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I- C'est une belle et sage
institution de nos ancêtres, pères conscrits,
de préluder par des prières non seulement aux
actions, mais aux simples discours ; puisque l'homme ne
peut rien entreprendre sous de bons auspices et avec une
pensée intelligente, si les dieux, honorés
d'un juste hommage, ne le soutiennent et ne l'inspirent.
Qui doit être, plus qu'un consul, fidèle
à cet usage ? et quand sera-t-il religieusement
observé, si ce n'est lorsque nous sommes
appelés, par l'ordre du sénat et par le voeu
de la république, à rendre au meilleur des
princes de solennelles actions de grâce ? Eh ! le
plus beau, le plus magnifique présent des dieux
immortels, n'est-ce pas un prince dont l'âme pure et
vertueuse offre d'eux une vivante image ? Oui, quand on
aurait pu douter jusqu'à ce jour si c'est le hasard
ou le ciel qui donne des chefs à la terre, il n'en
serait pas moins évident que le nôtre fut
établi dans ce haut rang par une main divine. Car ce
n'est pas le pouvoir inaperçu de la destinée,
c'est Jupiter lui-même qui a visiblement
désigné ce grand homme, élu, vous le
savez, devant les autels et dans ce temple auguste,
où la présence du dieu n'est pas moins
sensible ni moins réelle que parmi les astres et au
sein des célestes demeures. C'est donc pour moi un
pieux devoir de t'invoquer, ô le meilleur et le plus
grand des dieux, Jupiter, fondateur et soutien de cet
empire, afin que tu me fasses trouver un langage digne d'un
consul, digne du sénat, digne du prince ; afin que
l'indépendance, la vérité, la candeur,
éclatent dans toutes mes paroles, et que mes actions
de grâces ne paraissent pas plus
exagérées par la flatterie, qu'elles ne sont
commandées par la nécessité.
II- Il est une chose que doit
observer, je ne dis pas tout consul, mais tout citoyen qui
parle de notre prince : c'est de n'en rien dire qui puisse
avoir été dit de quelque autre avant lui.
Bannissons donc et rejetons bien loin ces expressions que
la tyrannie arrachait à la crainte. Ne disons rien
comme autrefois ; les maux d'autrefois ne pèsent
plus sur nous. Que nos discours publics soient
différents, quand nos secrets entretiens ne sont
plus les mêmes. Que la diversité des
époques se reconnaisse à celle du langage ;
et que le ton seul des remerciements annonce en quel temps
et à qui les grâces furent rendues. Ne nous
faisons point un dieu pour le flatter : ce n'est pas un
tyran, mais un citoyen ; ce n'est pas un maître, mais
un père, qui est le sujet de ce discours. Il se
croit l'un de nous, et rien ne le distingue et ne le
relève autant que de se confondre avec nous, et de
ne pas oublier qu'il est homme, comme il n'oublie pas qu'il
commande à des hommes. Comprenons donc notre bonheur
; et, par la manière d'en user, montrons que nous en
sommes dignes. Ayons souvent à la pensée
combien il serait odieux de prodiguer plus d'hommages aux
maîtres qui nous veulent esclaves, qu'aux princes
amis de notre liberté. Le peuple romain, pour sa
part, sait faire entre ses chefs une juste
différence ; et si naguère il en proclamait
un le plus beau des hommes, il proclame celui-ci le plus
brave ; si ses acclamations exaltèrent dans un autre
le geste et la voix, elles louent en celui-ci la
piété, le désintéressement, la
douceur. Nous-mêmes, est-ce la divinité de
notre prince, ou son humanité, sa tempérance,
sa bonté, que, dans les élans de l'amour et
de la joie, nous célébrons à l'envi ?
Et quoi de plus conforme à l'esprit d'une
cité et d'un sénat libres, que ce surnom de
Très Bon qu'il a reçu de nous, et que
l'orgueil de ses prédécesseurs lui a rendu
propre et personnel ? Enfin, quel sentiment
d'égalité respire et dans nos cris
d'allégresse, «Heureux empire, heureux
empereur !» et dans ces voeux où nous
demandons tour à tour «qu'il fasse toujours
ainsi, que toujours il soit ainsi loué !»
comme si nous mettions nos éloges au prix de ses
vertus. Et, à ces paroles, ses yeux s'emplissent de
larmes, et son visage se couvre d'une modeste rougeur ; il
reconnaît, il sent que c'est à lui-même
et non au prince qu'elles sont adressées.
III- Cette mesure que nous avons
gardée tous ensemble dans la soudaine expression de
notre enthousiasme, essayons de la conserver
individuellement dans nos discours préparés ;
et sachons que la plus agréable et la plus
sincère action de grâces est celle qui
ressemble le plus à ces acclamations qui n'ont pas
le temps d'être feintes. Quant à moi, je me
ferai une étude d'accorder le ton de mes
éloges à la généreuse modestie
du prince ; et, sans oublier ce qui est dû à
ses vertus, je considérerai ce que peuvent souffrir
ses oreilles. Rare et glorieuse destinée d'un
empereur, auquel son panégyriste redoute moins de
paraître avare que prodigue de ses louanges !
Voilà l'unique souci, la seule difficulté que
j'éprouve en ce jour ; car il est facile,
pères conscrits, d'exprimer la reconnaissance, quand
elle est méritée. Nommer la douceur, ne sera
jamais, pour celui que je loue, un reproche d'orgueil ;
l'économie, de luxe ; la clémence, de
cruauté ; la libéralité, d'avarice ;
la bonté, de malveillance ; la continence, de
débauche ; l'activité, de paresse ; le
courage, de lâcheté. Je ne crains pas
même de plaire ou de déplaire, selon que
j'aurai assez ou trop peu dit. Je regarde les dieux, et je
vois que des prières éloquentes les touchent
moins que l'innocence et la sainteté de leurs
adorateurs ; et que, pour trouver grâce devant eux,
il vaut mieux apporter dans leurs temples une âme
chaste et pure, que des hymnes ingénieusement
composés.
IV- Mais il faut obéir au
décret du sénat, qui, attentif au bien
public, a voulu que, sous le titre d'actions de
grâces, les bons princes entendissent la voix du
consul proclamer ce qu'ils font ; les mauvais, ce qu'ils
devraient faire. Ce devoir est aujourd'hui d'autant plus
solennel et plus obligatoire, que le père des
Romains impose silence aux remerciements particuliers, et
ferait taire aussi la reconnaissance publique, s'il se
permettait de défendre ce qu'ordonne le
sénat. Modération doublement
généreuse, d'interdire ailleurs les actions
de grâces, et de les autoriser ici ! Car ce n'est pas
vous-même, César, qui vous
déférez cet honneur : il vous est librement
offert, vous cédez aux voeux de notre amour ; nous
ne sommes pas forcés de publier vos bienfaits, c'est
vous qui êtes forcé de les entendre. Souvent,
pères conscrits, je me suis représenté
en moi-même combien de grandes qualités sont
nécessaires à celui dont la main souveraine
doit régir les mers, les continents, les guerres et
la paix ; et, tout en créant, au gré de mon
imagination, le modèle d'un prince qui pût
dignement soutenir une puissance comparable à celle
des dieux, il ne m'est jamais arrivé d'en souhaiter,
encore moins d'en concevoir un qui ressemblât au
grand homme que nous voyons. Tel a brillé dans la
guerre, qui s'est éclipsé dans la paix ; tel
a porté avec honneur la toge, mais non les armes.
L'un a pris la crainte pour le respect, l'autre a
cherché l'amour par l'abaissement. Celui-ci a perdu
en public une estime acquise dans sa maison ; cet autre a
terni dans sa maison l'éclat d'une gloire publique.
Enfin nul ne s'est rencontré jusqu'ici, dont les
vertus ne touchassent à quelque vice et n'en fussent
altérées. Mais, dans le prince qui nous
gouverne, quelle heureuse alliance de toutes les belles
qualités ! quel harmonieux accord de toutes les
gloires ! comme, chez lui, l'enjouement n'ôte rien
à la gravité, la simplicité à
la noblesse, la bonté à la grandeur ! Et sa
vigueur, sa taille, son port majestueux, la dignité
de son visage, même cet âge mûr sans
décadence, et ces marques d'une vieillesse
prématurée, dont les dieux semblent avoir
paré sa tête pour la rendre plus
vénérable, tant de signes n'annoncent-ils pas
à tous les regards que l'on voit un prince ?
V- Tel devait être celui que
n'ont fait empereur ni les guerres civiles, ni la
république opprimée par les armes ; mais la
paix, l'adoption, et le ciel enfin réconcilié
avec la terre. Eh ! se pouvait-il qu'il n'y eût
aucune différence entre l'ouvrage des hommes et
celui des dieux ? Leur faveur se déclara sur vous,
César Auguste, à l'instant même de
votre départ pour l'armée ; et leur
volonté se manifesta dès lors par un signe
extraordinaire. Le sang des victimes abondamment
répandu, ou des oiseaux volant à gauche, ont
présagé l'élévation des autres
princes ; vous, César, vous montiez, selon l'usage,
au Capitole, lorsque le cri des citoyens,
interprètes, sans le savoir, des décrets du
ciel, vous accueillit comme un prince déjà
reconnu. La foule était rassemblée sur le
parvis du temple ; et quand les portes s'ouvrirent devant
vos pas, «Salut à l'empereur !»
s'écria-t-elle tout entière, croyant
s'adresser au dieu : l'événement a
prouvé qu'elle s'adressait à vous. C'est
ainsi que tout le monde entendit ce présage ; vous
seul ne le vouliez pas comprendre. Vous refusiez l'empire ;
vous le refusiez, et par là même vous en
étiez digne. Il a donc fallu que vous fussiez
contraint ; or, vous ne pouviez l'être que par la vue
de la patrie en danger et de la république
chancelante. Vous étiez résolu à
n'accepter l'empire que pour le sauver. Aussi l'esprit de
vertige qui a remué si violemment le camp n'y fut-il
envoyé, je pense, que, parce qu'il fallait une
grande force et une grande terreur pour triompher de votre
modestie. Et si le calme de la mer et du ciel est embelli
par le contraste des ouragans et des tempêtes, ne
serait-ce pas aussi pour ajouter aux charmes de la paix qui
règne par vous, qu'une si terrible agitation l'a
précédée ? Tel est le cercle où
roulent les choses humaines : les prospérités
naissent des disgrâces, et les disgrâces des
prospérités. Dieu nous dérobe la
source des unes et des autres, et souvent les causes des
biens et des maux sont cachées sous l'apparence de
leurs contraires.
VI- Un grand scandale a, j'en
conviens, déshonoré le siècle ; une
grande plaie a frappé l'Etat : l'empereur et le
père du genre humain assiégé, captif,
emprisonné ! le plus clément des vieillards
privé du pouvoir de sauver des hommes ! un prince
dépouillé du plus beau privilège de
son rang, je veux dire que sa volonté ne puisse
être forcée ! Toutefois, si la fortune n'avait
que ce moyen de vous placer au gouvernail de la
république, j'oserais presque m'écrier que
nous fûmes trop heureux. La discipline des camps a
été corrompue, afin que vous la fissiez
renaître et refleurir ; un pernicieux exemple a
été donné, afin que vous pussiez y
opposer un exemple admirable ; un prince a
été contraint de faire mourir des hommes
contre sa volonté, afin qu'il nous donnât un
prince invincible à la contrainte. Dès
longtemps vous méritiez une auguste adoption ; mais
nous n'aurions pas su combien vous devait l'empire, si
cette adoption était venue plus tôt. Une
époque a été choisie, où il fut
évident que vous receviez moins encore que vous ne
donniez. La république s'est réfugiée
dans vos bras : l'empire s'écroulait sur l'empereur
; la voix de l'empereur vous en a remis le fardeau.
L'adoption fut un recours à votre assistance, un
appel à votre courage, comme autrefois les grands
généraux, occupés à des guerres
étrangères et lointaines, en étaient
rappelés pour secourir la patrie. Ainsi, dans un
seul et même instant, le père et le fils se
sont fait l'un à l'autre le présent le plus
magnifique : il vous a donné l'empire, vous le lui
avez rendu. Seul donc jusqu'à ce jour vous avez, en
recevant un si grand don, égalé la
reconnaissance au bienfait ; que dis-je ? le bienfaiteur
est lui-même votre redevable : le partage de la
puissance ne fit qu'apporter, à vous plus de soucis,
à lui plus de repos.
VII- O route nouvelle et
inouïe vers le rang suprême ! ce n'est point
l'ambition du pouvoir, ni une crainte personnelle ; c'est
l'intérêt d'autrui et un péril
étranger qui vous ont fait empereur. Qu'on dise, je
le veux, que vous avez atteint ce qu'il y a de plus grand
parmi les hommes ; plus grand encore était le
bonheur que vous avez quitté : vous avez
renoncé, sous un bon prince, à la condition
privée. Vous êtes entré dans une
société de travaux et de soucis ; et ce ne
sont pas les joies et les prospérités de ce
haut rang, ce sont ses épines et ses charges qui
vous l'ont fait accepter. Vous avez consenti à
recevoir l'empire, quand un autre se repentait de l'avoir
reçu. Nulle parenté, nulle liaison ne
recommandait le fils adoptif à celui qui devenait
son père ; rien, si ce n'est une communauté
de vertus qui rendait l'un digne d'être choisi, et
l'autre de le choisir. Aussi ne fûtes-vous pas
adopté, comme plusieurs avant vous, par complaisance
pour une femme : ce n'est pas l'époux d'une
mère, c'est un prince qui a fait de vous son fils ;
Nerva est devenu votre père, dans le même
esprit qu'il était le père des Romains. Et
c'est ainsi qu'un fils doit être choisi, lorsqu'il
l'est par un prince. Eh quoi ! vous allez transmettre
à un seul homme le sénat et le peuple romain,
les armées, les provinces, les alliés ; et
cet homme, vous le prendriez dans les bras d'une
épouse ! vous ne chercheriez l'héritier de la
souveraine puissance que dans votre maison, au lieu de
promener vos regards sur toute la république, et de
tenir pour le premier et le plus proche de vos parents
celui que vous trouverez le meilleur et le plus semblable
aux dieux ! C'est entre tous qu'il faut choisir celui qui
doit commander à tous. Il ne s'agit pas de donner un
maître à vos esclaves, pour que vous puissiez
vous contenter, pour ainsi dire, de l'héritier
nécessaire : empereur, vous devez un prince à
des citoyens. Ce serait orgueil et tyrannie de ne pas
adopter celui que la voix publique élèverait
à l'empire, quand même on ne l'adopterait pas.
C'est cette règle que suivit Nerva : il ne voyait
aucune différence de la naissance à
l'adoption, si l'une n'était pas plus
éclairée par le jugement que l'autre ; si ce
n'est toutefois que les peuples supportent plus facilement
les chances malheureuses de la nature, que les mauvais
choix du prince.
VIII- Il a donc
évité soigneusement cet écueil, et il
a pris conseil, non des hommes seulement, mais des dieux.
Aussi n'est-ce pas dans le fond du palais, mais dans un
temple ; devant la couche impériale, mais devant le
coussin sacré de Jupiter très bon et
très grand, que s'est consommée une adoption
qui ne fondait pas non plus notre esclavage, mais notre
liberté, notre bonheur, notre
sécurité. Les dieux se sont
réservé la gloire de cet acte ; cette oeuvre
fut la leur, c'est leur volonté qui s'accomplit ;
Nerva n'en fut que le ministre : en vous adoptant, il
obéit, comme vous qui étiez adopté.
Des lauriers arrivaient de Pannonie, par une attention du
ciel qui voulait que le symbole de la victoire
décorât l'avénement d'un empereur
invincible. Empereur lui-même, Nerva venait de les
déposer sur les genoux de Jupiter, lorsque tout
à coup, plus auguste encore et plus majestueux que
de coutume, appelant autour de lui l'assemblée des
hommes et des dieux, il vous déclare son fils,
c'est-à-dire l'unique soutien de sa fortune
ébranlée. Alors, comme s'il eût
déposé l'empire (car le déposer et le
partager sont choses peu différentes, si ce n'est
que la dernière est la plus difficile), alors on le
vit, plein d'assurance et rayonnant de gloire,
appuyé sur vous comme si vous aviez
été présent, reposant sur vos
épaules secourables ses destins et ceux de la
patrie, rajeunir de votre jeunesse et se fortifier de votre
vigueur. Aussitôt s'apaisa toute la fureur de la
tempête. Ce ne fut pas l'ouvrage de l'adoption, mais
de celui qui en était l'objet : la résolution
de Nerva eût été vaine, s'il eût
fait choix d'un autre fils. Avons-nous oublié
comment naguère, après une adoption, la
révolte éclata, au lieu de se calmer ?
Celle-ci n'eût été qu'un aiguillon de
colère et un flambeau de discorde, si elle fût
tombée sur un autre que vous. Comment un prince dont
le pouvoir n'était plus respecté aurait-il pu
donner l'empire, si le nom du donataire n'eût
consacré ce grand acte ? Déclaré tout
ensemble fils du prince, César, empereur,
associé à la puissance tribunitienne, vous
avez dès le premier instant reçu tous les
titres que naguère un père véritable
ne conféra qu'à un seul le ses enfants.
IX- C'est un témoignage
éclatant de votre modération, qu'un prince
vous ait désiré, je ne dis pas seulement pour
successeur, mais pour collègue et pour
associé. Car un successeur, on n'est pas
maître de ne point en avoir ; on est maître de
n'avoir pas de collègue. La postérité
croira-t-elle que le fils d'un patricien, d'un consulaire,
d'un triomphateur, à la tête d'une
armée courageuse, puissante, et
dévouée à sa personne, ait
été fait empereur autrement que par cette
armée ? que, commandant en Germanie, ce soit d'ici
qu'il a reçu le nom de Germanique ? qu'il n'ait rien
projeté, rien fait pour devenir empereur, si ce
n'est de le mériter et d'obéir ? Car vous
avez obéi, César, et c'est par soumission que
vous êtes monté à ce haut rang. Jamais
les sentiments d'un sujet n'éclatèrent plus
vivement en vous que le jour où vous cessâtes
de l'être. Déjà empereur, et
César, et Germanicus, absent vous ignoriez vos
grandeurs, et avec ces titres pompeux vous étiez
encore, autant qu'il était en vous, un simple
citoyen. Ce serait beaucoup si je disais. «Vous
n'avez pas su que vous seriez empereur» ; vous
l'étiez, et vous ne le saviez pas. Quand votre
élévation vous fut annoncée, vous
eussiez voulu garder votre ancienne fortune ; mais la
liberté vous en était ravie. Le moyen qu'un
citoyen n'obéit pas à un prince, un
lieutenant à son général, un fils
à son père ? Où serait la discipline ?
Où serait le principe établi par nos
ancêtres, d'accepter avec une âme soumise et
empressée toutes les charges que nos chefs nous
imposent ? Et si l'empereur vous avait fait passer d'une
province dans une autre, d'une guerre à une autre
guerre ? Pensez qu'il vous rappelle pour gouverner
l'empire, du même droit qu'il vous envoya commander
une armée ; et que c'est chose indifférente
qu'il vous ordonne de partir lieutenant ou de revenir
prince, si ce n'est que l'obéissance est plus
glorieuse quand l'ordre nous est moins
agréable.
X- L'autorité du
commandement s'accroissait à vos yeux de tous les
périls qu'elle courait ailleurs, et ce que les
autres lui refusaient de soumission vous semblait un motif
de redoubler la vôtre. Ajoutez les acclamations du
sénat et du peuple, qui vous étaient
répétées. Ce n'est pas la voix seule
de Nerva qui a prononcé votre élection : le
monde entier l'appelait de ses voeux. Le prince a seulement
usé de l'initiative attachée à son
rang ; il a fait le premier ce que tous n'auraient pas
manqué de faire. Non, une approbation si
générale ne suivrait pas une action que le
désir général n'aurait pas
précédée. Mais par quels
ménagements, grands dieux, vous avez
tempéré l'éclat de votre puissance et
de votre fortune ! Inscriptions, images, étendards,
tout vous proclamait empereur ; modestie, travail,
vigilance, tout vous montrait général,
lieutenant, soldat ; alors que vous marchiez d'un pas
infatigable devant des drapeaux et des aigles qui
déjà étaient les vôtres, et que,
vous réservant, pour tout privilège d'une
illustre adoption, les pieux sentiments et la respectueuse
tendresse d'un fils, vous faisiez des voeux pour en porter
le nom pendant de longues et glorieuses années. La
providence des dieux vous avait élevé
à la première place : vous souhaitiez de
rester, de vieillir à la seconde ; vous vous
regardiez comme un homme privé, tant qu'un autre
serait empereur avec vous. Vos prières ont
été exaucées, mais dans la mesure qui
convenait aux intérêts du meilleur et du plus
saint des vieillards. Le ciel l'a redemandé à
la terre, afin qu'après cette oeuvre immortelle et
divine, aucune oeuvre mortelle ne sortît plus de ses
mains. Cet honneur était dû en effet à
la plus grande des actions, qu'elle fût aussi la
dernière ; et il fallait que l'apothéose en
consacrât immédiatement l'auteur, pour que la
postérité mît un jour en question s'il
n'était pas déjà dieu à l'heure
où il la fit. Ainsi, le père des Romains, et
leur père à ce titre surtout qu'il
était le vôtre, Nerva, plein de gloire et
brillant de renommée, après avoir
éprouvé au gré de son désir
combien l'Etat reposait solidement appuyé sur vous,
a laissé en héritage le monde à vous,
et vous au monde ; prince cher à nos souvenirs, et
à jamais regrettable par les mesures mêmes
qu'il avait prises pour n'être pas
regretté.
XI- Vous l'avez pleuré
d'abord, comme un fils devait le faire ; ensuite vous lui
avez élevé des temples, sans imiter ceux qui,
dans des vues différentes, tinrent la même
conduite. Tibère dressa des autels à Auguste,
mais pour donner lieu à des accusations de
lèse-majesté ; Néron à Claude,
mais par dérision ; Titus à Vespasien, et
Domitien à Titus, mais afin de paraître
celui-là le fils, et celui-ci le frère d'un
dieu. Vous, César, quand vous placez votre
père au céleste séjour, ce n'est ni
pour inquiéter les citoyens, ni pour braver le ciel,
ni par vanité : c'est que vous le croyez dieu.
L'apothéose perd de son prix, décernée
par des hommes qui se la donnent à eux-mêmes.
Du reste, quoiqu'il ait reçu de vous des autels, des
coussins sacrés, un flamine, rien n'en fait plus
sûrement et plus visiblement un dieu, que vos
qualités personnelles : car, pour un prince qui a
payé tribut à la nature après avoir
disposé de l'empire, il n'est qu'une preuve, mais
une preuve infaillible de divinité : ce sont les
vertus de son successeur. L'immortalité d'un
père vous a- t-elle inspiré le moindre
sentiment d'arrogance ? Lesquels imitez-vous, ou de ces
derniers princes dont la mollesse se reposait
orgueilleusement sur la divinité paternelle, ou des
vieux et antiques héros, fondateurs de cet empire,
naguère, hélas ! en butte aux incursions et
aux mépris de ses ennemis ? Nous avons vu le temps
où nos défaites n'étaient jamais plus
certaines que quand on étalait des pompes
triomphales. Aussi les barbares avaient-ils relevé
la tête et secoué le joug ; ce n'était
plus pour être libres, c'était pour nous
asservir, qu'ils nous faisaient la guerre ; les
trêves même, ils ne les concluaient que
d'égal à égal ; et, pour leur donner
des lois, il fallait en recevoir d'eux.
XII- Mais aujourd'hui, avec la
terreur et la crainte, l'esprit de soumission est
rentré dans leurs âmes. Ils voient à la
tête des Romains un de ces guerriers des vieux
âges, auxquels des champs couverts de morts et la mer
rougie du sang de l'ennemi conféraient le nom
glorieux d'imperator. Nous recevons donc des otages,
nous ne les achetons plus. Nous ne négocions plus,
au prix d'énormes sacrifices et d'immenses
présents, des victoires imaginaires. Les ennemis
demandent, supplient ; nous accordons, nous refusons, et
toujours comme l'exige la majesté de l'empire. Ceux
qui obtiennent nous rendent grâce ; ceux qui
n'obtiennent pas n'osent se plaindre. Comment
l'oseraient-ils, quand ils savent que vos camps furent
assis en face des nations les plus belliqueuses, dans la
saison la plus favorable pour elles, la plus difficile pour
nous ; lorsque l'hiver unit les deux rives du Danube, et
que le fleuve, durci par la glace, ouvre à la guerre
de vastes chemins ; lorsque ces populations féroces
sont moins armées de fer, qu'elles ne sont
armées de leur ciel et de leur climat ? Mais vous
approchez, et le cours des saisons parait interverti :
l'ennemi se cache, emprisonné dans ses repaires ;
nos légions parcourent les rives dégarnies,
prêtes, si vous le permettiez, à s'emparer des
avantages d'autrui, et à prendre l'hiver des
barbares pour allié contre les barbares.
XIII- Voilà quel respect
votre nom imprime aux ennemis. Dirai-je l'admiration des
soldats, et par quel art vous sûtes l'acquérir
; lorsque vous supportiez avec eux et la faim et la soif ;
lorsque, dans ces exercices qui sont une étude de la
guerre, le simple légionnaire voyait son
général, couvert ainsi que lui de
poussière et de sueur, ne différer des autres
que par la vigueur et l'adresse ; lorsque, bannissant toute
contrainte de ces jeux guerriers, vous lanciez tour
à tour et attendiez les javelots, applaudissant
à la bravoure des soldats, et joyeux toutes les fois
qu'un coup un peu rude heurtait votre casque ou votre
bouclier (car en frappant on s'attirait vos éloges ;
vous vouliez qu'on osât, et on finissait par oser) ;
lorsqu'enfin, témoin des combats et arbitre des
braves, vous aimiez, avant la lutte, à égaler
leurs armes, à essayer leurs traits, et, si une
javeline leur semblait trop pesante, à la darder
vous-même ? Que dirai-je encore ? on trouvait
auprès de vous consolation dans les fatigues,
secours dans les maladies. Jamais on ne vous vit entrer
dans votre tente sans avoir visité celles de vos
compagnons d'armes, ni donner du repos à votre
corps, si ce n'est après tout le monde. Moins
d'admiration me paraîtrait due à de si belles
qualités, si le général qui les
possède vivait parmi les Fabricius, les Scipions,
les Camilles. Une noble émulation, sans cesse
réveillée par quelque vertu plus grande,
enflammerait son ardeur. Mais depuis que l'art de manier
les armes, dégagé de peine et de travail, est
devenu un spectacle et un amusement ; depuis que ce n'est
plus quelque vétéran décoré de
la couronne civique ou murale, mais je ne sais quel
maître venu de Grèce, qui préside
à nos exercices ; honneur à celui qui est
resté seul attaché aux moeurs et aux vertus
antiques ; qui, sans émule et sans modèle, ne
dispute qu'avec lui-même de mérite et de
gloire, et qui, dans un empire où il commande seul,
a seul au commandement des droits incontestables !
XIV- Votre berceau, César,
votre première école, ne furent-ils pas les
travaux guerriers ? Encore enfant, vous cueilliez chez les
Parthes des lauriers qui ajoutaient à la gloire de
votre père, et dès cette même
époque vous acquériez des titres au nom de
Germanique ; le bruit de votre approche mettait à
l'insolence et à l'orgueil des Parthes le frein de
la terreur, et bientôt vous réunissiez dans
une commune admiration le Rhin avec l'Euphrate ; enfin vous
portiez vos pas, ou plutôt votre gloire, d'un bout de
l'univers à l'autre, toujours plus grand et plus
illustre pour le peuple qui vous recevait le dernier : et
alors vous n'étiez encore ni empereur ni fils d'un
dieu ! Des nations nombreuses, des contrées dont
l'étendue est presque sans limites, les
Pyrénées, les Alpes, et d'autres montagnes
d'une hauteur prodigieuse, si on ne les comparait aux Alpes
et aux Pyrénées, vous séparaient de la
Germanie et lui servaient de rempart. Pendant tout le temps
qu'il vous fallut pour conduire, disons mieux (car telle
était votre vitesse), pour enlever vos
légions au delà de cet espace immense, jamais
la pensée de monter à cheval ou sur un char
ne vous fit jeter les yeux en arrière.
Destiné à la représentation
plutôt qu'à vous épargner des fatigues,
votre cheval, exempt de fardeau, marchait avec les autres
à la suite de l'armée ; il ne vous servait
qu'aux jours du repos, lorsque, ardent et bondissant sous
son maître, il soulevait autour des retranchements
des tourbillons de poussière. Admirerai-je le
commencement ou la fin de pareils travaux ? C'est beaucoup
d'avoir persévéré ; c'est plus encore
de n'avoir pas désespéré de votre
persévérance. Oui, sans doute, celui qui, du
fond de l'Espagne, vous avait appelé, comme le plus
puissant auxiliaire, aux guerres de Germanie, cet empereur
fainéant, qui était jaloux des vertus
d'autrui à l'heure même qu'il en avait besoin,
dut, non sans éprouver de secrètes alarmes,
concevoir pour vous toute l'admiration que ce fils de
Jupiter donnait à son roi, en revenant toujours
indompté, toujours infatigable, des périlleux
travaux où l'engageaient ses ordres tyranniques ;
lorsque, dans des expéditions chaque jour
renaissantes, vous renouveliez les prodiges de cette marche
glorieuse.
XV- Tribun dans un âge
encore tendre, vous avez parcouru tour à tour les
régions les plus éloignées avec la
vigueur d'un homme fait. La fortune vous avertissait
dès lors d'étudier à fond et longtemps
ce que bientôt vous deviez prescrire. Sans vous
contenter de voir un camp en perspective, et de traverser
rapidement les grades subalternes, vous avez exercé
le tribunat de manière à pouvoir en sortir
général, et à n'avoir plus de lecons
à recevoir à l'époque où il
faudrait en donner. Dix campagnes vous ont appris à
connaître les moeurs des peuples, la situation des
pays, les avantages des lieux, et à supporter toutes
les eaux et toutes les températures, comme les
fontaines de votre patrie et le climat natal. Combien de
fois vous avez remplacé vos chevaux,
renouvelé vos armes usées par la victoire !
Un temps viendra où nos neveux aimeront à
visiter, et à penser que leurs descendants
visiteront à leur tour, les champs qui furent
arrosés de vos sueurs, les arbres qui
prêtèrent leur ombre à vos repas
militaires, les rochers qui abritèrent votre
sommeil, enfin les maisons qu'un si grand hôte
remplit de sa présence, ainsi que dans les
mêmes lieux on vous montrait à vous-même
les traces vénérables des plus fameux
capitaines. Je parle de l'avenir ! dès maintenant un
soldat, pour peu qu'il soit ancien, n'a pas de plus beau
titre que d'avoir fait la guerre avec vous. Combien s'en
trouve-t-il, en effet, dont vous n'ayez été
le compagnon d'armes avant d'être leur empereur ! De
là vient que vous les appelez presque tous par leur
nom, que vous citez à chacun ses traits de bravoure,
et que nul n'a besoin de vous nombrer les blessures qu'il
reçut pour la république, puisqu'elles eurent
en vous un témoin qui ne fit pas attendre ses
éloges.
XVI- Mais votre modération
est d'autant plus admirable, que, nourri dans la gloire des
armes, vous aimez la paix. Ni le triomphe
mérité par votre père, ni les lauriers
dédiés le jour de votre adoption au dieu du
Capitole, ne vous sollicitent à chercher sans cesse
l'occasion de triompher. Vous ne craignez ni ne provoquez
la guerre. Il est beau, César Auguste, il est beau
de rester sur le bord du Danube, quand il suffirait de le
passer pour vaincre ; de ne pas désirer de
combattre, quand l'ennemi refuse le combat. En cela je vois
une preuve tout ensemble de courage et de modération
: car, de ne pas vouloir combattre, c'est l'honneur de
votre modération ; que l'ennemi ne le veuille pas
non plus, c'est l'effet de votre courage. Le Capitole verra
donc autre chose que des pompes théâtrales et
les vains simulacres d'une victoire supposée ; il
verra un empereur rapportant avec lui une gloire solide et
véritable, la paix, la tranquillité, et
l'aveu le plus éclatant de la soumission des
ennemis, puisqu'il n'aura eu personne à vaincre.
N'est-ce pas là quelque chose de plus grand que tous
les triomphes ? car enfin, toutes les fois que nous avons
vaincu, c'est parce qu'on avait bravé notre empire.
Que si quelque roi barbare pousse jamais l'insolence et la
folie jusqu'à mériter votre colère et
votre indignation, malheur à lui ! de vastes mers,
des fleuves immenses, des montagnes escarpées le
défendront en vain : à la facilité
avec laquelle il verra tomber devant vous ces
barrières impuissantes, il pourra croire les
montagnes aplanies, les fleuves desséchés, la
mer retirée de son lit, et, au lieu de flottes, Rome
elle-même transportée sur ses rivages.
XVII- Il me semble
déjà contempler un triomphe dont la pompe
n'est plus chargée du butin des provinces et de l'or
ravi aux alliés, mais des armes ennemies et des
chaînes des rois prisonniers. J'aperçois les
grands noms des chefs de guerre, et des corps dont l'aspect
ne dément pas ces noms. Je reconnais, sur
d'effrayantes peintures, les faits audacieux des barbares,
et je vois chacun des captifs suivre, les mains
liées, l'image de ses actions ; enfin je vous vois
vous-même, du haut de votre char glorieux, pousser
devant vous les nations vaincues, et, devant ce char, je
vois porter les boucliers que vos coups
traversèrent. Les dépouilles opimes ne vous
manqueraient pas, s'il était un roi qui osât
se mesurer avec vous, et que vos armes, que dis-je ? le feu
seul de vos regards et les menaces de votre front ne
fissent pas trembler, fût-il éloigné de
vous de toute la largeur du champ de bataille, et couvert
par toute son armée. Vous devrez à votre
dernier trait de modération un précieux
avantage : quelque guerre que l'honneur de l'empire vous
force de déclarer ou de repousser, jamais vous ne
paraîtrez avoir vaincu en vue du triomphe ; on saura
que vous triomphez à cause de la victoire.
XVIII- Une merveille m'en
rappelle une autre. Qu'il est beau d'avoir rétabli
dans les camps la discipline détruite et abolie, en
bannisssant ces fléaux du siècle
précédent, la fainéantise,
l'indocilité, le mépris du devoir ! On peut
sans péril imposer le respect ou s'attirer les
coeurs. Un général ne craint plus ou de
n'être pas aimé des soldats, ou d'en
être aimé. Sans s'inquiéter s'il
déplaira, il presse les travaux, assiste aux
exercices, veille à ce que tout soit en bon ordre,
armes, retranchements, soldats. C'est que nous vivons sous
un prince qui ne se croit pas menacé des attaques
préparées contre l'ennemi. Cette faiblesse
était bonne pour ceux qui, ennemis eux-mêmes,
craignaient des représailles. De tels princes
aimaient à voir toute ardeur militaire
s'éteindre, les corps languir aussi bien que les
âmes, et jusqu'aux glaives oubliés
s'émousser et se couvrir de rouille. Alors nos
généraux redoutaient moins les embûches
des étrangers que celles de leurs princes, le fer
des barbares que le bras et l'épée de leurs
compagnons d'armes.
XIX- Dans le ciel, le lever des
grands astres efface les clartés moins vives et
moins puissantes ; ainsi l'arrivée du prince
éclipse la dignité de ses lieutenants. Vous,
cependant, vous étiez plus grand que tous les
autres, mais sans rien ôter à leur grandeur
personnelle. Chacun des chefs retenait, vous
présent, l'autorité qu'il avait en votre
absence ; plusieurs même virent croître pour
eux un respect dont vous étiez le premier à
leur donner des marques. Ainsi, également cher aux
petits et aux grands, l'empereur et le soldat se
confondaient en vous ; et si vos ordres animaient
puissamment le zèle et le travail, votre exemple et
votre empressement à les partager en diminuaient la
fatigue. Heureux ceux qui servaient sous vos enseignes !
leur dévouement et leur capacité ne vous
étaient pas connus par le récit de bouches
étrangères ; vous en jugiez vous-même
sur le témoignage, non de vos oreilles, mais de vos
yeux. Ils y ont gagné cet avantage, que, même
absent, vous n'en croyez personne plus que vous sur le
mérite des absents.
XX- Déjà les voeux
des citoyens vous rappelaient, et l'attrait des camps le
cédait à l'amour de la patrie. Votre marche
est paisible et modeste ; on s'aperçoit que vous
revenez d'une oeuvre de paix. N'attendez pas que je vous
loue de ce que ni un mari ni un père n'ont
tremblé à votre approche : cette
pureté de moeurs, affectée par d'autres, est
chez vous un don de la nature ; c'est un de ces
mérites dont vous ne pouvez vous prévaloir.
Les voitures qui vous sont dues sont
réclamées sans désordre ; aucun
logement n'est dédaigné par vous ; vos vivres
sont ceux de tout le monde. Ajoutez une suite
obéissante et disciplinée : on eût dit
quelque grand capitaine (vous, par exemple) allant aux
armées ; tant il y avait peu de différence de
l'empereur nommé à l'empereur futur ! Oh !
combien dissemblable fut naguère le passage d'un
autre prince (si toutefois le nom de pillage ne convient
pas mieux), alors qu'il chassait devant lui ses hôtes
effrayés, et que tout, à droite et à
gauche, était brûlé,
dévoré, comme si quelque fléau
eût passé sur le pays, ou que les barbares,
devant qui fuyait ce lâche, s'en fussent rendus
maîtres ! II fallait convaincre les provinces que ce
n'était pas l'empereur, mais Domitien, qui voyageait
de la sorte. Vous avez donc moins fait pour votre gloire
que pour l'intérêt général, en
déclarant par un édit ce qui avait
été dépensé pour chacun de vous
deux. Qu'ainsi l'empereur s'accoutume à calculer
avec l'empire ; qu'il parte, qu'il revienne, comme devant
un jour rendre compte ; qu'il publie ses dépenses,
c'est le moyen de n'en pas faire qu'il rougisse de publier.
Il importe d'ailleurs que les princes à venir
sachent, bon gré mal gré, combien
coûtent leurs voyages ; et qu'ayant sous les yeux
deux exemples contraires, ils se souviennent que l'opinion
qu'on aura de leurs moeurs dépend du choix qu'ils
auront fait ou de l'un ou de l'autre.
XXI- Des mérites si
éclatants ne vous donnaient-ils pas des droits
à quelques honneurs, à quelques titres
nouveaux ? Et cependant vous refusiez jusqu'au nom de
Père de la Patrie. Quel long combat il nous a fallu
livrer à votre modestie ! combien tardive a
été notre victoire ! Ce nom, que d'autres ont
reçu le jour même de leur avénement
avec ceux d'Empereur et de César, vous l'avez remis
pour le temps où votre voix, toujours prête
à diminuer le prix des biens dont vous êtes
l'auteur, avouerait enfin que vous le méritez. C'est
ainsi que, seul de tous les hommes, il vous fut
donné d'être le père de la patrie avant
de le devenir. Vous l'étiez dans nos coeurs, dans
notre estime ; et peu importait à la
piété publique comment vous seriez
appelé, s'il n'y eût eu de l'ingratitude
à vous traiter simplement d'Empereur et de
César, quand c'était un père qu'elle
trouvait en vous. Et par quelle bonté, par quelle
douceur vous justifiez ce nom ! oui, vous vivez avec vos
concitoyens comme un père avec sa famille. Revenu
empereur après être parti homme privé,
comme vous aimez à nous reconnaître, à
vous voir reconnu de nous ! Nous sommes les mêmes
à vos yeux ; et vous aussi vous croyez être le
même : vous vous faites l'égal de tous, plus
grand uniquement parce que vous êtes meilleur.
XXII- Quel jour que celui
où vous entrâtes, longtemps attendu et
vivement désiré, dans la capitale de votre
empire ! et la simplicité même de cette
entrée, quels sujets elle offrit d'admiration et de
joie ! Les autres princes s'avançaient, je ne dis
pas montés sur un char superbe et
traînés par quatre chevaux blancs, mais (ce
qui est plus insultant) portés sur les
épaules des hommes. Vous, César, la
majesté seule de votre taille vous élevait
au-dessus de la foule : c'était aussi un triomphe ;
mais c'est de l'orgueil des princes, et non de la patience
des peuples, que vous triomphiez. Aussi ni l'âge, ni
la mauvaise santé, ni le sexe,
n'arrêtèrent personne, et chacun voulut
repaître ses yeux d'un spectacle si nouveau. Les
enfants s'empressaient de vous connaître, les jeunes
gens de vous montrer, les vieillards de vous admirer ; les
malades même, oubliant les ordres de leurs
médecins, se traînaient sur votre passage,
comme s'ils eussent dû y trouver la guérison
et la vie. Les uns, contents de vous avoir vu, de vous
posséder, s'écriaient qu'ils avaient assez
vécu ; les autres, que c'était maintenant
qu'il était doux de vivre. Les femmes même se
réjouirent plus que jamais de leur
fécondité, en voyant à quel prince
elles avaient donné des citoyens, à quel
général elles avaient donné des
soldats. Les toits couverts de spectateurs pliaient sous le
faix, et nulle place n'était vide, pas même
celles où le pied suspendu et mal affermi trouvait
à peine à se poser. Les rues envahies ne vous
offraient plus qu'un étroit sentier, bordé
des deux côtés par un peuple dans l'ivresse.
C'était partout mêmes transports, mêmes
acclamations. Il était juste que tous ressentissent
également la joie de votre arrivée, puisque
vous étiez également venu pour tous ; et
cependant l'allégresse redoublait à mesure
que vous avanciez, et croissait presque à chacun de
vos pas.
XXIII- On aimait à vous
voir embrasser les sénateurs à votre retour,
comme ils vous avaient embrassé à votre
départ ; on aimait à vous entendre appeler
par leur nom les plus honorables chevaliers, sans qu'une
voix étrangère aidât votre
mémoire ; on aimait ces marques d'une
familiarité bienveillante que vous donniez encore
à vos clients après avoir, peu s'en faut,
prévenu leur salut ; mais on aimait surtout cette
lenteur majestueuse avec laquelle vous vous avanciez,
autant que le permettait l'empressement de la foule ; on
aimait que ce peuple curieux vous approchât aussi, ou
plutôt approchât principalement de vous, et que
dès le premier jour vous eussiez commis à la
foi publique votre flanc désarmé. Car vous ne
marchiez point escorté de satellites, mais
environné de citoyens : tantôt c'était
l'élite du sénat, tantôt la fleur de
l'ordre équestre, qui se pressait à vos
côtés, et vos licteurs vous
précédaient tranquilles et silencieux : quant
aux soldats, pour la contenance, le calme, la retenue, ils
ne différaient aucunement du peuple. Vous montez
enfin au Capitole ; alors se réveille (et combien
agréable !) le souvenir de votre adoption. Quelle
jouissance intime pour ceux-là surtout qui les
premiers en ce lieu vous avaient salué empereur !
Oui, le dieu même dut, à cette heure plus que
jamais, se complaire dans son ouvrage. Mais lorsque vos pas
foulèrent le sacré parvis d'où votre
père avait révélé ce grand
secret des dieux, quels transports universels ! quel
redoublement d'acclamations ! que ce jour ressemblait au
jour dont il était l'heureuse conséquence !
quelle place n'était remplie d'autels,
encombrée de victimes ? combien de voeux offerts
pour un seul, et offerts par tous, parce que tous
comprenaient qu'appeler sur vous les faveurs du ciel,
c'était les appeler sur eux-mêmes et sur leurs
enfants ! Du Capitole vous marchez au palais, mais avec le
même visage et la même modestie que vers une
habitation privée ; les autres regagnent leurs
foyers, et chacun va témoigner de nouveau la
sincérité de sa joie dans cet asile où
aucune nécessité n'oblige de se
réjouir.
XXIV- Soutenir un si noble
début aurait été pour tout autre une
tâche difficile : vous, meilleur et plus admirable
chaque jour, vous tenez ce que tant de princes se
contentent de promettre. Pour vous seul, le temps ajoute de
l'éclat et du prix au mérite ; tant vous
joignez heureusement deux choses opposées, la
sécurité d'un long pouvoir et la pudeur d'une
élévation récente ! On ne vous voit
pas renvoyer à vos pieds les embrassements du
citoyen humilié, ni présenter à sa
bouche une main superbe. Votre visage auguste reçoit
son baiser avec la même politesse qu'autrefois, et
votre main n'a rien perdu de sa modeste réserve.
Vous marchiez à pied, c'est à pied que vous
marchez ; vous aimiez le travail, vous l'aimez encore ; la
fortune, qui autour de vous a tout changé, n'a rien
changé en vous. Le prince paraît-il en public,
on est libre de s'arrêter, d'aller vers lui, de
l'accompagner, de le dépasser. Vous vous promenez au
milieu de nous, sans penser que ce soit pour nous un grand
événement ; vous vous communiquez, sans en
exiger de reconnaissance. Quiconque vous aborde peut rester
à vos côtés aussi longtemps qu'il veut
; c'est sa discrétion, et non votre orgueil, qui met
fin à l'entretien. Vous nous gouvernez sans doute,
et nous vous sommes soumis, mais comme nous le sommes aux
lois. Elles aussi répriment nos passions et nos
désirs injustes ; cependant elles sont avec nous,
nous vivons avec elles. Vous êtes dans une position
élevée, dominante, comme les dignités
et la puissance, qui, placées au-dessus des hommes,
appartiennent cependant à des hommes. Les autres
princes, par dédain pour nous, et par une
secrète horreur de l'égalité, avaient
perdu l'usage de leurs pieds. Des esclaves, les
épaules courbées sous le faix, les portaient
au-dessus de nos têtes : vous, la renommée, la
gloire, l'amour des citoyens, la liberté, vous
portent au-dessus des princes eux-mêmes. Cette humble
terre, où vos pas se confondent avec ceux du peuple,
vous élève jusqu'au ciel.
XXV- Je ne crains pas,
pères conscrits, de paraître trop long,
puisque les bienfaits dont on rend grâce au prince ne
sauraient être trop nombreux. Toutefois, il serait
plus respectueux sans doute de les abandonner tout entiers
à vos pensées, que de les toucher rapidement,
et d'effleurer en passant une si noble matière ; car
le silence a du moins un avantage, celui de ne rien
ôter à la vérité. Et comment
dire en peu de mots les tribus enrichies, le
congiarium donné au peuple, et donné
sans réserve, tandis que les soldats n'avaient
reçu qu'une partie du don militaire ? Est-ce
l'ouvrage d'une âme commune, de satisfaire de
préférence ceux à qui on pourrait plus
facilement refuser ? Du reste, un esprit
d'égalité s'est reconnu même en ce
traitement inégal : les soldats ont
été mis de pair avec le peuple en recevant
une partie, mais les premiers ; le peuple avec les soldats,
en recevant le dernier, mais le tout à la fois. Et
quelle générosité dans la
répartition ! quelle attention vigilante à ce
que nul ne fût excepté de vos largesses !
Elles se sont étendues aux personnes inscrites,
depuis votre édit, en remplacement des noms
effacés ; et ceux même à qui rien
n'était promis ont eu leur part aussi bien que les
autres. Les affaires, les infirmités, la mer, les
fleuves, retenaient-ils quelqu'un ; on l'attendait. Vous
avez pourvu à ce que personne ne fût ni
malade, ni occupé, ni absent : libre à chacun
de venir quand il voulait, de venir quand il pouvait.
C'était une oeuvre grande, César, et digne de
vous, de rapprocher par le génie de la munificence
les terres les plus éloignées,
d'abréger par le bienfait les plus longues
distances, de corriger le hasard, d'aller au-devant de la
fortune, de tout faire en un mot pour que nul Romain,
pendant la distribution de vos dons, ne sentît qu'il
était homme, sans s'apercevoir aussi qu'il
était citoyen.
XXVI- Autrefois, lorsque
approchait le jour des largesses, on voyait des essaims
d'enfants, et cette foule qui sera le peuple un jour,
attendre la sortie du prince et remplir les rues sur son
passage. Les pères, empressés de les montrer
à sa vue, élevaient les plus petits au-dessus
de leurs têtes, et leur apprenaient à
bégayer des compliments flatteurs et des paroles
adulatrices. Ceux-ci répétaient la
prière qui leur était dictée, et la
plupart en fatiguaient vainement les oreilles du prince :
ignorant ce qu'ils avaient demandé, ce qu'ils
n'avaient pas obtenu, ils étaient renvoyés
jusqu'au temps où ils ne le sauraient que trop.
Vous, César, vous n'avez pas voulu même qu'on
vous priât ; et, tout agréable qu'eût
été à vos regards le spectacle de
cette naissante génération de Romains, tous
cependant, avant de vous voir ou de vous implorer, ont
été reçus et inscrits par vos ordres.
Ainsi, élevés à l'aide de vos
bienfaits, ils éprouvent dès l'enfance que
vous êtes le père commun ; ainsi, croissant
pour vous, ils croissent aux dépens de vos
trésors ; ils reçoivent des aliments de vos
mains, avant d'en recevoir une solde ; et tous ils doivent
à vous seul autant que chacun doit aux auteurs de
ses jours. Il est beau, César, de soutenir à
vos frais l'espérance du nom romain. Pour un prince
généreux, et qui marche à
l'immortalité, il n'est pas de plus noble
dépense que celle qui est faite au profit de
l'avenir. De grandes récompenses et des peines
proportionnées engagent doublement les riches
à devenir pères. Les pauvres n'ont qu'un
motif d'élever des enfants, la bonté du
prince. Si celui-ci n'entretient d'une main
libérale, s'il n'adopte ceux qui sont nés sur
la foi de son humanité, c'en est fait de l'empire,
c'en est fait de la république : il en hâte la
chute, et vainement alors il protégera les grands ;
la noblesse sans le peuple est une tête sans corps,
qui tombera faute de soutien et d'équilibre. Il est
aisé de comprendre quelle joie vous avez ressentie,
en vous voyant accueilli par les acclamations des
pères et des fils, des vieillards et des enfants. Le
cri de la reconnaissance est le premier qu'aient fait
entendre à vos oreilles ces futurs citoyens,
à qui vous avez donné plus encore que la
nourriture, l'avantage de ne pas la demander. Mettons
néanmoins au-dessus de tout que sous votre empire on
ait goût, on ait intérêt à voir
croître sa famille.
XXVII- Aucun père ne
redoute plus pour son fils d'autres chances que celles de
la fragilité humaine ; et la colère du prince
n'est plus mise au nombre des maux dont on ne guérit
pas. C'est un grand encouragement à élever
des enfants, que de compter pour leurs besoins sur la
générosité impériale ; c'en est
un plus grand, de compter pour leurs personnes sur
l'indépendance et la sécurité.
Disons-le même : que le prince ne donne rien, pourvu
qu'il n'ôte rien ; qu'il ne nourrisse pas, pourvu
qu'il ne tue point, et l'Etat ne manquera jamais de
citoyens qui désirent d'être pères. Au
contraire, qu'il donne et qu'il ôte, qu'il nourrisse
et qu'il tue, certes il aura bientôt réduit
tout homme vivant à gémir non seulement sur
sa postérité, mais sur soi-même et sur
ceux dont il naquit. Il est donc une chose en votre
munificence que je louerai plus que le reste : c'est que,
largesses au peuple, aliments à l'enfance, ce que
vous donnez est à vous. Vous ne nourrissez point les
fils des citoyens, comme les bêtes féroces
nourrissent leurs petits, de sang et de carnage. Le plaisir
de recevoir est doublé par la certitude qu'on ne
reçoit pas la dépouille d'autrui, et que si
beaucoup sont plus riches qu'auparavant, le prince seul est
plus pauvre : encore ne l'est-il pas véritablement ;
car celui qui peut disposer à son gré de tout
ce qu'ont les autres possède autant, lui seul, que
tous les autres réunis.
XXVIII- La multitude de vos
mérites m'appelle à de nouveaux objets.
Nouveaux, ai-je dit, comme si ma respectueuse admiration
n'avait pas encore à proclamer ici que votre
générosité n'est point celle d'une
conscience coupable, qui répand les trésors
pour détourner les censures, et qui veut offrir aux
discours tristes et chagrins de la renommée une plus
riante matière. L'argent donné au peuple, la
nourriture assurée aux enfants, ne furent point la
réparation d'une faute ni d'une cruauté : le
bien que vous faites n'est pas le prix de l'impunité
pour le mal que vous auriez fait ; c'est l'amour que vous
achetez, et non le pardon. En quittant votre tribunal, le
peuple romain se retire votre obligé ; ce n'est pas
lui qui vient de faire grâce. Oui, César, vos
largesses ont été distribuées et
reçues avec une égale joie, une égale
sécurité ; et ce que les autres princes
jetaient à la multitude mécontente pour
désarmer sa haine, vous l'avez offert au peuple avec
des mains aussi pures que l'esprit du peuple était
fidèle. Il ne va guère à moins de cinq
mille, pères conscrits, le nombre des enfants de
condition libre que la munificence de notre prince a
recherchés, découverts, adoptés. Ils
sont élevés aux frais de l'Etat, pour en
être l'appui dans la guerre, l'ornement dans la paix
; et ils apprennent à aimer la patrie, non comme la
patrie seulement, mais comme la mère qui nourrit
leur jeune âge. C'est d'eux que les camps, d'eux que
les tribus se peupleront un jour ; d'eux naîtront
à leur tour des rejetons auxquels ce secours public
ne sera plus nécessaire. Puissent les dieux vous
accorder, César, ce que vous méritez de vie,
et vous conserver les sentiments qu'ils ont mis dans votre
âme ! combien vous verrez se présenter
à chaque distribution de vos grâces une plus
grande foule d'enfants ! Car cette jeune population
s'accroît et se multiplie sans cesse ; non que les
fils soient mieux aimés de leurs pères, mais
parce que les citoyens sont plus chéris du prince.
Vous ferez des largesses, si tel est votre plaisir ; vous
assurerez, si tel est votre plaisir, la subsistance de ceux
qui seront nés : c'est toujours vous qui aurez
été la cause de leur naissance.
XXIX- Il est une chose que je
regarde comme une libéralité
perpétuelle : c'est l'abondance des vivres.
Ramenée jadis par Pompée, elle ne lui fit pas
moins d'honneur que la brigue chassée des comices,
la mer purgée de pirates, l'Orient et l'Occident
parcourus par la victoire. Et Pompée ne
déploya pas alors plus de vertus civiles que n'a
fait depuis le père de la patrie, lorsque, par
l'ascendant de son caractère, par sa bonne foi, il a
ôté comme lui les barrières des routes,
ouvert les ports, rendu à la terre ses chemins, aux
rivages leur mer, à la mer ses rivages, uni enfin
les différentes nations par un commerce si actif,
que les productions d'un lieu semblent nées dans
tous les autres. Ne voyons-nous pas toutes les
années être pour nous des années
d'abondance ? et personne cependant n'éprouve aucun
dommage. Le temps n'est plus où, arrachées
comme une dépouille ennemie aux alliés qui
réclamaient en vain, les moissons venaient
périr dans nos greniers. Les alliés apportent
eux-mêmes les richesses annuelles que leur sol a
produites, que leur soleil a nourries ; on ne les voit
plus, écrasés par des charges nouvelles,
manquer de forces pour acquitter les anciens tributs. Le
fisc achète tout ce qu'il paraît acheter. De
là viennent ces inépuisables provisions, dont
le prix est fixé dans de libres enchères ; de
là vient qu'on regorge ici, et que nulle part on
n'est affamé.
XXX- L'Egypte, glorieuse de sa
fécondité, s'est vantée de n'en rien
devoir au ciel ni à la pluie ; et en effet, toujours
arrosée par son fleuve, et accoutumée
à s'engraisser uniquement des eaux qu'il lui
apporte, elle se couvrait de si riches moissons, qu'elle
semblait le disputer, sans crainte d'être jamais
vaincue, aux plus fertiles contrées. Une
sécheresse inattendue l'a rabaissée tout
à coup au rang des plus stériles : le Nil
paresseux n'avait épanché hors de son lit
qu'une onde tardive et languissante ; c'était encore
un fleuve immense, mais ce n'était qu'un fleuve.
Aussi une grande partie des campagnes, ordinairement
baignées par ses flots réparateurs, se
chargèrent d'une poussière épaisse et
brûlante. Vainement alors l'Egypte souhaita des
nuages et leva ses regards vers le ciel, quand le
père même de sa fécondité,
contraint et resserré dans son cours, avait
circonscrit les dons de cette année en d'aussi
étroites limites que sa propre abondance. Ce fleuve,
si vaste en ses débordements, s'était
arrêté avant d'atteindre les collines qu'il a
coutume d'envahir ; même les plaines basses ou
doucement inclinées ne l'avaient reçu qu'un
instant, et, au lieu de s'en retirer d'un pas lent et
paisible, il s'était hâté de fuir, et
de rendre à l'aridité commune des terres trop
peu rafraîchies. Le pays, privé de
l'inondation qui le fertilise, adressa donc à
César les voeux qu'il adresse d'ordinaire à
son fleuve, et ses maux ne durèrent que le temps
qu'il fallut pour les lui annoncer. Votre puissance agit si
promptement, César, votre bonté toujours
attentive, toujours prête, pourvoit si bien à
tout, que si dans votre siècle il est des
malheureux, il leur suffit, pour être secourus et
soulagés, que vous connaissiez leurs besoins.
XXXI- Je souhaite à toutes
les nations des années abondantes et des terres
fertiles ; je suis tenté de croire cependant que la
fortune, en affamant l'Egypte, a voulu mesurer vos forces
et faire l'essai de votre vigilance ; car lorsque vous
méritez que tout seconde vos désirs, n'est-il
pas évident que si quelque chose les traverse, c'est
un champ que le ciel ouvre à vos vertus, une
matière qu'il prépare à votre gloire,
puisque la prospérité est le partage des
heureux, l'adversité l'épreuve des grandes
âmes ? C'était une opinion reçue, que
Rome ne pouvait vivre et subsister sans le secours de
l'Egypte. Cette nation vaine et insolente
s'enorgueillissait de nourrir ses vainqueurs, et de nous
donner, à la faveur de son fleuve et de ses
vaisseaux, l'abondance ou la famine. Nous avons rendu au
Nil ses richesses : il a repris les grains qu'il avait
envoyés ; les moissons qu'il avait portées
à la mer ont remonté son cours. Que l'Egypte,
avertie par l'expérience, apprenne qu'au lieu de
nous nourrir, elle nous paye tribut ; qu'elle sache qu'elle
n'est point nécessaire au peuple romain, et que
cependant elle lui soit soumise. Le Nil peut à
l'avenir être fidèle à ses rives, et
rester modestement un fleuve : cet événement
n'aura aucune suite pour Rome, aucune même pour
l'Egypte ; si ce n'est que les navires partiront de ce pays
légers et vides, comme ils y retournaient, tandis
que Rome les enverra pleins et chargés, comme elle a
coutume de les recevoir. L'office qu'on demande à la
mer aura changé d'objet ; et c'est pour les flottes
qui vogueront du Tibre au Nil qu'on implorera des vents
favorables et une course rapide. Ce serait
déjà, César, une merveille, que les
marchés de Rome n'eussent pas ressenti la
stérilité de l'Egypte et la paresse du Nil.
Par vos secours et vos soins prévoyants, ils ont
versé jusqu'en cette contrée le surplus de
leur abondance ; et deux choses ont été
prouvées tout ensemble, que nous pouvons nous passer
de l'Egypte, et que l'Egypte ne peut se passer de nous.
C'en était fait de la province la plus
féconde, si elle eût été libre.
Honteuse d'une impuissance de produire qu'elle ne se
connaissait pas, elle ne rougissait pas moins qu'elle ne
souffrait de la faim : vous avez soulagé tout
à la fois ses besoins et sa honte. En voyant
regorger des greniers qu'il n'avait pas remplis, le
laboureur étonné se demandait de quels champs
était venue cette moisson, et quelle partie de
l'Egypte était arrosée d'un autre fleuve.
Ainsi, grâce à vous, la terre n'est plus avare
; et le Nil, toujours officieux, souvent a coulé
plus abondant pour l'Egypte, jamais pour notre
gloire.
XXXII- C'est maintenant que
toutes les provinces se trouvent heureuses d'être
soumises à un empire dont le chef, disposant de la
fécondité des terres, la transporte d'un lieu
à l'autre, selon les temps et les besoins, et
nourrit une nation séparée par la mer, comme
si c'était une partie du peuple et des tribus de
Rome. Le ciel n'est jamais assez prodigue de ses dons pour
dispenser à tous les pays à la fois une
égale abondance : le prince bannit à la fois
de tous, non la stérilité sans doute, mais
les maux qu'elle entraîne ; il y porte, sinon la
fécondité, au moins les biens qu'elle procure
; il unit par de mutuels échanges l'Orient et
l'Occident ; et les nations, recevant l'une de l'autre tout
ce qui peut être produit ou désiré
quelque part, apprennent combien les sujets de l'empire
sont plus heureux sous les lois d'un seul maître que
parmi les luttes qu'enfante l'indépendance. Car,
tant que les biens de tous restent séparés,
chacun porte séparément le poids de ses maux
; quand ils sont confondus et mis en commun, les maux
individuels ne sont ressentis de personne, les biens de
tous deviennent la propriété de tous. Mais,
soit que chaque terre ait sa divinité
particulière, ou chaque fleuve son génie
protecteur, je prie la terre d'Egypte, et le Nil qui
l'arrose, de se contenter de cet exemple de la
libéralité impériale, et de faire
qu'un sol fécondant reçoive les semences et
les rende multipliées. Nous ne réclamons
point d'arrérages ; peut-être cependant
croiront-ils en devoir ; et, d'autant plus
généreux que nous exigeons moins, ils
absoudront par des années, par des siècles
d'abondance, la foi trompeuse d'une seule
année.
XXXIII- Vous aviez pourvu aux
besoins des citoyens, aux besoins des alliés. Des
spectacles ont été vus ensuite, non de
mollesse et de corruption, faits pour énerver et
dégrader les âmes ; mais de ceux qui
encouragent aux nobles blessures et au mépris de la
mort, en montrant jusqu'en des esclaves et des criminels
l'amour de la gloire et le désir de vaincre. Mais
quelle magnificence le prince a déployée dans
ces jeux ! avec quelle justice il y a
présidé, inaccessible ou supérieur
à toute prévention ! Il n'a rien
refusé de ce qu'on demandait ; il a offert ce qu'on
ne demandait pas ; il a fait plus : il nous a
invités à désirer, et, quoique
avertis, nos désirs ont été
devancés par plus d'une surprise. Et quelle
liberté dans les suffrages publics ! quelle
sécurité dans les préférences !
Personne ne fut, comme autrefois, déclaré
impie pour n'avoir pas approuvé un gladiateur. Pas
un spectateur, devenu spectacle à son tour, n'expia
par le croc ou par les flammes de funestes plaisirs. O
délire ! ô ignorance du véritable
honneur ! un prince ramassait dans l'arène des
accusations de lèse-majesté ; il se croyait
méprisé, avili, si ses gladiateurs ne
recevaient nos hommages ; il prenait pour lui le mal qu'on
disait d'eux, et sa divinité lui semblait
violée en leur personne : insensé, qui,
s'égalant aux dieux, égalait à
lui-même de misérables esclaves !
XXXIV- Mais vous, César,
quel beau spectacle vous nous avez offert à la place
de ces horribles scènes ! Nous avons vu amener dans
l'amphithéâtre, comme des assassins et des
brigands, une troupe de délateurs. Et ces brigands
n'attendaient point le voyageur dans la solitude : c'est un
temple, c'est le forum qu'ils avaient envahi. Plus de
testaments respectés, plus d'état certain ;
qu'on eût des enfants, qu'on n'en eût pas, le
danger était le même. L'avarice des princes
avait aggravé ce fléau. Vous avez ouvert les
yeux, César, et déjà pacificateur du
camp, vous avez aussi pacifié le forum. Vous avez
extirpé ce mal domestique, et votre
sévérité prévoyante a
empêché qu'une république dont les lois
sont le fondement ne fût détruite au nom des
lois. Ainsi, quoique votre fortune, d'accord avec votre
munificence, nous ait fait admirer des forces d'hommes
prodigieuses et des courages qui répondaient
à ces forces, et dans les bêtes une
férocité monstrueuse ou une douceur inconnue
; quoique vous ayez étalé publiquement ces
merveilles cachées, ces richesses du palais,
interdites jusqu'à vous aux regards du vulgaire ;
rien cependant n'a été plus agréable,
rien n'a été plus digne du siècle, que
de voir du haut de nos sièges les délateurs,
le cou renversé et la tête en arrière,
montrer leur face hideuse. Nous reconnaissions leurs traits
; nous jouissions, lorsque ces pervers, victimes
expiatoires des publiques alarmes, marchaient, sur le sang
des criminels, à des supplices plus lents et
à des peines plus affreuses. Jetés sur des
navires réunis à la hâte, ils ont
été livrés à la merci des
tempêtes. Qu'ils partent ! qu'ils fuient ces terres
désolées par leurs calomnies ! et si les
flots et les orages en laissent arriver jusqu'aux rochers
de l'exil, qu'ils y habitent d'âpres solitudes et des
côtes inhospitalières ; qu'ils y trainent une
vie dure et tourmentée de soucis ; qu'ils pleurent
en voyant derrière eux le genre humain tranquille et
rassuré !
XXXV- Spectacle mémorable
! une flotte chargée de délateurs est
abandonnée aux vents ; elle est forcée de
déployer ses voiles aux tempêtes, et de suivre
les flots irrités sur tous les écueils
où ils la porteront. On aime à contempler ces
navires dispersés dès la sortie du port, et
à remercier le prince, au bord même de la mer,
d'avoir concilié la justice avec sa clémence,
en confiant aux dieux de la mer la vengeance de la terre et
des hommes. On connut alors ce que peut la
différence des temps, quand on vit le crime
enchaîné sur ces mêmes rochers où
autrefois languissait l'innocence, et ces îles,
naguère peuplées de sénateurs bannis,
se remplir maintenant de délateurs. Et ce n'est pas
pour un jour seulement, c'est pour toujours, que vous avez
réprimé leur audace, en l'enveloppant comme
d'un réseau inévitable de châtiments.
Ils veulent ravir un bien qui n'est pas à eux ;
qu'ils perdent celui qu'ils ont ! Ils brûlent de
chasser autrui de ses pénates ; qu'ils soient
arrachés des leurs. Qu'on ne les voie plus offrir
à des stigmates impuissants leur front de marbre et
d'airain, et rire eux-mêmes de leurs
flétrissures ; qu'ils redoutent des pertes
égales à leurs profits ; que leurs
espérances cessent d'être plus grandes que
leurs craintes, et qu'ils ressentent autant de frayeur
qu'ils en inspiraient ! Déjà Titus avait
pourvu courageusement à la vengeance et à la
sécurité publique, et ce bienfait l'a
placé entre les dieux. Combien vous mériterez
encore mieux le ciel, vous qui avez tant ajouté
à ce qui lui a valu des autels ! Y ajouter
était cependant difficile, après que
l'empereur Nerva, si digne de vous avoir pour fils et pour
successeur, avait fait à l'édit de Titus de
si importantes additions, qu'il semblait que personne ne
pût faire davantage ; personne, excepté vous,
qui avez imaginé autant de sages règlements
que si avant vous l'oeuvre n'eût pas
été commencée. Que de droits à
notre reconnaissance, quand vous auriez dispensé un
à un tous ces biens ! Vous les avez versés
tous ensemble, comme le soleil, comme le jour, qui ne
divise point sa clarté, mais la répand tout
entière ; qui ne se lève point pour une
partie des hommes, mais pour tous à la fois.
XXXVI- Quel plaisir de voir le
trésor public silencieux, paisible, et tel qu'il
était avant les délateurs ! Maintenant c'est
vraiment un temple, c'est le séjour d'un dieu ; ce
n'est plus l'antre où l'on dépouillait les
citoyens, le réceptacle affreux de sanglantes
rapines, le seul lieu dans l'univers où, sous un bon
prince, les gens de bien le cédassent encore aux
méchants. Cependant force est maintenue aux lois ;
aucune atteinte n'est portée à
l'intérêt public, aucune peine n'est remise ;
mais l'innocence est vengée, et le seul changement
survenu, c'est que l'on craint les lois, au lieu de
craindre les délateurs. Mais peut-être ne
réprimez-vous pas l'avidité du fisc avec
autant de sévérité que celle de
l'épargne ? Eh ! vous la réprimez plus
sévèrement encore, parce que vous vous croyez
plus de droits sur votre bien que sur celui de l'Etat. On
dit à l'agent de vos affaires, on dit même
à votre procurateur : Viens en justice ; suis-moi
devant le tribunal. Car un tribunal aussi a
été créé pour les procès
de l'empereur ; tribunal pareil aux autres, si on ne le
mesure par la grandeur de celui qui est en cause. L'urne et
le sort nomment au fisc son juge ; on peut le rejeter, on
peut s'écrier : je ne veux pas de cet homme ; il est
timide, il comprend mal les avantages de son siècle
: je veux cet autre, il aime César d'un amour sans
faiblesse. Le pouvoir et la liberté plaident au
même forum. Honneur à vous ! c'est le fisc qui
est le plus souvent condamné ; le fisc, dont la
cause n'est jamais mauvaise que sous un bon prince.
Voilà certes un grand titre à nos
éloges ; un plus grand, c'est que vous avez des
procurateurs tels, que très souvent les citoyens ne
veulent pas d'autres juges. Toutefois le plaideur est libre
de dire : Ce juge ne me convient pas. Car vous n'imposez
point despotiquement vos dons ; vous savez que le premier
mérite des bienfaits d'un prince, c'est que l'on
puisse aussi ne pas en user.
XXXVII- Les besoins de l'empire
ont donné lieu à plusieurs impôts
réclamés par l'utilité publique, mais
onéreux aux particuliers. De ce nombre est le droit
du vingtième, tribut léger et
tolérable pour les héritiers
étrangers, mais pesant pour ceux de la famille. On
l'a donc exigé des premiers, remis aux seconds. On a
senti que les hommes souffriraient avec une peine
extrême, ou plutôt ne pourraient souffrir,
qu'on entamât et qu'on réduisît des
biens que leur garantissent le sang, la naissance, la
communauté du culte domestique ; des biens qu'ils ne
regardèrent jamais comme une propriété
étrangère et en espérance, mais comme
une possession qu'ils avaient toujours eue, et qu'ils
devaient transmettre un jour à leur parent le plus
proche. Cette faveur de la loi s'appliquait encore aux
anciens citoyens : quant aux nouveaux, soit qu'ils fussent
arrivés au droit de cité par les
privilèges du Latium, ou qu'ils l'eussent
reçu de la bonté du prince, s'ils n'avaient
reçu en même temps les droits de famille, on
les traitait comme étrangers à ceux auxquels
ils avaient tenu de plus près. Ainsi le plus grand
des bienfaits devenait la plus cruelle des injustices ; et
le titre de citoyen romain équivalait à la
haine, à la discorde, à la privation de
parents ou d'enfants, puisqu'ils divisaient, en
dépit de leur tendresse, les personnes les plus
chères l'une à l'autre. Il s'en trouvait
cependant qui attachaient au nom romain un assez grand prix
pour croire ne les pas payer trop du vingtième de
leur fortune, et même du sacrifice de leurs
affections. Mais ceux-là surtout méritaient
de jouir gratuitement de ce titre, qui le tenaient en si
haute estime. Votre père a donc réglé
que les biens qui passeraient de la mère aux enfants
et des enfants à la mère, quand même
ceux-ci n'auraient pas reçu les droits de la famille
avec ceux de la cité, ne seraient pas sujets au
payement du vingtième. Il a garanti la même
immunité au fils héritant de son père,
pourvu qu'il fût placé sous la puissance
paternelle ; persuadé sans doute qu'il y avait
injustice, outrage, presque impiété, à
ce que le nom d'un publicain se mêlât à
ces noms respectables ; qu'un impôt ne pouvait, sans
une sorte de sacrilège, s'interposer, pour les
rompre, dans les relations les plus sacrées ; enfin
qu'aucun revenu ne valait la peine qu'on rendît un
père et un fils étrangers l'un à
l'autre.
XXXVIII- Tel fut l'édit de
Nerva ; édit moins généreux
peut-être qu'il ne convenait à un si bon
prince, mais digne toutefois d'un bon père qui, sur
le point d'adopter un excellent fils, a voulu faire
d'avance un acte de tendresse paternelle, et, content
d'effleurer, pour ainsi dire, ou plutôt d'indiquer
certaines réformes, a laissé à la
bienfaisance de ce fils un ample exercice et une
matière encore neuve. Votre libéralité
a donc aussitôt couronné l'oeuvre de la
sienne, en réglant que le père
héritier de son fils serait, comme le fils
héritier de son père, affranchi du
vingtième, afin qu'au moment où il cesserait
d'être père, il ne perdît pas
jusqu'à l'avantage de l'avoir été. Il
est beau, César, de ne pas souffrir qu'un
impôt soit levé sur les larmes paternelles.
Vous voulez que le père possède sans
diminution les biens de son fils, qu'il ne reçoive
pas un compagnon de son héritage quand il n'en a pas
eu de son deuil ; que personne n'appelle à compter
sa douleur récente et son coeur encore brisé,
et qu'on ne force pas un père à savoir ce
qu'a laissé le fils qu'il vient de perdre. J'honore,
pères conscrits, le bienfait du prince, quand je
montre la justice dans la bienfaisance. J'appelle en effet
politique, ostentation, prodigalité, tout
plutôt que munificence, un présent que la
raison ne justifierait pas. C'était donc,
César, une chose digne de votre humanité
d'adoucir les chagrins paternels, et de ne pas souffrir que
l'amertume de n'avoir plus de fils fût aigrie par une
autre amertume, Ah ! trop malheureux déjà le
père qui, même seul, hérite de son fils
! que sera-ce s'il reçoit un cohéritier que
ce fils ne lui ait pas donné ? Ajoutez que, Nerva
avant exempté du vingtième la succession des
pères dévolue aux enfants, il était
juste que la succession des enfants retournant aux
pères en fût aussi déchargée. A
quel titre en effet les descendants seraient-ils mieux
traités que ceux dont ils descendent ? et pourquoi
la justice ne remonterait-elle pas ? Vous avez,
César, retranché l'exception qui bornait
l'immunité au cas où le fils en mourant
serait sous la puissance paternelle ; rendant, je pense,
hommage à cette loi de la nature qui a voulu que les
enfants fussent toujours dans la dépendance des
pères, et qui n'a pas entre les hommes, comme entre
les bêtes, donné au plus fort la domination et
l'empire.
XXXIX- Non content d'avoir
soustrait le premier degré de parenté
à l'impôt du vingtième, le prince en a
aussi délivré le second ; et, grâce
à lui, le frère et la soeur succédant
l'un à l'autre, l'aïeul ou la grand'mère
héritiers de leurs petits-enfants, le petit-fils ou
la petite-fille héritiers de l'aieul ou de la
grand'mère, jouissent d'une entière
immunité. Il a étendu cette faveur à
ceux auxquels les privilèges du Latium ont ouvert
l'accès à la cité romaine ; et il a
donné à tous à la fois, à tous
également, comme les donne la nature, ces droits
réciproques de parenté, que les autres
empereurs aimaient qu'on sollicitât individuellement,
moins afin d'accueillir la demande, que pour avoir le
plaisir de la repousser. Combien en doit paraître
plus généreux et plus grand celui qui
rassemble, renoue, et fait comme revivre des relations pour
ainsi dire éparses et brisées ; qui offre ce
qu'on refusait d'accorder ; qui prodigue à tous ce
que chacun n'aurait pas obtenu ; enfin qui s'ôte
à lui-même la matière de tant de
bienfaits, et l'occasion d'enchaîner tant de coeurs
par la reconnaissance ! Sans doute il lui semblait
révoltant qu'on implorât d'un homme ce que les
dieux ont donné. Vous êtes frère et
soeur, aïeul et petit-fils : pourquoi donc
demanderiez-vous à le devenir ? votre qualité
réside en vous-mêmes. Qu'ajouterai-je encore ?
un prince si modeste ne croit pas moins odieux de donner
l'héritage d'autrui que de l'ôter.
Réjouissez-vous donc d'arriver aux honneurs, recevez
avec empressement le droit de cité. Ce nouvel
engagement ne laissera plus le père de famille seul,
et pareil au tronc dépouillé de ses rameaux :
chacun jouira de tout ce qui lui fut cher ; seulement il en
jouira dans une situation plus brillante.
XL- La parenté même
la plus éloignée, et ces degrés
où l'alliance s'éteint, ne seront plus, pour
toute succession indistinctement assujettis au
vingtième. Le père commun des Romains a
fixé la somme à laquelle pourrait toucher la
main du receveur. Un héritage pauvre sera
déchargé de l'impôt. La reconnaissance
de l'héritier pourra, si elle veut, tout
dépenser en frais de tombeau et de
funérailles : personne ne sera là qui
l'épie ou la réprime. Quiconque est
appelé à une modique succession peut la
recevoir sans inquiétude, la posséder sans
trouble. La condition est imposée au
vingtième de n'atteindre que celui qui devient
riche. Une rigueur est changée en un sujet de se
réjouir, un sacrifice en une chose désirable
; tout héritier souhaite maintenant d'être
soumis au vingtième. L'édit va plus loin, il
remet les sommes dues et non acquittées sur les
petits héritages, jusqu'au jour où il fut
publié. Pourvoir au passé n'est pas en la
puissance des dieux mêmes, et cependant vous y avez
pourvu : vous avez voulu qu'il cessât de rien devoir
sur un impôt que l'avenir ne devra pas ; c'est faire
en sorte que nous n'ayons pas eu de mauvais princes. Avec
ce caractère, combien vous auriez volontiers, si la
nature le permettait, rendu le sang et les biens à
tant de malheureux dépouillés ou mis à
mort ! Vous avez défendu qu'on exigeât les
dettes d'un siècle qui n'était pas le
vôtre. Qu'un autre s'irrite d'un retard de payement
comme d'une révolte, et le punisse de l'amende du
double ou du quadruple : à vos yeux, c'est une
égale iniquité d'exiger une dette injustement
créée, ou de la créer pour l'exiger
ensuite.
XLI- Vous porterez, César,
tout le poids des sollicitudes consulaires ; car, lorsque
je pense que vous avez tout ensemble fait remise des
offrandes volontaires, comblé de largesses les
soldats et le peuple, chassé les délateurs,
modéré les impôts, il me semble qu'on
pourrait vous demander si vous avez calculé assez
exactement les revenus de l'empire, et si l'économie
du prince a en elle-même d'assez grandes ressources
pour suffire à tant de dépenses, à
tant de libéralités. Comment se fait-il que
d'autres princes, qui ravissaient tout et gardaient toutes
leurs rapines, fussent aussi dépourvus que s'ils
n'avaient rien pris ni rien gardé ; tandis que vous,
qui donnez tant et ne prenez à personne, vous avez
des trésors qui ne s'épuisent jamais ? En
aucun temps il ne manqua chez les princes de ces hommes
à la mine austère et au front sourcilleux,
toujours prêts à défendre avec
dureté les intérêts du fisc. Trop de
princes d'ailleurs eurent d'eux-mêmes l'âme
assez avide et les mains assez ravissantes pour se passer
de maîtres ; c'est de nous cependant qu'ils ont
toujours le plus appris contre nous-mêmes. Pour vous,
César, toutes les adulations, mais surtout celles de
l'avarice, trouvent vos oreilles fermées. Les
flatteurs se taisent, ils demeurent en repos ; et, depuis
qu'il n'y a personne pour écouter les conseils, il
n'y a personne qui songe à en donner. Il s'ensuit
que, si nous vous devons beaucoup pour vos moeurs, nous
vous devons davantage pour les nôtres.
XLII- Les lois Voconia et Julia
enrichissaient encore moins le fisc et le trésor que
les accusations de lèse-majesté, ce crime
unique et spécial de quiconque était sans
crime. Vous avez banni des esprits la crainte de ce
fléau, content d'une grandeur dont nul ne manqua
plus que ceux qui avaient des prétentions à
la majesté. Vous avez rendu aux amis la
fidélité, aux enfants la tendresse, aux
esclaves la soumission. Ceux-ci craignent, ils
obéissent, ils ont des maîtres. Ce ne sont
plus nos serviteurs, c'est nous qui sommes les amis du
prince ; et le père de la patrie ne se croit pas
plus cher aux esclaves d'autrui qu'à ses propres
citoyens. Vous nous avez tous délivrés d'un
accusateur domestique ; et par ce seul acte, heureux signal
du salut public, vous avez éteint, pour ainsi dire,
une autre guerre servile. Et en cela vous n'avez pas moins
fait pour les serviteurs que pour les maîtres : nous
sommes devenus plus tranquilles, eux meilleurs. Vous ne
voulez pas cependant qu'on vous loue de ce bienfait ; et
peut-être aussi n'est-ce pas un sujet d'éloge.
Mais au moins est-il agréable d'en parler, quand on
se souvient de ce prince qui, subornant les esclaves contre
la vie des maîtres, leur montrait les crimes qu'il
voulait punir, et leur dictait ce qu'ils semblaient
révéler : affreuse et inévitable
calamité, que chacun devait subir autant de fois
qu'il aurait des esclaves semblables à
l'empereur.
XLIII- A côté de ce
bienfait, plaçons la sécurité de nos
testaments. Le prince n'est plus, tantôt parce qu'on
l'a nommé, tantôt parce qu'on l'a omis, le
seul héritier de tout le monde. Des titres faux ou
iniques ne vous appellent pas aux successions ; aucun
testateur, ou colère, ou dénaturé, ou
furieux, ne vous prend pour complice ; ce n'est point en
haine d'autrui qu'on fait mention de vous, c'est parce que
vous l'avez mérité. Vous êtes
nommé par vos amis, oublié par les inconnus :
rien de changé depuis que vous êtes prince, si
ce n'est que plus de personnes vous aiment maintenant ;
vous-même aussi en aimez un plus grand nombre.
Continuez, César, à marcher dans cette route
; l'expérience fera voir lequel vaut mieux pour
augmenter, je ne dis pas seulement la renommée du
prince, mais ses trésors, que les citoyens
éprouvent le désir ou subissent la
nécessité de l'avoir pour héritier.
Beaucoup de bienfaits ont été répandus
par votre père, beaucoup par vous-même : il
peut mourir un ingrat, quelqu'un reste pour jouir de ses
biens ; tout ce qui vous en revient à vous, c'est de
la gloire : car si la reconnaissance rend la
générosité plus agréable,
l'ingratitude en rehausse l'éclat. Mais quel prince
avant vous a mis cette gloire au-dessus des richesses ?
quel est celui qui dans nos patrimoines, n'a pas
regardé comme à lui le bien même qui
nous venait de lui ? Les présents des Césars
n'étaient-ils pas, comme ceux des rois, des
hameçons cachés sous l'appât, des
pièges recouverts d'une amorce trompeuse, lorsque,
saisis, pour ainsi dire, par les fortunes privées,
ils s'enlaçaient avec elles, et entraînaient
en se retirant tout ce qu'ils avaient touché ?
XLIV- Oh, qu'il est utile
d'arriver à la prospérité à
travers les disgrâces ! vous avez vécu parmi
nous ; comme nous, vous avez connu les périls,
ressenti les alarmes ; c'était alors toute la vie
des gens de bien. Vous savez par expérience combien
les mauvais princes sont en horreur à ceux
même qui les rendent mauvais. Vous vous rappelez
encore ce que vous désiriez, ce que vous
déploriez avec nous. Chez vous, le jugement de
l'homme privé dirige les actions du prince ; que
dis-je ? vous vous montrez meilleur pour les autres que
vous ne souhaitiez qu'un autre fût pour vous. Quel
changement s'est fait ainsi dans nos esprits ! le comble de
nos voeux était d'avoir un prince qui valût
mieux que le plus méchant des hommes ; aujourd'hui
nous souffririons avec peine celui qui n'en serait pas le
meilleur. Aussi personne n'est-il assez mauvais juge et de
vous et de soi, pour convoiter après vous le rang
où vous êtes : il est plus facile qu'on puisse
vous succéder, qu'il n'est plus facile qu'on le
veuille. Eh ! qui se chargerait volontairement du fardeau
que vous portez ? qui ne redouterait pas un dangereux
parallèle ? Vous avez éprouvé
vous-même combien c'est une pénible
tâche de remplacer un bon prince ; et vous aviez
l'adoption pour excuse. Est-ce l'objet d'une facile et
commune émulation, qu'un gouvernement où nul
n'achète la sûreté aux dépens de
l'honneur ? La vie est assurée à tous, et en
même temps la dignité de la vie. Ce n'est plus
être sage et avisé que de couler
obscurément ses jours : la vertu jouit, sous le
pouvoir d'un seul, des mêmes récompenses que
sous le règne de la liberté. Le
témoignage de la conscience n'est plus l'unique
salaire des bonnes actions. Vous aimez le courage dans les
citoyens, et, loin de réprimer et d'abattre les
caractères fermes et vigoureux, vous vous plaisez
à les soutenir, à les élever. On se
trouve bien de la probité, quand c'est beaucoup
déjà qu'on ne s'en trouve plus mal : c'est
à elle que vous offrez les dignités, les
sacerdoces, les provinces ; elle fleurit sous l'abri de
votre amitié, de votre estime. Ce prix,
assuré aux hommes d'honneur et de talent,
aiguillonne ceux qui leur ressemblent, attire ceux qui ne
leur ressemblent pas : car ce qui fait les bons et les
méchants, c'est le profit qu'on trouve être
l'un ou l'autre. Peu d'esprits sont assez forts pour fuir
ou pour rechercher l'honnête et le honteux,
indépendamment de leurs résultats. Le reste
des hommes, voyant donner les récompenses du travail
à la paresse, de la vigilance au sommeil, de la
frugalité à la débauche, emploient,
pour les obtenir à leur tour, les moyens que le
succès recommande. Ils veulent être et
paraître tels que ceux dont ils envient le sort, et,
en le voulant, ils y réussissent.
XLV- Avant vous, les princes (si
l'on en excepte votre père, et peut-être un ou
deux autres, encore est-ce trop dire)
préféraient dans les citoyens le vice
à la vertu : d'abord, parce qu'on aime à se
retrouver dans autrui ; ensuite, parce qu'ils attendaient
une obéissance plus servile d'hommes qui ne seraient
bons qu'à faire des esclaves. C'est sur
ceux-là qu'ils accumulaient toutes les grâces
: quant aux gens de bien, plongés et comme ensevelis
dans la retraite et l'obscurité, s'ils les en
tiraient quelquefois pour les produire au jour,
c'était par la délation et les
persécutions. Vous, au contraire, vous choisissez
vos amis parmi les plus vertueux ; et c'est bien justice en
effet, que ceux-là soient les plus chéris
d'un bon prince, qui ont été les plus
haïs d'un mauvais. Vous savez que si la nature a mis
entre un maître et un prince une différence
profonde, le gouvernement d'un prince n'agrée
à personne plus qu'à ceux qui abhorrent
davantage le pouvoir d'un maître. Aussi vous
élevez ceux qui pensent ainsi ; vous les montrez
comme autant d'exemples qui apprennent au monde quels
principes et quels hommes obtiennent votre estime ; et si
vous n'avez accepté jusqu'ici ni la censure ni la
préfecture des moeurs, c'est que vous aimez mieux
éprouver nos coeurs par des bienfaits que par des
sévérités. Et peut-être aussi le
prince sert-il mieux la morale en souffrant les bonnes
moeurs qu'en les imposant. Nous nous plions, dociles
imitateurs, à tous les mouvements du prince, et nous
le suivons partout où il nous mène : car nous
voulons en être aimés, en être
estimés ; et on l'espèrerait vainement, si on
ne lui ressemblait pas. Une longue et continuelle attention
à plaire nous a conduits au point de vivre presque
tous selon les moeurs d'un seul ; or, nous ne sommes pas si
malheureusement nés que, pouvant imiter les mauvais
princes, nous ne puissions imiter les bons. Continuez donc,
César, et vos maximes, vos actes auront toute la
force et tout l'effet de la censure. Car la vie du prince
est une censure véritable, perpétuelle ;
c'est sur elle que nous nous réglons, sur elle que
nous fixons nos regards ; et nous avons moins besoin de
commandements que d'exemples. La crainte enseigne mal le
devoir ; les leçons de l'exemple sont plus efficaces
: leur premier avantage est de prouver la
possibilité de ce qu'elles prescrivent.
XLVI- Et quelle terreur eût
pu faire ce qu'a fait le seul respect de votre nom ? Un
prince a obtenu que le peuple romain souffrît
l'abolition du spectacle des pantomimes, mais non qu'il la
voulût : et voilà qu'on implore de vous ce
qu'un autre imposait ; qu'on reçoit comme une
grâce ce qu'on subissait comme une
nécessité. Oui, le même concert de
voeux qui avait arraché à votre père
le rétablissement de ces histrions vous a
porté à les bannir du théâtre.
Et ce fut une double justice : il convenait de rappeler
ceux qu'un mauvais prince avait bannis, et de les bannir
après les avoir rappelés ; car, à
l'occasion du bien que font les méchants, il faut
agir de telle sorte qu'il soit évident que l'auteur
a déplu, et non l'oeuvre. On voit donc ce même
peuple, qui applaudissait autrefois un empereur
comédien, réprouver maintenant et condamner,
jusqu'en des pantomimes, les arts efféminés
et les talents indignes de ce beau siècle : preuve
évidente que le vulgaire s'instruit à
l'école des princes, puisque une réforme qui,
ordonnée par un seul, serait très
sévère, a été faite par le
concours de tous. Persistez, César, dans cet esprit
de sagesse et de conduite, par l'influence duquel une
privation qui paraissait dure et arbitraire est
passée dans les moeurs. Ceux qui avaient besoin
qu'on les réprimât ont les premiers
corrigé leurs vices, et ceux qu'il fallait
réformer ont été leurs propres
réformateurs. Aussi personne n'accuse-t-il votre
sévérité, quoiqu'il soit libre
à chacun de le faire ; mais telle est la nature des
choses, que nul prince n'est l'objet de moins de plaintes
que celui sous lequel toute plainte est permise ; et tels
sont les actes de votre gouvernement, qu'il n'est pas une
classe d'hommes qui n'ait lieu d'y applaudir et de s'en
féliciter. Les bons reçoivent le prix du
mérite ; les méchants (indice certain d'une
société parfaitement tranquille) ne craignent
ni ne sont craints. Vous redressez les erreurs, mais quand
elles vous implorent ; et vous ménagez à ceux
que vous rendez meilleurs cette gloire de plus, qu'ils ne
paraissent pas le devenir par force.
XLVII- Et les moeurs, et l'esprit
de la jeunesse, avec quelle sollicitude de prince vous les
formez ! en quel honneur sont auprès de vous les
maîtres d'éloquence ! de quelle
considération vous environnez les philosophes !
comme vous avez ranimé, vivifié, rendu
à leur patrie ces nobles études que la
barbarie des derniers temps punissait de l'exil, alors
qu'un prince dont la conscience était
souillée de tous les vices bannissait, moins
peut-être par aversion que par honte, des sciences
ennemies du vice ! Ces mêmes sciences, vos bras leur
sont ouverts ; vos yeux, vos oreilles en font leurs
délices ; ce qu'elles recommandent, vous le
pratiquez ; vous les chérissez autant qu'elles vous
honorent. Quel est l'ami des lettres qui, parmi tant
d'autres sujets de louanges, ne loue surtout la
facilité avec laquelle on est admis auprès de
vous ? Ce fut une grande pensée de la part de votre
père, d'inscrire sur cette demeure, qui, sous vos
prédécesseurs et les siens, était une
forteresse, le titre de palais public : inscription vaine
cependant, s'il ne s'était donné un fils qui
pût y habiter comme en un lieu public. Que ce titre
s'accorde bien avec vos moeurs ! et comme on croirait, par
tout ce que vous faites, qu'il n'eut pas un autre auteur
que vous-même ! Quel forum, quels temples, sont aussi
ouverts que votre palais ? Non, le Capitole, ce
théâtre auguste de votre adoption, n'est pas
d'un abord plus commun, plus accessible à tous.
Point de barrières à forcer : ce n'est pas
chez vous qu'après avoir passé d'humiliation
en humiliation, et franchi le seuil de mille portes, on
trouve toujours devant soi quelque chose qui résiste
et qui fait obstacle. Devant vous, derrière vous,
mais surtout près de vous, règne un
majestueux repos. Partout le silence est si profond, la
décence si religieusement gardée, que de la
maison du prince on rapporte, sous les toits les moins
riches et aux plus humbles foyers, des exemples de modestie
et de tranquillité.
XLVIII- Vous-même, avec
quelle bonté vous recevez, vous attendez tout le
monde ! que de loisirs vous savez trouver chaque jour,
parmi les soins infinis du rang suprême ! Ainsi nous
n'arrivons plus à l'audience impériale la
frayeur dans l'âme, et frappés de la crainte
qu'un instant de retard mette notre tête en
péril. Nous y venons pleins de confiance et de joie,
à l'heure qui nous est commode ; et, au moment
d'être reçus chez le prince, il est telle
affaire qui peut nous retenir à la maison comme plus
indispensable. Auprès de vous, nul besoin d'excuse ;
nous sommes d'avance excusés. Vous savez que c'est
soi-même qu'on satisfait, en cherchant le bonheur de
vous voir, de grossir votre cour ; aussi vous
communiquez-vous et généreusement, et
longtemps. La fuite et la solitude ne succèdent
point à vos réceptions : nous demeurons, nous
nous arrêtons, comme en notre commun domicile, dans
ce palais que naguère le plus affreux des monstres
avait environné d'un rempart de terreur ;
tantôt s'y renfermant comme dans un antre, pour boire
à loisir le sang de ses proches ; tantôt
s'élançant de son repaire, pour porter le
carnage et la mort dans les rangs les plus illustres.
L'horreur et la menace en gardaient les portes ; admis ou
repoussé, on tremblait également. Ajoutez
l'abord terrible de cet homme et sa vue effrayante,
l'orgueil de son front, la colère de ses yeux, la
pâleur efféminée de son corps, et, sur
son visage, l'impudence toute couverte d'une trompeuse
rougeur. On n'osait adresser la parole à celui qui
cherchait toujours les ténèbres et le
silence, et qui ne sortait de la solitude que pour
répandre autour de lui la désolation.
XLIX- Entre ces murailles,
cependant, où le tyran croyait sa vie si bien
assurée, il avait renfermé avec lui la
trahison, les embûches, un dieu vengeur des crimes.
Le châtiment s'est fait jour à travers les
satellites ; et, malgré les obstacles qui
rétrécissaient toutes les avenues, il a
pénétré non moins facilement que si
l'entrée eût été libre et les
portes ouvertes. Où était alors la
divinité du prince ? et que lui servirent ces
appartements secrets et ces réduits cruels,
où la crainte, et l'orgueil, et la haine des hommes,
le tenaient confiné ? Combien plus sûr et plus
tranquille est ce même palais, depuis que ce n'est
plus la cruauté, mais l'amour, qui veille à
sa garde ; depuis qu'il n'est plus défendu par une
enceinte de solitude et par une multitude de
barrières, mais par l'affluence des citoyens !
L'expérience nous apprend donc que la garde la plus
fidèle d'un prince est l'innocence de sa vie ! C'est
une forteresse inaccessible, un rempart inexpugnable, que
de n'avoir pas besoin de rempart. Vainement il s'entourera
d'épouvante, celui que l'affection ne
protégera pas ; car les armes provoquent les armes.
Mais ce ne sont pas seulement les heures sérieuses
de la journée que vous passez sous nos yeux et au
milieu de nous. Ne voit-on pas la même foule assister
à vos délassements et partager vos plaisirs ?
Ne peut-on pas dire que vos repas sont publics et votre
table commune ? Quelle part vous prenez aux délices
que nous y goûtons ! quel empressement à nous
entendre, à nous répondre ! et, quand votre
frugalité abrège la durée des festins,
combien votre bonté la prolonge. Qu'un autre,
l'estomac tendu, avant le milieu du jour, par les
excès d'un repas solitaire, promène sur ses
convives des regards observateurs ; que, plein de
nourriture et gorgé de bonne chère, il jette
à des hommes à jeun, plutôt qu'il ne
leur sert, des mets auxquels lui-même dédaigne
de toucher ; que, sorti enfin de cette gênante et
orgueilleuse représentation qu'il appelle un
banquet, il retourne à ses orgies clandestines et
à ses débauches secrètes ; cet usage
n'est point le vôtre. Aussi n'est-ce pas la vaisselle
d'or et d'argent, ni l'ingénieuse ordonnance de vos
festins, que nous admirons ; c'est la douceur et
l'agrément de votre commerce, douceur dont on ne se
rassasie jamais, parce que tout y est vrai, tout y est
sincère, tout y est plein d'une noble
décence. Ce n'est plus le temps où les
mystères d'une superstition étrangère
et d'obscènes bouffonneries entouraient la table du
prince ; une politesse engageante, un honnête
enjouement et de savants entretiens les ont
remplacés. Après le repas, vous donnez au
sommeil quelques instants, mesurés avec
épargne ; et votre amour pour nous resserre dans les
plus étroites limites le temps que vous passez loin
de nous.
L- Mais si nous sommes
associés à la jouissance de vos biens, avec
quelle inviolable sûreté nous possédons
les nôtres ! On ne vous voit pas, chassant les
anciens maîtres, envelopper le dernier étang,
le dernier lac, la dernière forêt, dans
l'immensité de vos domaines. Les fleuves, les
fontaines, les mers, ne servent plus de spectacle à
un seul homme : 1'oeil de César peut voir quelque
chose qui ne soit pas à César, et le
patrimoine du prince est enfin moins grand que son empire ;
car il rend à l'empire beaucoup de richesses dont
ses prédécesseurs grossissaient leur
patrimoine, non pour en jouir eux-mêmes, mais afin
que nul autre n'en jouît. Aussi les demeures
illustres s'ouvrent à des maîtres dignes de
fouler des traces illustres, et l'asile de la gloire n'est
plus souillé par un propriétaire esclave, ou
condamné, par un hideux abandon, à tomber en
ruine. Nous pouvons contempler les plus beaux
édifices, réparés, agrandis,
dépouillés de la rouille du temps :
signalé service que vous rendez non seulement aux
hommes, mais encore aux habitations des hommes, d'en
arrêter la chute, d'en bannir la solitude, et de
prévenir, dans le même esprit qui les fit
élever, la destruction de ces grands monuments. Tout
muets et inanimés qu'ils sont, ils me paraissent
ressentir votre bienfait, se réjouir d'avoir repris
leur éclat, d'être habités, et
d'appartenir enfin à des maîtres qui savent ce
qu'ils possèdent. Un immense tableau circule au nom
de César, contenant le détail de tout ce
qu'il veut vendre ; comme pour faire détester
l'avarice d'un tyran qui avait tant de désirs parmi
tant de superflu. Alors était mortelle auprès
du prince, à celui-ci une maison un peu vaste,
à celui-là une campagne agréable. Le
prince aujourd'hui est le premier à chercher,
à donner de sa main, des maîtres à ces
mêmes biens. Ces jardins qui appartinrent jadis
à un grand général, ce palais aux
portes de Rome qui n'appartint jamais qu'à un
César, nous y mettons l'enchère, nous les
achetons, nous les occupons. Telle est la
générosité du prince, qu'il nous croit
dignes de posséder ce que possédèrent
des empereurs ; telle est la sécurité des
temps, qu'aucun de nous ne s'effraye d'en être
jugé digne. Mais c'est peu d'offrir à vos
citoyens le moyen d'acheter ce qui leur plaît : vous
leur donnez libéralement les plus beaux domaines,
vous leur donnez ce qu'un choix auguste, ce que l'adoption
a rendu vôtre ; vous leur transmettez ce que vous
avez reçu d'une volonté libre ; et il n'est
pas de bien que vous regardiez comme plus à vous,
que celui que vous possédez par les mains de vos
amis.
LI- Vous ne mettez pas moins de
réserve à bâtir que de soin à
conserver. Aussi ne voit-on plus d'énormes pierres,
transportées par la ville, en ébranler les
édifices ; les maisons ne craignent plus de
secousses, et les faîtes des temples ont cessé
de trembler. Vous croyez avoir assez et trop de biens :
successeur du plus désintéressé des
princes, il est beau de trouver du superflu à
retrancher sur ce qu'un tel prince vous a laissé
comme nécessaire : ajoutons que, si votre
père dérobait à ses jouissances ce que
lui avait donné le rang suprême, vous
dérobez aux vôtres ce que vous a donné
votre père. Mais combien vous êtes magnifique
dans les ouvrages publics ! Ici des portiques, là
des édifices sacrés s'élèvent
comme par enchantement, et de si grandes constructions
ressemblent à de rapides métamorphoses.
Ailleurs, l'immense pourtour du cirque défie la
beauté des plus superbes temples : cirque vraiment
digne de recevoir les vainqueurs du monde, et qui ne
mérite pas moins d'être vu que les spectacles
qu'on y viendra regarder. Il le mérite et par toutes
ses beautés, et par cette égalité de
places qui semble confondre le prince avec le peuple.
Partout le même aspect ; rien ne rompt la
continuité des sièges, rien ne sort du niveau
; point de tribune qui soit plus exclusivement
destinée à César que le spectacle
même. Ainsi vos citoyens pourront vous voir comme
vous les verrez. Il leur sera permis de contempler, non
plus la chambre du prince, mais le prince en personne,
assis au milieu du peuple, de ce peuple auquel vous avez
donné cinq mille places de plus. Aussi bien vos
généreuses largesses avaient accru le nombre
de ceux qui le composent ; et vous avez voulu qu'il
s'accrût encore sur la foi de votre
libéralité.
LII- Si un autre avait un seul de
ces titres glorieux, depuis longtemps on le verrait, la
tête couronnée de rayons, briller en or ou en
ivoire parmi les immortels ; et il n'y aurait pour lui ni
autels trop augustes, ni victimes trop grandes. Vous,
César, vous n'approchez des dieux que pour les
adorer ; vous tenez à honneur que vos statues
fassent la garde devant les temples et en bordent
l'entrée. Ainsi les dieux conservent sur la terre
les honneurs souverains, puisque vous n'ambitionnez point
les honneurs des dieux. Votre image se voit, une ou deux
fois seulement, dans le vestibule de Jupiter très
bon et très grand ; encore n'êtes-vous
représenté qu'en bronze ; tandis que
naguère toutes les avenues, tous les degrés,
tout le parvis du temple, étincelaient d'or et
d'argent, ou plutôt en étaient souillés
; alors que, mêlés parmi les statues d'un
prince impur, les simulacres des dieux avaient perdu leur
majesté. Aussi ces simples bronzes, si peu nombreux,
subsistent et subsisteront tant que durera le temple ; au
lieu que ces innombrables statues d'or ont servi, en
tombant, de victimes à la joie publique. On aimait
à briser contre terre ces visages superbes, à
courir dessus le fer à la main, à les rompre
avec la hache, comme si cette matière eût
été sensible, et que chaque coup eût
fait jaillir le sang. Personne ne fut assez maître de
ses transports et de sa tardive allégresse pour ne
pas goûter une sorte de vengeance à contempler
ces corps mutilés, ces membres mis en pièces
; à voir ces menaçantes et horribles images
jetées dans les flammes et réduites en
fusion, afin que le feu tournât à l'usage et
au plaisir des hommes ce qui les fit si longtemps
frissonner d'épouvante. C'est aussi par respect pour
les dieux que vous ne souffrez pas, César, que nos
actions de grâces soient adressées à
votre bonté en présence de votre génie
tutélaire ; vous voulez qu'elles le soient à
la face de Jupiter très bon et très grand ;
comme si nous tenions de lui tout ce que nous tenons de
vous, comme si tous vos bienfaits étaient l'oeuvre
du dieu à qui nous vous devons. Ce n'est plus le
temps où l'on voyait, sur le chemin du Capitole,
d'immenses troupeaux de victimes, interceptés, pour
ainsi dire, et détournés de leur route, aller
tomber en grande partie devant la plus affreuse image du
plus féroce tyran, pour laquelle le sang des animaux
coulait aussi abondamment que lui-même versait le
sang des hommes.
LIII- Tout ce que je dis en ce
moment, pères conscrits, et tout ce que j'ai dit sur
les autres princes, a pour but de montrer quelle longue et
funeste habitude avait dépravé et corrompu le
pouvoir, quand le père de la patrie est venu le
réformer et en redresser les voies ; d'ailleurs la
louange ne reçoit tout son prix que de la
comparaison. Et c'est aussi le premier devoir de la
reconnaissance envers un excellent empereur, de condamner
sévèrement ceux qui ne lui ressemblent pas.
Ce serait aimer trop peu les bons princes, que de ne pas
haïr assez les mauvais. Ajoutez que, de tous les
mérites de notre empereur, il n'en est pas de plus
grand ni de plus populaire que la liberté qu'il
laisse de faire le procès aux tyrans. Notre douleur
a-t-elle oublié que Néron a eu
récemment un vengeur ? Eût-il permis qu'on
attaquât la mémoire et la vie de ce prince,
celui qui vengeait sa mort ? et eût-il manqué
de s'appliquer à lui-même le mal qu'on
eût dit de son pareil ? Aussi, César, j'estime
à l'égal de tous vos autres bienfaits,
au-dessus même de plusieurs, le droit que nous
pouvons exercer chaque jour de faire justice, au nom du
passé, des tyrans qui ne sont plus, et d'avertir par
cet exemple les tyrans à venir, qu'il n'est aucun
lieu, aucun temps qui puisse donner le repos à leurs
mânes, et soustraire les fléaux de la patrie
à l'exécration de la postérité.
Ne craignons donc pas, pères conscrits, de faire
éclater nos douleurs et nos joies :
réjouissons-nous des biens présents,
gémissons des maux passés. On doit faire l'un
et l'autre à la fois sous un bon prince. Que ce soit
là le fond de nos pensées, de nos entretiens,
de nos actions de grâces même, et
souvenons-nous que le plus bel éloge qu'on puisse
faire de l'empereur vivant, c'est de censurer ceux d'avant
lui qui méritèrent le blâme : car le
silence de la postérité sur un mauvais prince
est le signe assuré qu'il a un imitateur dans le
prince qui gouverne.
LIV- Quel était le lieu
où n'eût pénétré un
malheureux esprit d'adulation ? Les jeux même et les
spectacles s'emparaient du nom des empereurs ; on dansait
leur éloge ; des voix, des airs, des gestes
efféminés le pliaient à toutes les
formes d'une avilissante bouffonnerie. Honteux
rapprochement ! le prince était loué à
la même heure dans le sénat et sur la
scène, par un histrion et par un consul ! Vous avez
repoussé loin de vous ces hommages de
théâtre. Aussi des muses sérieuses et
l'éternel témoignage de nos annales
célébreront votre gloire, bien mieux que ces
louanges d'un moment et ces ignobles flatteries. Que dis-je
? le théâtre entier se lèvera par
vénération pour vous, avec un empressement
d'autant plus unanime que la scène gardera sur vous
un plus profond silence. Mais à quels objets
s'arrête mon admiration, lorsque vous touchez avec
tant de réserve aux honneurs même qui vous
sont offerts par nous, et que souvent vous les refusez tout
à fait ? Avant vous, il ne se traitait pas dans le
sénat une affaire si vulgaire, si petite, que tout
sénateur appelé à dire son avis ne
fît une digression à la louange du prince. Il
s'agissait d'augmenter le nombre des gladiateurs, ou
d'instituer un collège d'artisans ; et, comme si les
limites de l'empire eussent été
reculées, tantôt nous votions des arcs de
triomphe d'une grandeur prodigieuse, et des inscriptions
auxquelles ne suffisait pas le frontispice des temples,
tantôt nous imposions aux mois de l'année, et
à plus d'un à la fois, le nom des
Césars : et ceux-ci le souffraient, ils s'en
réjouissaient, comme s'ils l'eussent
mérité. Maintenant qui de nous, oubliant
l'objet de la délibération, acquitte en
éloges pour le prince ce qu'il doit en conseils ?
Notre indépendance est l'oeuvre de votre
modération ; c'est afin de vous plaire que nous
venons au sénat, non pour disputer entre nous de
flatterie, mais pour faire et recevoir justice, prêts
à payer à votre franchise et à votre
générosité cette reconnaissance bien
légitime, de croire que vous voulez ce que vous
voulez, que vous ne voulez pas ce que vous ne voulez pas.
Nous commençons, nous finissons par où l'on
ne pouvait ni commencer ni finir sous un autre prince. Car
si plus d'un s'est refusé, comme vous, à des
honneurs qui lui étaient décernés,
aucun jusqu'à vous n'a été assez grand
pour qu'on les crût décernés
malgré lui. Cette modestie est, selon moi, plus
belle que toutes les inscriptions, puisque, au lieu
d'être gravé sur la pierre et sur le marbre,
votre nom est inscrit dans les monuments
impérissables de l'histoire.
LV- Les siècles rediront
qu'il fut un prince comblé de gloire et de
puissance, auquel ses contemporains ne
déférèrent jamais que des honneurs
médiocres, et souvent n'en
déférèrent aucun. Il est vrai que, si
nous voulions lutter avec le dévouement forcé
des âges précédents, nous serions
vaincus. Le mensonge est plus fertile en inventions que la
vérité, la servitude que
l'indépendance, la crainte que l'amour. Et
d'ailleurs, quand l'adulation a tari depuis longtemps les
sources de la nouveauté, quel hommage nouveau nous
reste-t-il à vous offrir, si ce n'est d'oser
quelquefois nous taire sur vos bienfaits ? S'il arrive que
notre reconnaissance rompe le silence et triomphe de votre
modestie, rappelons-nous quels honneurs nous vous
décernons, et quels honneurs vous ne refusez pas :
on verra que ce n'est point par orgueil et par
dédain que vous rejetez les plus grands, puisque
vous ne dédaignez pas les moindres. Accepter ces
derniers, César, est plus beau que de les refuser
tous : les refuser tous serait vanité ; c'est
discrétion de choisir les plus modestes. Par ce sage
tempérament, vous servez nos intérêts
et ceux du trésor : les nôtres, en nous
mettant à l'abri de tout soupçon, ceux du
trésor, en ménageant ses fonds, que vous ne
sauriez pas remplacer par les biens des innocents. Des
statues vous sont donc dressées, telles qu'on en
dressait jadis aux simples particuliers pour de grands
services rendus à l'Etat. Les images de César
sont de la même matière que celles des Brutus,
que celles des Camilles. Et le motif de les ériger
n'est pas différent : ces grands hommes
chassèrent de nos murailles les rois et l'ennemi
vainqueur ; César en chasse et en éloigne la
royauté même et tous les maux
qu'éprouvent les cités captives : s'il y
garde le rang de prince, c'est pour qu'il ne reste point de
place à un maître. Et certes, en
considérant votre sagesse, je suis moins surpris que
vous repoussiez ou que vous n'acceptiez qu'avec mesure ces
titres mortels et périssables. Vous savez où
est la véritable gloire, la gloire éternelle
d'un prince ; où sont les honneurs contre lesquels
ne peuvent rien, ni les flammes, ni les ans, ni un
successeur. Car les arcs de triomphe, les statues, les
autels même et les temples, l'oubli les renverse, et
en efface la mémoire ; la postérité
les néglige, ou en fait un objet de censure. Mais
une âme qui méprise l'ambition, qui sait
dompter et soumettre au frein un pouvoir sans limites,
acquiert une gloire que le temps même rajeunit, et
n'a pas de plus zélés panégyristes que
ceux à qui l'éloge est le moins
commandé. D'ailleurs, aussitôt qu'un prince
est assis au rang suprême, bonne ou mauvaise, sa
réputation ne peut manquer d'être immortelle.
Ce n'est donc pas une éternelle renommée
qu'il doit ambitionner (il l'aura malgré lui), c'en
est une bonne. Or il ne faut la demander ni aux statues ni
aux images, mais au mérite et à la vertu.
Enfin, ne croyons pas que la figure et les traits du
prince, cette moindre partie de son être, se gravent
et se conservent mieux sur l'or et sur l'argent que dans le
coeur des hommes. Vous en êtes un heureux et
mémorable exemple, vous dont le front serein et le
visage gracieux reviennent dans tous les entretiens, sont
devant tous les yeux, au fond de toutes les
pensées.
LVI- Vous avez remarqué
sans doute, pères conscrits, que depuis longtemps je
ne choisis plus les traits que je rapporte. C'est le
prince, en effet, que je veux louer, non les actions du
prince. Des actions louables, le plus méchant peut
en faire ; un éloge personnel, l'homme vertueux peut
seul le mériter. C'est donc le comble de votre
gloire, auguste empereur, qu'en vous adressant des
remerciements nous n'ayons rien à déguiser,
rien à omettre. Quel est l'acte de votre
gouvernement que la voix d'un panégyriste soit
obligé de passer sous silence ou de toucher avec
précaution ? Est-il une heure, est-il un moment de
votre vie qui soit stérile pour la bienfaisance ou
perdu pour la gloire ? tout n'y est-il pas si accompli, que
rien ne peut mieux vous louer que la simplicité d'un
récit fidèle ? C'est ce qui fait que mon
discours s'étend presque sans mesure, et ce n'est
pas encore l'histoire de deux années. Que de choses
j'ai dites de votre modération, et combien plus il
m'en reste à dire ! Ainsi vous reçûtes
un second consulat, parce qu'un prince et un père
vous le déférait ; mais quand les dieux, en
laissant dans vos seules mains le pouvoir suprême,
vous eurent rendu maître de vous comme du monde, vous
en refusâtes un troisième, que vous pouviez si
dignement remplir. C'est beaucoup d'ajourner un honneur ;
c'est plus encore d'ajourner la gloire. Lequel admirerai-je
du consulat que vous avez exercé, ou de celui que
vous n'avez pas reçu ? Vous n'avez pas exercé
le premier dans le repos de la ville, au sein d'une paix
profonde, mais en face des nations barbares, comme
faisaient autrefois ces grands hommes qui changeaient la
robe prétexte pour le manteau de
général, et marchaient avec la victoire
à la découverte de terres inconnues. Il
était honorable pour l'empire, il était
glorieux pour vous, de voir nos amis et nos alliés
paraître à vos audiences dans leur patrie, au
milieu de leurs propres foyers : scène imposante,
où l'on revoyait après plusieurs
siècles le consul assis sur an tribunal de gazon,
et, pour décoration, non seulement les faisceaux,
mais une enceinte de lances et d'étendards. Tout
relevait la majesté du juge, les costumes
variés de ceux qui l'imploraient, et ces voix
étrangères, et ces discours si rarement
compris sans l'aide d'un interprète. Il est grand,
il est beau de rendre la justice aux citoyens ; combien
plus de la rendre aux ennemis ! de siéger dans la
paix inaltérable du Forum ; combien plus d'asseoir
sa chaise curule et d'imprimer les pas d'un vainqueur dans
des campagnes sauvages ! de surveiller, exempt de
périls et d'inquiétude, des rives
menaçantes ; combien plus de braver les
frémissements du barbare, et de renvoyer la terreur
chez l'ennemi, moins par l'appareil de la guerre que par le
spectacle majestueux de la toge ! Aussi n'était-ce
pas devant vos images, c'était en votre
présence, en parlant à vous-même, qu'on
vous saluait imperator ; et ce nom, que d'autres ont
obtenu pour avoir subjugué les ennemis, vous le
méritiez en les méprisant.
LVII- Telle est la gloire du
consulat que vous avez rempli ; venons à celui que
vous avez différé. Vous arriviez à
peine au rang suprême, et, comme si la mesure de vos
honneurs était comblée, et que vous eussiez
déjà un motif d'excuse, vous refusez une
dignité que de nouveaux empereurs enlevaient
à des consuls désignés. On a vu
même un prince, à la veille de sa chute,
reprendre ce qu'il avait donné, et arracher à
son possesseur un consulat dont le temps était
presque fini. Ainsi donc cette magistrature, que des hommes
nouvellement parvenus à l'empire, ou près de
le quitter, convoitent assez pour la ravir à
d'autres, vous la cédez à de simples
particuliers, quoiqu'elle soit libre et vacante. Etait-ce
trop ou d'un troisième consulat pour vous, ou d'un
premier pour le prince ? car si vous êtes
entré au second déjà empereur,
c'était sous un empereur aussi ; et, soit comme
honneur, soit comme exemple, on ne peut vous compter de
celui-là que votre obéissance. Oui, une
cité qui a vu des consuls cinq ou six fois
réélus (et je ne parle pas de ceux que
faisaient la violence et le tumulte dans les derniers temps
de la liberté expirante ; je parle de ces illustres
laboureurs auxquels on allait porter les consulats au fond
de leurs campagnes), cette même cité a vu le
prince du genre humain refuser, comme trop ambitieux, un
troisième consulat tant vous surpassez en modestie
les Papyrius et les Quintius, vous Auguste, vous
César, et Père de la patrie ! Mais ces vieux
Romains, c'est la république qui les appelait : et
vous n'est-ce donc pas aussi la république ?
n'est-ce pas le sénat ? n'est-ce pas le consulat
lui-même, qui, porté par vos nobles
épaules, croit en quelque sorte s'élever et
grandir ?
LVIII- Je ne vous mettrai pas en
parallèle avec celui qui, par une suite non
interrompue de consulats, avait fait de tant
d'années comme une seule et longue année. Je
vous compare à ceux dont on peut dire qu'ils ne se
sont jamais donné les consulats qu'ils ont eus. Le
sénat voyait un de ses membres consul pour la
troisième fois, quand vous refusiez un
troisième consulat. Nos suffrages imposaient donc
à votre délicatesse un bien pénible
sacrifice, en voulant que, prince, vous fussiez autant de
fois consul que l'un de vos sénateurs ! Homme
privé, c'eût été
déjà trop de modestie que de vous en
défendre. Pour le fils d'un consulaire, d'un
triomphateur, est-ce s'élever que de devenir une
troisième fois consul ? cet honneur ne lui est-il
pas dû ? n'est-il pas mérité par le
seul éclat de sa naissance ? De simples citoyens ont
donc eu le privilège d'inaugurer l'année et
d'ouvrir les fastes ! et ce fut un nouveau signe du retour
de la liberté, que Rome eût pour consul un
autre que César. Ainsi à l'expulsion des rois
commença une année libre ; ainsi la servitude
bannie fit entrer dans les fastes des noms étrangers
aux grandeurs. Que je plains l'ambition de ceux qui
étaient toujours consuls, comme ils étaient
toujours princes ! Peut-être, au reste,
était-ce moins de l'ambition qu'une maligne et basse
jalousie, d'envahir ainsi toutes les années, et de
ne transmettre que flétri et privé de son
premier lustre cet honneur suprême de la pourpre
consulaire. Mais, en vous, que dois-je admirer d'abord, ou
de la grandeur d'âme, ou de la modestie, ou de la
générosité ? Ce fut grandeur
d'âme de refuser un honneur que tout le monde
désire, modestie de le céder,
générosité d'en jouir par
autrui.
LIX- Mais il est temps de vous
rendre, afin que le consulat, accepté, exercé
par vous, en devienne plus auguste. On ne saurait que
penser d'un refus trop constant ; ou plutôt on
penserait que vous trouvez cet honneur indigne de vous.
Sans doute vous l'avez refusé comme infiniment grand
; mais c'est une chose que vous ne persuaderez à
personne, si vous ne finissez par l'accepter un jour.
Lorsque vous priez qu'on ne vous érige ni arcs de
triomphe, ni trophées, ni statues, votre
réserve est excusable : c'est à
vous-même que ces monuments sont offerts ; ici, au
contraire, nous vous supplions d'apprendre aux futurs
empereurs à renoncer à l'inaction, à
suspendre un peu leurs jouissances ; à se
réveiller pour quelques instants, aussi courts
qu'ils voudront, du sommeil où s'endort leur
félicité ; à revêtir cette robe
prétexte qu'ils ont prise pour eux quand ils
pouvaient la donner à d'autres ; à s'asseoir
sur cette chaise curule qu'ils s'obstinent à garder
; à être, en un mot, ce qu'ils ont
souhaité d'être, et à ne plus vouloir
devenir consuls seulement pour l'avoir été.
Vous avez exercé, je le sais, un second consulat ;
vous pouvez le compter aux armées, aux provinces,
aux nations étrangères ; à nous, vous
ne le pouvez. Nous avons appris que vous aviez rempli dans
toute leur étendue les devoirs d'un consul ; mais
nous n'avons fait que l'apprendre. On dit que vous
fûtes le plus juste, le plus humain, le plus patient
des hommes ; mais on ne fait que le dire.
L'équité veut que nous en jugions une fois
par nous-mêmes et sur le témoignage de nos
yeux, au lieu d'en croire toujours les bruits publics et la
renommée. Jusques à quand applaudirons-nous
de loin à des vertus absentes ? Qu'il nous soit
permis d'essayer si ce second consulat ne vous aurait pas
donné quelque orgueil. L'espace d'une année
peut apporter de grands changements dans les moeurs des
hommes, de plus grands dans celles des princes.
L'école nous enseigne que quiconque possède
une vertu les réunit toutes : nous désirons
cependant savoir par expérience si c'est encore
aujourd'hui la même chose qu'un bon consul et un bon
prince. Car, outre la difficulté d'embrasser
à la fois deux pouvoirs également souverains,
il y a entre le consul et le prince une sorte d'opposition
: ils doivent s'attacher autant qu'il est possible, le
prince à ressembler à un simple citoyen, le
consul à n'y pas ressembler.
LX- Je vois d'ailleurs que la
principale raison qui vous fit l'an dernier refuser le
consulat, c'est que, absent, vous ne pouviez en remplir les
fonctions. Aujourd'hui que vous êtes rendu à
Rome et aux voeux publics, pouvez-vous, mieux qu'en
l'acceptant, montrer à tous combien étaient
grands les biens dont nous regrettions de ne pas jouir ?
C'est peu que vous veniez au sénat, si vous ne le
convoquez ; que vous assistiez aux séances, si vous
ne les présidez ; que vous entendiez les votes, si
vous ne les recueillez. Voulez-vous rendre à cet
auguste tribunal des consuls son antique majesté,
montez-y. Voulez-vous établir solidement le respect
des magistrats, l'autorité des lois, le ton
mesuré des requêtes ; donnez audience. Autant
la république trouverait de différence, si
vous étiez homme privé, à vous avoir
pour consul seulement, ou pour consul et sénateur
à la fois ; autant elle en trouve maintenant
à vous avoir seulement pour prince, ou pour prince
et consul tout ensemble. Vaincue par tant et de si fortes
raisons, la délicatesse de notre prince,
après une longue résistance, a
cédé cependant ; mais comment a-t-elle
cédé ? Il ne s'est pas fait l'égal des
particuliers, ce sont eux qu'il a faits ses égaux.
Il a reçu un troisième consulat, pour en
donner un troisième. Il savait que la modestie, que
la bienséance ne permettraient à personne
d'être trois fois consul, si lui-même ne
l'était une troisième fois. Cet honneur, que
les princes accordaient jadis (encore bien rarement) aux
compagnons de leurs guerres et de leurs périls, vous
l'avez déféré à des hommes
distingués sans doute, et qui avaient bien
mérité de vous, mais seulement dans la paix.
Le zèle de tous deux et leur vigilance vous
imposaient des obligations, César ; mais il est
rare, il est presque inouï qu'un prince se croie
lié par les services reçus, ou, s'il croit
l'être, qu'il en aime l'auteur. Vous, César,
vous devez, et vous payez votre dette. Mais, en donnant des
troisièmes consulats, vous pensez moins faire
l'action d'un grand prince, que celle d'un ami qui n'est
pas ingrat. Bien plus, en mesurant la récompense
à votre fortune, vous agrandissez les services les
plus médiocres : il semble que vous ayez reçu
autant que vous rendez. Que vous souhaiterai-je pour prix
de cette bonté, si ce n'est de mériter et de
devoir toujours de la reconnaissance, en sorte que l'on
doute quel est le plus désirable pour vos citoyens,
d'être les débiteurs ou les créanciers
de votre générosité ?
LXI- Je me croyais
transporté au sein de l'antique sénat,
lorsque je vous voyais, à côté d'un
collègue trois fois consul, prendre l'avis d'un
consul une troisième fois désigné. Que
ces deux hommes étaient grands alors, et que vous
étiez grand vous-même ! La hauteur des corps,
à quelque degré qu'elle
s'élève, décroît à
côté de corps qui les surpassent ; de
même aussi les plus sublimes dignités
s'abaissent auprès du rang où vous êtes
assis, et, plus elles sont près d'atteindre à
votre grandeur, plus elles semblent déchoir de celle
qui leur est propre. Vous n'avez pu sans doute,
malgré votre désir, élever
jusqu'à vous ces nobles magistrats ; toutefois vous
les avez placés si haut, qu'ils paraissaient
au-dessus des autres autant que vous-même
étiez au-dessus d'eux. Quand vous n'auriez
donné qu'un troisième consulat pour
l'année où vous reçûtes le
vôtre, ce serait encore la preuve d'une grande
âme : Car si c'est le privilège des heureux de
pouvoir tout ce qu'ils veulent, c'est le propre des
magnanimes de vouloir tout ce qu'ils peuvent. Honneur au
citoyen qui a mérité d'être une
troisième fois consul ! deux fois honneur au prince
sous lequel il l'a mérité ! grand et
mémorable est le nom de qui reçut une telle
récompense ; plus grande est la gloire du
rémunérateur ! Que sera-ce si, par le double
présent d'un troisième consulat, vous
communiquez à deux collègues à la fois
la sainteté qui vous consacre ? car l'on ne peut
douter qu'en prolongeant votre consulat vous n'ayez voulu
surtout en embrasser deux autres, afin que plus d'un
magistrat vous eût pour collègue. Ces deux
consuls avaient reçu naguère cette
dignité de votre père, ce qui était
presque la recevoir de vous ; l'un et l'autre voyait encore
devant ses yeux l'image des faisceaux qu'il venait de
renvoyer ; l'un et l'autre croyait entendre résonner
encore à ses oreilles le cri solennel du licteur
annonçant sa présence ; et voilà de
nouveau la chaise curule, de nouveau la pourpre consulaire.
Ainsi autrefois, lorsque l'ennemi était aux portes,
et que la république en péril demandait un
défenseur éprouvé par les
dignités, on rendait, non pas le consulat aux
mêmes hommes, mais les mêmes hommes au
consulat. Admirable vertu de votre munificence, dont les
grâces produisent les mêmes effets que la
nécessité ! Deux sénateurs viennent de
dépouiller la robe prétexte ; qu'ils la
reprennent : de renvoyer leurs licteurs ; qu'ils les
rappellent : de recevoir les félicitations de leurs
amis ; que ces amis, à peine
congédiés, se hâtent de revenir. Est-ce
bien le conseil d'une volonté humaine, est-ce
l'oeuvre d'un pouvoir humain, de renouveler les joies, de
recommencer l'allégresse, de ne donner aucun
relâche aux félicitations, et de ne laisser
entre deux consulats que l'intervalle nécessaire
pour que le premier soit fini ? Agissez toujours de la
sorte ; et puissent dans ce dessein votre coeur ou votre
fortune ne se lasser jamais ! Donnez à beaucoup de
citoyens des troisièmes consulats ; et, lorsque
beaucoup en auront reçu, puisse-t-il en rester
davantage qui en méritent encore !
LXII- Une faveur accordée
à l'homme qui en est digne cause toujours à
ceux qui lui ressemblent autant de joie qu'à
lui-même. Mais telle est l'impression
particulière produite par le choix de ces deux
consuls, non sur quelques membres seulement, mais sur le
corps entier du sénat, qu'il n'est pas un
sénateur qui, dans l'illusion de son enthousiasme,
ne croie avoir personnellement donné ou reçu
le même honneur. Ces deux consuls sont en effet les
hommes que le sénat choisit les premiers, lorsqu'il
chercha les meilleurs citoyens pour les charger de la
réduction des dépenses publiques. C'est
là, oui, c'est là ce qui les a placés
si avant dans l'estime de César. N'avons-nous pas
assez éprouvé que toujours la faveur du
sénat est, auprès du prince, ou utile ou
nuisible ? Avons-nous oublié que naguère il
n'était pas d'arrêt de mort plus certain que
cette pensée de l'empereur : «Cet homme est
estimé, cet homme est chéri du sénat
?» Le prince haïssait ceux que nous aimions, et
nous ceux qu'il aimait. Maintenant le prince et le
sénat disputent de tendresse pour le plus digne ;
ils se l'indiquent mutuellement, ils l'adoptent sur la foi
l'un de l'autre ; et, ce qui est la meilleure preuve d'un
amour réciproque, ils aiment les mêmes
personnes. Vous pouvez donc, pères conscrits,
favoriser sans déguisement, chérir sans
contrainte. Il n'est plus besoin de cacher l'amour, de peur
qu'il ne nuise ; de dissimuler la haine, de peur qu'elle ne
serve. César approuve ce que le sénat
approuve, condamne ce qu'il condamne ; présents,
absents, vous êtes toujours ses conseils. Il a fait
une troisième fois consuls ceux que vous aviez
élus, et dans l'ordre où vous les aviez
élus : acte mémorable, qui vous honore
également, soit que vos affections s'accordent avec
celles du prince, soit qu'il donne la
préférence aux vôtres sur les siennes.
Des récompenses sont proposées aux vieillards
; aux jeunes gens, des exemples : qu'ils visitent, qu'ils
fréquentent les maisons illustres ; elles sont
ouvertes, on y entre sans péril. La
déférence pour ceux qu'estime le sénat
est le plus sûr moyen de se concilier le prince. La
grandeur lui paraît s'accroître de ce que
chacun acquiert de grandeur ; et il ne met aucune gloire
à être au-dessus de tous, si ceux au-dessus
desquels il est ne sont placés très haut.
Persistez, César, dans ce généreux
système, et jugez-nous sur le témoignage de
notre renommée. N'ayez d'oreilles, n'ayez d'yeux que
pour elle. Repoussez les jugements clandestins, et ces
insinuations secrètes, dangereuses surtout pour qui
les écoute. Il vaut mieux s'en rapporter à
tous qu'à un seul. Un seul peut surprendre on
être surpris ; jamais personne n'a trompé tout
le monde, ni tout le monde, personne.
LXIII- Je reviens maintenant
à votre consulat, sans omettre toutefois des
circonstances qui se rapportent à ce consulat,
quoiqu'elles l'aient précédé. Je vous
louerai donc, avant tout, d'avoir assisté en
personne à votre élection, candidat non de la
dignité consulaire seulement, mais de
l'immortalité et de la gloire, et auteur d'un
exemple fait pour être suivi des bons princes,
admiré des mauvais. Vous avez paru devant le peuple
romain sur l'ancien théâtre de sa
souveraineté ; vous avez essuyé jusqu'au bout
la longue formule des comices, et toute cette
cérémonie qui n'était plus une vaine
dérision ; vous avez été fait consul,
comme un de ceux que vous prenez parmi nous pour les faire
consuls. Quel est celui de vos prédécesseurs
qui a rendu cet honneur ou au consulat, ou au peuple ? Les
uns, languissamment assoupis, et gorgés encore du
repas de la veille, attendaient les nouvelles de leurs
comices : les autres ne dormaient pas sans doute ; ils
veillaient, mais c'était pour concerter, au fond de
leur appartement, l'assassinat ou l'exil des consuls, par
lesquels eux-mêmes étaient proclamés
consuls. O ambition perverse et ignorante de la
véritable grandeur ! désirer un honneur que
l'on dédaigne, dédaigner un honneur que l'on
désire ! et, lorsqu'on voit de ses jardins le champ
de Mars et les comices, en être aussi absent que si
on en était séparé par le Danube et le
Rhin ! Le prince fuira donc les suffrages qu'il
espère, et, content d'avoir ordonné qu'on le
déclare consul, il n'observera pas même ces
formes qui retracent l'image d'une cité libre ! il
se cachera, il se dérobera aux comices, comme s'ils
ôtaient l'empire, au lieu de donner le consulat !
Voilà l'idée dont se prévenaient des
maîtres superbes ; ils croyaient cesser d'être
princes, s'ils agissaient en sénateurs. Toutefois
c'est moins par orgueil que par crainte que la plupart se
tenaient à l'écart. Avec les adultères
et les nuits impures dont leur conscience était
chargée, auraient-ils osé souiller les
auspices, et fouler de leurs pas impies et profanateurs un
champ consacré ? Non, ils ne méprisaient pas
assez les dieux et les hommes pour affronter et soutenir,
sur ce théâtre éclatant, les regards
indignés du ciel et de la terre. Vous, au contraire,
votre modération et la sainteté de vos moeurs
vous ont engagé à vous offrir à la
présence auguste des dieux et aux jugements des
mortels.
LXIV- D'autres ont
mérité le consulat avant de le recevoir ;
vous, César, vous le méritez de nouveau en le
recevant. La solennité des comices était
achevée, à ne considérer que le prince
; et déjà la foule du peuple
commençait à s'ébranler, lorsqu'on
vous vit, avec un étonnement général,
vous avancer vers le siège du consul, et vous
présenter à un serment dont les termes
n'étaient connus de vos prédécesseurs
que quand ils forçaient les autres de le
prêter. Vous voyez combien il importait que le
consulat fût accepté par vous : si vous
l'eussiez refusé, nous n'aurions jamais pensé
que vous feriez ce grand acte. Je reste confondu,
pères conscrits, et j'en crois à peine mes
yeux ou mes oreilles ; je me demande quelquefois si j'ai
bien vu, si j'ai bien entendu. Ainsi donc un empereur,
ainsi un César, un Auguste, un grand pontife s'est
tenu debout en face du consul ; le consul est
demeuré assis, tandis que le prince était
debout devant lui, et il est demeuré assis sans
trouble, sans crainte, comme si c'était un usage
reçu. Le consul assis a dicté au prince
debout la formule du serment ; et le prince a juré ;
il a prononcé, articulé distinctement les
paroles par lesquelles il dévouait sa tête et
sa maison à la colère des dieux , s'il
trahissait sa foi. Vous avez acquis, César, une
gloire également grande, que les princes à
venir imitent ou n'imitent pas cette conduite. Quel
panégyrique pourrait vous louer dignement d'avoir
fait la même chose dans un troisième que dans
un premier consulat, prince que particulier, empereur que
sujet ? Je ne sais pas, non, je ne sais pas ce qu'il faut
admirer le plus dans ce serment, de ce que nul autre ne
vous en a donné l'exemple, ou de ce qu'un autre vous
en a dicté la formule.
LXV- A la tribune aussi, vous
vous êtes soumis religieusement aux lois, à
des lois, César, que personne n'a faites pour le
prince. Mais vous ne voulez pas avoir plus de
privilèges que nous ; et c'est pour cela qu'à
notre gré vous n'en sauriez avoir trop. Voilà
donc une parole que j'entends aujourd'hui pour la
première fois, un fait nouveau que j'apprends : le
prince n'est pas au-dessus des lois ; les lois sont
au-dessus du prince, et l'autorité consulaire a les
mêmes limites pour César que pour tout autre
consul. Il jure sur la loi, à la face des dieux
attentifs (car à qui les dieux donneraient-ils plus
d'attention qu'à César ?) ; il jure en
présence de ceux qui doivent jurer la même
chose que lui ; il jure, plein de l'idée que nul ne
doit tenir ses serments avec plus de scrupule que celui qui
est le plus intéressé à ce qu'il n'y
ait point de parjures. Aussi, en sortant du consulat,
avez-vous affirmé par un nouveau serment que vous
n'aviez rien fait contre les lois. Ce fut un beau moment
quand vous en fîtes la promesse, un plus beau
après qu'elle fut accomplie. Mais paraître
tant de fois à la tribune, user de vos pas ces
degrés où craint tant de monter l'orgueil
impérial, y recevoir, y déposer les
magistratures, combien c'est vous montrer digne de
vous-même ! combien c'est être différent
de ces princes qui, après avoir, ou plutôt
n'avoir pas exercé le consulat l'espace de quelques
jours, s'en déchargeaient par édit ! Et cet
édit leur tenait lieu d'assemblée, de
harangue, de serment ils voulaient apparemment que la fin
répondît au début, et qu'une seule
chose annonçât qu'ils avaient
été consuls, c'est que d'autres ne l'eussent
pas été.
LXVI- Je n'ai pas eu dessein,
pères conscrits, de passer sous silence ce qu'a fait
le prince dans son consulat : j'ai voulu réunir en
un seul lieu ce que j'avais à dire du serment ; car
je n'ai pas à traiter une matière
stérile et pauvre, où il faille
étendre et diviser un même genre de
mérite, pour en faire à plusieurs fois
l'éloge. Rome avait vu luire le premier jour de
votre consulat, César, ce jour où,
étant entré dans l'assemblée des
sénateurs, vous les exhortâtes tous ensemble,
et chacun en particulier, à ressaisir la
liberté, à partager avec lui les soins de
l'empire, à veiller aux intérêts
publics, à se lever enfin dans leur force. Tous les
princes avant vous ont tenu le même langage ; aucun
avant vous n'a trouvé créance. On avait sous
les yeux les naufrages de tant d'infortunés qui,
voguant sur la foi d'un calme trompeur, furent
abîmés par une tempête imprévue.
Eh ! quelle mer est aussi perfide que les caresses de ces
princes dont l'inconstance et la mauvaise foi sont telles,
que leur courroux serait moins à redouter que leurs
bonnes grâces ? Avec vous, César, nous
marchons, pleins de sécurité et de joie,
où vous nous appelez. Vous voulez que nous soyons
libres, nous le serons ; vous ordonnez que nous exprimions
hautement nos pensées, nous les exprimerons. Le
silence que nous gardions n'était point
lâcheté ; notre inertie n'était pas en
nous. La terreur, la crainte, une malheureuse prudence,
fille du danger, nous avertissait de détourner de la
république (et la république existait-elle
alors ?) nos yeux, nos oreilles, nos esprits. Maintenant la
foi de vos serments, la garantie de vos promesses, ouvrent
nos bouches fermées par une longue servitude,
délient nos langues enchaînées par tant
de maux. Vous voulez en effet que nous soyons tels que vous
nous ordonnez d'être. Il n'y a dans vos
encouragements ni feinte, ni artifice, ni aucun de ces
pièges préparés à la
crédulité, non sans péril pour celui
qui les dresse ; car jamais prince ne fut trompé,
qui lui-même n'eût trompé le
premier.
LXVII- Oui, tels furent les
sentiments du père de la patrie ; j'en juge et par
son discours, et par la manière dont il le
prononça. Que de force dans les pensées ! que
de naturel et de vérité dans les paroles !
quelle fermeté de voix ! quelle expression de
physionomie ! combien les yeux, le port, le geste, toute la
personne, annonçaient de franchise ! Il gardera donc
la mémoire de ce qu'il a recommandé ; et,
quand nous userons de la liberté qu'il nous a
donnée, il saura que nous lui obéissons. Et
ne craignons pas qu'il nous trouve imprudents de nous
confier hardiment à la loyauté du
siècle : il se souvient que nous agissions autrement
sous un mauvais prince. Nous prononcions des voeux pour
l'éternité de l'empire et pour le salut des
princes... je me trompe, pour le salut des princes, et,
à cause d'eux, pour l'éternité de
l'empire. Ces mêmes voeux ont été
prononcés pour l'empire sous lequel nous vivons, et
les termes en sont dignes de remarque : «A condition
que vous gouvernerez avec justice et dans
l'intérêt de tous.» Voeux dignes
d'être toujours formés, d'être toujours
entendus ! Autorisée par vous, César, la
république a demandé aux dieux qu'ils
assurassent votre conservation, si vous assuriez celle des
autres : sinon, les dieux aussi pouvaient détourner
de vous leurs regards protecteurs, et abandonner votre
tête à ces autres voeux qui ne se font pas
à haute voix. Vos prédécesseurs
désiraient de survivre à la
république, et en prenaient les moyens ; vous,
César, votre salut vous est odieux, si celui de la
république ne s'y trouve attaché. Vous ne
souffrez pas qu'on vous souhaite un bien qui ne soit utile
à ceux qui vous l'ont souhaité. Une fois par
an, vous appelez sur vous le jugement du ciel, et vous
exigez qu'il vous retire ses faveurs, si vous cessez
d'être ce que vous étiez au jour de votre
élection. C'est du reste avec une conscience bien
sûre d'elle-même, César, que vous
traitez avec les dieux pour votre conservation, sous la
réserve que sous en serez digne : vous savez que les
dieux connaissent mieux que personne si vous l'êtes
en effet. Ne vous semble-t-il pas, pères conscrits,
que le prince se dise nuit et jour : Oui, j'ai armé
contre moi, si l'intérêt public le demandait,
jusqu'à la main du préfet de mes gardes ;
bien plus, je ne prie pas même les dieux de
m'épargner ou leur courroux ou leur abandon ; je les
supplie au contraire, je les conjure de faire que la
république ne forme jamais pour moi de voeux qui lui
répugnent, ou que, si elle venait à en former
de pareils, elle ne fût pas tenue à leur
accomplissement
LXVIII- Vous trouvez donc,
César, le fruit le plus glorieux de votre
conservation dans l'assentiment des dieux immortels : car,
lorsque vous les priez de vous conserver, à la
condition expresse que vous gouvernerez avec justice et
dans l'intérêt général, vous
êtes certain de bien gouverner, puisqu'ils vous
conservent. Aussi s'écoule-t-il pour vous dans
l'allégresse et la sécurité ce jour
qui tenait les autres princes en crainte et en alarmes,
lorsque, tremblants, interdits, se confiant peu dans notre
patience, ils attendaient les courriers qui devaient leur
apporter, d'une province ou d'une autre, l'assurance de la
servitude publique. Si les torrents, les neiges, les
tempêtes en retardaient quelqu'un, aussitôt ils
croyaient arrivé tout ce qu'ils méritaient.
Et leur frayeur plaçait partout le danger : car un
mauvais prince voit son successeur dans quiconque est plus
digne que lui du rang suprême ; et comme il n'est
personne qui n'en soit plus digne, il n'est personne qu'il
ne craigne. Pour vous, ni la lenteur des courriers, ni le
retardement des lettres, n'ajourne votre
sécurité ; vous savez qu'en tous lieux on
vous fait serment, puisque vous avez fait serment à
tout le monde ; c'est un plaisir que personne ne se refuse.
Nous vous aimons sans doute autant que vous le
méritez ; mais ce n'est pas à cause de vous,
c'est à cause de nous-mêmes que nous vous
aimons et puisse ne jamais luire le jour où ce ne
serait plus notre intérêt, mais notre devoir
qui dicterait les voeux que nous formons pour vous ! Honte
aux princes auprès de qui l'on peut se faire un
mérite de la foi qu'on leur garde ! Pourquoi ceux
que nous haïssons cherchent-ils seuls à
pénétrer dans le secret de nos familles ? Ah
! si les bons prenaient cette peine aussi bien que les
méchants, quelle admiration pour vos vertus, quelle
joie, quels transports vous surprendriez partout ! quels
entretiens avec nos femmes et nos enfants ! quelles
prières à l'autel domestique et aux dieux du
foyer ! Vous sauriez que nous ménageons ici la
délicatesse de vos oreilles. Et, après tout,
la haine et l'amour, si opposés d'ailleurs, ont cela
de commun, que nous aimons les bons princes avec plus
d'effusion, dans les lieux où nous haïssons les
mauvais avec plus de liberté.
LXIX- Il est un jour cependant
où vous vîtes éclater, autant qu'elles
peuvent éclater en votre présence, notre
tendresse et notre estime : c'est celui où vous
ménageâtes si bien les sollicitudes et
l'amour-propre des candidats, que le chagrin des uns ne
troubla point la satisfaction des autres. Ceux-ci se
retirèrent pleins de joie, ceux-là pleins
d'espoir : il y en eut beaucoup à féliciter,
il n'y en eut aucun à consoler. Vous n'en
fîtes pas moins à nos jeunes nobles une vive
exhortation d'implorer l'appui des sénateurs, de
solliciter leurs suffrages, de n'espérer du prince
que les honneurs qu'ils auraient demandés an
sénat. A ce sujet, vous ajoutâtes que ceux qui
avaient besoin d'un exemple pouvaient se régler sur
le vôtre. Exemple difficile à imiter,
César, et qui n'est pas plus accessible à
tout candidat qu'à tout prince ! Quel candidat
pourrait un seul jour montrer au sénat plus de
respect que vous ne lui en témoignez durant toute
votre vie, et particulièrement à
l'époque où vous prononcez sur le sort des
candidats eux-mêmes ? N'est-ce pas en effet par
déférence pour le sénat que vous avez
offert à de jeunes hommes de la plus illustre
origine une dignité due sans doute à leur
naissance, mais qui ne l'était pas encore à
leur âge ? Le temps est donc venu où la
noblesse, au lieu d'être éclipsée par
le prince, reçoit de lui un nouvel éclat !
Enfin ces descendants des héros, ces derniers fils
de la liberté, César ne les effraye ni ne les
redoute. Que dis-je ? il avance pour eux le temps des
honneurs, il rehausse leur dignité, il les rend
à leurs ancêtres. Partout où il trouve
quelque reste d'une ancienne lignée, quelque
débris d'une vieille illustration, il le recueille,
il le ranime, il le fait valoir au profit de la
république. Les grands noms sont en honneur
auprès des hommes, auprès de la
renommée, arrachés aux ténèbres
de l'oubli par la générosité de
César, dont le mérite singulier est de
conserver des nobles aussi bien que d'en faire.
LXX- Un des candidats avait
exercé dans une province l'autorité de
questeur, et fondé par d'admirables
règlements les revenus d'une cité importante.
Vous avez cru devoir lui en faire un titre auprès du
sénat. Et pourquoi, sous un prince dont la vertu a
surpassé la naissance, ceux qui ont
mérité d'anoblir leurs descendants
seraient-ils moins favorisés que ceux dont les
pères étaient déjà nobles ? O
que vous êtes digne de rendre toujours le même
témoignage à nos magistrats, et d'engager au
bien par la vue non des méchants punis, mais des
bons récompensés ! La jeunesse a senti
l'aiguillon de la gloire, et conçu le désir
d'imiter ce qu'on louait devant elle ; c'est une
pensée qui a pénétré dans tous
les esprits, quand on a vu que rien de ce qui se fait de
bien dans les provinces n'échappait à votre
connaissance. Il est utile, César, il est salutaire
à ceux qui les gouvernent, d'avoir l'assurance que
leur intégrité et leurs talents obtiendront
le plus noble salaire, l'estime du prince, le suffrage du
prince. Jusqu'ici les âmes les plus pures et les plus
droites, sans être détournées du
devoir, étaient découragées cependant
par une réflexion malheureuse, mais vraie : Voyez,
disait-on ; si je fais quelque bien, César le
saura-t-il ? ou, s'il le sait, me rendra-t-il justice ?
Ainsi cette indifférence ou cette jalousie des
princes, en promettant l'impunité aux mauvaises
actions, et en privant les bonnes de récompenses,
n'éloignait pas du crime, et dégoûtait
de la vertu. Aujourd'hui, si quelqu'un a sagement
administré une province, la dignité qu'il a
méritée lui est offerte. Le champ de
l'honneur et de la gloire est ouvert à tout le monde
; chacun peut y venir chercher la palme qu'il ambitionne,
et, l'ayant obtenue, n'en savoir gré qu'à
lui-même. Les provinces aussi vous devront de n'avoir
plus ni injustices à craindre, ni coupables à
poursuivre. Quand leurs remerciements profiteront à
ceux qui les reçoivent, personne ne leur donnera
lieu de se plaindre. Il convient d'ailleurs que le plus
beau titre aux charges que l'on demande soient les charges
que l'on a remplies : rien ne sollicite mieux les
magistratures et les honneurs, que les honneurs et les
magistratures. Je veux que le gouverneur d'une province
allègue en sa faveur, non les seules lettres de ses
amis, et des prières qu'une intrigue partie de Rome
aura dictées à la complaisance, mais les
décrets des colonies, les éloges des
cités. Il est beau de voir, mêlés aux
suffrages des hommes consulaires, des noms de villes, de
peuples, de nations. La brigue la plus efficace est celle
des actions de grâces.
LXXI- Dirai-je maintenant quels
furent l'enthousiasme et la joie des sénateurs,
lorsque, après avoir prononcé le nom d'un
candidat, vous descendiez de votre siège pour
l'embrasser, et alliez au-devant de lui, comme le dernier
de ceux qui le félicitaient ? Devons-nous admirer
cette conduite, ou condamner ces princes qui l'ont rendue
admirable, eux qui, attachés pour ainsi dire
à leurs chaises curules, présentaient leur
main seule à baiser, et cela avec des façons
dédaigneuses et un air de reproche ? Nos yeux ont
donc pu contempler un spectacle nouveau, un prince et un
candidat égaux pour cette fois, et debout l'un
devant l'autre ; on a vu celui qui donnait le consulat se
mettre au niveau de ceux qui le recevaient. Ah ! combien
à cet aspect le sénat s'est justement
écrié : «Il en est d'autant plus grand,
d'autant plus auguste !» En effet, celui qui est
parvenu au plus haut rang où l'homme puisse monter
n'a qu'un moyen de s'élever encore : c'est de savoir
en descendre, comme sûr de sa propre grandeur ; car
le danger de se rabaisser est celui de tous auquel la
fortune des princes est le moins exposée. Pour moi,
si j'admirais vos procédés
généreux, j'en admirais encore plus les
formes délicates. A voir quelle expression vos yeux,
votre voix, vos mains prêtaient à vos paroles,
on eût dit que les rôles étaient
changés, tant vous prodiguiez les attentions de la
politesse. Même, quand on accueillait avec
l'approbation accoutumée les noms de ceux qui
appuyaient les candidats, vous mêliez votre voix
à celle de l'assemblée ; le chef de l'empire
donnait son adhésion comme un simple sénateur
; et ce témoignage que nous nous plaisions à
rendre au mérite, en présence du prince, lui
était rendu par le prince lui-même. Aussi vous
faisiez des hommes accomplis de ceux que vous
déclariez tels. Et ce n'était pas seulement
leur vie qui recevait la sanction de votre suffrage,
c'était encore le jugement du sénat ; et cet
ordre avait la joie d'être, autant
qu'eux-mêmes, honoré par vos louanges.
LXXII- Vous avez demandé
aux dieux que les actes de ces comices eussent pour nous,
pour la république, pour vous-même, un heureux
et favorable succès. Ne devrions-nous pas changer
l'ordre de ces voeux, et conjurer le ciel de faire que
toutes vos actions présentes et futures soient pour
vous, pour la république, pour nous enfin, une
source d'avantages, ou, par un souhait plus
brièvement exprimé, qu'elles en soient une
pour vous seul, en qui nous existons, et nous et la
république ? Il fut un temps, hélas !
beaucoup trop long, où les prospérités
et les revers étaient autres pour le prince, autres
pour le sénat ; maintenant tout est commun entre
César et nous, les joies comme les douleurs ; et
nous ne pourrions pas plus être heureux sans vous,
que vous-même ne le seriez sans nous. Eh ! si vous
pouviez l'être, auriez-vous ajouté à la
fin de vos voeux que vous n'en demandiez l'accomplissement
au ciel qu'autant que vous continueriez à
mériter notre affection ? Il est donc vrai,
César, que vous ne mettez rien avant l'amour des
citoyens, puisque vous voulez être aimé de
nous premièrement, des dieux ensuite ;
renonçant à l'être des dieux, si vous
ne l'êtes de nous. Aussi bien, la fin des autres
princes a montré que les dieux ne chérissent
guère ceux que haïssent les hommes. Il
était difficile d'égaler par nos louanges des
prières si généreuses : nous les avons
égalées cependant. Quelle vivacité
d'amour, quel feu, quel enthousiasme dans nos acclamations
! Ce n'est pas notre esprit, César, c'est votre
vertu, ce sont vos bienfaits, qui nous
suggérèrent ces paroles que l'adulation ne
trouva jamais, que jamais n'arracha la terreur. Quel prince
avons-nous assez redouté pour feindre de pareils
transports, assez chéri pour avouer de pareils
sentiments ? Vous savez à quoi force la servitude :
quand avez-vous entendu, quand avez-vous dit rien de
semblable ? La crainte est fertile en inventions, mais ce
qu'elle invente porte le caractère de la contrainte
: l'inquiétude n'a pas les mêmes inspirations
que la sécurité ; la tristesse ne trouve pas
les mêmes accents que la joie : elles ne sauraient
mutuellement se contrefaire. Les heureux ont leur langage
comme les malheureux ; et, quand les uns et les autres
diraient les mêmes choses, ils les diraient d'une
manière différente.
LXXIII- Vous pouvez attester
vous-même quelle allégresse se peignit sur
tous les visages : elle parut jusque dans le
désordre de nos toges et de notre extérieur.
De là ces voix dont retentirent les lambris de ce
palais, et ces acclamations qu'aucunes murailles n'auraient
pu renfermer. Qui de nous ne s'élança pas de
sa place ? qui de nous s'aperçut qu'il en
était sorti ? Beaucoup de mouvements furent libres ;
plus encore furent, pour ainsi dire, involontaires et
commandés ; car la joie aussi possède une
force qui se fait obéir. Votre modestie put-elle au
moins mettre une borne à nos transports ? Non,
César, et vos efforts pour les modérer les
firent éclater davantage : ce n'était point
esprit de désobéissance ; s'il est en votre
pouvoir de nous donner de la joie, il n'est pas au
nôtre d'en régler la mesure. Vous-même
avez rendu justice à la sincérité de
nos acclamations par la vérité de vos larmes.
Nous avons vu vos yeux devenir humides, une douce joie
abaisser vos paupières, et la rougeur de votre
visage réfléchir la modestie de votre
âme. Alors, avec un redoublement d'ardeur, nous avons
prié les dieux que la source de ces larmes ne se
tarît jamais, et que jamais ne s'effaçât
la rougeur de votre front. Supposons que cette enceinte et
ces lieux sacrés aient une voix pour nous
répondre, et demandons-leur s'ils ont vu quelquefois
les larmes d'un prince : ah ! trop souvent ils ont vu
celles du sénat. Votre exemple sera un péril
pour vos successeurs, mais pour les nôtres aussi :
les nôtres exigeront que leurs princes
méritent les mêmes bénédictions
que vous ; les princes s'indigneront de ne pas les
recevoir.
LXXIV- Je ne peux rien dire de
plus vrai que ce qui a été dit par le
sénat tout entier : «O que vous êtes
heureux !» Et quand nous parlions de la sorte, ce
n'était point votre fortune que nous admirions,
c'était votre âme. C'est en effet le bonheur
véritable, que d'être jugé digne du
bonheur. Beaucoup de paroles ont été
prononcées ce jour-là, pleines de sagesse et
de dignité ; aucune cependant n'est plus frappante
que celle-ci : «Croyez-en nos discours, croyez-en
votre conscience.» Il fallait avoir une grande foi en
nous-mêmes, une plus grande en vous, pour tenir ce
langage : un homme peut en tromper un autre ; personne ne
se trompera soi-même ; il suffit d'examiner sa propre
vie et de se demander quelle estime elle mérite.
Ainsi nos paroles trouvaient créance auprès
d'un bon prince, par la raison même qui les
décréditait auprès des mauvais : en
vain nous faisions pour eux ce qu'on fait quand on aime :
leur conscience leur disait qu'ils n'étaient pas
aimés. A nos cris de joie nous avons ajouté
une prière : «Puissent les dieux vous
chérir autant que vous nous chérissez
!» Qui parlerait ainsi de soi à un prince qui
n'aimerait qu'à demi ? Quant aux voeux que nous
fîmes pour nous-mêmes, un seul voeu les
renferme : Etre aimés des dieux comme de vous.
Est-ce avec assez de vérité que, parmi de
tels souhaits, nous nous sommes écriés :
«O que nous sommes heureux» ? N'est-ce pas
l'être en effet au plus haut degré, que
d'avoir à désirer pour tout bien, non plus
que le prince nous aime, mais que les dieux nous aiment
comme le prince ? Cette cité religieuse, et qui de
tout temps mérita par sa piété les
faveurs du ciel, ne conçoit qu'une chose capable
d'accroître sa félicité : c'est que les
dieux suivent l'exemple de César.
LXXV- Mais pourquoi rappeler
chaque circonstance et les recueillir une à une,
comme si mon discours pouvait embrasser, ou ma
mémoire retrouver tous ces traits que vous avez
voulu, pères conscrits, sauver à jamais de
l'oubli, en ordonnant qu'ils fussent consignés dans
les actes publics et gravés sur l'airain ? Jusqu'ici
les monuments de ce genre n'éternisaient que les
discours des princes ; nos acclamations restaient
enfermées dans les murs de ce palais : elles
n'avaient rien alors dont pussent se glorifier ni le prince
ni le sénat. Celles-ci au contraire devaient, pour
l'honneur autant que pour l'intérêt de
l'empire, éclater en public et passer à la
postérité d'abord, afin que l'univers
devînt le témoin et le confident de nos pieux
sentiments ; ensuite, pour apprendre à tous que ce
n'est pas seulement après la mort des princes que
nous osons distinguer les bons des mauvais ; enfin, pour
que l'expérience fît connaître
qu'autrefois aussi nous étions reconnaissants, mais
malheureux, et que l'occasion seule nous manquait
d'exprimer notre gratitude. Avec quelle vivacité,
quelles instances, quels cris, l'on vous a supplié
de ne pas étouffer la mémoire de notre
affection et de vos bienfaits, et de ne pas laisser perdre
un exemple qui fera loi pour l'avenir ! Il faut que les
princes apprennent aussi à discerner les
acclamations vraies d'avec les fausses, et qu'ils tiennent
de vous l'avantage de ne pouvoir plus être
trompés. Ils n'ont pas besoin désormais de se
frayer le chemin à l'estime publique, il leur suffit
de ne pas l'abandonner ; ni de bannir l'adulation, c'est
assez de ne pas lui rouvrir la porte. Ils savent et ce
qu'ils doivent faire, et, s'ils le font, ce qu'ils doivent
entendre. Quels voeux formerai-je maintenant au nom du
sénat, après ceux que j'ai formés avec
le sénat tout entier ? Puisse habiter à
jamais dans votre coeur cette joie qui alors brilla dans
vos yeux ! Puissiez-vous aimer et pourtant surpasser ce
beau jour, mériter et entendre de nouvelles
bénédictions ! car les mêmes actes
peuvent seuls donner lieu aux mêmes
éloges.
LXXVI- Mais l'ancien consulat ne
sembla-t-il pas revivre, lorsque le sénat, prenant
exemple de vous, tint séance, trois jours entiers,
pendant lesquels on ne vous vit pas un instant sortir du
rôle d'un simple consul ? Chacun fit les questions
qu'il voulut ; on put sans péril combattre une
opinion, se ranger à une autre, offrir à la
république le tribut de ses lumières. Nous
fûmes tous consultés ; on compta les voix, et
l'on adopta, non le premier avis, mais le meilleur.
Auparavant, qui eût osé parler, qui eût
osé ouvrir la bouche, excepté les malheureux
qu'on interrogeait les premiers ? Les autres, interdits,
frappés de stupeur, subissaient (avec quelle douleur
dans l'âme ! avec quel tremblement de tout le corps
!) cette nécessité même d'un immobile
et muet assentiment. Un seul ouvrait un avis, que tous
suivaient, que tous désapprouvaient, à
commencer par celui qui venait de l'ouvrir : tant il est
vrai que rien ne déplaît aussi unanimement que
ces actes qui semblent avoir pour eux l'unanimité !
Peut-être l'empereur, en face du sénat,
marquait-il à ce corps une déférence
étudiée ; mais, à peine sorti, il se
réfugiait dans son rang de prince, éloignant
de sa pensée, négligeant, méprisant
tous les devoirs consulaires. César, au contraire, a
été consul comme s'il n'était pas
autre chose ; il ne croyait rien au-dessous de lui que ce
qui était au-dessous d'un consul. Et d'abord, quand
il sortait de sa demeure, il ne voulait pas que la pompe
orgueilleuse du pouvoir suprême, ni les tumultueux
apprêts d'une foule d'avant-coureurs, retardassent
ses pas. Il ne s'arrêtait un moment sur le seuil du
palais, que pour consulter les auspices, et recevoir avec
respect les avertissements du ciel. Nul n'était
chassé devant lui, écarté de son
passage. Telle était la contenance paisible de ses
appariteurs, la retenue de ses faisceaux, que souvent un
cortège étranger le força, tout consul
et prince qu'il était, de s'arrêter en chemin.
Son cortège à lui était si modeste, si
réservé, que l'on croyait voir s'avancer
quelque grand consul des vieux âges, revenu au monde
sous un bon prince.
LXXVII- Il allait souvent au
Forum, souvent aussi au Champ de Mars ; car il assistait en
personne aux comices consulaires ; et il éprouvait
autant de plaisir à entendre proclamer les nouveaux
consuls, qu'il en avait pris à les voir
désigner. Les candidats se tenaient debout devant la
chaise curule du prince, comme lui-même
s'était tenu debout devant les consuls ; et ils
prononçaient, sous sa dictée, la formule sur
laquelle avait juré naguère un empereur qui
attache assez d'importance au serment pour l'exiger aussi
des autres. Il donnait à son tribunal le reste de la
journée : là, quelle religieuse
équité ! quel respect pour les lois ! On
l'abordait comme prince : il répondait qu'il
était consul. Jamais il ne diminua les droits,
jamais il n'affaiblit l'autorité d'aucun magistrat :
il les augmentait même, puisqu'il renvoyait beaucoup
d'affaires aux préteurs, et cela en les appelant ses
collègues ; non pour se populariser et plaire
à ceux qui l'entendaient, mais parce qu'il pensait
ainsi. La préture en elle-même tenait un si
haut rang dans son estime, qu'à ses yeux l'honneur
d'être appelé collègue par le prince
n'ajoutait rien à celui d'être préteur.
Du reste, il était si assidu à donner
audience, que le travail semblait le délasser et lui
rendre des forces. Qui de nous s'impose tant de soins et de
labeurs ? qui de nous se dévoue ainsi, suffit ainsi
aux honneurs qu'il a désirés ? Et sans doute
c'est justice que celui qui fait les consuls ait cette
supériorité sur les consuls qu'il a faits ;
la fortune elle-même s'indignerait que
celui-là conférât les magistratures,
qui ne pourrait les remplir. Il faut que celui qui va
créer des consuls leur enseigne à
l'être, et qu'il persuade à ceux qui recevront
cette dignité suprême, qu'il sait parfaitement
ce qu'il se propose de donner : c'est le moyen qu'ils
sachent eux-mêmes ce qu'ils auront reçu.
LXXVIII- Aussi est-ce à
juste titre que le sénat vous a prié, vous a
ordonné même, d'accepter un quatrième
consulat. Ordonner est ici une parole de commandement, non
de flatterie ; croyez-en votre déférence pour
cet ordre, déférence que le sénat ne
peut exiger de vous, et que vous ne pouvez accorder au
sénat plus légitimement qu'en cette occasion.
Car il en est des princes comme des autres hommes : ceux
mêmes qui se croient des dieux n'ont qu'une existence
passagère et fragile ; les bons doivent faire tous
leurs efforts pour être, encore après eux,
utiles à la république, en laissant des
monuments de justice et de modération ; et ces
monuments, c'est un consul surtout qui peut les fonder.
Votre dessein, nous le savons, est de rappeler et de
ramener parmi nous la liberté : quelle magistrature
doit vous plaire davantage, et quel nom devez-vous adopter
plus souvent, que la magistrature et le nom qui furent les
premières créations de la liberté
reconquise ? Il n'est pas moins digne d'un citoyen
d'être à la fois consul et prince, que
d'être simplement consul. Ayez aussi quelque
ménagement pour la délicatesse de vos
collègues : oui, de vos collègues ; c'est
ainsi que vous parlez, et vous voulez que nous parlions
ainsi. Le souvenir de leur troisième consulat
pèsera toujours à leur modestie,
jusqu'à ce qu'ils vous voient encore une fois
consul. Comment ce qui est assez pour un prince ne
serait-il pas trop pour des particuliers ? Rendez-vous
à nos voeux, César ; et, vous qui êtes
notre intercesseur auprès des dieux, daignez, en ce
qui dépend de vous seul, exaucer nos prières
!
LXXIX- Votre troisième
consulat suffit peut-être à vos désirs,
mais il en suffit d'autant moins aux nôtres. Il nous
a appris, il nous a engagés à désirer
de vous avoir de nouveau et souvent pour consul. Nos
instances seraient moins vives, si nous ne savions pas
encore quel magistrat vous devez être. Mieux
eût valu pour nous ne pas faire l'essai de vos
vertus, que d'être privés d'en jouir. Nous
sera-t-il donné de revoir ce grand homme consul ?
entendra-t-il, prononcera-t-il ces paroles qu'on a
ouïes naguère ? répandra-t-il autour de
lui cette joie qui n'aura d'égale que la sienne ?
verrons-nous présider à l'allégresse
publique l'auteur et l'objet de cette allégresse ?
le verrons-nous, selon sa coutume, essayer de retenir
l'élan de nos coeurs, et l'essayer en vain ? nobles
et heureux combats, quel qu'en soit le succès, entre
l'amour des sénateurs et la modestie du prince !
Oui, je vois déjà en idée
éclater une joie inconnue, et plus grande que la
dernière. Quel est en effet l'esprit assez faible
pour ne pas juger que César sera d'autant meilleur
consul qu'il l'aura été plus souvent ? Un
autre, s'il ne se fût pas abandonné, en
sortant de charge, au plaisir et à l'inaction, se
serait au moins délassé du travail par
quelques instants de repos : César, à peine
délivré des soins consulaires, a repris les
occupations impériales, si attentif à
respecter les limites qui les séparent, que jamais
le prince n'a usurpé sur le consul, ni le consul sur
le prince. Nous voyons comme il prévient les
désirs des provinces, les prières des
moindres cités. Nulle difficulté pour obtenir
audience, nul délai pour avoir réponse : on
est aussitôt reçu, aussitôt
congédié ; et le temps n'est plus où
les députations repoussées
assiégeaient par troupes les portes du palais.
LXXX- Et dans tous vos jugements,
quelle sévérité mêlée de
douceur ! quelle clémence exempte de faiblesse !
Vous ne vous asseyez pas sur le tribunal pour enrichir le
fisc ; et le seul profit que vous tiriez de vos
arrêts, c'est d'avoir bien jugé. Debout devant
vous, les plaideurs songent moins à leur fortune
qu'à votre estime ; ils ne craignent pas ce que vous
prononcerez sur leur cause, mais ce que vous penserez de
leurs moeurs. Oeuvre vraiment digne d'un prince et digne
aussi d'un consul, de réconcilier les cités
rivales ; d'apaiser, moins par l'autorité que par la
raison, les peuples mécontents ; d'arrêter les
injustices des magistrats, et de rendre aussi nulle que si
elle n'avait pas été toute chose qui aurait
dû ne pas être ; enfin, pareil au plus vite
d'entre les astres, de tout voir, de tout entendre, et, en
quelque lieu qu'on vous invoque, d'y faire sentir à
l'instant même, comme un dieu tutélaire, votre
présence et votre appui ! Sans doute, c'est ainsi
que le père du monde en règle
l'économie d'un signe de sa tête, lorsque,
abaissant ses regards sur la terre, il daigne compter les
destinées des hommes parmi les soins de sa
divinité ; car, libre et dispensé maintenant
d'une telle sollicitude, il ne s'occupe que du ciel, depuis
qu'il vous a chargé de le représenter
auprès du genre humain tout entier. Vous le
représentez en effet, et vous êtes son digne
mandataire, puisque toutes vos journées sont
remplies par des actions qui mettent le comble à
notre bonheur et ajoutent à votre gloire.
LXXXI- S'il arrive que vos actes
souverains soient au pair avec l'immense courant des
affaires, vous regardez le changement de travaux comme un
délassement. Quelles récréations
connaissez-vous en effet, sinon de parcourir les
forêts, de lancer des bêtes fauves, de franchir
le sommet des plus hautes montagnes, de marcher sur les
pointes hérissées des rocs, sans que personne
vous soutienne ou vous trace le chemin, et, au milieu de
ces courses, d'aller avec une âme pieuse visiter les
bois sacrés, et porter aux dieux vos hommages ?
Voilà quels étaient jadis l'apprentissage et
l'amusement de la jeunesse ; voilà dans quels
exercices on élevait les futurs chefs de guerre :
lutter de vitesse avec les animaux les plus légers
à la fuite, de force avec les plus hardis, d'adresse
avec les plus rusés. Et l'on ne croyait pas la paix
sans honneur, lorsqu'on avait repoussé des campagnes
l'irruption des bêtes farouches, et
délivré comme d'un signe les travaux
rustiques. Ils prétendaient à cette gloire
les princes même qui ne savaient pas la
mériter ; mais de quelle manière y
prétendaient-ils ? des animaux domptés,
abâtardis par la captivité, étaient
lâchés devant ces ridicules chasseurs, qui
signalaient sur cette proie facile leur adresse menteuse.
César joint la peine de chercher la proie à
celle de la prendre ; et son plus grand travail, qui est
aussi le plus agréable, c'est de la trouver. Que
s'il lui plaît quelquefois de déployer sur les
mers cette même vigueur de corps, on ne le voit pas
suivre des yeux ou du geste les mouvements de la voile
flottante ; mais il s'assied au gouvernail, et dispute aux
plus robustes de ses amis l'honneur de briser les flots, de
dompter les vents mutinés, de surmonter à
force de rames les plus rapides courants.
LXXXII- Combien il diffère
de cet autre prince qui ne pouvait supporter le repos
même du lac d'Albe ou l'eau dormante et silencieuse
de Baïes, ni souffrir l'impulsion et le bruit de la
rame, sans tressaillir, à chaque coup, d'une
honteuse frayeur ! Aussi, loin de tout ce qui frappe
l'oreille ou donne quelque secousse, immobile sur un navire
attaché à la poupe d'un autre, cet empereur
était traîné comme une victime
chargée de la colère céleste.
Spectacle humiliant ! le chef suprême du peuple
romain suivait, comme sur un vaisseau captif, une course
qu'il ne dirigeait pas, un pilote qui n'était pas le
sien. Et les fleuves mêmes, les simples
rivières, furent aussi témoins de cette
indignité. Le Danube et le Rhin se
réjouissaient de promener sur leurs eaux cette
grande ignominie de l'empire, étalée en
spectacle aux aigles romaines, à nos enseignes,
à notre rive, et, pour comble de déshonneur,
à la rive des ennemis, de ces ennemis qui tous les
jours sillonnent de leurs barques ou traversent à la
nage ces mêmes fleuves, hérissés de
glaçons ou débordés sur les campagnes,
aussi hardiment que lorsqu'ils coulent tranquilles et
navigables. Ce n'est pas que je prise beaucoup par
eux-mêmes un corps robuste et des bras nerveux ; mais
si une âme plus forte que tout le reste est
maîtresse de ce corps, une âme que
n'amollissent point les caresses de la fortune, que
l'opulence du rang suprême n'entraîne point au
luxe et à la paresse alors la vigueur peut faire
montre d'elle-même sur la mer ou sur les montagnes ;
j'admirerai un tempérament qui se plaît
à l'action, des membres qui se développent
dans les travaux. Je vois en effet que, dans les
siècles reculés, ce fut par de tels moyens,
autant que par l'éclat de leurs alliances, que
s'illustrèrent les époux des déesses
et les enfants des dieux. Et quand je pense que ce sont
là les jeux et les amusements de César, je me
demande quelles doivent être les heures
sérieuses et appliquées dont il se
délasse par ces nobles passe-temps : car le choix
des plaisirs est souvent le plus sûr
témoignage de la tempérance, de la
gravité, de la sainteté des moeurs. Quel
homme est si dissolu, qu'à ses occupations ne se
mêle quelque apparence de solidité ? c'est le
loisir qui nous décèle. Et n'a-t-on pas vu la
plupart des princes employer ce temps de repos aux jeux de
hasard, aux voluptés impures, à la
débauche, remplissant par l'activité des
vices les moments de relâche que donnent les affaires
?
LXXXIII- Le propre des grandes
fortunes est qu'elles ne laissent rien de caché,
rien d'impénétrable aux regards : mais celle
des princes n'ouvre pas seulement leurs maisons, elle
éclaire jusqu'à la chambre où ils
reposent, jusqu'à leur plus secret asile ; et elle
en offre, elle en étale les mystères à
la curiosité publique. Pour vous, César,
votre gloire a tout à gagner à ce qu'on voie
le fond de votre vie. Rien de plus beau que vos actes
extérieurs ; mais ce qui ne franchit pas le seuil de
votre palais est admirable aussi. Il est glorieux de vous
défendre et de vous préserver de la contagion
du vice, plus glorieux d'en garantir les vôtres. Car
s'il est plus difficile de répondre d'autrui que de
soi-même, comment vous louer assez de ce que,
étant très bon, vous rendez semblable
à vous tout ce qui vous environne ?
D'éminents personnages ont vu leur nom terni,
à cause d'une femme trop légèrement
choisie ou trop patiemment gardée : leur honte
domestique ruinait l'ouvrage public de leur
réputation ; et ils auraient passé pour de
très grands citoyens, s'ils n'avaient pas
été de trop faibles maris. Votre
épouse est pour vous un ornement et une gloire de
plus. Quelle vertu plus antique et plus sainte que la
sienne ? N'est-il pas vrai que si le grand pontife avait
à se choisir une compagne, c'est elle qu'il
préférerait, elle ou une pareille ? Mais
où pourrait-il en trouver une pareille ? Quelle
attention à ne vouloir d'autre part en votre fortune
que la joie qu'elle en ressent ! quel respect inviolable,
non pour votre puissance, mais pour votre personne ! Vous
êtes l'un envers l'autre ce que vous fûtes
toujours : votre estime réciproque reste la
même ; et vous ne devez qu'une chose à vos
grandeurs nouvelles, c'est de savoir combien chacun de vous
deux est au-dessus des grandeurs. Comme elle est simple
dans sa parure, modeste dans son train, sans fierté
dans sa démarche ! C'est l'ouvrage de son
époux, qui l'a ainsi formée, ainsi
habituée ; car la gloire de la
déférence suffit à une épouse.
Lorsqu'elle voit combien peu la terreur et le faste
accompagnent vos pas, comment ne marcherait-elle point avec
un égal silence ? et son époux allant
à pied, pourrait-elle n'y pas aller comme lui,
autant que le permet la faiblesse de son sexe ? Il lui
siérait de faire ainsi, quand même vous feriez
le contraire ; mais, sous cet enseignement domestique de
modestie, à quelle réserve une épouse
n'est-elle pas obligée envers son mari, une femme
envers elle-même ?
LXXXIV- Et votre soeur, comme
elle se souvient qu'elle est votre soeur ! Comme votre
simplicité, votre franchise, votre candeur, se
reconnaissent en elle ! Oui, si on la compare à
votre épouse, on doutera lequel est plus efficace
pour bien vivre, de recevoir de bonnes leçons, ou
d'être heureusement né. Rien ne mène
plus facilement aux querelles que l'émulation,
surtout entre des femmes : or, elle naît
principalement de l'alliance, se nourrit de
l'égalité, s'enflamme par l'envie, dont le
terme est la haine. Nous en devons admirer davantage que
deux femmes, dans une même demeure et dans une
fortune égale, ne connaissent ni disputes ni
rivalités. Elles s'estiment mutuellement, se
cèdent l'une à l'autre ; et, quoique toutes
deux aient pour vous une tendresse sans bornes, elles ne
pensent pas qu'il leur importe laquelle des deux sera plus
aimée de vous. Les mêmes vues, le même
esprit, dirigent leur conduite, et rien chez elles ne vous
fait apercevoir qu'elles sont deux. Elles s'étudient
à vous imiter, à marcher sur vos traces ;
aussi toutes deux ont-elles les mêmes moeurs, parce
qu'elles ont les vôtres. De là une constante
modération ; de là encore une
sécurité inaltérable : elles ne
risqueront jamais de redevenir de simples femmes ; elles
n'ont jamais cessé de l'être. Le sénat
avait offert à chacune d'elles le surnom d'Augusta :
elles se sont défendues à l'envi de
l'accepter, tant que vous refuseriez le titre de
Père de la patrie ; peut-être aussi
trouvaient-elles plus grand d'être nommées
votre épouse ou votre soeur, que d'être
appelées augustes. Mais, quelle que soit la raison
qui leur a inspiré une telle modestie, elles sont
augustes dans nos âmes ; elles le sont et elles le
paraissent avec d'autant plus de justice, qu'elles n'en
portent pas le nom. Qu'y a-t-il en effet de plus louable
pour des femmes, que de placer le véritable honneur,
non dans l'éclat des titres, mais dans l'approbation
publique, et de se rendre dignes des distinctions les plus
hautes par le refus même qu'elles en font ?
LXXXV- Déjà
s'était évanouie, du coeur même des
particuliers, l'amitié, cet ancien charme de la vie
; et à sa place régnaient l'adulation, les
caresses, et un mal pire que la haine, l'hypocrisie de
l'amour. Quant au palais des princes, il n'y restait de
l'amitié qu'un vain nom, que personne ne prenait au
sérieux : pouvait-elle exister réellement
entre des hommes dont les uns se croyaient maîtres,
et les autres esclaves ? Elle était errante et
bannie ; vous l'avez rappelée. Vous avez des amis,
parce que vous savez être ami : car l'amour ne se
commande pas, comme le reste, à titre de devoir ; il
n'est pas de sentiment aussi fier, aussi libre, aussi
impatient du joug, ni qui exige plus impérieusement
la réciprocité. Un prince peut, injustement
sans doute, mais il peut enfin être haï de
plusieurs, quoiqu'il ne haïsse personne ; il ne peut
être aimé, s'il n'aime lui-même. Vous
aimez donc, puisqu'on vous aime ; et, dans ce commerce si
honorable pour les deux parties, la gloire est tout
entière à vous, qui, du haut rang où
vous êtes, descendez à tous les égards
de la familiarité, et abaissez l'empereur au
personnage d'ami ; plus empereur toutefois que jamais,
lorsque vous mettez l'ami à la place de l'empereur.
En effet, la fortune des princes ne pouvant se passer de
nombreuses amitiés, le chef-d'oeuvre de leur sagesse
est de se faire des amis. Puissent ces principes vous
plaire toujours ! puissiez-vous, parmi vos autres vertus,
conserver surtout l'amitié, et ne vous laisser
jamais persuader qu'il y ait pour un prince autre chose de
bas que la haine ! Si rien au monde n'est plus doux que
d'être aimé, aimer est un plaisir non moins
doux : vous jouissez si pleinement de ce double bonheur,
que, tout en aimant avec une ardeur extrême, vous
êtes encore plus ardemment aimé ; d'abord
parce qu'il est plus facile de chérir une seule
personne que plusieurs ; ensuite parce que vous avez de si
grands moyens de bien mériter de vos amis, qu'il est
impossible, à moins de les supposer ingrats, que
leur tendresse ne soit pas la plus vive.
LXXXVI- Il n'est pas hors de
propos de rappeler quelle violence vous vous êtes
faite pour épargner à un ami le chagrin d'un
refus. Vous avez congédié malgré vous,
avec tristesse, et comme si vous ne pouviez le retenir, un
homme vertueux et que vous chérissiez, avec quelle
tendresse ? vous l'avez compris à la douleur qui
déchira, qui brisa votre âme, au moment
où vous cédàtes, vaincu par ses
prières. Ainsi, ce que le monde n'avait pas encore
vu, le prince et l'ami du prince ayant deux volontés
contraires, il a été fait selon la
volonté de l'ami. Action mémorable, et digne
de l'histoire ! choisir un préfet du
prétoire, non parmi les hommes qui s'imposent, mais
parmi ceux qui se refusent ! après l'avoir choisi,
le rendre à ce loisir qu'il aime avec obstination ;
et, tout occupé vous-même des soins infinis de
l'empire, n'envier à personne la gloire de la
retraite ! Nous comprenons, César, combien nous vous
sommes redevables pour votre vie, toute d'action, de labeur
et de veilles, puisque le repos est demandé et
reçu de vous comme le premier des biens. Que n'ai je
pas ouï dire de l'émotion profonde que vous
avez ressentie en accompagnant votre ami à son
départ ? Car vous l'avez accompagné,
César ; et vous n'avez pu vous empêcher de le
serrer dans vos bras et de lui donner, sur le rivage, un
baiser d'adieu. Le prince est resté debout sur la
plage ; et, de cet observatoire de l'amitié, il a
imploré pour son ami une mer favorable et un prompt
retour, si toutefois il voulait revenir ; il n'a pu le voir
s'éloigner, sans le suivre longtemps de ses voeux,
de ses larmes. Je ne parle pas de vos
libéralités : quels dons pourraient valoir ce
tendre intérêt d'un prince, et cette
résignation par laquelle vous avez
mérité que votre ami se reprochât la
force, j'ai presque dit la dureté de son âme ?
Je ne doute pas qu'il n'ait délibéré
en lui-même s'il ne retournerait point la proue vers
la terre ; et il l'aurait fait, s'il n'y avait pas un
bonheur plus doux peut-être que d'habiter avec le
prince, celui de regretter un prince qui nous regrette. Il
jouit donc tout à la fois du plus beau fruit de son
élévation, et de la gloire plus belle encore
d'y avoir renoncé ; et vous, César, votre
condescendance vous aura mis à l'abri du
soupçon de retenir jamais personne contre son
gré.
LXXXVII- Il convenait à un
prince citoyen, au père de la patrie, de n'imposer
aucune contrainte, et de se souvenir toujours qu'on ne peut
donner à qui que ce soit un pouvoir si grand, que la
douceur de la liberté ne soit plus grande encore.
Vous êtes digne, César, de confier les emplois
à qui désire les quitter ; d'accorder, avec
regret sans doute, mais d'accorder pourtant, la retraite
à qui la demande ; de ne pas vous croire
abandonné d'un ami, parce qu'il implore de vous le
repos ; enfin de trouver toujours des hommes à
enlever et à rendre à la vie privée.
Et vous aussi, vous, que notre père commun daigne
honorer de ses regards familiers, entretenez religieusement
la bonne opinion qu'il a prise de vous ; cette tâche
est la vôtre ; car le prince ayant une fois
prouvé qu'il sait beaucoup aimer, il est exempt de
reproche envers ceux qu'il n'aimerait pas autant. Quant
à lui, qui pourrait le chérir
médiocrement, lorsque en amitié, au lieu de
prescrire des lois, il en reçoit ? L'un veut
être aimé présent, l'autre absent : que
chacun d'eux soit aimé comme il le
préfère ! ni la présence n'attirera le
dégoût du prince, ni l'absence son oubli. On
garde auprès de lui la place qu'on a une fois
méritée ; et ses yeux oublieraient
plutôt les traits d'un absent, que son coeur ne
cesserait de l'aimer.
LXXXVIII- La plupart des princes
étaient à la fois les maîtres des
citoyens et les esclaves de leurs affranchis : ils se
gouvernaient par les conseils, par les caprices de ces
hommes ; ils n'entendaient, ne parlaient que par eux ;
c'était par leur entremise, ou plutôt
c'était à eux que l'on demandait les
prétures, les sacerdoces, les consulats. Vous,
César, vous marquez à vos affranchis beaucoup
de considération, mais comme à des affranchis
; et vous croyez que c'est pour eux assez d'honneur, s'ils
sont réputés gens probes et de bonne
conduite. Vous savez en effet que rien ne témoigne
plus hautement contre la grandeur des princes, que la
grandeur des affranchis. Et d'abord vous n'employez que
ceux qui se sont acquis votre estime, ou celle de votre
père, ou celle de nos meilleurs princes ; et
ceux-là mêmes, vous les formez dès le
premier jour, vous les formez tous les jours, à se
mesurer, non sur votre fortune, mais sur la leur : aussi
sont-ils d'autant plus dignes de tous nos égards,
que rien ne nous force à leur en prodiguer. Est-ce
pour de justes motifs que le sénat et le peuple
romain vous ont décerné le surnom de
Très Bon ? ce titre était facile à
trouver, j'en conviens ; il est vulgaire, et cependant il
est nouveau. La preuve que nul jusqu'ici ne l'avait
mérité, c'est qu'il venait de lui-même
à la pensée, si quelqu'un en eût
été digne. Fallait-il préférer
le nom d'Heureux ? c'est l'éloge de la fortune, et
non des moeurs : de Grand ? il s'y attache plus d'envie que
d'éclat. L'adoption d'un très bon prince vous
a donné le nom de ce prince ; l'adoption du
sénat, celui de Très Bon. Ce dernier vous est
aussi propre que le nom paternel ; et l'on ne vous
désigne pas plus clairement et plus
spécialement en vous appelant Trajan, qu'en vous
nommant le Très Bon. Ainsi la frugalité
désignait jadis les Pisons, la sagesse les
Lélius, la piété les Métellus :
or ces vertus, votre seul nom les embrasse toutes ; et l'on
ne peut être tenu pour très bon, si l'on ne
surpasse les meilleurs en tout genre, par l'endroit
même où chacun d'eux excelle. C'est donc avec
raison que ce titre a été ajouté,
comme plus grand, à tous vos titres. Car c'est un
moindre mérite d'être empereur, et
César, et Auguste, que d'être meilleur que
tous les empereurs, tous les Césars, tous les
Augustes. Aussi le père des hommes et des dieux
est-il révéré comme très bon
d'abord, ensuite comme très grand ; rapprochement
glorieux pour vous, de qui la bonté n'éclate
pas moins vivement que la grandeur. Vous avez
mérité un nom qui ne peut passer à un
autre sans paraître emprunté dans un bon
prince, faux dans un mauvais. Dussent tous les empereurs
s'en décorer par la suite, toujours cependant il
sera reconnu comme vôtre. De même en effet que
le nom d'Auguste nous rappelle le premier auquel il fut
consacré, de même ce titre de Très Bon
ne reviendra jamais, sans vous à la mémoire
des hommes ; et, autant de fois que nos neveux seront
obligés de nommer un prince Très Bon, autant
de fois ils se souviendront qui mérita d'être
ainsi appelé.
LXXXIX- Quel contentement vous
goûtez aujourd'hui, divin Nerva, en voyant celui que
vous avez adopté comme très bon, l'être
en effet, et en recevoir le nom ! Combien vous vous
réjouissez de ce que, comparé à votre
fils, c'est vous qui êtes vaincu ! car si quelque
chose manifeste surtout la grandeur de votre âme,
c'est que, très bon vous-mê ;me, vous n'ayez
pas craint de choisir un fils encore meilleur. Et vous,
Trajan, père du héros que je loue, vous dont
la place, si elle n'est pas dans le ciel, est si
près néanmoins du céleste
séjour, avec quel plaisir ineffable vous voyez votre
ancien tribun, votre ancien soldat, devenu maintenant un si
grand empereur, un si grand prince ! avec quelle
vivacité pleine d'amitié vous et son
père adoptif disputez s'il est plus beau d'avoir
engendré que choisi un tel fils ! Applaudissez-vous
tous deux, grands bienfaiteurs de la république, de
lui avoir fait cet inestimable présent. Quoique la
vertu d'un fils ait donné à l'un de vous les
décorations triomphales, à l'autre
l'apothéose, votre gloire n'est pas moindre,
honorés à cause d'un fils, que si vous aviez
mérité ces honneurs par
vous-mêmes.
XC- Je sais, pères
conscrits, que tous les citoyens, et principalement les
consuls, doivent se croire liés par les bienfaits
plutôt comme membres de l'Etat que comme
particuliers. Car si les injustices publiques sont une
cause plus légitime et plus honorable de haïr
les mauvais princes que les offenses personnelles, les bons
princes sont aussi plus noblement aimés pour le bien
qu'ils font au genre humain, que pour les grâces
versées sur quelques hommes. Cependant, comme c'est
une coutume établie, que les consuls, après
avoir exprimé la reconnaissance publique,
témoignent aussi en leur propre nom ce qu'ils
doivent au prince, permettez-moi de m'acquitter de ce
devoir, non pour moi seulement, mais pour un illustre
magistrat, mon collègue Cornutus Tertullus. Pourquoi
en effet ne ferais-je pas pour lui des remerciements que je
dois également à cause de lui ; surtout quand
la bonté de l'empereur a fait à deux amis
aussi étroitement liés un présent qui,
reçu par un seul, n'en eût pas moins
mérité la reconnaissance et de l'un et de
l'autre ? Le spoliateur et le bourreau des gens de bien
nous avait tous deux frappés dans nos amis, et
souvent la foudre avait éclaté près de
nous. Nous faisions gloire des mêmes amitiés,
nous pleurions les mêmes pertes ; les craintes et les
douleurs nous étaient communes alors, comme
aujourd'hui l'espérance et la joie. Le divin Nerva,
honorant nos périls, si ce n'est notre
mérite, avait daigné songer à notre
élévation, parce que c'était encore un
signe du changement des temps, que la
prospérité des hommes dont le premier voeu
avait été jusqu'alors d'être
oubliés du prince.
XCI- Nous n'avions pas encore
achevé deux années dans un office laborieux
et important, lorsque vous, le meilleur des princes et le
plus vaillant des empereurs, vous nous avez offert le
consulat, afin qu'un si grand honneur reçût de
cette promptitude même un lustre nouveau tant vous
différez de ces princes qui, pour faire valoir leurs
bienfaits, les mettaient au prix de mille
difficultés, et croyaient les honneurs plus
agréables à recevoir, si le désespoir
de les obtenir, l'ennui de les attendre, et des
retardements semblables à un refus, y attachaient
d'abord une sorte de flétrissure et d'humiliation !
La bienséance ne nous permet pas de redire les
éloges dont vous nous avez comblés l'un et
l'autre, ni comment vous nous avez égalés,
pour notre amour du bien, pour notre amour de la
république, aux illustres consuls des temps
passés. Etait-ce ou non avec justice ? nous
n'oserions le décider : le respect défend de
contester une chose affirmée par vous ; et notre
modestie souffrirait de reconnaître pour
nous-mêmes un si magnifique témoignage. Vous
toutefois, César, vous êtes digne de faire des
consuls auxquels vous puissiez le rendre. Pardonnez-nous
si, parmi tous vos bienfaits, le plus agréable
à nos yeux, c'est qu'il vous ait plu que nous
fussions encore une fois collègues. Ainsi le
demandaient notre tendresse mutuelle, la conformité
de nos habitudes, l'accord parfait de nos vues ; accord
dont la force est telle, que la ressemblance de nos moeurs
diminue la gloire de notre union, et qu'il serait aussi
étonnant de voir l'un de nous en opposition avec son
collègue, que de le voir opposé à
lui-même. Ce n'est donc pas un sentiment
éphémère et subit qui fait que nous
nous réjouissons du consulat l'un de l'autre, comme
si c'était pour chacun de nous un consulat de plus ;
il y a pourtant cette différence, que ceux qui
redeviennent consuls après l'avoir été
sont honorés deux fois, mais en des temps divers ;
tandis que nous recevons, que nous exerçons deux
consulats en même temps, et que chacun de nous,
étant consul dans son ami, l'est une première
et une seconde fois tout ensemble.
XCII- Faveur non moins
signalée ! nous étions préfets du
trésor, et c'est avant de nous donner un successeur
que vous nous avez donné le consulat. Un honneur
s'est accru d'un honneur nouveau : notre dignité n'a
pas été continuée seulement, mais
doublée ; et un pouvoir a prévenu la fin de
l'autre, comme si c'eût été peu qu'il
la suivît. Vous avez compté assez fermement
sur notre intégrité, pour ne pas craindre de
manquer à votre amour de l'ordre, en ne nous
laissant point dans la condition privée après
l'exercice d'une charge importante. Que dirai-je de ce que
vous avez placé notre consulat dans la même
année que le vôtre ? Ainsi nous serons
inscrits sur la même page que vous parmi les consuls,
et nos noms seront ajoutés aux fastes, à la
suite de votre nom. Vous avez daigné présider
à nos comices, nous dicter la sainte formule du
serment. Nous avons été créés
consuls par votre choix, déclarés consuls par
votre bouche, afin que, après avoir
été notre appui dans le sénat en
soutenant notre brigue, vous le fussiez encore au champ de
Mars en proclamant nos honneurs. Et quand je pense que vous
nous avez assigné précisément le mois
embelli par votre naissance, combien je trouve honorable
pour nous d'avoir à célébrer par un
édit et par des jeux publics ce jour trois fois
heureux qui ôta un prince détestable, en donna
un très bon, en vit naître un meilleur ! C'est
donc nous que recevra sous vos yeux un char plus auguste
que dans les fêtes ordinaires ; c'est nous qui,
à travers mille cris de favorable augure, et un
concert de voeux offerts pour vous et animés par
votre présence, nous avancerons pleins
d'allégresse, et incertains de quel
côté arrivent à nos oreilles les plus
vives acclamations.
XCIII- Mais voici le plus beau de
tous les éloges : vous permettez à ceux que
vous faites consuls d'être consuls en effet. Aucun
danger ne les menace, et la crainte du prince ne vient
point affaiblir et abattre en eux les sentiments
consulaires. Nous n'entendrons aucune parole que nous
voulussions ne pas entendre ; nous n'aurons à rendre
aucune décision commandée. Le consulat jouit
et jouira toujours du respect qui lui est dû, et
l'autorité pour nous ne sera pas un péril. Si
cette haute dignité souffrait quelque abaissement,
ce serait notre faute, et non pas celle du siècle ;
car il ne tient pas au prince que les consuls ne soient
aujourd'hui ce qu'ils étaient avant qu'il y
eût des princes. De quel prix assez grand notre
reconnaissance payera-t-elle vos bienfaits ? nous n'en
avons qu'un seul à vous offrir : c'est de n'oublier
jamais que nous fûmes consuls, et que nous le
fûmes par vous ; c'est de penser, c'est de parler
comme il sied à des consulaires ; c'est de nous
conduire dans la république en hommes qui croient
à la république ; c'est de ne la priver ni de
nos conseils ni de nos services ; de regarder le consulat,
non comme le terme et la fin de nos travaux, mais comme un
lien qui nous engage de plus en plus envers la patrie, et
d'acquitter en zèle et en dévouement ce que
nous recevons en respect et en considération.
XCIV- Je finis mon discours en
invoquant, à titre de consul et au nom du genre
humain, les dieux protecteurs et gardiens de cet empire.
C'est toi surtout que j'implore, Jupiter Capitolin : daigne
regarder avec faveur tes propres dons, et ajoute à
de si grands présents le bienfait de la durée
! Tu as entendu ce que nous souhaitions à un mauvais
prince ; entends ce que nous désirons pour un prince
tout différent. Nous ne te fatiguons point par la
multitude de nos voeux. Ce n'est ni la paix, ni la
concorde, ni la sécurité, ni les richesses ou
les honneurs, que nous te demandons : un voeu simple et
unique, où sont compris tous les autres,
s'échappe de tous les coeurs ; ce voeu, c'est le
salut du prince. Et nous ne t'imposons pas une tâche
nouvelle : tu l'as pris sous ta garde puissante, dès
le moment où tu l'as sauvé de la fureur d'un
brigand insatiable de meurtres. Non, ce n'est pas sans ton
appui que lorsque toutes les hauteurs étaient
foudroyées, l'homme qui était placé le
plus haut est demeuré sans atteinte, oublié
par un tyran, lui qui n'a pu l'être par le meilleur
des princes. Tu as manifesté ton jugement par des
signes éclatants, lorsque, à son
départ pour l'armée, tu lui as
cédé ton nom et tes honneurs. C'est toi qui,
déclarant ta volonté par la bouche de
l'empereur, as donné un fils à Nerva, aux
Romains un père, à toi-même un grand
pontife. Je t'adresse donc, avec une pleine confiance, ces
mêmes voeux que César nous ordonne de former
pour lui : je te prie d'abord, s'il gouverne la
république avec justice et dans
l'intérêt général, de le
conserver à nos neveux et à nos
arrière-neveux ; ensuite, de lui accorder, quand
l'heure sera venue, un successeur qui soit né de son
sang, qu'il ait formé, qu'il ait rendu semblable au
fils de l'adoption ; ou, si les destins s'y opposent, je te
conjure de diriger son choix, et de lui montrer quelque
citoyen digne aussi d'être adopté dans le
Capitole.
XCV- Quant à vous,
pères conscrits, vos titres à ma
reconnaissance sont consignés jusque dans les actes
publics. Vous avez tous rendu témoignage à la
paix de mon tribunat, à l'équité de ma
préture ; et, chaque fois que vous m'avez enjoint de
consacrer les fruits de mes études à la
défense des alliés, j'ai reçu de vous
le plus précieux des éloges, celui de la
fermeté. Dernièrement encore vous avez
ratifié le choix qui m'a désigné
consul, avec de telles acclamations, que j'éprouve
le besoin de faire sans cesse de nouveaux efforts pour
justifier votre estime, pour la conserver, pour
l'accroître de jour en jour ; car je sais que l'on ne
connaît jamais mieux si un honneur fut
mérité, que lorsqu'il est obtenu. Vous,
pères conscrits, recevez avec faveur, avec
confiance, l'engagement que je prends. S'il est vrai que,
soutenu dans un premier essor par le plus insidieux des
princes, avant qu'il affichât la haine des gens de
bien, je me suis arrêté aussitôt que
cette haine s'est déclarée ; si, tout en
voyant quelle était pour arriver aux honneurs la
voie la plus courte, j'ai préféré le
chemin le plus long ; si, après avoir
été compté, dans des temps malheureux,
parmi ceux qui gémissaient et tremblaient, je le
suis, dans des jours meilleurs, parmi les coeurs satisfaits
et tranquilles ; si enfin j'aime un excellent prince autant
que je fus haï d'un tyran détestable : oui, je
professerai toujours pour votre dignité une aussi
grande vénération que si, au lieu
d'être consul et bientôt consulaire, je
briguais encore vos suffrages pour le consulat.