut-être pas, dans l'histoire que nous
étudions, une figure plus curieuse que celle de
Caelius. Sa vie présente pour nous un
intérêt tout particulier. Ce n'était pas,
comme Brutus, une brillante exception parmi ses contemporains
; il est, au contraire, tout à fait de son temps ; il
a vécu comme on vivait autour de lui. Toute la
jeunesse d'alors, les Curion, les Dolabella, lui ressemblent.
Ils sont tous, comme lui, corrompus de bonne heure, peu
soucieux de leur dignité, prodigues de leur bien, amis
des plaisirs faciles ; tous se jettent, dès qu'ils le
peuvent, dans la vie publique avec une ambition
inquiète, de grands besoins à contenter, peu de
scrupules et point de croyances. Son histoire est donc celle
de tous les autres, et l'avantage qu'on trouve à
l'étudier, c'est de connaître d'un coup toute la
génération dont il faisait partie. Or, cette
étude nous est facile, grâce à
Cicéron. Malgré tant de différences de
conduite et de principes, Cicéron a toujours
éprouvé pour Caelius un attrait singulier ; il
aimait la conversation de cet homme d'esprit qui riait de
tout, et il se trouvait avec lui plus à l'aise qu'avec
des gens comme Caton ou Brutus, dont la raideur l'effrayait.
Il le défendit devant les tribunaux, quand une femme
qu'il avait aimée essaya de le perdre, et ce plaidoyer
est assurément un des plus agréables qui nous
restent de lui. Plus tard, lorsqu'il fut forcé d'aller
en Cilicie, il le choisit pour son correspondant politique.
Par un hasard heureux, les lettres de Caelius nous sont
parvenues avec celles de Cicéron, et il n'y en a point
dans tout ce recueil qui soient plus spirituelles et plus
piquantes. Rassemblons tous les détails qui y sont
épars ; essayons de refaire, en les recueillant,
l'histoire de Caelius, et par elle d'avoir une idée de
ce qu'était alors la jeunesse romaine. Il n'est pas
sans intérêt de la connaître, car elle a
joué un rôle important, et c'est d'elle surtout
que César s'est servi pour la révolution qu'il
voulait accomplir.
I
Caelius ne sortait pas d'une famille illustre. Il
était fils d'un chevalier romain de Pouzzoles qui
avait fait le commerce et acquis de grands biens en Afrique.
Son père, qui n'avait eu toute sa vie d'autre souci
que de s'enrichir, montra, comme il arrive, plus d'ambition
pour son fils que pour lui-même : il voulut qu'il
devînt un homme politique, et comme il voyait qu'on
n'arrivait aux dignités que par l'éloquence, il
l'amena de bonne heure à Cicéron, pour qu'il en
fît, sil était possible, un grand orateur.
Ce n'était pas encore
l'usage qu'on enfermât les jeunes gens dans les
écoles des rhéteurs, et qu'on se
contentât de les exercer à des causes
imaginaires. Dès qu'ils avaient la robe virile,
c'est-à-dire vers seize ans, on s'empressait de les
conduire à quelque homme d'Etat en renom qu'ils ne
quittaient plus. Admis à sa familiarité la plus
intime, ils écoutaient ses entretiens avec ses amis,
ses discussions avec ses adversaires ; ils le voyaient se
préparer dans le silence aux grandes batailles de la
parole, ils le suivaient dans les basiliques et sur le forum,
ils l'entendaient plaider des procès ou parler au
peuple assemblé, et quand ils étaient devenus
capables de parler eux-mêmes, ils débutaient
à ses côtés et sous son patronage. Tacite
regrette beaucoup cette éducation virile, qui,
plaçant un jeune homme dans les conditions mêmes
de la vérité, au lieu de le retenir parmi les
fictions de la rhétorique, lui donnait le goût
d'une éloquence naturelle et vraie, qui le fortifiait
en le jetant du premier coup au milieu des combats
véritables, et, selon son expression, lui enseignait
la guerre sur le champ de bataille, pugnare in proelio
discebant (1).
Cette éducation présentait cependant un grand
danger. Elle lui apprenait trop vite des choses qu'il vaut
mieux ignorer longtemps, elle le familiarisait avec les
spectacles de scandale et de corruption qu'offre d'ordinaire
la vie publique, elle lui faisait une maturité trop
rapide et l'enflammait d'ambitions précoces. Ce jeune
homme de seize ans qui vivait dans l'intimité de ces
vieux hommes d'Etat sans scrupules, et à qui l'on
découvrait sans précaution les plus basses
manoeuvres des partis, ne devait-il pas perdre quelque chose
de la générosité et des
délicatesses de son âge ? N'était-il pas
à craindre que ce commerce corrupteur ne finît
par lui donner le goût de l'intrigue, le culte du
succès, un amour effréné du pouvoir, le
désir d'arriver haut et vite par tous les moyens, et,
comme en général les plus mauvais sont aussi
les plus courts, la tentation de les employer de
préférence ?
C'est ce qui arriva à Caelius. Pendant trois
années entières, trois années
honnêtes et laborieuses, il ne quitta pas
Cicéron ; mais il s'aperçut à la fin
qu'un jeune homme comme lui, qui avait sa fortune politique
à faire, gagnerait davantage avec ceux qui voulaient
détruire le gouvernement qu'avec celui qui essayait de
le conserver, et il abandonna Cicéron pour s'attacher
à Catilina. Le passage était brusque ; mais
Caelius ne s'est jamais donné la peine de
ménager les transitions. Dès lors, on le
comprend, sa vie prit une autre tournure : il devint un
séditieux et un brouillon hardi dont on redoutait la
parole mordante sur le forum et les violences au champ de
Mars. A l'élection d'un pontife, il frappa un
sénateur. Quand il fut nommé questeur, tout le
monde l'accusa d'avoir acheté les suffrages. Non
content de troubler les comices à Rome, on le voit
soulever, on ne sait pourquoi, un mouvement populaire
à Naples. En même temps il ne négligeait
pas ses plaisirs. Les débauches de cette jeunesse
bruyante, dont il faisait partie, troublaient à chaque
instant la tranquillité publique. On racontait que les
rues de Rome n'étaient pas sûres quand ils
revenaient la nuit de leurs soupers, et qu'à l'exemple
de ces jeunes étourdis que nous dépeignent
Plaute et Térence, ils poursuivaient les femmes
honnêtes qu'ils rencontraient sur leur passage. Toutes
ces folies n'allaient pas sans de grandes dépenses, et
le père de Caelius, quoiqu'il fût riche,
n'était pas d'humeur à payer toujours. Sans
doute en ce moment l'honnête négociant de
Pouzzoles dut regretter l'ambition qu'il avait eue pour son
fils, et trouver qu'il lui en coûtait cher d'avoir
voulu faire de lui un homme politique. Caelius, de son
côté, n'était pas d'un caractère
à supporter aisément les réprimandes ;
il quitta la maison paternelle, et, sous prétexte de
se rapprocher du forum et des affaires, il loua pour 10,000
sesterces (2,000 fr.) un logement sur le Palatin, dans la
maison du fameux tribun Appius Clodius. Ce fut un
événement grave dans sa vie, car c'est
là qu'il connut Clodia.
Si l'on s'en tenait au témoignage de Cicéron,
on aurait une détestable opinion de Clodia ; mais
Cicéron est un témoin trop passionné
pour être tout à fait juste, et la haine
furieuse qu'il portait au frère le rend très
suspect quand il parle de la soeur. D'ailleurs il se
dément en partie lui-même quand il nous dit
qu'elle avait conservé des relations avec de fort
honnêtes gens, ce qui surprendrait beaucoup s'il
était vrai qu'elle eût commis tous les crimes
qu'il lui reproche. Il est bien difficile de croire que des
personnages importants dans la république et soucieux
de leur réputation eussent continué de la voir,
s'ils avaient cru qu'elle avait empoisonné son mari et
qu'elle était la maîtresse de ses frères.
Cependant Cicéron ne l'avait pas inventé ;
c'était un bruit public qu'il répétait
avec complaisance. Beaucoup de gens à Rome le
croyaient, les ennemis de Clodia affectaient de le dire, et
l'on en faisait des vers malins qu'on inscrivait sur toutes
les murailles. La réputation de Clodia était
donc très mauvaise, et il faut bien avouer que,
malgré quelques exagérations, elle la
méritait en partie. Rien ne prouve qu'elle eût
tué son mari, comme on l'en accusait : ces accusations
d'empoisonnement étaient alors répandues et
accueillies avec une incroyable
légèreté, mais elle l'avait rendu fort
malheureux pendant sa vie et n'avait pas paru très
attristée de sa mort. Il est douteux aussi, quoique le
prétende Cicéron, qu'elle eût ses
frères pour amants, mais il est malheureusement trop
certain qu'elle en avait beaucoup d'autres. La seule excuse
qu'on puisse alléguer pour elle, c'est que cette
façon de vivre était alors assez ordinaire.
Jamais les scandales de ce genre n'avaient été
plus communs parmi les grandes dames de Rome. C'est qu'aussi
la société romaine traversait une crise dont
les causes, qui remontent loin, méritent d'être
connues. Il faut en dire quelques mots pour qu'on puisse se
rendre compte de la grave atteinte qu'avaient reçue
les moeurs publiques.
Dans un pays où la
famille était respectée comme à Rome,
les femmes ne pouvaient manquer d'avoir beaucoup
d'importance. Il était impossible que leur influence,
qui était déjà si grande dans la maison,
n'essayât pas d'en sortir, et la place honorable
qu'elles tenaient dans la vie privée devait leur
donner un jour la tentation d'envahir aussi la vie publique.
Les vieux Romains, si jaloux de leur autorité, avaient
le sentiment de ce péril, et ils n'ont rien
négligé pour s'en défendre. On sait de
quelle façon ils affectent de traiter les femmes : il
n'est sorte de méchants propos qu'ils ne tiennent sur
elles, ils les font attaquer au théâtre et se
moquent d'elles jusque dans leurs discours politiques
(2) ; mais il ne
faut pas se méprendre sur le sens de ces railleries et
trop plaindre celles qui en sont l'objet. On ne les attaque
ainsi que parce qu'on les redoute, et toutes ces
plaisanteries sont moins des insultes que des
précautions. Ces rudes soldats, ces paysans grossiers
ont appris, en vivant près d'elles, combien elles ont
l'esprit délié et entreprenant, et par combien
d'endroits elles valent mieux qu'eux ; aussi se donnent-ils
beaucoup de peine pour les cantonner dans leur ménage,
et cela ne suffit pas encore pour les rassurer : il faut que
dans le ménage même elles soient soumises et
bridées. On affecte de croire et de dire que ce sont
des êtres faibles et emportés (indomita
animalia), incapables de se gouverner tout seuls, et l'on
s'empresse de pourvoir à leur direction. On les tient,
sous ce prétexte, dans une tutelle éternelle ;
elles sont toujours sous la main de leur père, de leur
frère ou de leur mari ; elles ne peuvent ni vendre, ni
acheter, ni trafiquer, ni rien faire sans un conseil qui les
assiste : en agissant ainsi, on prétend les
protéger ; en réalité, c'est
soi-même qu'on protège contre elles. Caton, leur
grand ennemi, l'avoue ingénument dans un moment de
franchise. «Souvenez-vous, lui fait dire Tite-Live
à propos de la loi Oppia, de tous ces
règlements qu'ont faits nos ancêtres pour
soumettre les femmes à leurs maris. Tout
enchaînées qu'elles sont, vous avez peine
à les dominer. Qu'arrivera-t-il si vous leur rendez la
liberté, si vous les laissez jouir des mêmes
droits que vous ? Croyez-vous que vous pourrez alors en
être les maîtres ? Le jour où elles
deviendront vos égales, elles vous seront
supérieures» (3). Ce jour arriva
justement vers l'époque dont nous nous occupons. Au
milieu de l'affaiblissement des anciens usages, les lois
contre les femmes ne furent pas plus respectées que
les autres. Cicéron dit que des jurisconsultes galants
leur fournirent des moyens ingénieux pour s'en
affranchir sans avoir l'air de les violer (4). En même temps
on s'habituait à leur voir prendre une place plus
importante dans la société et à les
compter pour beaucoup dans le gouvernement de la
république. Presque tous les hommes politiques d'alors
sont dirigés par leurs femmes ou par leurs
maîtresses. Aussi les innombrables galanteries de
César devaient-elles passer aux yeux de bien des gens,
comme plus tard celles d'Auguste, pour une habileté
profonde : on pouvait supposer qu'il ne cherchait à
plaire aux femmes que pour mener les maris.
Ainsi, par l'abolition des vieilles lois, par le changement
des anciennes maximes, les femmes étaient devenues
libres. Or, il est à remarquer qu'en
général le premier usage qu'on fait de la
liberté reconquise, c'est d'en abuser. On ne peut pas
jouir d'une manière calme des droits dont on a
longtemps été privé, et il entre
toujours dans ces premiers moments une sorte d'ivresse, qu'il
est malaisé de contenir. C'est ce qui arriva à
la société romaine de cette époque, et
tous ces dérèglements qu'on remarque alors dans
la conduite des femmes s'expliquent en partie par l'attrait
et l'enivrement de la liberté nouvelle. Celles qui
aiment l'argent, comme Térentia, la femme de
Cicéron, se hâtant de jouir du droit qu'on leur
a rendu de disposer de leur fortune, s'associent pour des
profits douteux avec des affranchis et des hommes d'affaires,
volent leurs maris sans scrupule et se jettent dans les
spéculations et les trafics, où elles
apportent, avec un instinct inouï de rapacité, ce
goût de petite épargne et de mesquine
économie qui leur est naturel. Celles qui
préfèrent le plaisir à la fortune se
livrent à tous les plaisirs avec une ardeur
emportée. Les moins hardies profitent de la
facilité du divorce pour passer d'un amour à
l'autre sous le couvert de la loi. Les autres ne prennent pas
même cette peine et étalent effrontément
leurs scandales.
Clodia était de
celles-là ; mais, parmi tous ses vices, qu'elle ne
prenait aucun souci de cacher, on est bien forcé de
lui reconnaître quelques qualités. Elle
n'était pas cupide ; sa bourse était ouverte
à ses amis, et Caelius ne rougit pas d'y puiser. Elle
aimait les gens d'esprit et les attirait chez elle. Un moment
elle voulut persuader à Cicéron, dont elle
admirait beaucoup le talent, de renoncer pour elle à
sa sotte Térentia et de l'épouser ; mais
Térentia, qui s'en douta, parvint à les
brouiller mortellement ensemble. Un vieux scholiaste dit
qu'elle dansait mieux qu'il ne convient à une
honnête femme (5). Ce n'était pas
le seul art pour lequel elle eût du goût, et l'on
a cru pouvoir induire d'un passage de Cicéron qu'elle
faisait aussi des vers (6). Cultiver les lettres,
rechercher les gens d'esprit, aimer les plaisirs
délicats et distingués, tout cela ne semble
d'abord avoir rien de blâmable ; au contraire, ce sont
chez nous les qualités qu'une femme du monde est tenue
de posséder ou de feindre. On pensait autrement
à Rome, et, comme les courtisanes avaient seules alors
le privilège de cette vie élégante et
libre, toute femme qui recherchait leurs talents courait le
risque d'être confondue avec elles et traitée
par l'opinion publique avec la même rigueur ; mais
Clodia ne se souciait pas de l'opinion. Elle apportait dans
sa conduite privée, dans ses engagements d'affection,
les mêmes emportements et les mêmes ardeurs que
son frère dans la vie publique. Prompte à tous
les excès et ne rougissant pas de les avouer, aimant
et haïssant avec fureur, incapable de se gouverner et
détestant toute contrainte, elle ne démentait
pas cette grande et fière famille dont elle
descendait, et, jusque dans ses vices, la race se
reconnaissait en elle. Dans un pays où l'on affichait
le respect des vieux usages, dans cetle terre classique du
décorum (le mot et la chose sont romains),
Clodia se faisait un plaisir de choquer les lois
reçues ; elle sortait avec ses amis, elle se faisait
accompagner par eux dans les jardins publics ou sur la voie
Appienne, construite par son grand aïeul. Elle abordait
hardiment les gens qu'elle connaissait ; au lieu de baisser
timidement les yeux, comme devait faire une matrone bien
élevée, elle osait leur parler (Cicéron
dit même qu'elle les embrassait quelquefois), et elle
les invitait à ses repas. Les gens graves,
posés, rigides, s'indignaient ; mais les jeunes gens,
à qui ces hardiesses ne déplaisent pas,
étaient charmés, et ils allaient dîner
chez Clodia (7).
Caelius était alors
à Rome un des jeunes gens à la mode. Il avait
déjà une grande réputation d'orateur ;
on le redoutait pour la vivacité railleuse de sa
parole. Il était courageux jusqu'à la
témérité, toujours prêt à
se lancer dans les entreprises les plus hasardeuses. Il
dépensait sans compter, et traînait
derrière lui un cortège d'amis et de clients.
Peu de gens dansaient aussi bien que lui (8), personne ne le
surpassait dans l'art de se mettre avec goût, et l'on
citait dans Rome la beauté et la largeur de la bande
de pourpre qui bordait sa toge. Toutes ces qualités,
les sérieuses comme les futiles, étaient faites
pour séduire Clodia. Le voisinage rendit entre eux la
connaissance plus facile, et elle devint bientôt la
maîtresse de Caelius.
La vie qu'ils menèrent alors, Cicéron,
malgré sa réserve, permet de la deviner. Il
parle à demi-mots de ces fêtes brillantes que
Clodia donnait à son amant et à la jeunesse de
Rome dans ses jardins des bords du Tibre ; mais c'est
Baïes surtout qui fut, à ce qu'il semble, le
théâtre de ces amours. Depuis quelque temps
déjà, Baïes était devenu le
rendez-vous ordinaire des élégants de Rome et
de l'Italie. Les sources d'eaux chaudes qu'on y trouve en
abondance servaient d'occasion ou de prétexte à
ces réunions. Quelques malades qui s'y rendaient pour
se guérir justifiaient une foule de gens bien portants
qui y venaient pour s'amuser. Le monde y affluait dès
le mois d'avril, et pendant toute la belle saison il s'y
nouait mille intrigues légères dont le bruit
venait jusqu'à Rome. Les gens graves avaient grand
soin qu'on ne les vît pas dans ce tourbillon, et plus
tard Clodius accusa Cicéron comme d'un crime de
l'avoir seulement traversé ; mais Caelius et Clodia ne
tenaient pas à se cacher : aussi se
livrèrent-ils sans contrainte à tous les
plaisirs qu'on trouvait dans ce pays qu'Horace appelle le
plus beau lieu du monde. Rome entière parla de leurs
courses sur le rivage, de l'éclat et du bruit de leurs
festins et de leurs promenades sur la mer, avec des barques
qui portaient des chanteurs et des musiciens. Voilà
tout ce que Cicéron nous raconte ou plutôt ce
qu'il nous fait entrevoir, car, contre son habitude et
à notre grand dommage, il a tenu cette fois à
être discret pour ne pas compromettre son ami Caelius.
Nous pouvons heureusement en savoir davantage et
pénétrer plus profondément dans cette
société que notre curiosité voudrait
mieux connaître : il ne faut pour cela que nous
adresser à celui qui fut, avec Lucrèce, le plus
grand poète de ce temps, à Catulle. Catulle a vécu parmi ces
personnages si dignes d'étude, et il a eu avec eux des
rapports qui lui ont permis de les bien dépeindre.
Tout le monde connaît cette Lesbie que ses vers ont
immortalisée ; mais ce qu'on sait moins, c'est que
Lesbie n'était pas une de ces fictions comme en
imaginent souvent les poètes élégiaques.
Ovide nous dit que ce nom cachait celui d'une dame romaine,
probablement une grande dame, puisqu'il ne veut pas la
nommer, et à la façon dont il en parle on voit
bien que tout le monde alors la connaissait (9). Apulée, qui
vivait beaucoup plus tard, est plus indiscret, et il nous
apprend que Lesbie, c'est Clodia (10). Catulle a donc
été l'amant de Clodia et le rival de Caelius :
il a fréquenté, lui aussi, cette maison du
Palatin et ces beaux jardins du Tibre, et ses vers
achèvent de nous faire connaître cette
société, dont il a été l'un des
héros. J'ai dit tout à l'heure que Clodia
n'aimait pas l'argent avec l'avidité des femmes
galantes de ce temps et de tous les temps. L'histoire de
Catulle le prouve bien. Ce jeune provincial de
Véronne, quoiqu'il fût d'une famille honorable,
n'était pas très riche, et après qu'il
eut vécu quelque temps à Rome d'une vie de
dissipations et de plaisirs, il ne lui restait plus rien. Son
pauvre petit domaine fut bientôt chargé
d'hypothèques. «Il n'est exposé,
disait-il gaiement, ni au vent impétueux du nord, ni
aux fureurs de l'auster : c'est un ouragan de dettes
qui souffle sur lui de tous côtés. Oh ! le vent
horrible et empesté (11) !» Au tableau
qu'il fait de quelques-uns de ses amis, encore plus pauvres
et plus endettés que lui, on voit bien que ce n'est
pas sur eux qu'il devait compter, et que sa bourse
«pleine d'araignées» n'avait pas grand
secours à en attendre. Ce n'était donc pas la
fortune ou la naissance que Clodia pouvait aimer dans
Catulle, mais l'esprit et le talent. Ce qui le
séduisit en elle, ce qu'il aima avec tant de passion,
ce fut la distinction et la grâce. Ces qualités
ne sont pas ordinairement celles des femmes qui vivent comme
Clodia ; mais chez elle, si bas qu'elle fût descendue,
on retrouvait encore la patricienne. C'est Catulle qui le dit
dans une épigramme où il compare Lesbie
à une beauté célèbre de ce temps
:
«Quintia est belle pour beaucoup de gens. Moi, je la
trouve grande, blanche, droite : voilà ses
qualités, je les reconnais toutes. Mais que leur
réunion forme la beauté, je le nie. Elle n'a
rien de gracieux, et dans tout ce vaste corps il n'y a pas
une miette d'esprit et d'agrément. C'est Lesbie qui
est belle, plus belle que toutes, et elle a si bien pris la
grâce pour elle qu'il n'en reste plus pour les
autres» (12).
Une femme comme Clodia, qui avait un goût si
décidé pour les gens d'esprit, devait se plaire
à fréquenter la société au milieu
de laquelle vivait Catulle. On voit voit bien, à ce
qu'il nous en raconte, qu'il n'y en avait pas à Rome
qui fût plus spirituelle et plus agréable. Elle
réunissait des écrivains et des hommes
politiques, des poètes et des grands seigneurs,
différents de situation et de fortune, mais tous amis
des lettres et du plaisir. C'était Cornificius,
Quintilius Varus, Helvius Cinna, dont les vers avaient alors
beaucoup de renommée, Asinius Pollion, qui
n'était encore qu'un enfant de grande espérance
; c'était surtout Licinius Calvus, à la fois
homme d'Etat et poète, l'une des figures les plus
originales de ce temps, qui, à vingt et un ans, avait
attaqué Vatinius avec tant de talent et de vigueur,
que Vatinius, épouvanté, s'était
tourné vers ses juges en leur disant : «Si mon
ennemi est un grand orateur, il ne s'ensuit pas que je sois
coupable !» Il faut placer dans ce même groupe
Caelius, qui, par son esprit et ses goûts, était
bien digne d'en être, et au-dessus Cicéron,
protecteur de toute cette jeunesse intelligente, fière
de son génie et de sa gloire, et qui saluait en lui,
selon l'expression de Catulle, le plus éloquent des
fils de Romulus.
Dans ces réunions de gens d'esprit, dont beaucoup
étaient des personnages politiques, la politique
n'était pas exclue : on y était très
républicain, et c'est de là que sont sorties
les plus violentes épigrammes contre César. On
sait de quel ton sont écrites celles de Catulle ;
Calvus en avait composé d'autres, que nous avons
perdues, et qui étaient, dit-on, bien plus cruelles.
La littérature, on le comprend, y tenait autant de
place au moins que la politique. On ne manquait pas de se
moquer à l'occasion des méchants
écrivains, et l'on brûlait même
solennellement, pour faire un exemple, les poèmes de
Volusius. Quelquefois, à la fin des repas, quand le
vin et le rire échauffaient les têtes, on se
faisait des défis poétiques : les tablettes
passaient de main en main, et chacun y écrivait les
vers les plus malins qu'il pouvait trouver. Mais ce qui les
occupait encore plus que tout le reste, c'était le
plaisir. Tous ces poètes et ces politiques
étaient jeunes et amoureux, et quelque agrément
qu'ils aient pu trouver à railler Volusius ou à
déchirer César, ils préféraient
chanter leurs amours. C'est de là aussi que leur est
venue leur gloire. La poésie élégiaque
des Latins n'a rien à opposer à ces courtes et
charmantes pièces que Catulle a écrites pour
Lesbie. Properce mêle trop de mythologie à ses
soupirs ; Ovide n'est qu'un débauché spirituel
: Catulle seul a des accents qui pénètrent.
C'est qu'aussi lui seul était blessé d'un amour
sincère et profond. Jusque-là, il avait
mené une vie dissipée et folle, et son coeur
s'était fatigué dans des liaisons
passagères ; mais le jour où il a
rencontré Lesbie, il a connu la passion. Quoi qu'on
puisse penser de Clodia, l'amour de Catulle la relève,
et il n'y a rien qui lui soit plus favorable que d'être
entrevue à travers cette admirable poésie. Ces
fêtes qu'elle donnait à la jeunesse de Rome, et
sur lesquelles nous regrettions tout à l'heure de
n'avoir pas assez de détails, les vers de Catulle les
animent et semblent nous les rendre vivantes ; car n'est-ce
pas pour ces réunions charmantes, pour ces repas
libres et somptueux, qu'il a composé ses plus beaux
ouvrages ? C'est là sans doute, sous les ombrages des
rives du Tibre, qu'a été chantée cette
belle imitation qu'il avait faite pour Lesbie de l'ode la
plus brûlante de Sapho. C'est peut-être au bord
de la mer de Baïes, en face de Naples et de
Caprée, sous ce ciel voluptueux, au milieu des
séductions de ce pays enchanté, qu'ont
été lus pour la première fois ces vers
où tant de grâce se mêle à tant de
passion, et qui sont si dignes de l'admirable paysage au
milieu duquel je me plais à les placer :
«Vivons, aimons, ma
Lesbie, et moquons-nous ensemble de tous les reproches des
vieillards sévères. Le soleil meurt pour
renaître ; mais nous, quand notre courte lumière
est une fois éteinte, c'est une nuit éternelle
qu'il nous faut dormir sans réveil. Donne-moi mille
baisers, puis cent, puis mille, puis cent encore, puis encore
mille et cent nouveaux. Ensuite, quand nous nous serons
embrassés des milliers de fois, nous embrouillerons le
compte, pour ne plus le savoir et ne pas laisser aux jaloux
un prétexte à nous envier en leur faisant
connaître combien de baisers nous nous sommes
donnés» (13).
C'est un moment curieux pour la société romaine
que celui où l'on y rencontre ces réunions
polies, dans lesquelles on cause de tout, où les rangs
sont mêlés, où les écrivains ont
leur place à côté des hommes politiques,
où l'on ose aimer ouvertement les arts et traiter,
l'esprit comme une puissance. On peut dire, pour employer une
expression toute moderne, que c'est la vie du monde qui
commence. Chez les vieux Romains, il n'y avait rien de
semblable. Ils vivaient sur le forum ou dans leurs maisons.
Entre la foule et la famille ils connaissaient peu cette
sorte d'intermédiaire qu'on appelle le monde,
c'est-à-dire ces réunions délicates et
choisies, nombreuses sans confusion, où l'on est
à la fois plus libre qu'au milieu des inconnus de la
place publique et cependant moins à son aise que dans
l'in-timité de la famille. Avant d'en venir là,
il fallait attendre que Rome se fût civilisée et
que la littérature y eût conquis sa place, ce
qui n'arriva guère que vers le dernier siècle
de la république. Et même il ne faut rien
exagérer. Ce monde qui commence alors nous semble
encore par moments bien grossier. Catulle nous apprend que
dans ces agréables repas où on lisait de si
belles poésies, il y avait des convives qui volaient
les serviettes (14). Les propos qu'on y
tenait étaient souvent bien risqués, à
en juger par certaines épigrammes du grand
poète. Clodia, qui réunissait chez elle ces
hommes d'esprit, avait de singuliers écarts de
conduite. Les plaisirs distingués que recherche une
femme du monde étaient loin de lui suffire, et elle
finit par tomber dans des excès qui faisaient rougir
ses anciens amis. Eux aussi, ces héros de la mode,
dont on vantait partout le bon goût, qui parlaient avec
tant d'agrément et faisaient des vers si tendres, ne
se conduisaient guère mieux qu'elle et
n'étaient pas beaucoup plus délicats. Ils
eurent bien des reproches à se faire tant que dura
leur liaison avec Clodia ; lorsqu'elle fut finie, ils
commirent la faute impardonnable de ne pas respecter le
passé et de manquer aux égards qu'on doit
toujours à une femme qu'on a une fois aimée.
Catulle déchira d'épigrammes grossières
celle qui lui avait inspiré ses plus beaux vers.
Caelius, faisant allusion au prix dont on payait les plus
viles courtisanes, l'appela en plein forum la femme au quart
d'as (quadrantaria), et ce cruel surnom lui resta. On
voit que cette société avait encore beaucoup de
progrès à faire ; mais elle les fera vite,
grâce à la monarchie qui va commencer. Tout
change avec Auguste. Sous un régime nouveau, ces
restes de grossièreté qui sentaient la vieille
république disparaissent ; on se corrige si bien et
l'on devient si difficile, que les délicats ne tardent
pas à se moquer de Calvus et de Catulle, et que Plaute
passe pour un barbare. On se polit, on se raffine, et en
même temps on s'affadit. Un air de cour se
répand sur la littérature galante, et le
changement est si prompt qu'on ne met guère, plus d'un
quart de siècle pour tomber de Catulle à
Ovide.
Les amours de Clodia et de
Catulle finirent fort tristement. Clodia ne se piquait pas
d'être fidèle, et elle ne justifiait que trop
son amant quand il lui écrivait : «Les promesses
que fait une femme, il faut les confier au vent ou les
écrire sur l'eau qui s'enfuit» (15). Catulle, qui se
savait trompé, s'en voulait de le souffrir. Il se
raisonnait, il se grondait et ne se corrigeait pas.
Malgré toute la peine qu'il prenait pour se donner du
courage, l'amour était le plus fort. Après des
luttes douloureuses qui déchiraient son coeur, il
revenait triste et soumis aux pieds de celle qu'il ne pouvait
s'empêcher parfois de mépriser, et qu'il aimait
toujours. «J'aime et je hais, disait-il : vous me
demandez comment cela peut se faire, je n'en sais rien ; mais
je sens bien qu'il en est ainsi, et mon âme en est
torturée» (16). Tant de souffrance
et de résignation ne touchait guère Clodia.
Elle s'enfonçait de plus en plus dans d'obscures
amours, et il fallut bien que le pauvre poète, qui
n'avait plus d'espérance, s'éloignât
d'elle pour jamais. La rupture de Clodia et de Caelius fut
beaucoup plus tragique. C'est par un procès criminel
que leur amour se dénoua. Cette fois Caelius
s'était lassé le premier. Clodia qui, comme on
l'a vu, prenait ordinairement les avances, n'était pas
habituée à ce dénoûment.
Outrée d'être abandonnée, elle s'entendit
avec les ennemis de Caelius, qui n'en manquait pas, et le fit
accuser de plusieurs crimes, notamment d'avoir voulu
l'empoisonner. Voilà, il faut l'avouer, un bien triste
lendemain aux fêtes charmantes de Baïes ! Le
procès dut être fort amusant, et il est à
croire que le forum ce jour-là ne manqua pas de
curieux. Caelius y parut accompagné de ceux qui
avaient été ses protecteurs, ses amis, ses
maîtres, le riche Crassus et Cicéron. Ils
s'étaient partagé sa défense, et c'est
Cicéron qui se chargea spécialement de ce qui
regardait Clodia. Quoiqu'il déclare, en
commençant son discours, «qu'il n'est point
l'ennemi des femmes, et encore moins d'une femme qui est
l'amie de tous les hommes», on pense bien qu'il ne
laissa pas échapper une si bonne occasion de se venger
de tout le mal que lui avait fait cette famille. Ce
jour-là, Clodia paya pour tous les siens. Aussi jamais
Cicéron n'avait-il été plus piquant et
plus vif ; les juges durent beaucoup rire, et Caelius fut
absous.
Dans son discours, Cicéron avait solennellement promis
que son client allait changer de conduite. En effet, il
était grand temps qu'il se rangeât, et sa
jeunesse n'avait que trop duré. Il avait alors
vingt-huit ans, et il lui fallait bien songer à
devenir édile ou tribun, s'il voulait jouer ce
rôle politique que son père avait
ambitionné pour lui. On ne sait s'il tint
rigoureusement dans la suite tous les engagements que
Cicéron avait pris en son nom ; peut-être a-t-il
évité désormais de se compromettre dans
des scandales trop éclatants, et le mauvais
succès de ses amours avec Clodia l'a-t-il guéri
de ces bruyantes aventures ; mais qu'il soit devenu un
personnage austère, qu'il ait jamais vécu
à la façon des vieux Romains, c'est ce qu'il
est bien difficile de supposer. Nous voyons que quelques
années plus tard, lorsqu'il était édile
et mêlé aux affaires les plus sérieuses,
il trouvait le temps de savoir et de raconter toutes les
histoires galantes de Rome. Voici ce qu'il écrivait
à Cicéron, alors proconsul de Cilicie :
«Il ne s'est rien
passé de nouveau que quelques petites aventures que,
j'en suis sûr, vous serez aise d'apprendre. Paula
Valeria, la soeur de Triarius, a fait divorce sans aucune
raison avec son mari, le jour même qu'il devait arriver
de sa province ; elle va épouser Décimus
Brutus. Ne vous en étiez-vous jamais douté ?
Depuis votre absence, il est arrivé bien des choses
incroyables en ce genre. Servius Ocella n'aurait
persuadé à personne qu'il était un homme
à bonnes fortunes, s'il n'avait été pris
deux fois sur le fait dans l'espace de trois jours. Vous me
demanderez où ? C'est en vérité
où je ne voudrais pas (17), mais je vous laisse
quelque chose à savoir des autres. Il ne me
déplaît pas qu'un proconsul victorieux aille
demander à tout le monde avec quelle femme un homme a
été surpris» (18).
Evidemment celui qui a écrit cette lettre charmante ne
s'est jamais aussi bien converti que Cicéron le
faisait croire, et il me semble que le jeune étourdi
qui faisait du tapage la nuit dans les rues de Rome et
1'amant de Clodia se retrouvent encore dans l'homme d'esprit
qui raconte avec tant d'agrément ces aventures
légères. On peut donc affirmer sans
témérité, quoique à partir de ce
moment sa vie privée nous échappe, qu'il n'a
jamais entièrement renoncé aux dissipations de
sa jeunesse, et que tout magistrat, tout homme politique
qu'il était, il a continué jusqu'à la
fin de mêler le plaisir aux affaires.
II
Mais Caelius n'a pas été seulement un
héros d'aventures galantes, et il ne s'est pas
contenté de la gloire frivole de donner le ton pour
l'élégance des manières à la
jeunesse de Rome. Il avait des qualités plus
sérieuses. Grâce aux leçons de
Cicéron, il était devenu vite un grand orateur.
Peu de temps après qu'il se fut échappé
de cette honnête tutelle, il avait débuté
avec éclat dans une cause où il luttait contre
Cicéron lui-même, et cette fois le disciple
battit le maître. Depuis ce succès, sa
réputation n'avait fait que grandir. Il y avait au
forum des orateurs que les gens de goût admiraient
davantage, et dont ils jugeaient le talent plus parfait ; il
n'y en avait pas qu'on redoutât plus que lui, tant il
était vif dans ses attaques et amer dans ses
railleries. Il excellait à saisir le ridicule de ses
adversaires, et à faire sur eux en quelques mots de
ces récits ironiques et cruels qu'on ne pouvait plus
oublier. Nous en avons conservé un que Quintilien cite
comme un modèle du genre et qui fait bien
connaître le talent de ce terrible railleur. Il s'agit,
dans ce morceau, de cet Antoine qui avait été
le collègue de Cicéron dans son consulat, et
qui, en dépit de tous les éloges que lui
prodiguent les Catilinaires, n'était qu'un
médiocre intrigant et un grossier
débauché. Après avoir, selon l'usage,
pillé la Macédoine qu'il gouvernait, il avait
attaqué quelques peuplades voisines pour se donner des
titres au triomphe. Il comptait sur un succès facile,
mais comme il s'occupait plus de ses plaisirs que de la
guerre, il s'était fait battre honteusement. Caelius,
qui l'attaqua à son retour, racontait ou plutôt
imaginait, dans son plaidoyer, une de ces orgies pendant
lesquelles le général ivre-mort se laissait
surprendre par l'ennemi.
«Des femmes, ses
officiers ordinaires, remplissaient la salle du festin,
étendues sur tous les lits, ou couchées
çà et là par terre. Quand elles
apprennent que l'ennemi arrive, à moitié mortes
de peur, elles essayent de réveiller Antoine ; elles
crient son nom, elles le soulèvent par le cou.
Quelques-unes murmurent des douceurs à son oreille,
d'autres le traitent plus rudement et vont jusqu'à le
frapper ; mais lui qui reconnaît leurs voix et leurs
attouchements tend les bras par habitude, saisit et veut
embrasser la première qu'il rencontre. Il ne peut ni
dormir, tant on crie pour l'éveiller, ni
s'éveiller, tant il est ivre. Enfin sans pouvoir
secouer ce demi-sommeil, il est emporté sur les bras
de ses centurions et de ses maîtresses» (19).
Quand on possède un talent si acre et si incisif, il
est naturel qu'on ait l'humeur agressive. Aussi rien ne
convenait-il mieux à Caelius que les luttes
personnelles. Il aimait et recherchait la discussion, parce
qu'il était sûr d'y réussir, et qu'il
avait de ces attaques violentes auxquelles on ne pouvait pas
résister. Il souhaitait d'être contredit, car la
contradiction l'animait et lui donnait des forces.
Sénèque raconte qu'un jour un de ses clients,
homme d'humeur pacifique, et qui sans doute avait souffert de
ses brusqueries, se contentait, pendant un repas, de lui
donner la réplique ; Caelius se fâcha de ne
pouvoir se fâcher. «Osez donc me contredire, lui
dit-il avec colère, afin que nous soyons deux
ici» (20).
Le talent de Caelius, tel que je viens de le
dépeindre, convenait merveilleusement au temps
où il a vécu. C'est ce qui achève
d'expliquer la réputation dont il jouissait et
l'importance qu'il avait prise parmi ses contemporains. Ce
discuteur emporté, ce railleur impitoyable, cet
accusateur véhément n'aurait pas
été tout à fait à sa place dans
des temps réguliers ; mais au milieu d'une
révolution il devenait un auxiliaire précieux,
que tous les partis se disputaient. Caelius était
d'ailleurs homme d'Etat aussi bien qu'orateur. C'est
l'éloge que Cicéron lui donne le plus souvent.
«Je ne connais personne, lui dit-il, qui soit meilleur
politique que vous» (21). Il connaissait
à fond les hommes ; il avait la vue nette des
situations ; il se décidait vite, qualité que
Cicéron appréciait beaucoup chez les autres,
car c'était celle qui lui manquait le plus, et quand
une fois il était décidé, il se mettait
à l'oeuvre avec une vigueur et une violence qui lui
avaient gagné les sympathies de la foule. A une
époque où le pouvoir appartenait à ceux
qui osaient le prendre, l'audace de Caelius semblait lui
promettre un brillant avenir politique.
Cependant, il avait aussi
de grands défauts, qui lui venaient quelquefois de ses
qualités mêmes. Il connaissait bien les hommes,
c'est sans doute un grand avantage, mais dans l'étude
qu'il faisait d'eux, c'étaient toujours leurs
méchants côtés qui le frappaient de
préférence. A force de les retourner en tout
sens, son effrayante pénétration finissait par
mettre à nu quelque faiblesse. Ce n'était pas
seulement pour ses adversaires qu'il réservait sa
sévérité. Ses meilleurs amis
n'échappaient pas à cette analyse trop
clairvoyante. On voit, dans sa correspondance intime, qu'il
connaît tous leurs défauts et qu'il ne se
gêne pas pour les dire. Dolabella, son compagnon de
plaisir, est un bavard médiocre, «incapable de
garder un secret, même quand son indiscrétion
devrait le perdre» (22). Curion, son
associé ordinaire dans les intrigues politiques,
«n'est qu'un brouillon sans consistance, changeant au
moindre vent, et qui ne sait rien faire de raisonnable»
(23), et
cependant Curion et Dolabella, au moment où il les
traitait de la sorte, avaient sur lui assez de crédit
pour l'entraîner avec eux dans le parti de
César. Quant à César lui-même, il
ne parle pas mieux de lui, quoiqu'il se dispose à
embrasser sa cause. Ce fils de Vénus, comme il
l'appelle, ne lui paraît «qu'un
égoïste qui se moque des intérêts de
la république, et ne se soucie que des siens»
(24), et il ne
fait pas difficulté de reconnaître que dans son
camp, où il va pourtant se rendre, il n'y a que
«de malhonnêtes gens, qui ont tous des sujets de
crainte dans le passé et de criminelles
espérances pour l'avenir» (25). Avec une
disposition d'esprit pareille et un penchant si
décidé à juger sévèrement
tout le monde, il était naturel que Caelius ne
s'abandonnât complètement à personne, et
que personne n'osât tout à fait compter sur lui.
Pour servir utilement une cause, il faut s'y livrer tout
entier. Or, comment pourrait-on le faire, si l'on n'est pas
capable de s'aveugler un peu sur elle et de n'en pas trop
voir les mauvais côtés ? Ces personnages
avisés et clairvoyants, uniquement occupés de
la crainte d'être dupes, et qui portent toujours avec
eux une vue si nette des défauts d'autrui, ne sont
jamais que des amis tièdes et des alliés
inutiles. En même temps qu'ils n'inspirent pas de
confiance au parti qu'ils veulent servir, parce qu'ils font
toujours leurs réserves en le servant, ils ne sont pas
assez susceptibles d'enthousiasme pour former eux-mêmes
un parti, et manquent toujours de ce degré de passion
qui fait entreprendre de grandes choses. Aussi arrive-t-il
que, comme ils ne peuvent être ni chefs ni soldats, et
qu'il leur est impossible de s'attacher aux autres ou
d'attacher les autres à eux, ils finissent par se
trouver seuls.
Ajoutons que Caelius, qui
n'avait pas d'illusion sur les personnes, ne semblait pas
avoir non plus de préférence pour les opinions.
Il n'avait jamais cherché la réputation
d'être un homme à principes ni de mettre de
l'ordre et de la suite dans sa vie politique. Là,
comme dans ses affaires privées, il vivait
d'expédients. L'occasion, l'intérêt,
l'amitié, lui faisait une conviction de circonstance
à laquelle il ne se piquait pas d'être longtemps
fidèle. Il avait passé de Cicéron
à Catilina lorsque Catilina lui avait semblé le
plus fort ; il revint à Cicéron quand
Cicéron fut victorieux. Il fut l'ami de Clodius tant
qu'il resta l'amant de Clodia ; il abandonna le frère
en même temps qu'il quittait la soeur, et embrassa
brusquement le parti de Milon. Il a plusieurs fois
passé, et sans avoir de scrupules ni d'embarras, du
peuple au sénat et du sénat au peuple. Au fond,
la cause qu'il servait lui importait peu, et il n'avait pas
à faire beaucoup d'efforts pour s'en détacher.
Au moment où il avait l'air de se donner le plus de
mal pour elle, il en parlait d'un ton qui laissait penser
qu'elle lui était très étrangère.
Même dans les affaires les plus graves, et quand il
s'agit du sort de la république, il ne semble pas
supposer que cela le regarde en rien, et qu'il soit
intéressé à son salut ou à sa
perte. «C'est affaire à vous, dit-il, riches
vieillards» (26). Mais lui, que lui
importe ? Comme il est toujours ruiné, il n'a jamais
rien à perdre. Aussi tous les régimes lui
sont-ils indifférents, et la curiosité seule
lui fait-elle prendre intérêt à ces
luttes, dans lesquelles il joue pourtant un rôle si
actif. S'il se plonge avec tant d'ardeur dans les agitations
de la vie publique, c'est qu'on y voit de plus près
les événements et les hommes, qu'on y peut
faire des réflexions piquantes et qu'on y trouve des
spectacles amusants. Lorsqu'il annonce à
Cicéron, avec une perspicacité remarquable, la
guerre civile qui s'approche et les malheurs qui vont
arriver, il ajoute : «Si vous ne couriez pas quelques
dangers, je dirais que la fortune vous prépare un
grand et curieux spectacle» (27). Mot cruel, que
Caelius a durement payé dans la suite, car ce n'est
pas sans péril que l'on joue à ces jeux
sanglants, et l'on devient souvent victime quand on pensait
n'être que spectateur.
Lorsque cette guerre,
qu'il annonçait ainsi à Cicéron, fut sur
le point d'éclater, Caelius venait d'être
nommé édile, et sa grande préoccupation
était d'avoir des panthères de Cilicie pour les
jeux qu'il voulait donner au peuple. En ce moment,
après avoir plus ou moins séjourné dans
tous les partis, il faisait profession de défendre la
cause du sénat, c'est-à-dire qu'en parlant des
sénateurs il disait «nos amis» et qu'il
affectait de les appeler les «bons citoyens» ; ce
qui ne l'empêchait pas, selon son habitude, d'avoir les
yeux ouverts sur les fautes que pouvaient commettre les bons
citoyens et de railler amèrement ses amis, quand
l'occasion s'en présentait. Cicéron le trouvait
froid et indécis ; il aurait voulu le voir s'engager
davantage. Au moment de son départ pour la Cilicie, il
ne cessait de lui vanter les grandes qualités de
Pompée : «Croyez-moi, lui disait-il, livrez-vous
à ce grand homme, il vous accueillera
volontiers» (28). Mais Caelius se
gardait bien d'en rien faire. Il connaissait Pompée,
dont il a tracé à plusieurs reprises des
portraits piquants ; il l'admirait peu et ne l'aimait pas.
S'il s'était tenu loin de lui au temps de sa plus
grande puissance, ce n'était pas, on le comprend, pour
se jeter dans ses bras quand cette puissance était
menacée. A mesure que la crise qu'il avait
prévue approchait, il mettait plus de soin à se
tenir sur la réserve et attendait les
événements.
C'était du reste le
moment où les plus honnêtes hésitaient.
Ces irrésolutions, qui ne semblent pas avoir beaucoup
surpris alors, ont été bien
sévèrement traitées de nos jours.
Cependant il est facile de les comprendre, Les questions ne
se posent pas aux yeux des contemporains avec la même
netteté qu'à ceux de la
postérité. Quand on les regarde de loin, avec
un esprit détaché de toute
préoccupation, que d'ailleurs on embrasse à la
fois les conséquences avec les principes et qu'on peut
juger les causes par les résultats, rien n'est plus
aisé que de se prononcer ; mais il n'en est plus ainsi
quand on vit au milieu des événements, et trop
près d'eux pour en saisir l'ensemble, quand on a
l'esprit prévenu par les engagements antérieurs
ou les préférences personnelles, et quand la
décision qu'on va prendre compromet la
sécurité et la fortune. Alors il n'est plus
possible d'avoir le regard aussi ferme. Ce qui ajoutait en ce
moment à la confusion, c'était l'état
d'anarchie où se trouvaient les anciens partis de la
république romaine. A dire vrai, il n'y avait plus de
partis, mais des coalitions. Depuis cinquante ans, on ne
luttait plus pour des questions de principes, mais seulement
pour des intérêts de personnes. Les opinions
n'étant plus disciplinées comme autrefois, il
s'ensuivait que les esprits timides qui ont besoin de
s'attacher aux traditions anciennes pour se conduire
flottaient au hasard et changeaient souvent. Ces variations
éclatantes de personnages honorables et
respectés jetaient le trouble dans les consciences peu
sûres et rendaient le droit obscur. César, qui
connaissait ces indécisions et qui espérait en
profiter, faisait son possible pour en augmenter les causes.
Au moment même où il se préparait
à détruire la constitution de son pays, il
avait le talent de paraître la respecter plus que tout
le monde. Un juge expert en ces matières, et qui
connaît à fond les lois romaines, a
déclaré après un mûr examen que
César avait la légalité pour lui, et que
les griefs dont il se plaignait étaient fondés
(29). Il se
gardait bien alors de découvrir lous ses projets et de
parler avec autant de franchise qu'il le fit plus tard,
lorsqu'il fut le maître. Tantôt il se
présentait comme le successeur des Gracques et le
défenseur des droits populaires ; tantôt il
affectait de dire, pour rassurer tout le monde, que la
république n'était pas intéressée
dans le débat, et il réduisait la querelle
à une lutte d'influence entre deux compétiteurs
puissants. Pendant qu'il rassemblait ses légions dans
les villes de la haute Italie, il ne parlait que de son
désir de conserver la paix publique ; à mesure
que ses adversaires devenaient plus violents, il se faisait
plus modéré, et jamais il n'avait
proposé des conditions si acceptables que depuis qu'il
était sur que le sénat ne voulait pas les
écouter. De l'autre côté au contraire,
dans le camp où devaient se trouver les
modérés et les sages, il n'y avait
qu'emportement et maladresse. On traitait d'ennemis publics
ceux qui témoignaient quelque répugnance pouf
la guerre civile ; on ne parlait que de proscrire et de
confisquer, et l'exemple de Sylla était dans toutes
les bouches. Il arrivait donc que, par une contradiction
étrange, c'était dans le camp où l'on
faisait profession de défendre la liberté qu'on
réclamait avec le plus d'insistance des mesures
exceptionnelles, et tandis que l'homme qui attendait tout de
la guerre et dont l'armée était prête
offrait la paix, ceux qui n'avaient pas un soldat sous les
armes s'empressaient de la refuser.
Ainsi des deux côtés les rôles
étaient changés, et chacun paraissait parler et
agir contrairement à ses intérêts ou
à ses principes. Est-il surprenant qu'au milieu
d'obscurités pareilles, et parmi tant de raisons
d'hésiter, d'honnêtes gens, comme Sulpicius et
Cicéron, dévoués à leur pays,
mais plus faits pour le servir en des temps de calme que dans
ces crises violentes, ne se soient pas décidés
du premier coup ?
Caelius aussi
hésitait ; mais ce n'était pas tout à
fait pour les mêmes raisons que Cicéron et
Sulpicius. Tandis qu'eux se demandaient avec
anxiété où était le droit,
Caelius cherchait seulement où était la force.
C'est ce qu'il avouait lui-même avec une franchise
singulière. «Dans les dissensions intestines,
écrivait-il à Cicéron, aussi longtemps
qu'on lutte par les moyens légaux et sans avoir
recours aux armes, on doit s'attacher au parti le plus
honnête ; mais quand on en vient à la guerre, il
faut se tourner vers les plus forts et regarder le parti le
plus sûr comme le meilleur» (30). Du moment qu'il se
contentait de comparer les forces des deux rivaux, son choix
devenait plus facile ; pour se décider, il suffisait
d'ouvrir les yeux. On voyait d'un côté onze
légions, soutenues par des auxiliaires
éprouvés et commandées par le plus grand
général de la république, qui
étaient échelonnées sur les
frontières et prêtes à entrer en campagne
au premier signal (31) ; de l'autre, peu ou
point de troupes exercées, mais une grande abondance
de jeunes gens d'illustres familles, aussi incapables de
commander que peu disposés à obéir, et
beaucoup de ces grands noms qui honorent plus un parti qu'ils
ne le servent ; ici un régime tout militaire et la
discipline d'un camp, là des querelles, des
discussions, des rancunes, des rivalités d'influences,
des dissentiments d'opinion, enfin toutes les habitudes et
tous les inconvénients de la place publique
transportés dans un camp. Ce sont les embarras
ordinaires d'un parti qui prétend défendre la
liberté, car il est difficile d'imposer silence
à des gens qui se battent pour conserver le droit de
parler, et toute autorité devient vite suspecte quand
on a pris les armes pour s'opposer à un abus
d'autorité. Mais c'était surtout le
caractère des deux chefs qui faisait la
différence des deux partis. César paraissait
à tout le monde, même à ses plus grands
ennemis, un prodige d'activité et de
prévoyance. Quant à Pompée, on voyait
bien qu'il ne commettait que des fautes, et il n'était
pas plus possible alors qu'aujourd'hui d'expliquer sa
conduite. La guerre ne l'avait pas surpris ; il disait
à Cicéron qu'il l'avait prévue depuis
longtemps (32).
C'était peu de la prévoir, il avait paru la
souhaiter ; c'est sur son avis qu'on avait refusé les
propositions de César, et la majorité du
sénat n'avait rien fait sans le consulter. Il avait
donc vu venir la crise de loin, et pendant toute cette longue
guerre diplomatique qui précéda les
hostilités véritables, il avait eu le temps
nécessaire pour se préparer. Aussi, quoiqu'il
n'en parût rien, tout le monde croyait-il qu'il
était prêt. Lorsqu'il disait avec sa jactance
ordinaire qu'il n'avait qu'à frapper du pied la terre
pour en faire sortir des légions, on supposait qu'il
voulait parler de levées secrètes, d'alliances
inconnues, qui au dernier moment lui amèneraient des
troupes. Il avait une assurance qui redonnait du courage aux
plus épouvantés. En vérité, une
sécurité si étrange au milieu d'un
danger si réel, chez un homme qui avait conquis des
royaumes et conduit de si grandes affaires, passe
l'imagination.
D'où pouvait donc
venir à Pompée cette confiance ? Manquait-il de
données exactes sur les forces de son adversaire ?
croyait-il véritablement, comme il le disait, que ses
troupes étaient mécontentes, ses
généraux infidèles, et que personne ne
le suivrait dans la guerre qu'il allait faire à son
pays ? ou comptait-il sur la fortune de ses premières
années, sur le prestige de son nom, sur ces hasards
heureux qui lui avaient donné tant de victoires ? Ce
qui est certain, c'est qu'au moment où les
vétérans d'Alésia et de Gergovie se
réunissaient à Ravenne et se rapprochaient du
Rubicon, l'imprudent Pompée affichait un grand
mépris pour le général et pour ses
troupes, vehementer contemnebat hunc hominem (33). Mais cette
forfanterie ne dura guère ; à la nouvelle que
César marchait résolument sur Rome, elle tomba
tout d'un coup, et ce même homme que Cicéron
nous montrait tout à l'heure dédaignant son
rival et prédisant sa défaite, il nous le fait
voir, à quelques jours de distance,
épouvanté et fuyant jusqu'au fond de l'Apulie
sans oser s'arrêter ou tenir ferme nulle part. Nous
avons la lettre que Pompée écrivit alors aux
consuls et à Domitius, qui essayait au moins de
résister dans Corfinium : «Sachez, leur dit-il,
que je suis dans une grande inquiétude (scitote me
esse in summa sollicitudine)» (34). Quel contraste avec
les paroles insolentes de tout à l'heure !
Voilà bien le style d'un homme qui, se
réveillant en sursaut d'espérances
exagérées, passe brusquement d'un excès
à l'autre. Il n'avait rien préparé,
parce qu'il était trop assuré du succès
; il n'ose rien entreprendre parce qu'il est trop certain de
la défaite. Il n'a plus de confiance ni d'espoir en
personne; toute résistance lui paraît inutile;
il ne compte même plus sur le réveil de l'esprit
patriotique, et il ne lui vient point à la
pensée de faire un appel suprême à la
jeunesse républicaine des municipes italiens. A chaque
pas que son ennemi fait en avant, il recule davantage.
Brindes même, avec ses fortes murailles, ne le rassure
pas ; il songe à quitter l'Italie et ne se croit en
sûreté que s'il parvient à mettre la mer
entre César et lui.
Caelius n'avait pas
attendu si tard pour se déclarer. Avant même que
la lutte fût engagée, il lui avait
été facile de voir de quel côté
était la force et où serait la victoire. Il
avait alors fait hardiment volte-face, et s'était mis
au premier rang parmi les amis de César. Il se
déclara en soutenant avec sa vigueur ordinaire la
proposition de Calidius, qui demandait qu'on renvoyât
Pompée dans sa province d'Espagne. Quand l'espoir
d'une solution pacifique fut tout à fait perdu, il
quitta Rome avec ses amis Curion et Dolabella, et vint
trouver César à Ravenne. Il le suivit dans sa
marche triomphale à travers l'Italie ; il le vit
pardonner à Domitius, qui s'était fait prendre
dans Corfinium, poursuivre Pompée et l'enfermer
étroitement dans Brindes. C'est dans l'enivrement de
ces succès rapides qu'il écrivait à
Cicéron : «Avez-vous jamais vu d'homme plus sot
que votre Pompée, qui nous jette dans de si grands
troubles et y tient une conduite si puérile ? Au
contraire, avez-vous rien lu, rien entendu qui surpasse
l'ardeur de César dans l'action et sa
modération dans la victoire ? Que pensez-vous donc de
nos soldats qui, au plus fort de l'hiver, malgré les
difficultés d'un pays sauvage et glacé, ont
fini la guerre en se promenant (35) ?»
Une fois qu'il se fut engagé lui-même, Caelius
n'eut plus d'autre pensée que d'entraîner avec
lui Cicéron. Il savait qu'il ne pouvait rien faire qui
fût plus agréable à César. Tout
victorieux qu'il était, César, qui ne se
faisait pas d'illusion sur ceux qui le servaient, sentait
bien qu'il lui manquait quelques honnêtes gens pour
donner à son parti une meilleure apparence. Le grand
nom de Cicéron aurait suffi pour corriger le mauvais
effet que produisait son entourage. Malheureusement
Cicéron était fort difficile à
décider. Il passa tout le temps qui sépare le
passage du Rubicon de la prise de Brindes à changer
d'opinion tous les jours. Des deux côtés on
tenait également à se l'attacher, et les deux
chefs eux-mêmes le sollicitaient, mais d'une
façon très différente. Pompée,
toujours maladroit, lui écrivait des lettres courtes,
impérieuses : «Prenez au plus tôt la voie
Appienne, venez me trouver à Lucérie, à
Brindes, vous y serez en sûreté» (36). Singulier langage
d'un vaincu qui s'obstine à parler en maître !
César était bien plus habile : «Venez,
lui disait-il, venez m'aider de vos conseils, de votre nom,
de votre gloire (37) !» Ces
ménagements, ces avances d'un général
victorieux, qui sollicitait humblement quand il avait le
droit de commander, ne pouvaient pas laisser Cicéron
insensible. En même temps, pour être plus
sûr de le gagner, César lui faisait
écrire par ses amis les plus chers, Oppius, Balbus,
Trébatius, surtout Caelius, qui savait si bien le
moyen de le prendre. On l'attaquait à la fois par
toutes ses faiblesses ; on ranimait de vieilles rancunes
contre Pompée ; on l'attendrissait par le tableau des
malheurs qui menaçaient sa famille ; on enflammait sa
vanité en lui montrant l'honneur de réconcilier
les partis et de pacifier la république.
Tant d'assauts devaient
finir par ébranler une âme aussi faible. Au
dernier moment, il semblait décidé à
demeurer en Italie, dans quelque maison de campagne
isolée ou dans quelque ville neutre, vivant hors des
affaires, ne prenant parti pour personne, mais prêchant
à tout le monde la modération et la paix.
Déjà il avait commencé un beau
traité sur la concorde des citoyens ; il voulait
l'achever dans ce loisir, et, comme il avait bonne opinion de
son éloquence, il espérait bien qu'elle ferait
tomber les armes des mains les plus obstinées.
C'était une chimère sans doute ; cependant, il
ne faut pas oublier que Caton, qui n'est pas suspect,
regrettait que Cicéron y eût si tôt
renoncé. Il le blâmait d'être venu
à Pharsale, où sa présence
n'était pas d'un grand secours pour les combattants,
tandis qu'il pouvait, en demeurant neutre, conserver son
influence sur les deux rivaux et servir entre eux
d'intermédiaire. Mais un seul jour renversa tous ces
beaux projets. Lorsque Pompée quitta Brindes,
où il ne se croyait plus en sûreté, et
s'embarqua pour la Grèce, César, qui comptait
sur cette nouvelle pour retenir Cicéron, s'empressa de
la lui transmettre. Ce fut précisément ce qui
le fit changer d'opinion. Il n'était pas un de ces
hommes, comme Caelius, qui tournent avec la fortune et se
décident pour le succès. Au contraire, il se
sentit rapproché de Pompée dès qu'il le
vit malheureux. «Je n'ai jamais souhaité
partager sa prospérité, disait-il ; que je
voudrais avoir partagé son malheur» (38). Quand il sut que
l'armée républicaine était partie, et
avec elle presque tous ses anciens amis politiques ; quand il
sentit que sur cette terre italienne il n'y avait plus de
magistrats, plus de consuls, plus de sénat, il fut
saisi d'une profonde douleur ; il lui sembla que le vide
s'était fait autour de lui, et que le soleil
même, suivant son expression, avait disparu du monde.
Bien des gens venaient le féliciter de sa prudence,
mais lui se la reprochait comme un crime. Il accusait
amèrement sa faiblesse, son âge, son amour du
repos et de la paix. Il n'avait plus qu'une pensée,
c'était de partir au plus vite. «Je ne puis
supporter mes regrets, disait-il ; mes livres, mes
études, ma philosophie ne me servent de rien. Je suis
comme un oiseau qui veut s'envoler, et je regarde toujours du
côté de la mer» (39).
Dès lors, sa
résolution était prise. Caelius essaya en vain
de le retenir au dernier moment par une lettre touchante,
où il lui montrait sa fortune perdue et l'avenir de
son fils compromis. Cicéron, quoique très
ému, se sontenta de répondre avec une
fermeté qui ne lui était pas ordinaire :
«Je suis heureux de voir que vous preniez autant de
souci pour mon fils ; mais si la république subsiste,
il sera toujours assez riche avec le nom de son père ;
si elle doit périr, il subira le sort commun de tous
les citoyens» (40). Et, bientôt
après, il passa la mer pour se rendre dans le camp de
Pompée. Ce n'est pas qu'il comptât sur le
succès : en s'associant à un parti dont il
connaissait toutes les faiblesses, il savait bien qu'il
allait volontairement prendre sa part d'un désastre.
«Je viens, disait-il, comme Amphiaraüs, me jeter
vivant dans le gouffre» (41). C'était un
sacrifice qu'il croyait devoir faire à sa patrie, et
il convient de lui en tenir d'autant plus de compte qu'il le
faisait sans illusion et sans espérance.
Pendant que Cicéron
allait ainsi rejoindre Pompée, Caelius accompagnait
César en Espagne. Tout commerce entre eux devenait
dès lors impossible ; aussi leur correspondance, qui
avait été jusque-là très active,
s'arrête-t-elle à ce moment. Il reste cependant
encore une lettre, la dernière qu'ils se soient
écrite, et qui forme un contraste étrange avec
celles qui précèdent. Caelius l'adressait
à Cicéron quelques mois à peine
après les événements dont je viens de
parler, mais dans des circonstances très
différentes. Quoiqu'elle ne nous soit parvenue que
très mutilée, et que le sens de toutes les
phrases ne soit pas facile à rétablir, on y
voit clairement que celui qui l'écrivait était
en proie à une irritation violente. Ce partisan
zélé de César, qui cherchait à
convertir les autres à son opinion, est devenu
subitement un ennemi furieux ; cette cause, qu'il
défendait tout à l'heure avec tant de chaleur,
il ne l'appelle plus qu'une cause détestable, et il
trouve «qu'il vaut mieux mourir que d'y rester»
(42). Que
s'était-il donc passé dans l'intervalle ? Par
quels motifs Caelius avait-il été
entraîné à ce dernier changement, et
quelle en fut l'issue ? Il convient de le raconter, car ce
récit pourra jeter quelque jour sur la politique du
dictateur, et surtout faire mieux connaître son
entourage.
III
Dans son traité de l'Amitié,
Cicéron affirme qu'un tyran ne peut pas avoir d'amis
(43). En parlant
ainsi, il songeait à César, et il faut avouer
que cet exemple semble lui donner raison. On ne manque pas de
courtisans quand on est le maître, et César, qui
les payait bien, en a eu plus que tout autre ; mais d'amis
sincères et dévoués, on ne lui en
connaît guère. Peut-être en avait-il parmi
ces serviteurs plus obscurs dont l'histoire n'a pas
conservé le souvenir (44), mais aucun de ceux
qu'il plaça au premier rang et qu'il appela à
partager sa fortune ne lui demeura fidèle. Ses
libéralités n'ont fait que des ingrats, sa
clémence n'a désarmé personne, et il a
été trahi par ceux auxquels il avait le plus
prodigué de faveurs. Les seuls qu'on puisse appeler
véritablement ses amis, c'étaient ses soldats,
les vétérans qui restaient de la grande guerre
des Gaules; c'étaient ses centurions, qu'il
connaissait tous par leur nom, et qui se faisaient si
bravement tuer pour lui sous ses yeux : ce Scaeva, qui
à Dyrrhachium eut son bouclier percé de deux
cent trente flèches (45), ce Crastinus, qui
lui disait le matin de Pharsale : «Ce soir, tu me
remercieras mort ou vivant» (46). Ceux-là le
servirent fidèlement, il les connaissait et comptait
sur eux ; mais il savait bien qu'il ne pouvait pas se fier
à ses généraux. Quoiqu'il les eût
comblés d'argent et d'honneurs après la
victoire, ils étaient tous mécontents.
Quelques-uns, les plus honnêtes, se sentaient tristes
en songeant qu'ils avaient détruit la
république et versé leur sang pour
établir le pouvoir absolu. Le plus grand nombre
n'avait pas ces scrupules, mais tous trouvaient qu'on avait
mal payé leurs services. La
générosité de César, si grande
qu'elle fût, n'avait pas suffi à les satisfaire.
On leur avait livré la république, ils
étaient préteurs et consuls, ils gouvernaient
les provinces les plus riches, et cependant ils ne cessaient
de se plaindre. Tout leur servait de prétexte pour
murmurer. Antoine s'était fait adjuger à vil
prix la maison de Pompée ; quand on vint chercher
l'argent, il se mit en colère et ne paya qu'en
injures. Sans doute il dut trouver ce jour-là qu'on
lui manquait d'égards et appeler César un
ingrat. Il n'est point rare de voir ces hommes de guerre, si
braves en face de l'ennemi et admirables un jour de bataille,
redevenir, dans la vie ordinaire, de vulgaires ambitieux,
pleins de basses jalousies et de convoitises insatiables. Ils
commençaient par murmurer et se plaindre, ils finirent
presque tous par trahir. Parmi ceux qui tuèrent
César se trouvaient ses meilleurs
généraux peut-être, Sulpicius Galba, le
vainqueur des Nantuates, Basilus, un de ses plus brillants
officiers de cavalerie, Décimus Brutus et
Trébonius, les héros du siège de
Marseille. Quant à ceux qui n'étaient pas du
complot, ils ne se conduisirent guère mieux ce jour
là. Lorsqu'on lit dans Plutarque le récit de la
mort de César, on a le coeur serré de voir que
personne n'ait essayé de le défendre. Les
conjurés n'étaient qu'une soixantaine, et il y
avait plus de huit cents sénateurs. La plupart d'entre
eux avaient servi dans son armée ; tous lui devaient
l'honneur de siéger dans la curie, dont ils
n'étaient pas dignes, et ces misérables, qui
tenaient de lui leur fortune et leur dignité, qui
mendiaient sa protection et vivaient de ses faveurs, le
regardèrent tuer sans rien dire. Tout le temps que dura cette lutte horrible,
tandis que, «comme une bête assaillie par des
chasseurs, il se débattait entre ces
épées tirées contre lui», ils
demeurèrent immobiles sur leurs sièges, et tout
leur courage consista à s'enfuir quand Brutus,
à côté du cadavre sanglant, essaya de
parler. Cicéron se souvenait de cette scène,
dont il avait été témoin, lorsqu'il
disait plus tard : «C'est le jour où tombent les
oppresseurs de leur patrie qu'on voit bien qu'ils n'avaient
pas d'amis» (47).
Quand les
généraux de César qui avaient tant de
motifs de lui rester fidèles, le trahissaient,
pouvait-il compter davantage sur ces alliés douteux
qu'il avait recrutés sur le forum, et qui, avant de le
servir, avaient servi toutes les causes ? Pour accomplir ses
desseins, il avait besoin d'hommes politiques ; il lui on
fallait le plus grand nombre possible, afin que le
gouvernement nouveau ne parût pas être un
régime tout militaire. Aussi n'était-il pas
difficile, et les prenait-il sans choisir. C'étaient
les malhonnêtes gens de tous les partis qui
étaient venus à lui de
préférence. Il les accueillait bien, quoiqu'il
les estimât peu, et les traînait partout à
sa suite. Cicéron en avait été fort
effrayé quand César vint le voir avec eux
à Formies : «Dans toute l'Italie, disait-il, il
n'y a pas un coquin qui ne soit avec lui» (48), et Atticus, si
réservé d'ordinaire, ne pouvait
s'empêcher d'appeler ce cortège une troupe
infernale (49).
Quelque habitué qu'on soit à voir l'initiative
de révolutions pareilles prise par des gens qui n'ont
pas grand'chose à perdre, il y a lieu cependant
d'être surpris que César n'ait pas trouvé
quelques alliés plus honorables. Ceux qui lui sont le
plus contraires sont bien forcés de reconnaître
que, dans ce qu'il voulait détruire, tout ne
méritait pas d'être conservé. La
révolution qu'il méditait avait des motifs
sérieux, il était naturel qu'elle eût
aussi des partisans sincères. Comment donc se fait-il
que, parmi ceux qui l'aidèrent à changer un
régime dont beaucoup se plaignaient, dont tout le
monde avait souffert, il y en ait si peu qui semblent agir
par conviction, et que presque tous, au contraire, ne soient
que des conspirateurs à gages travaillant sans
sincérité pour un homme qu'ils n'aiment pas et
à une oeuvre qu'ils jugent mauvaise ?
Peut-être faut-il
expliquer la composition du parti de César par les
moyens ordinaires qu'il prenait pour le recruter. On ne voit
pas que lorsqu'il voulait gagner quelqu'un à sa cause,
il ait perdu son temps à lui démontrer les
défauts du gouvernement ancien et les mérites
de celui qu'il voulait mettre à sa place. Il employait
des arguments plus simples et plus sûrs : il payait.
C'était bien connaître les hommes de son temps,
et il ne se trompait pas en pensant que, dans une
société toute livrée au luxe et aux
plaisirs, les croyances affaiblies ne laissaient plus de
place qu'aux intérêts. Il organisa donc sans
scrupule un vaste système de corruption. La Gaule lui
en fournit les moyens. Il la pilla aussi vigoureusement qu'il
l'avait vaincue, «s'emparant, dit Suétone, de
tout ce qu'il trouvait dans les temples des dieux, et prenant
les villes d'assaut, moins pour les punir que pour avoir un
prétexte de les dépouiller» (50). C'est avec cet
argent qu'il se faisait des partisans. Ceux qui venaient le
voir ne s'en allaient jamais les mains vides. Il ne
négligeait même pas de faire des présents
aux esclaves et aux affranchis qui avaient quelque influence
sur leurs maîtres. Pendant qu'il était absent de
Rome, l'habile Espagnol Balbus et le banquier Oppius, qui
étaient ses hommes d'affaires, distribuaient des
largesses en son nom : ils venaient discrètement au
secours des sénateurs embarrassés ; ils se
faisaient les trésoriers des jeunes gens de grande
famille qui avaient épuisé les ressources
paternelles. Ils prêtaient sans intérêt,
mais on savait bien par quels services il faudrait un jour se
libérer. C'est ainsi qu'ils achetèrent Curion,
qui se fit payer très-cher : il avait plus de 60
millions de sesterces de dettes (12 millions de francs).
Caelius et Dolabella, qui n'étaient guère mieux
dans leurs affaires, furent probablement conquis par les
mêmes moyens. Jamais corruption ne s'étendit sur
une plus large échelle et ne s'étala avec plus
d'impudence. Presque tous les ans, pendant l'hiver,
César revenait dans la Gaule cisalpine avec les
trésors des Gaulois. Alors le marché
était ouvert, et les grands personnages arrivaient
à la file. Un jour, à Lucques, il en vint tant
à la fois qu'on compta deux cents sénateurs
dans l'appartement et cent vingt licteurs à la
porte.
En général, la fidélité des gens
qu'on achète ne dure pas beaucoup plus longtemps que
l'argent qu'on leur a donné ; or, en leurs mains,
l'argent ne dure guère, et le jour où l'on se
lasse de fournir à leurs prodigalités, il faut
commencer à se méfier d'eux. Il y avait de plus
ici, pour tous ces amis politiques de César, une
raison particulière qui devait faire d'eux, un jour ou
l'autre, des mécontents. Ils avaient grandi au milieu
des orages de la république ; ils s'étaient
jetés de bonne heure dans cette vie active et
bruyante, et ils en avaient pris le goût. Personne
n'avait usé et abusé plus qu'eux de la
liberté de la parole ; ils lui devaient leur
influence, leur pouvoir, leur renommée. Par une
étrange inconséquence, ces hommes qui
travaillaient de toutes leurs forces à établir
un gouvernement absolu étaient ceux qui pouvaient le
moins se passer des luttes de la place publique, de
l'agitation des affaires, des émotions de la tribune,
c'est-à-dire de ce qui n'existe que dans les
gouvernements libres. Il n'y avait personne à qui le
pouvoir despotique dût paraître bientôt
plus lourd qu'à ceux qui n'avaient pu supporter
même le joug léger et équitable de la
loi. Aussi ne tardèrent-ils pas à s'apercevoir
de la faute qu'ils avaient commise. Ils comprirent qu'en
aidant un maître à confisquer la liberté
des autres, ils avaient livré la leur. En même
temps il leur était bien facile de voir que le nouveau
régime qu'ils avaient établi de leurs mains ne
pouvait pas leur rendre ce que l'ancien leur aurait
donné. Qu'était-ce en effet que ces
dignités et ces honneurs dont on prétendait les
payer, quand un seul homme possédait la
réalité du pouvoir ? Il y avait sans doute
encore des préteurs et des consuls ; mais quelle
comparaison pouvait-on faire entre ces magistrats
dépendant d'un homme, soumis à ses caprices,
dominés par son autorité, obscurcis et comme
effacés par sa gloire, et ceux de l'ancienne
république ? De là devaient naître
inévitablement des mécomptes, des regrets, et
souvent aussi des trahisons. Voilà comment ces
alliés que César avait recrutés dans les
divers partis politiques, après lui avoir
été fort utiles, ont tous fini par lui causer
de grands embarras. Aucun de ces esprits remuants et
indociles, indisciplinés de nature et d'habitude, n'a
consenti volontiers à subir une discipline, et ne
s'est résigné de bon coeur à
obéir. Dès qu'ils n'étaient plus sous
les yeux du maître et contenus par sa main puissante,
les anciens instincts reprenaient chez eux le dessus ; ils
redevenaient à la première occasion les
séditieux d'autrefois, et dans cette ville
pacifiée par le pouvoir absolu, à chaque
absence de César les troubles recommençaient.
C'est ainsi que Caelius,
Dolabella, Antoine, ont compromis la tranquillité
publique qu'ils étaient chargés de maintenir.
Curion, le chef de cette jeunesse ralliée au
gouvernement nouveau, mourut trop vite pour avoir eu le temps
d'être mécontent ; mais à la façon
légère et dégagée dont il parlait
déjà de César dans ses conversations
intimes, au peu d'illusion qu'il semblait avoir sur lui, on
peut conjecturer qu'il aurait fait comme les autres (51).
Il est facile maintenant de comprendre quelles raisons avait
Caelius de se plaindre, et comment cette ambition, que les
dignités de l'ancienne république n'avaient pas
contentée, finit par se trouver mal à l'aise
dans le régime nouveau. On s'explique alors la lettre
étrange qu'il avait écrite à
Cicéron, et cette déclaration de guerre qu'il
faisait à César et à son parti. Le
mécontentement s'était glissé chez lui
de bonne heure. Dès le début de la guerre
civile, quand on le félicitait des succès des
siens, il répondait tristement : «Que me fait
cette gloire, qui n'arrive pas jusqu'à moi (52) ?» C'est qu'il
commençait à comprendre que dans le nouveau
gouvernement il n'y avait plus de place que pour un homme, et
qu'à lui seul allait appartenir désormais la
gloire, comme le pouvoir. César l'emmena avec lui dans
son expédition d'Espagne, sans lui donner,
paraît-il, l'occasion de s'y distinguer. De retour
à Rome, il fut nommé préteur, mais il
n'eut pas la préture urbaine, qui était la plus
honorable, et Trébonius lui fut
préféré. Cette préférence,
qu'il regarda comme un outrage, lui causa un violent
dépit. Il résolut de s'en venger, et n'attendit
qu'une occasion. Elle lui sembla venue quand il vit
César partir avec toutes ses troupes pour la Thessalie
à la poursuite de Pompée. Il crut qu'en
l'absence du dictateur et de ses soldats, au milieu des
émotions de l'Italie, dans laquelle circulaient mille
bruits contradictoires sur les résultats de la lutte,
il pourrait tenter un coup décisif. Le moment
était bien choisi ; mais ce qui l'était mieux
encore, c'était la question même sur laquelle
Caelius résolut d'engager le combat. Rien ne fait plus
d'honneur à son habileté politique que d'avoir
discerné si nettement les côtés faibles
du parti victorieux, et d'avoir vu d'un coup d'oeil la
meilleure position qu'on pouvait prendre pour l'attaquer avec
succès. Quoique César fût maître de
Rome et de l'Italie, et qu'on prévît que
l'armée républicaine ne l'arrêterait pas,
il lui restait encore de grandes difficultés à
surmonter. Caelius le savait bien ; il n'ignorait pas que
dans les luttes politiques le succès est souvent une
épreuve pleine de dangers. Après que l'ennemi
est vaincu, on a les siens à maintenir, ce qui donne
quelquefois plus de peine. Il faut résister à
des convoitises qu'on a tolérées
jusque-là, ou même qu'on a paru encourager,
quand le moment de les satisfaire semblait
éloigné ; il faut surtout se défendre
contre les espérances exagérées que la
victoire fait naître chez ceux qui l'ont
remportée, et qu'elle ne pourra pas réaliser.
D'ordinaire, tant qu'on n'est pas le plus fort et qu'on veut
se faire des partisans, on n'épargne pas les promesses
; mais le jour qu'on arrive au pouvoir, il est bien difficile
de tenir tous les engagements qu'on a pris, et ces beaux
programmes d'opposition qu'on a acceptés et
répandus deviennent alors de grands embarras.
César était le chef reconnu du parti
démocratique ; c'est de là que lui venait sa
force. On se souvient qu'il avait dit, en entrant en Italie,
qu'il venait rendre la liberté à la
république asservie par une poignée
d'aristocrates. Or, le parti démocratique, dont il se
proclamait ainsi le mandataire, avait son programme tout
préparé. Ce n'était plus tout à
fait celui des Gracques. Après un siècle de
luttes souvent sanglantes, les haines s'étaient
envenimées, et les folles résistances de
l'aristocratie avaient rendu le peuple plus exigeant. Chacun
des chefs qui, depuis Caius Gracchus, s'étaient
proposés à le conduire, afin de
l'entraîner plus sûrement à sa suite,
avait formulé pour lui quelque demande nouvelle.
Clodius avait prétendu établir le droit
illimité d'association et gouverner la
république par les sociétés
secrètes. Catilina
promettait la confiscation et le pillage ; aussi son souvenir
était-il resté très populaire.
Cicéron parle des repas funèbres qu'on
célébrait en son honneur et des fleurs dont on
couvrait son tombeau (53). César, qui
se présentait pour leur succéder, ne pouvait
pas tout à fait répudier leur héritage ;
il fallait bien qu'il promît qu'il achèverait
leur oeuvre et satisferait aux voeux de la démocratie.
En ce moment, elle ne paraissait pas se soucier beaucoup de
réformes politiques ; ce qu'elle voulait,
c'était une révolution sociale. Etre nourri
sans rien faire, aux frais de l'Etat, au moyen de
distributions gratuites très fréquemment
répétées ; s'approprier les meilleures
terres des alliés en envoyant des colonies dans les
villes italiennes les plus riches ; arriver à une
sorte de partage des biens, sous prétexte de reprendre
à l'aristocratie le domaine public qu'elle
s'était approprié, tel était
l'idéal ordinaire les plébéiens ; mais,
ce qu'ils demandaient avec le plus d'insistance, ce qui
était devenu le mot d'ordre de tout ce parti,
c'était l'abolition des dettes, ou, comme on disait,
la destruction des registres des créanciers
(tabulae novae), c'est-à-dire la violation
autorisée de la foi publique, et la banqueroute
générale décrétée par la
loi. Ce programme, si violent qu'il fût, César
avait paru l'accepter en se proclamant le chef de la
démocratie. Tant que la lutte fut douteuse, il
s'était bien gardé de faire des
réserves, de peur d'affaiblir son parti par des
divisions. Aussi croyait-on que, dès qu'il serait
victorieux, il se mettrait à l'oeuvre pour le
réaliser.
Mais César n'était pas seulement venu pour
détruire un gouvernement, il voulait en fonder un
autre, et il n'ignorait pas que sur la spoliation et la
banqueroute on ne peut rien établir de solide.
Après s'être servi sans remords du programme de
la démocratie pour renverser la république, il
comprit qu'un rôle nouveau commençait pour lui.
Le jour où il fut maître de Rome, son instinct
d'homme d'Etat et son intérêt de souverain en
firent un conservateur. En même temps qu'il tendait la
main aux hommes modérés des partis anciens, il
n'avait pas de scrupule à rentrer souvent dans les
traditions do l'ancien régime.
Il est certain que l'oeuvre de César, à la
prendre dans son ensemble, est loin d'être celle d'un
révolutionnaire, quelques-unes de ses lois ont
été louées par Cicéron
après les ides de mars ; c'est assez dire qu'elles
n'étaient pas conformes aux voeux et aux
espérances de la démocratie. Il envoya
quatre-vingt mille citoyens pauvres dans des colonies, mais
au delà de la mer, en Afrique et en Grèce. Il
ne pouvait pas songer à abolir tout à fait les
libéralités que l'Etat faisait au peuple de
Rome, mais il les restreignit. Au lieu de trois cent vingt
mille citoyens qui y prenaient part sous la
république, il n'en admit plus que cent cinquante
mille ; il ordonna que ce nombre ne serait pas
dépassé, et que tous les ans le préteur
remplacerait ceux de ces privilégiés de la
misère qui seraient morts dans l'année. Loin de
rien changer au régime prohibitif qui était en
vigueur sous la république, il établit des
droits d'entrée sur les marchandises
étrangères. Il publia une loi somptuaire,
beaucoup plus sévère que les
précédentes, qui réglait en
détail la façon dont il fallait s'habiller et
se nourrir, et la fit exécuter avec une rigueur
tyrannique. Les marchés étaient gardés
militairement, de peur qu'on n'y vendît rien de ce que
la loi défendait d'acheter, et on autorisait les
soldats à pénétrer dans les maisons et
à saisir jusque sur les tables les comestibles
prohibés. Ces mesures qui gênaient le commerce
et l'industrie, et qui par conséquent nuisaient aux
intérêts du peuple, César les avait
empruntées aux traditions des gouvernements
aristocratiques. Elles ne pouvaient donc pas être
populaires ; mais, ce qui l'était encore moins,
c'étaient les restrictions qu'il apporta au droit de
réunion. Ce droit, auquel la démocratie tenait
plus qu'à tout autre, avait été
respecté jusqu'aux derniers temps de la
république, et le tribun Clodius s'en était
habilement servi pour épouvanter le sénat et
faire régner la terreur sur le forum. Sous
prétexte d'honorer les dieux lares de chaque
carrefour, il s'était formé des associations de
quartier (collegia compitalicia) qui contenaient des
citoyens pauvres et des esclaves. Religieuses d'abord, ces
sociétés étaient bientôt devenues
politiques. A l'époque de Clodius, elles formaient une
sorte d'armée régulière de la
démocratie, et jouaient le même rôle dans
les émeutes de Rome que chez nous les sections en 93.
A côté de ces associations permanentes, et sur
le même modèle, il s'en formait de temporaires
toutes les fois qu'avait lieu quelque grande élection.
On enrôlait les gens par quartier, on les divisait en
décuries et en centuries, on leur choisissait des
chefs qui les menaient voter militairement, et, comme en
général ce n'était pas pour rien que le
peuple donnait son suffrage, on désignait par avance
un personnage important, nommé sequester, entre
les mains duquel on déposait la somme que promettait
le candidat, et des distributeurs (divisores)
chargés, après le vote, de la répartir
entre chaque tribu. Voilà comment s'exerçait
à Rome le suffrage universel à la fin de la
république, et de quelle façon cette race,
naturellement amie de la discipline, était parvenue
à discipliner le désordre. César, qui
s'était souvent servi de ces associations
secrètes, qui avait dirigé par elles les
élections et dominé les
délibérations du forum, ne voulut plus les
souffrir quand il n'en eut plus besoin. Il pensa qu'un
gouvernement régulier ne subsisterait pas longtemps,
s'il laissait fonctionner auprès de lui ce
gouvernement occulte. Il ne recula donc pas devant des
mesures sévères pour se débarrasser de
ce désordre organisé. Au grand scandale de ses
amis, il supprima d'un seul coup toutes les
sociétés politiques, ne laissant exister que
les plus anciennes, qui n'offraient pas de danger.
C'étaient là
des mesures vigoureuses et qui devaient blesser bien des gens
; aussi n'osa-t-il les prendre que plus tard, après
Munda et Thapsus, quand son autorité n'était
plus contestée par personne, et qu'il se sentait assez
fort pour résister à la démocratie, son
ancienne alliée. Lorsqu'il partit pour Pharsale, il
avait encore beaucoup de ménagements à garder ;
la prudence lui commandait de ne pas mécontenter ses
amis, quand il lui restait tant d'ennemis. D'ailleurs, il y
avait certaines questions qu'on ne pouvait pas remettre, tant
la démocratie les avait prises à coeur et
exigeait une solution immédiate. Telle était
surtout l'abolition des dettes. César s'en occupa
dès son retour d'Espagne ; mais ici encore,
malgré les difficultés de sa situation, il ne
fut pas aussi radical qu'on le supposait. Placé entre
ses instincts de conservateur et les exigences de son parti,
il s'arrêta à un terme moyen : au lieu d'abolir
complètement les dettes, il se contenta de les
réduire. Il ordonna d'abord que toutes les sommes
payées jusque-là pour les intérêts
seraient déduites du capital ; ensuite, pour rendre
plus facile le payement de la somme ainsi diminuée, il
régla que les propriétés des
débiteurs seraient estimées par des arbitres,
qu'on en fixerait non pas la valeur actuelle, mais celle
qu'elles avaient avant la guerre civile, et que les
créanciers seraient obligés de les prendre
à ce taux. Suétone dit que, de celle
façon, la créance était diminuée
de plus du quart. Assurément, ces mesures nous
paraissent encore très révolutionnaires. Nous
ne comprenons pas ces interventions du pouvoir, pour spolier
sans motif des particuliers d'une partie de leur fortune, et
rien ne nous semble plus injuste que de voir la loi
elle-même déchirer des contrats qui sont
placés sous sa sauvegarde ; mais alors l'impression ne
fut pas la même. Les créanciers, qui craignaient
qu'on ne leur laissât rien, s'estimaient très
heureux de ne pas tout perdre, et les débiteurs, qui
avaient compté être tout à fait
libérés, se plaignaient amèrement qu'on
vou-lût leur faire payer quelque chose. De là
des mécomptes et des murmures. «En ce moment,
écrivait Caelius, à l'exception de quelques
usuriers, tout le monde ici est pompéien»
(54).
Pour un ennemi caché comme Caelius, l'occasion
d'éclater était bonne. Il s'empressa de la
saisir et de profiter de cette désaffection dont il
était témoin. Sa tactique était hardie.
Prendre pour lui ce rôle de démocrate
avancé, ou, comme on dirait aujourd'hui, de
socialiste, dont César ne voulait pas, former de tous
ces mécontents un parti plus radical et s'en
déclarer le chef, tel fut le plan qu'il imagina.
Pendant que les arbitres nommés pour évaluer
les biens des débiteurs s'acquittaient de leur mieux
de leurs fonctions délicates et que le préteur
de la ville, Trébonius, jugeait les contestations qui
s'élevaient à propos de leur arbitrage, Caelius
fit placer sa chaise curule à côté du
tribunal de Trébonius, et s'érigeant de sa
propre autorité en juge des arrêts de son
collègue et de son supérieur, il déclara
qu'il appuierait les réclamations de ceux qui auraient
à s'en plaindre ; mais, soit que Trébonius
contentât tout le monde, soit plutôt qu'on
eût peur de César, personne n'osa se
présenter. Ce premier échec ne
découragea pas Caelius : il pensa au contraire que
plus la situation devenait difficile, plus il fallait payer
d'audace, et, malgré l'opposition du consul Servilius
et de tous les autres magistrats, il publia deux lois fort
hardies, l'une qui faisait remise à tous les
locataires d'un an de loyer, l'autre qui abolissait
entièrement toutes les dettes. Celte fois le peuple
sembla disposé à venir en aide à celui
qui prenait si résolument son parti : des troubles
eurent lieu ; le sang coula, comme autrefois sur le forum ;
Trébonius, attaqué par une multitude furieuse,
fut renversé de son tribunal et ne se sauva que par
miracle. Caelius triomphait et croyait sans doute qu'une
révolution nouvelle allait commencer ; mais, par une
singulière coïncidence, il allait se trouver
victime de la même erreur qui plus tard perdit Brutus.
Dans des causes tout à fait opposées, ces deux
hommes si différents se trompaient de la même
façon : tous les deux avaient trop compté sur
le peuple de Rome. L'un lui rendait la liberté et le
croyait capable de la désirer et de la
défendre, l'autre l'appelait aux armes en lui
promettant de lui faire part de la fortune des riches ; mais
le peuple n'écouta ni l'un ni l'autre, car il
n'était pas plus susceptible de mauvaises passions que
de nobles instincts. Son rôle était fini, il en
avait le sentiment : le jour où il avait
abdiqué entre les mains du pouvoir absolu, il avait
semblé perdre entièrementla mémoire du
passé. Dès lors on le voit renoncer à
toute initiative politique, et rien n'est plus capable de
l'arracher à son apathie. Ces droits souhaités
avec tant d'ardeur et conquis avec tant de peine, ces
convoitises entretenues avec tant de soin par les chefs
populaires, le tribunat et les lois agraires, tout lui
devient indifférent. C'est déjà ce
peuple de l'empire si admirablement peint par Tacite, le plus
misérable de tous les peuples, complaisant à
tous les succès, cruel pour tous les revers, qui
accueille tous ceux qui triomphent avec les mêmes
applaudissements, et dont le seul rôle dans toutes les
révolutions consiste à former, quand la lutte
est finie, le cortège du vainqueur.
Un peuple pareil ne
pouvait être un appui sérieux pour personne, et
Caelius avait tort de compter sur lui. Si, par un reste
d'habitude, il avait un jour paru sensible à ces
grandes promesses qui l'avaient ému tant de fois,
alors qu'il était libre, cette émotion ne fut
que passagère, et il suffit de quelques cavaliers qui
traversaient Rome par hasard pour le faire rentrer dans
l'ordre. Le consul Servilius fut armé par le
sénat de la fameuse formule qui suspendait tous les
pouvoirs légaux et concentrait l'autorité dans
une seule main. Aidé de ces troupes de passage, il
défendit à Caelius d'exercer les fonctions de
sa charge, et, comme Caelius résistait, il fit briser
sa chaise curule (55) et l'arracha de la
tribune, d'où il ne voulait pas descendre. Cette fois
le peuple resta tranquille, et pas une voix ne
répondit à celle qui essayait de
réveiller dans ces âmes éteintes les
anciennes passions. Caelius rentra chez lui la rage dans le
coeur. Après un déshonneur aussi public, il ne
pouvait plus rester dans Rome. Aussi s'empressa-t-il de la
quitter, disant à tout le monde qu'il allait
s'expliquer avec César, mais il avait bien d'autres
projets. Puisque Rome l'abandonnait, Caelius allait essayer
de soulever l'Italie et de renouveler la guerre sociale.
C'était une entreprise audacieuse, et cependant, avec
l'aide d'un homme intrépide, dont il s'élait
ménagé l'appui, il ne désespérait
pas d'y réussir. Il y avait alors en Italie un ancien
conspirateur, Milon, qui s'était fait redouter par ses
violences pendant cette anarchie qui suivit le consulat de
Cicéron. Condamné plus tard pour assassinat, il
s'était réfugié à Marseille.
César, en rappelant tous les bannis, avait
excepté celui-là, dont il redoutait l'audace
incorrigible ; mais, sur l'invitation de Caelius, il
était revenu en cachette et attendait les
événements. Caelius alla le trouver, et tous
deux écrivirent des lettres pressantes aux municipes
italiens pour leur faire de grandes promesses et les exciter
à prendre les armes. Les municipes restèrent
tranquilles. Caelius et Milon furent bien forcés de se
servir de la dernière ressource qui leur restait.
Abandonnés par les citoyens libres de Rome et de
l'Italie, ils s'adressèrent aux populations serviles,
ouvrant les prisons d'esclaves et appelant à eux les
pâtres de l'Apulie et les gladiateurs des jeux publics.
Quand ils eurent, par ces moyens, rassemblé quelques
partisans, ils se séparèrent pour tenter
isolément la fortune, mais aucun des deux ne
réussit. Milon, qui avait osé attaquer une
ville importante défendue par un préteur avec
une légion, fut tué d'un coup de pierre.
Caelius, après avoir essayé vainement de faire
déclarer pour lui Naples et la Campanie, fut contraint
de rétrograder jusqu'à Thurium. Là, il
rencontra des cavaliers espagnols et gaulois qu'on envoyait
de Rome, et comme il s'avançait pour leur parler et
leur promettait de l'argent s'ils voulaient le suivre, ils le
tuèrent.
Ainsi périt à trente-quatre ans cet
intrépide jeune homme qui avait espéré
balancer la fortune de César. Jamais plus vastes
desseins n'eurent une fin aussi misérable.
Après avoir montré une incroyable audace et
formé des projets de plus en plus hardis à
mesure que les premiers échouaient, après avoir
en quelques mois essayé successivement de soulever le
peuple de Rome, l'Italie, les esclaves, il mourut
obscurément de la main de quelques barbares qu'il
voulait porter à trahir leur devoir, et sa mort,
survenue au moment où tous les yeux étaient
fixés sur Pharsale, passa presque inaperçue.
Qui oserait dire pourtant que cette fin, si triste qu'elle
soit, n'était pas méritée ?
N'était-il pas juste, après tout, qu'un homme
qui avait vécu d'aventures pérît comme un
aventurier ? Ce n'était pas un politique
achevé, quoi que prétende Cicéron ; il
lui a manqué, pour l'être, d'avoir une croyance
et de se dévouer à la servir.
L'instabilité de ses sentiments, les
inconséquences de sa conduite, cette sorte de
scepticisme qu'il affectait pour toutes les opinions, n'ont
pas moins nui à son talent qu'à son
caractère. S'il avait su mettre plus d'unité
dans sa vie, s'il s'était attaché de bonne
heure à quelque parti honnête, ses
qualités, trouvant un emploi digne d'elles, auraient
atteint leur perfection. Il aurait pu succomber sans doute,
mais mourir à Pharsale ou à Philippes est
encore un honneur dont la postérité tient
compte. Au contraire, comme il a changé d'opmions
autant de fois que d'intérêts ou de caprices,
comme il a tour à tour servi les partis les plus
opposés sans croire à la justice d'aucun, il
n'a jamais été qu'un orateur incomplet et qu'un
politique de hasard, et il est mort sur un grand chemin comme
un malfaiteur vulgaire. Cependant, malgré ses fautes,
l'histoire a quelque peine à le maltraiter. Les
écrivains anciens ne parlent jamais de lui qu'avec une
secrète complaisance. L'éclat qui entoura sa
jeunesse, les agréments de son esprit,
l'élégance qu'il sut conserver jusque dans les
plus tristes désordres, une sorte de franchise hardie
qui l'empêchait de chercher des prétextes
honorables pour des choses qui ne l'étaient pas, cette
vue nette des situations dans la vie politique, cette
connaissance des hommes, cette fécondité de
ressources, cette vigueur de résolution, cette
intrépidité à tout oser et à
jouer sans cesse sa tête, tant de brillantes
qualités mêlées à de si grands
défauts ont désarmé les juges les plus
rigoureux. Le sage
Quintilien lui-même, si peu fait pour comprendre cette
nature emportée, n'a pas osé cependant
être sévère pour lui. Après avoir
loué les grâces de son esprit et son
éloquence mordante, il se contente d'ajouter pour
toute morale : «C'était un homme qui
méritait de se conduire mieux et de vivre plus
longtemps, dignus vir cui mens melior et vita longior
contigisset (56) !»
Au moment où mourut Caelius, cette jeunesse
élégante dont il était le modèle,
et que les vers de Catulle et les lettres de Cicéron
nous ont permis de connaître, avait déjà
disparu en partie. Il ne restait presque aucun de ces jeunes
gens qui brillaient aux fêtes de Baies et qu'on
applaudissait au forum. Catulle était mort le premier,
au moment où son talent, mûri par l'âge,
devenait plus sérieux et plus élevé. Son
ami Calvus allait le suivre de près, emporté
à trente-cinq ans, sans doute par les fatigues de la
vie publique. Curion avait été tué par
les soldats de Pompée, comme Caelius le fut par ceux
de César. Dolabella survivait, mais pour peu de temps,
et il allait périr aussi d'une façon tragique.
C'était une génération
révolutionnaire que la révolution moissonnait,
car il est vrai de dire, selon le mot célèbre,
que dans tous les temps comme dans tous les pays elle
dévore ses enfants.
(1) De
Orat. 54. |
|
(2) Au
temps des Gracques, le censeur Métellus
s'exprimait ainsi dans un discours où il attaquait
très vivement les célibataires :
«Citoyens, si l'on pouvait vivre sans femmes, nous
nous passerions tous de cet embarras (omnes ea
molestia careremus); mais, puisque la nature a voulu
qu'il fût aussi impossible de s'en passer qu'il est
désagréable de vivre avec elles, sachons
sacrifier les agréments d'une vie si courte aux
intérêts de la république, qui doit
durer toujours». Cette façon d'encourager
les gens à se marier semblait apparemment
très efficace, puisqu'au moment où l'on se
mariait moins que jamais, Auguste crut devoir faire
relire devant le peuple le discours du vieux
Métellus. |
|
(3) T.-Liv.
XXXIV,3. |
|
(4) Pro
Muraen., 12. |
|
(5) Schol.,
Bob, p. Sext., éd. Or., p. 304. |
|
(6) Schwab,
Quaest. Catull., p. 77. |
|
(7) Tous
ces détails et ceux qui suivent sont pris dans le
Pro Caelio de Cicéron. |
|
(8) Macr.,
Sat. II, 10. |
|
(9) Ovid.,
Trist., II, 427. |
|
(10) Apul.,
de Mag., 10. Un savant allemand, M. Schwab, dans
un livre qu'il vient de publier sur Catulle (Quaest.
Catull, 4862), me semble avoir mis hors de doute la
vérité de cette assertion
d'Apulée. |
|
(11) Catull.
Carm.,26. |
|
(12) Catull.
Carm., 86. |
|
(13) Cat.
Carm. 5. |
|
(14) Cat.
Carm. 12. |
|
(15) Cat.
Carm.,10. |
|
(16) Cat.
Carm. 85. |
|
(17) Probablement
avec quelque femme qu'aimait Caelius. Cicéron, en
répondant à cette lettre, lui dit que le
bruit de ses exploits est parvenu jusqu'au mont Taurus.
Beaucoup supposent qu'il s'agit d'exploits
amoureux. |
|
(18) Ad
fam., VIII, 7. |
|
(19) Quint.,
Inst. or., IV, 2. |
|
(20) De
ira, III, 8. |
|
(21) Ad
fam., II,8. |
|
(22) Ad
fam., VIII, 6. |
|
(23) Ad
fam., VIII, 4. |
|
(24) Ad
fam., VIII, 5. Le sens de cette phrase est
changé dans Orelli. |
|
(25) Ad
fam., VIII, 14. |
|
(26) Ad
fam., VIII, 13. |
|
(27) Ad
fam., VIII, 14. |
|
(28) Ad
fam. II, 8. |
|
(29) Voyez
l'excellent mémoire de M. Th. Mommsen
intitulé : Die Rechtsfrage zwischen Caesar und
dem Senat, Breslau, 1857. |
|
(30) Ad
fam., VIII, 14. |
|
(31) On
voit, à la fin du huitième livre du De
bello gallico, que César avait huit
légions en Gaule, une dans la Gaule cisalpine et
deux qu'il donna à Pompée. A la
première menace de guerre, il donna l'ordre
à celles qui étaient en Gaule de se
rapprocher des frontières. Après la prise
de Corfinium, il avait trois de ses anciennes
légions avec lui. |
|
(32) Ad
Att., VII, 4. |
|
(33) Ad
Att., VII, 8. |
|
(34) Ad
Att, VIII, 12. |
|
(35) Ad
fam. VIII, 15. |
|
(36) Ad
Att., VIII, 11. |
|
(37) Ad
Att., IX, 6. |
|
(38) Ad
Att., IX, 12. |
|
(39) Ad
Att., IX, 10. |
|
(40) Ad
fam., II, 16. |
|
(41) Ad
fam., VI, 6. |
|
(42) Ad
fam., VIII, 17. |
|
(43) De
amic, 15. |
|
(44) Il y
aurait de l'injustice à passer sous silence le nom
de Matius, dont il reste une si belle lettre à
propos de la mort de César (Ad fam., XI,
28). Celui-là était pour César un
ami véritable ; mais il faut remarquer que ce
n'est pas parmi ceux qu'il avait faits préteurs ou
consuls et dont il paya si souvent les dettes qu'il
l'avait trouvé. Matius ne remplit jamais aucune
fonction politique importante, et sans la correspondance
de Cicéron son nom ne serait pas arrivé
jusqu'à nous. |
|
>(45) De
bell. civ. III, 53. |
|
(46) De
bell. civ. III, 91. |
|
(47) De
amic. ,15. |
|
(48) Ad
Att, IX, 19. |
|
(49) Ad
Att., IX, 18. |
|
(50) Suét.,Caes.,
54 |
|
(51) Ad
Att., X, 4. |
|
(52) Ad
fam., VIII, 15. |
|
(53) Pro
Flacco, 38. |
|
(54) Ad
fam., VIII, 17. |
|
(55) Un
détail très curieux, conservé par
Quintilien, nous apprend qu'au milieu de ces graves
affaires, dans lesquelles il jouait sa vie, Caelius
conservait la légèreté de son
caractère et son humeur railleuse. Après
que sa chaise curule eut été brisée,
il en fit construire une autre tout en lanières de
cuir et l'apporta au consul. Tous les spectateurs
éclatèrent de rire. On racontait que
Servilius avait, dans sa jeunesse, reçu les
étrivières. |
|
(56) Inst.
orat., X, 1. |