[Pompée à Rome] |
XLV. Il comptait arriver en Italie comblé de
gloire, et aussi désiré dans sa maison qu'il
désirait lui-même de s'y retrouver. Mais ce
démon ennemi, qui a toujours soin de mêler aux
plus grands biens et aux plus éclatantes faveurs de la
fortune cette portion de mal qui suffit pour les corrompre,
lui préparait depuis longtemps un retour triste et
affligeant. Sa femme Mucia avait tenu depuis son
départ la conduite la plus scandaleuse ; tant qu'il
fut éloigné, il ne tint aucun compte des bruits
qui lui en revenaient. Mais quand il se vit près de
l'Italie, et qu'il eut réfléchi à loisir
sur les rapports qu'on lui avait faits, il lui envoya l'acte
de divorce, sans avoir fait connaître ni alors, ni
depuis, les motifs de cette répudiation (58) ; mais on les trouve
dans les lettres de Cicéron. Il avait
été précédé à Rome
par divers bruits qui couraient sur son compte; ils y
causèrent même un grand trouble, parce qu'on
avait répandu qu'il entrerait dans la vitre avec son
armée, et qu'il usurperait le pouvoir souverain.
Crassus, soit qu'il le craignît réellement, ou,
comme il est plus vraisemblable, pour accréditer ce
bruit calomnieux et aigrir encore l'envie qu'on portait
à Pompée, sortit secrètement de Rome
avec ses enfants et ce qu'il avait de plus précieux.
Mais Pompée, à peine entré en Italie,
assembla ses soldats ; et après leur avoir
parlé selon que l'exigeaient les circonstances, et les
avoir remerciés de leurs services, il leur ordonna de
se disperser chacun dans sa ville, et de ne pas oublier de
revenir à Rome pour son triomphe. Son armée se
sépara ; et la nouvelle s'en étant
bientôt répandue partout, elle produisit un
effet admirable. Les villes qu'il traversait dans sa route
voyant le grand Pompée sans aucune escorte de gens de
guerre, accompagné seulement d'un petit nombre d'amis,
comme au retour d'un simple voyage, entraînés
par un vif sentiment d'affection, se répandirent en
foule au-devant de lui, et le suivirent jusqu'à Rome,
où il arriva avec de plus grandes forces que celles
qu'il avait ramenées ; et s'il avait eu envie de
remuer et d'introduire des nouveautés dans le
gouvernement, il n'aurait pas eu besoin de son
armée.
XLVI. La loi ne lui
permettant pas d'entrer dans Rome avant son triomphe, il
envoya prier le sénat de différer
l'élection des consuls, et de lui accorder la
grâce de pouvoir solliciter en personne pour Pison.
Mais, sur l'opposition de Caton, sa demande fut
rejetée (59).
La liberté de Caton, et sa fermeté à
soutenir ouvertement le parti de la justice, inspiraient tant
d'admiration à Pompée, qu'il désira
vivement de l'acquérir à quelque prix que ce
fût. Il résolut donc d'épouser une de ses
deux nièces, et de donner l'autre à son fils.
Caton, ayant soupçonné que cette demande
était un moyen imaginé par Pompée pour
le corrompre et le séduire à la faveur de cette
alliance, le refusa, au grand regret de sa femme et de sa
soeur, qui ne lui pardonnaient pas de rejeter l'alliance du
grand Pompée. Cependant Pompée, qui voulait
porter Afranius au consulat (60), répandit de
l'argent parmi les tribus ; et ce fut dans ses jardins
mêmes qu'on le distribua. On le sut bientôt dans
toute la ville, et Pompée fut
généralement blâmé de rendre
vénale, pour des hommes qui ne pouvaient l'obtenir par
leur vertu, une charge qu'il avait lui-même obtenue
comme le prix de ses exploits. «Voilà, dit alors
Caton à sa femme et à sa soeur, voilà
les reproches que notre alliance avec Pompée nous
aurait fait partager». Elles convinrent qu'il avait
mieux jugé qu'elles ce qu'il couvenaitde faire.
XLVII. Quoique le triomphe
de Pompée eût occupé deux journées
entières, ce temps ne suffit pas pour en étaler
toute la magnificence. Une grande partie de ce qu'on avait
préparé ne put être exposée aux
regards du public ; et ce qui resta était si
considérable, qu'on aurait pu en orner un second
triomphe : la pompe était
précédée de plusieurs écriteaux
qui portaient les noms des nations conquises :
c'étaient le Pont, l'Arménie, la Cappadoce, la
Paphlagonie, la Médie, la Colchide, les
Ibériens, les Albaniens, la Syrie, la Cilicie, la
Mésopotamie, la Phénicie, la Palestine, la
Judée, l'Arabie, les pirates vaincus sur terre et sur
mer. On y lisait que, dans ces divers pays, Pompée
avait pris mille forteresses et près de trois cents
villes, enlevé aux pirates huit cents vaisseaux, et
repeuplé trente-neuf villes que leurs habitants
avaient abandonnées. On y voyait que les revenus
publics, qui ne montaient avant Pompée qu'à
cinq mille myriades ou cinquante millions de drachmes,
avaient été portés, par ses
conquêtes, à huit mille cinq cents myriades, ou
quatre-vingt-un millions cinq cent mille drachmes ; qu'il
avait versé dans le trésor public, tant en
argent monnayé qu'en meubles d'or et d'argent, vingt
mille talents (61),
outre ce qu'il avait donné à ses soldats, dont
le moins récompensé avait reçu quinze
cents drachmes. Les prisonniers menés en triomphe
furent, outre les chefs des pirates, le fils de Tigrane, roi
d'Arménie, avec sa femme et sa fille ; Zozime, femme
du vieux Tigrane ; Aristobule, roi des Juifs ; la soeur de
Mithridate, avec cinq de ses enfants ; des femmes scythes ;
les otages des Albaniens et des Ibériens, et ceux du
roi de Comagène : on y portait autant de
trophées qu'il avait gagné de batailles, soit
en personne, soit par ses lieutenants. Mais ce qui relevait
encore plus sa gloire, et qui n'était arrivé
à aucun autre Romain avant lui, c'est qu'après
avoir déjà triomphé de deux parties du
monde, il triomphait alors de la troisième. On avait
bien vu déjà d'autres Romains honorés de
trois triomphes ; mais Pompée avait triomphé la
première fois de l'Afrique ; la seconde, de l'Europe ;
et la troisième, de l'Asie : ainsi, dans ses trois
triomphes, il avait triomphé de la terre
entière. Il était pourtant encore assez jeune ;
et ceux qui, le comparant à Alexandre, veulent,
à quelque prix que ce soit, qu'il ressemblât en
tout à ce prince, disent qu'il n'avait pas tout
à fait trente-quatre ans ; mais, dans la
vérité, il approchait de quarante (62).
XLVIII. Heureux s'il
eût terminé sa vie à cette époque,
et qu'il n'eût vécu qu'autant de temps qu'il
conserva la fortune d'Alexandre ! mais dans le reste de sa
vie il n'eut plus, ou que des prospérités qui
lui attirèrent l'envie, ou que des adversités
qui furent sans remède : en faisant servir à
l'injustice d'autrui l'autorité qu'il avait acquise
par des voies légitimes, il perdait de sa
réputation autant qu'il augmentait la puissance de
ceux qu'il favorisait. Ainsi, sans s'en apercevoir, il trouva
sa perte dans sa force même et dans sa grandeur. Les
endroits les mieux fortifiés des villes
assiégées communiquent aux ennemis qui s'en
emparent ce qu'elles ont de force : de même
César, agrandi par la puissance de Pompée, le
ruina ensuite, et le renversa par la force même qu'il
avait reçue de lui contre ses concitoyens : je dois
dire comment arriva cette fatale catastrophe. Quand Lucullus
revint d'Asie, où Pompée l'avait accablé
d'outrages, le sénat le reçut de la
manière la plus honorable, et le pressa vivement,
après le retour de Pompée, de s'occuper des
affaires du gouvernement. Mais le courage et de
l'activité Lucullus étaient bien refroidis : il
s'était abandonné à l'oisiveté,
et à toutes les jouissances que donnent les richesses.
Cependant, lorsque Pompée fut arrivé, il reprit
de l'ardeur, et l'attaqua si vigoureusement sur l'injure
qu'il lui avait faite en Asie en cassant toutes ses
ordonnances, que, soutenu de l'appui de Caton, il prenait
déjà le dessus, et l'emportait sur lui dans le
sénat. Pompée, qui se sentait le plus faible et
se voyait rebuté partout, fut forcé de recourir
aux tribuns du peuple, et de s'attacher une foule de jeunes
gens. Le plus scélérat et le plus audacieux
d'entre eux, nommé Clodius, s'étant
emparé de lui, le jetait à la tête du
peuple, et avilissait sa dignité en le traînant
sans cesse après lui dans les assemblées
publiques, où il le faisait servir à confirmer
toutes les nouveautés qu'il proposait, dans la vue de
flatter la populace et de s'insinuer dans sa faveur. Il alla
plus loin encore ; et comme s'il eût rendu à
Pompée des services importants, tandis qu'il ne
faisait que le déshonorer, il exigea et obtint de lui,
pour salaire, le sacrifice de Cicéron, le meilleur ami
de Pompée, et qui, dans le cours de son
administration, avait tout fait pour lui. Cicéron,
dans le danger dont il était menacé, eut
recours à Pompée, qui ne voulut pas le voir ;
il fit même refuser l'entrée de sa maison
à ceux qui venaient de sa part, et sortit par une
porte de derrière. Cicéron, qui craignit
l'issue du jugement, se déroba de la ville et s'en
alla en exil. Quelque temps auparavant (63), César, revenu de
sa préture d'Espagne, avait formé une intrigue
politique qui lui acquit dans ce moment une grande faveur, et
dans la suite une puissance considérable, mais qui
devint funeste à Pompée et à Rome. Il
demandait son premier consulat ; et, sentant bien que tant
que Crassus et Pompée seraient mal ensemble il ne
pourrait s'attacher à l'un sans avoir l'autre pour
ennemi, il travailla à les réconcilier : action
d'une sage politique sans doute ; mais faite par un mauvais
motif, et aussi adroite qu'insidieuse. Cette puissance,
divisée entre deux rivaux, conservait
l'équilibre dans Rome, comme une cargaison
également distribuée le maintient dans un
vaisseau : mais dès qu'elle fut réunie, et
qu'elle pesa tout entière sur un seul point, elle
devint si forte, que, n'ayant plus de contre-poids, elle
finit par renverser la république.
XLIX. On disait un jour,
devant Caton, que les différends qui survinrent dans
la suite entre César et Pompée avaient
causé la ruine de la république : «Vous
vous trompez, leur dit-il, d'imputer ce malheur à ces
derniers événements ; ce n'est ni leur
discorde, ni leur inimitié, mais plutôt leur
amitié et leur union, qui ont été la
première et la plus funeste cause de nos
calamités». Ce fut, en effet, cette liaison qui
porta César au consulat ; et il l'eut à peine
obtenu, que, flattant la populace, les pauvres et les
indigents, il proposa des lois pour établir de
nouvelles colonies, et faire des partages de terres ; n'ayant
pas honte d'avilir ainsi la dignité de sa
magistrature, et de faire dégénérer en
un vrai tribunat la puissance consulaire. Bibulus, son
collègue, s'opposait fortement à ces
entreprises ; et Caton se préparait à le
soutenir de tout son pouvoir, lorsque César, amenant
Pompée à la tribune, lui demande à haute
voix s'il approuve ses lois. Sur sa réponse
affirmative, il lui demande encore : «Si quelqu'un veut
s'opposer par la force à leur autorisation, ne
viendrez-vous pas auprès du peuple pour le soutenir ?
- J'y viendrai, répondit Pompée ; et contre
ceux qui nous menacent de l'épée, j'apporterai
l'épée et le bouclier». Pompée
n'avait encore rien fait ni rien dit de si violent ; et ses
amis disaient, pour l'excuser, que cette parole lui
était échappée sans réflexion.
Mais tout ce qu'il fit depuis ne prouva que trop qu'il
s'était entièrement livré aux
volontés de César. Car peu de temps
après, contre l'attente de tout le monde, il
épousa Julie, fille de César,
déjà promise à Cépion, qui devait
l'épouser bientôt ; et pour calmer le
ressentiment de celui-ci, il lui donna sa fille, dont le
mariage avec Faustus, fils de Sylla, était
arrêté. César épousa Calpurnie,
fille de Pison. Dès ce moment Pompée,
remplissant la ville de soldats, s'empara des affaires
à force ouverte. Le consul Bibulus étant
descendu à la place publique avec Lucullus et Caton,
les soldats se jetèrent sur ce premier magistrat, et
brisèrent ses faisceaux ; quelqu'un même d'entre
eux osa lui jeter sur la tête un panier plein de
fumier, et deux tribuns du peuple qui l'accompagnaient furent
blessés. Par ces violences, ils chassèrent de
la place publique tous ceux qui voulurent leur
résister, et ils firent passer la loi qui ordonnait un
partage de terres. Le peuple, séduit par cet
appât, se laissa conduire à leur gré, et,
ne songeant pas même à faire la moindre
opposition, il donna son suffrage sans rien dire.
Pompée fit confirmer toutes celles de ses ordonnances
que Lucullus attaquait ; César eut pour cinq ans le
gouvernement des Gaules cisalpine et transalpine, et celui de
l'Illyrie, avec quatre légions complètes ; on
désigna consuls pour l'année suivante, Pison,
beau-père de César, et Gabinius, le plus
outré des flatteurs de Pompée.
L. Bibulus, ne pouvant
arrêter ces désordres, se tint renfermé
dans sa maison (64),
et n'en sortit pas les huit derniers mois de son consulat
pour remplir les fonctions de sa charge : il les bornait
à envoyer afficher des placards pleins d'invectives et
d'accusations contre César et Pompée. Caton,
comme inspiré par un esprit prophétique,
annonçait dans le sénat les malheurs qui
menaçaient Rome et Pompée lui-même.
Lucullus, renonçant aux affaires, auxquelles son
âge le rendait peu propre, vivait tranquille dans la
retraite ; ce fut alors que Pompée lui dit qu'il
était moins de saison pour un vieillard de
s'abandonner aux délices, que de s'occuper
d'administration. Mais lui-même se laissa bientôt
amollir par l'amour qu'il avait pour sa jeune femme.
Uniquement occupé de lui plaire, il passait les
journées entières avec elle, dans ses maisons
de campagne ou dans ses jardins, et ne songeait plus aux
affaires publiques. Aussi Clodius même, alors tribun du
peuple, n'ayant plus pour lui que du mépris, osa se
porter aux entreprises les plus audacieuses. Après
qu'il eut chassé Cicéron de Rome, et
relégué Caton en Cypre, sous prétexte
d'une expédition militaire ; qu'il eut vu César
partir pour la Gaule, et qu'il fut assuré du
dévouement du peuple, à qui il
s'étudiait à complaire dans toute son
administration, il entreprit de casser quelques ordonnances
de Pompée ; il lui enleva de force le jeune Tigrane,
son prisonnier, qu'il retint chez lui, et suscita des
procès aux amis de Pompée, pour essayer, dans
leurs personnes, jusqu'où allait la puissance de leur
protecteur. Enfin, un jour que Pompée assistait
à l'instruction d'un procès, Clodius
entouré d'une troupe de scélérats
audacieux, monta sur un lieu élevé, d'où
il pouvait être vu de toute l'assemblée, et fit
à haute voix les questions suivantes : «Quel est
le souverain intempérant ? Quel est l'homme qui
cherche un homme ? Qui est celui qui se gratte la tête
avec un doigt ?» Après chacune de ces questions,
Clodius secouait sa robe, et ses satellites, comme un choeur
qui répond alternativement à un des
personnages, répétaient avec de grands cris :
«C'est Pompée !»
LI. Ces outrages causaient
un véritable chagrin à Pompée, qui
n'était pas accoutumé à se voir outrager
publiquement, et qui n'était pas fait à ces
sortes de combats : il était encore plus
affligé de la joie qu'en témoignait le
sénat, qui regardait ces insultes comme la juste
punition de la lâcheté qu'il avait eue de
sacrifier Cicéron à Clodius. Mais lorsqu'on en
fut venu aux mains sur la place publique même, et qu'il
y eut eu plusieurs personnes de blessées ; qu'un
esclave de Clodius, qui s'était glissé dans la
foule jusqu'auprès de Pompée, eut
été surpris avec un poignard, Pompée
prit prétexte de la crainte que lui donnaient
l'insolence et les calomnies de Clodius, pour ne plus
paraître aux assemblées tant que Clodius fut en
charge, et se tenant retiré dans sa maison, il
s'occupait des moyens de calmer le ressentiment du
sénat et des meilleurs citoyens. Il rejeta le conseil
que lui donnait Calléon de répudier Julie, et
de renoncer à l'amitié de César, pour
s'attacher au sénat ; mais il écouta ceux qui
lui proposèrent de rappeler Cicéron, l'ennemi
le plus déclaré de Clodius, et fort ami du
sénat (65).
Il mena lui-même, accompagné d'une troupe
nombreuse, le frère de Cicéron sur la place
publique, pour faire au peuple la demande de son rappel. Il y
eut encore à cette occasion un grand nombre de
blessés et quelques morts de part et d'autre : mais
enfin Pompée l'emporta sur Clodius.
LII. Cicéron,
rappelé par un décret du peuple, ne fut pas
plutôt de retour à Rome, qu'il réconcilia
Pompée avec le sénat ; il fit passer la loi qui
le chargeait de faire venir des blés en Italie, et le
rendit, en quelque sorte, une seconde fois (66) maître de tout
l'empire romain, et sur terre et sur mer. Cette loi mettait
dans sa dépendance tous les ports, tous les
marchés, toutes les ventes de fruits, en un mot tout
le commerce maritime et tout le trafic des laboureurs.
Clodius blâmait cette loi ; il prétendait
qu'elle n'avait pas été faite pour pourvoir
à la disette des blés ; mais qu'on avait fait
exprès la disette pour avoir un prétexte de
faire la loi, afin que, par cette nouvelle commission,
Pompée pût ranimer sa puissance, qui
commençait à languir, et à tomber, pour
ainsi dire, en pamoison. D'autres disent que ce fut une ruse
du consul Spinther, qui, désirant d'être
envoyé en Egypte au secours du roi
Ptolémée (67), avait voulu comme
renfermer Pompée dans un emploi plus important.
Cependant le tribun Canidius proposa, par un autre
décret, d'envoyer Pompée en Egypte sans
troupes, et avec deux licteurs seulement, pour remettre en
paix le roi avec le peuple d'Alexandrie. Ce décret ne
paraissait pas déplaire à Pompée ; mais
le sénat le rejeta, sous le prétexte
honnête qu'il craignait pour un si grand personnage.
Cependant on trouvait souvent sur la place, et devant le lieu
où le sénat s'assemblait, des billets qui
portaient que Ptolémée lui-même demandait
pour général Pompée, au lieu de
Spinther. Suivant Timagène, Ptolémée
quitta l'Egypte sans nécessité, et à
l'instigation de Théophane, qui voulait procurer
à Pompée des moyens de s'enrichir et de
nouveaux sujets de faire la guerre ; mais la
méchanceté de Théophane ne saurait
donner à ce conte autant de vraisemblance que le
caractère de Pompée le rend incroyable ; car
jamais il ne fut méchant et ne souilla son ambition
par aucune bassesse. Chargé donc de la commission de
procurer des blés à Rome, il envoya de tous
côtés ses lieutenants et ses amis ; et
s'étant embarqué lui-même pour la Sicile,
la Sardaigne et l'Afrique, il en fit des provisions
considérables. Comme il allait se remettre en mer il
s'éleva un vent si impétueux, que les pilotes
balançaient à partir. Mais Pompée,
montant le premier sur son vaisseau, ordonne qu'on
lève les ancres, et crie à haute voix :
«Il est nécessaire que je parte ; il ne l'est
pas que je vive». Son audace et son activité
trouvèrent la fortune favorable : arrivé en
Italie, il remplit de blé tous les marchés, et
couvrit la mer de vaisseaux ; le superflu de ces provisions
immenses suffit aux peuples voisins, et fut comme une source
féconde qui coula partout sans interruption.
LIII. Dans ce même
temps les guerres des Gaules augmentaient chaque jour la
puissance de César : placé à un grand
éloignement de Rome, il ne paraissait attaché
qu'à combattre les Belges, les Suèves et les
Bretons (68) ; et
cependant, sans qu'on s'en doutât, il était au
milieu du peuple, et, conduisant avec la plus grande
habileté les principales affaires, il minait peu
à peu le crédit de Pompée, s'incorporait
en quelque sorte son armée, et l'employait moins pour
faire la guerre aux Barbares, qu'il ne se servait de ces
combats comme de chasses militaires pour endurcir ses
soldats, pour les rendre redoutables et invincibles : il
envoyait à Rome tout l'or et l'argent, toutes les
dépouilles et les autres richesses qu'il prenait sur
un si grand nombre d'ennemis, et il les faisait servir
à corrompre ceux qui pouvaient lui être utiles ;
les riches présents qu'il faisait aux édiles,
aux préteurs, aux consuls, et à leurs femmes,
lui gagnaient un grand nombre de partisans : aussi, lorsqu'il
eut repassé les Alpes, et qu'il vint hiverner à
Lucques, il se rendit de Rome dans cette ville une foule
innombrable d'hommes et de femmes, qui accouraient à
l'envi ; dans ce nombre il se trouva deux cents
sénateurs, en particulier Crassus et Pompée, et
l'on voyait tous les jours à sa porte jusqu'à
cent vingt faisceaux de proconsuls et de préteurs ; il
les renvoya tous comblés de ses dons, et remplis des
plus belles espérances ; mais il fit avec Crassus et
Pompée un traité secret, qui portait que ces
deux derniers demanderaient ensemble un second consulat ; que
César, pour appuyer leur brigue, enverrait à
Rome un grand nombre de ses soldats, qui donneraient leurs
suffrages en leur faveur ; qu'aussitôt après
leur élection, ils travailleraient à obtenir
pour eux-mêmes des gouvernements de provinces, des
commandements d'armée, et à faire continuer
César pour cinq ans dans ceux qu'il avait
déjà. Dès que ce traité fut connu
dans Rome, il excita parmi les principaux citoyens une telle
indignation, que le consul Marcellinus s'étant
levé dans l'assemblée du peuple, demanda
à Crassus et à Pompée s'ils brigueraient
le consulat ; et le peuple leur ayant ordonné de
répondre, Pompée prit le premier la parole, et
dit qu'il le briguerait peut-être, et que
peut-être aussi il ne le briguerait pas (69). Crassus, en politique
plus habile, répondit qu'il ferait ce qui lui
paraîtrait plus utile pour le bien public. Marcellinus
donc s'attachant à Pompée, lui parla avec un
tel emportement, que Pompée lui reprocha d'être
le plus injuste et le plus ingrat des hommes, d'avoir
oublié que c'était lui qui, de muet et
d'affamé qu'il était, lui avait rendu la parole
et lui avait donné les moyens de se rassasier
jusqu'à rendre gorge.
LIV. Tous les autres
prétendants au consulat s'étant
désistés de leur poursuite, Lucius Domitius
continua seul de le briguer, à la persuasion de Caton,
qui, pour l'encourager à ne pas abandonner sa brigue,
lui représenta que dans cette lutte il s'agissait
moins du consulat que de la liberté publique, qu'il
fallait défendre contre des tyrans. Les partisans de
Pompée, redoutant la fermeté de Caton, et
craignant qu'ayant déjà le sénat pour
lui, il ne fit changer la plus saine partie du peuple, et ne
l'entraînât dans son parti, résolurent
d'empêcher que Domitius ne descendît à la
place publique pour solliciter les suffrages. Des gens
armés, qu'ils envoyèrent contre lui,
tuèrent l'esclave qui marchait devant son maître
avec un flambeau, et obligèrent les autres de prendre
la fuite : Caton, blessé au bras droit en
défendant Domitius, se retira le dernier. Parvenus au
consulat par ces violences, Crassus et Pompée ne
montrèrent pas plus de modération dans le reste
de leur conduite ; et d'abord voyant que le peuple, qui
voulait élever Caton à la préture,
commençait à lui donner les suffrages,
Pompée rompit l'assemblée, sous prétexte
qu'il avait eu quelque augure défavorable (70) ; et ayant ensuite
corrompu les tribus à prix d'argent, ils
portèrent à la préture Antias et
Vatinius (71),
firent proposer, par le tribun du peuple Trébonius,
les décrets dont ils étaient convenus à
Lucques : l'un continuait à César pour cinq ans
les gouvernements dont il était déjà
pourvu ; un second donnait à Crassus la Syrie, et la
conduite de la guerre contre les Parthes ; le
troisième attribuait à Pompée le
gouvernement de toute l'Afrique et des deux Espagnes (72), avec quatre
légions ; il en prêta deux à
César, qui les lui demanda pour la guerre des Gaules.
Crassus, à la fin de son consulat, partit pour son
gouvernement. Pompée resta dans Rome pour la
dédicace de son théâtre, et fit
célébrer des jeux gymniques, des choeurs de
musique, et des combats d'animaux, où il y eut
jusqu'à cinq cents lions de tués ; ils furent
terminés par un combat d'éléphants, le
plus terrible des spectacles (73).
LV. Cette magnificence lui
mérita de nouveau l'admiration et la bienveillance du
peuple ; mais bientôt il ne fut pas moins l'objet de
son envie, quand on le vit abandonner à ceux de ses
lieutenants qu'il chérissait le plus ses gouvernements
et ses armées, et passer son temps à se
promener avec sa femme dans ses plus belles maisons de
plaisance, soit qu'il fût toujours amoureux d'elle,
soit qu'en étant tendrement aimé, il
n'eût pas la force de s'en séparer, car on en
donne cette dernière raison. Il est vrai que l'amour
de Julie pour Pompée était connu de tout le
monde, non qu'il fût d'âge à être
aimé si passionnément ; mais la tendresse de
cette femme prenait sa source dans la sagesse de son mari,
qui n'aimait point d'autre femme qu'elle, et dans sa
gravité naturelle, qui n'avait rien d'austère,
et était tempérée par une conversation
remplie de grâce, propre surtout à s'insinuer
dans l'esprit des femmes, car on ne peut révoquer en
doute le témoignage que lui rendait sur ce point la
courtisane Flora. Un jour d'assemblée pour
l'élection des édiles, on en vint aux mains ;
plusieurs personnes furent tuées auprès de
Pompée, qui, étant tout couvert de sang, fut
obligé de changer d'habit. Ses esclaves coururent
rapporter chez lui ses vêtements souillés de
sang : leur précipitation ayant causé du
trouble et du tumulte dans la maison, Julie, qui était
enceinte, s'évanouit à la vue de cette robe
ensanglantée ; elle eut beaucoup de peine à
reprendre ses sens ; et l'inquiétude, la frayeur
qu'elle avait eue, la tirent avorter. Cet accident inspira
tant d'intérêt pour elle, que ceux qui
condamnaient le plus l'attachement de Pompée pour
César ne pouvaient blâmer sa tendresse pour sa
femme. Elle devint grosse une seconde fois, et accoucha d'une
fille ; mais elle mourut dans son travail, et l'enfant ne lui
survécut que peu de jours. Pompée se disposait
à la faire inhumer dans sa terre d'Albe, lorsque le
peuple, usant de violence, emporta le corps au champ de Mars,
moins pour faire plaisir à César et à
Pompée, que pour témoigner la compassion que
lui inspirait cette jeune femme ; et dans les honneurs qu'il
lui rendait, il paraissait en faire beaucoup plus pour
César absent que pour Pompée, qui était
alors à Rome.
LVI. Mais cette mort fut
bientôt suivie d'une agitation violente, qui excita la
plus grande fermentation : l'alliance entre César et
Pompée, qui couvrait leur ambition plutôt
qu'elle ne la réprimait, étant rompue, on ne
parlait dans la ville que de division et de rupture. Peu de
temps après on apprit que Crassus avait
été défait et tué par les
Parthes, et sa mort faisait tomber la plus forte
barrière qui restât encore contre la guerre
civile. La crainte que César et Pompée avaient
de Crassus leur faisait observer l'un envers l'autre,
jusqu'à un certain point, les lois de la justice ;
mais quand la fortune leur eut ôté cet
athlète, qui pouvait lutter contre celui des deux
à qui la victoire serait restée, alors on put
leur appliquer ces vers d'un poète comique :
Je vois ces deux rivaux préparer leurs combats
;
L'huile couvre leurs corps, la poussière leurs
bras.
Tant la fortune a peu de pouvoir sur la nature, dont elle ne saurait satisfaire les désirs ! car une si grande autorité, une si vaste étendue de pays, ne purent assouvir l'ambition de ces deux hommes, qui cependant avaient souvent lu et entendu dire
Qu'en trois parts l'univers divisé par les
dieux,
Du sort qui leur échut les rendit tous heureux
(74).
Ils n'étaient que deux à partager l'empire
romain, et ils ne croyaient pas qu'il pût leur suffire.
Cependant Pompée, en parlant au peuple, dit qu'il
avait obtenu toutes les charges beaucoup plus tôt qu'il
ne l'avait espéré, et qu'il les avait toujours
quittées plus tôt qu'on ne s'y était
attendu. Il avait en effet pour témoins de cette
vérité les armées qu'il avait toujours
licenciées de bonne heure ; mais alors,
persuadé que César ne congédierait pas
la sienne, il voulut, sans rien innover, sans paraître
se défier de lui, mais plutôt le mépriser
et n'en tenir aucun compte, il voulut, dis-je, se faire des
principales dignités de la république un
rempart contre lui ; mais quand il vit que les citoyens,
corrompus à prix d'argent, ne distribuaient pas les
magistratures selon ses désirs, il laissa
régner l'anarchie dans la ville.
LVII. D'abord on sema le
bruit qu'il fallait nommer un dictateur; le tribun Lucilius
osa le premier en faire la proposition, et conseiller au
peuple d'élire Pompée. Caton s'éleva
contre le tribun avec tant de force, que ce magistrat fut en
danger de perdre sa charge ; plusieurs amis de Pompée
se présentèrent pour le justifier, et
assurèrent qu'il n'avait jamais ni demandé ni
désiré la dictature. Caton donna de grands
éloges à Pompée, et le pria de veiller
à ce qu'on observât en tout l'ordre et la
décence. Pompée alors eut honte de ne pas s'y
prêter, et il veilla si bien, que Domitius et Messala
furent nommés consuls ; mais bientôt une
nouvelle anarchie ayant fait proposer par plusieurs
personnes, avec encore plus d'audace, l'élection d'un
dictateur, Caton, qui craignit d'être forcé,
résolut d'abandonner à Pompée une grande
autorité, mais limitée par les lois, afin de
l'éloigner d'une magistrature dont la puissance
tyrannique ne connaissait point de bornes. Bibulus
lui-même, tout ennemi qu'il était de
Pompée, proposa le premier dans le sénat de
l'élire seul consul. «Par là, disait-il,
la ville sortira de la confusion où elle est, ou du
moins elle sera dans la servitude de l'homme qui vaut le
mieux». Cet avis ayant paru fort extraordinaire de la
part de Bibulus, Caton se leva ; et comme on ne douta point
que ce ne fût pour le combattre, il se fit un grand
silence. «Jamais, dit-il, je n'aurais ouvert l'avis que
vous venez d'entendre, mais puisqu'un autre l'a fait, je
crois que vous devez le suivre ; je préfère
à l'anarchie un magistrat, quel qu'il puisse
être, et je ne connais personne de plus propre que
Pompée à commander dans de si grands
troubles». Le sénat suivit son opinion, et
décréta que Pompée serait nommé
seul au consulat ; que s'il croyait avoir besoin d'un
collègue, il le choisirait lui-même ; mais que
ce ne pourrait être avant deux mois. Pompée,
déclaré seul consul par Sulpicius, qui ce
jour-là faisait, pendant l'interrègne, les
fonctions de roi, alla embrasser Caton, et lui donna les plus
grands témoignages d'amitié ; il avoua qu'il ne
devait qu'à lui l'honneur qu'il recevait, et le
conjura de l'aider de ses conseils dans l'exercice de sa
charge : «Vous ne me devez aucune reconnaissance, lui
répondit Caton ; en opinant, je n'ai rien dit par
considération pour vous, et je n'ai consulté
que l'intérêt de la république. Je vous
aiderai en particulier de mes conseils toutes les fois que
vous me les demanderez ; si vous ne me les demandez pas, je
dirai toujours publiquement ce que je penserai». Tel
était Caton dans toute sa conduite.
LVIII. Pompée
étant rentré dans Rome, épousa
Cornélie, fille de Métellus Scipion (75), et depuis peu veuve de
Publius, fils de Crassus, à qui elle avait
été mariée fort jeune, et qui venait de
périr chez les Parthes. Cette femme avait, outre sa
beauté, bien des moyens de plaire : elle était
versée dans la littérature, jouait très
bien de la lyre, savait la géométrie, et lisait
avec fruit les ouvrages de philosophie : avec tant
d'avantages, elle avait su se garantir de ces airs de
fierté, de ces manières dédaigneuses que
donnent ordinairement aux jeunes femmes ces sortes de
connaissances ; elle avait d'ailleurs un père
irréprochable dans sa naissance et dans sa
réputation. Cependant ce mariage ne fut presque
approuvé de personne : les uns y blâmaient la
disproportion de l'âge ; Cornélie était
assez jeune pour avoir été mariée plus
convenablement au fils de Pompée. Les plus
honnêtes citoyens trouvaient que dans cette occasion il
avait sacrifié les intérêts de la
république, qui, dans l'extrémité
où elle était réduite, l'avait choisi
pour son médecin, et s'en était
rapportée à lui seul de sa guérison : au
lieu de répondre à cette confiance, on le
voyait, couronné de fleurs, faire des sacrifices et
célébrer des noces, tandis qu'il aurait
dû regarder comme une calamité publique ce
consulat qu'il n'aurait pas eu, contre les lois, seul et sans
collègue, si Rome eût été plus
heureuse.
LIX. Il s'occupa d'abord
de faire procéder contre ceux qui avaient
acheté les suffrages pour parvenir aux charges, et fit
des lois pour régler les jugements. Il mit dans tout
le reste de sa conduite autant de dignité que
d'intégrité ; et en présidant
lui-même à ces jugements avec des gens
armés, il y rétablit l'ordre et la
tranquillité. Mais Scipion, son beau-père,
ayant été cité en justice, Pompée
fit venir chez lui les trois cent soixante juges, et les pria
d'être favorables à l'accusé.
L'accusateur voyant Scipion reconduit par les juges, de la
place publique jusqu'à sa maison, se désista de
sa poursuite. Cette inconséquence fit tort à
Pompée. Il fut encore plus blâmé, lorsque
au mépris d'une loi qui défendait de louer les
accusés dans le cours de l'instruction du
procès, et dont il était l'auteur, il se
présenta lui-même pour faire l'éloge de
Plancus. Caton, qui était au nombre des juges, se
boucha les oreilles avec les deux mains, en disant qu'il ne
convenait pas d'entendre louer un accusé contre la
disposition des lois. On en prit prétexte pour
récuser Caton avant qu'il donnât son avis ;
mais, à la honte de Pompée, Plancus n'en fut
pas moins condamné par tous les autres juges (76). Peu de jours
après, Hypséus, homme consulaire, appelé
de même devant les tribunaux, attendit Pompée au
moment où il sortait du bain pour aller se mettre
à table ; et se jetant à ses genoux, il implora
sa protection. Pompée passa outre avec un air
méprisant, et lui dit, pour toute réponse,
qu'il ne gagnait, en le retenant, que de faire gâter
son souper. Cette inégalité de conduite fut
généralement blâmée ; il mit
d'ailleurs dans tout le reste le plus grand ordre, et se
donna, pour les cinq mois qui restaient de son consulat, son
beau-père pour collègue. On lui continua ses
gouvernements pour quatre autres années, et on
l'autorisa à prendre, tous les ans, dans le
trésor public, mille talents pour l'entretien et la
solde des troupes.
LX. Les amis de
César se prévalurent de cet exemple pour
demander qu'on eût égard à tous les
combats qu'il livrait pour étendre l'empire romain
(77) ; il
méritait, disaient-ils, ou qu'on lui donnât un
second consulat, ou qu'on lui continuât son
gouvernement, afin qu'un successeur ne vînt pas lui
enlever la gloire de tant de travaux, et que, commandant seul
dans les lieux qu'il avait soumis, il jouît en paix des
honneurs que ses exploits lui avaient mérités.
Cette demande ayant donné lieu à une grande
discussion, Pompée, comme s'il eût voulu, par
amitié, détourner l'envie qu'elle pouvait
exciter contre César, dit qu'il avait des lettres de
lui par lesquelles il demandait qu'on lui donnât un
successeur, et qu'il fût déchargé de
cette guerre : que pour le consulat, il lui paraissait juste
qu'on lui permît de le demander, quoique absent
(78). Caton s'opposa
avec force à cette proposition ; il exigea que
César, réduit à l'état de simple
particulier, après avoir posé les armes,
vînt en personne solliciter auprès de ses
concitoyens la récompense de ses services.
Pompée n'insista plus ; et, comme vaincu par les
raisons de Caton, il garda le silence, et fit
soupçonner que ses dispositions pour César
n'étaient pas sincères. II lui fit même
redemander les deux légions qu'il lui avait
prêtées, et allégua la guerre des
Parthes, dont il était chargé. César,
qui ne se méprit point sur le motif de cette demande,
les lui renvoya, comblées de présents.
LXI. Bientôt
après, Pompée tomba dangereusement malade
à Naples ; il guérit cependant ; et les
Napolitains, par le conseil de Praxagoras, firent des
sacrifices d'actions de grâces pour sa guérison.
Les peuples voisins suivirent leur exemple ; et ce
zèle se communiqua tellement à toute l'Italie,
qu'il n'y eut point de ville, petite ou grande, qui ne
célébrât des fêtes pendant
plusieurs jours. Il n'y avait pas d'endroits assez spacieux
pour contenir tous ceux qui venaient au-devant de lui : les
grands chemins, les bourgs et les ports étaient pleins
de gens qui faisaient des sacrifices et des banquets pour
témoigner leur joie de son rétablissement. Un
grand nombre, couronnés de fleurs allaient le recevoir
avec des flambeaux, et l'accompagnaicnt en lui jetant des
fleurs ; le cortège dont il était suivi dans sa
marche offrait le spectacle le plus agréable et le
plus magnifique. Mais aussi ce ne fut pas une des moindres
causes de la guerre civile. L'opinion présomptueuse
qu'il conçut de lui-même, et l'extrême
joie qu'il ressentit de tous ces honneurs,
surmontèrent tous les raisonnements que la nature
même des affaires devait lui suggérer : oubliant
cette sage prévoyance qui jusque-là avait
assuré ses prospérités et le
succès de ses entreprises, il se laissa aller à
une confiance audacieuse, à un mépris
insensé de la puissance de César,
jusqu'à croire qu'il n'avait besoin contre lui ni
d'armes, ni d'efforts, et qu'il le renverserait plus
facilement qu'il ne l'avait élevé. Il
était dans ces dispositions, lorsque Appius lui ramena
des Gaules les troupes qu'il avait prêtées
à César. Cet officier affecta de rabaisser les
exploits qui s'étaient faits dans cette
contrée, et de répandre des bruits injurieux
à César. Il fallait, disait-il, que
Pompée connût bien peu ses forces et sa
réputation, pour vouloir se défendre contre
César avec d'autres troupes que celles qu'il avait ;
il le vaincrait avec les légions mêmes de son
ennemi aussitôt qu'il paraîtrait, tant les
soldats haïssaient César et désiraient de
revoir Pompée ! Ces vains propos lui enflèrent
si fort le coeur, et, en lui inspirant une confiance
présomptueuse, le jetèrent dans une telle
négligence, qu'il se moquait de ceux qui craignaient
cette guerre : et quand on lui disait que si César
marchait contre Rome, on ne voyait pas avec quelles troupes
on pourrait lui résister, il répondait avec un
air riant et un visage serein, qu'il ne fallait pas s'en
inquiéter; qu'en quelque endroit de l'Italie qu'il
frappât du pied, il en sortirait des
légions.
(58) Mucia
était soeur de Q. Métellus Céler et
de Q. Métellus Népos. César passait
pour avoir eu avec elle un commerce criminel ; aussi
quand Pompée eut épousé la fille de
César, on lui reprocha d'avoir, par ambition,
épousé la fille de celui qu'il appelait, en
soupirant, son Egypte. Cependant Cicéron, en
écrivant à Atticus, lui mande que ce
divorce était.généralement
approuvé. Voyez livre lettre XII. |
|
(59) Il
fallait, d'après la loi, qu'il se trouvât
à Rome vers la fin de cette année, qui
était la six cent quatre-vingt-douzième de
la fondation de cette ville, et il n'y entra qu'au
commencement de l'année suivante ; mais Pison n'en
fut pas moins nommé consul. |
|
(60) L'année
même du consulat de Pison, qui fut celle du
triomphe de Pompée, il voulut assurer, pour
l'année suivante, le consulat à Afranius,
qui obtint en effet l'an de Rome six cent
quatre-vingt-quatorze, et eut pour collègue
Métellus Céler. |
|
(61) Les
cinquante millions de drachmes faisaient environ
quarante-huit millions de notre monnaie actuelle ; les
quatre-vingt et un millions cinq cent mille drachmes,
environ soixante-dix-huit millions. Les vingt mille
talents valent plus de cent millions. |
|
(62) Il doit
y avoir ici une faute de copiste ; Pompée
était né l'an de Rome six cent
quarante-huit, la même année que
Cicéron, cent six ans avait l'ère
chrétienne ; il obtint ce troisième
triomphe l'an de Rome six cent quatre-vingt-treize,
soixante et un ans avant J. C. le jour même de
l'anniversaire de sa naissance ; il avait donc
quarante-cinq ans, et non pas quarante. Voyez les Tables
chronologiques de l'Histoire universelle de
Lenglet-Dufresnoy. |
|
(63) Le
texte dit : dans ce temps-là, ce qui donnerait
lieu de croire que ce qu'on va lire est postérieur
à l'exil de Cicéron ; mais César
revint de sa préture d'Espagne l'an de Rome six
cent quatre-vingt-quatorze, et fut consul pour la
première fois l'année suivante.
Cicéron ne sortit de la ville que l'an de Rome six
cent quatre-vingt-seize. J'ai donc suivi la correction de
M. Dacier, qui a été adoptée par les
éditeurs d'Amyot. |
|
(64) Cette
retraite de Bibulus, pendant la durée presque
entière de son consulat, donna lieu aux plaisants
de Rome, lorsqu'ils voulaient marquer un
événement de cette année-là,
de dire, non sous le consulat de César et de
Bibulus, mais sous le consulat de Jules et de
César, faisant ainsi deux consuls d'un seul homme
dont ils séparaient le nom, et le surnom.
Suétone, in vit. Caesar. cap. XX. |
|
(65) Dion
Cassius, hist. Rom. liv. XXXIX, chap. VI, dit que
Pompée, après avoir chassé
Cicéron de Rome, pour complaire à Clodius,
le rappelle ensuite contre ce même Clodius ; et sur
cela il fait cette réflexion très juste et
très sensée : «L'esprit de l'homme
est si mobile, que souvent ceux de qui l'on attendait
beaucoup de bien ou beaucoup de mal entrent subitement
dans des dispositions toutes différentes, et qu'on
en est traité tout autrement qu'on ne s'y
était attendu». Mais alors c'est moins
l'esprit qui change, que l'intérêt par
lequel il est poussé. |
|
(66) Le
même historien, ibid. chap. IX, ajoute
à cette loi une autre attribution qui
méritait d'être rapportée ; c'est
qu'elle accordait à Pompée toute
l'autorité proconsulaire pour cinq ans, au dedans
et au dehors de l'Italie. Cicéron le dit aussi,
ad Atticum, lib. IV, ep. I. Plutarque observe que
Cicéron rendit Pompée une seconde fois
maître de tout l'empire, parce qu'il l'avait
déjà fait une première fois, en
autorisant la loi Manilia, relative à la guerre
contre les pirates. |
|
(67) Ptolémée
Aulètes, fils de Ptolémée Lathyrus,
étant devenu extrêmement odieux à ses
sujets, s'était retiré à Rome,
où il avait demandé et obtenu que le consul
Leutulus Spinther, à qui on avait
décerné le gouvernement de la Cilicie, vint
le rétablir dans son royaume d'Egypte. Dion a
raconté toute cette guerre, liv. XXXIX, chap. XII
et suiv. M. l'abbé de Saint-Réal en a
écrit l'histoire. |
|
(68) Les
Belges occupaient ce qu'on a appelé depuis les
Pays-Bas ; les Suèves, qui du temps de
César étaient, suivant Strabon, liv. VII,
p. 290, les peuples les plus considérables de la
Germanie, habitaient au delà de l'Elbe. Les
Bretons sont ici les Anglais ; ce nom n'avait pas encore
été donné à la partie de la
France appelée Bretagne. |
|
(69) Dion
prête à Pompée une réponse
plus noble. «Je n'ai besoin, dit-il, d'aucune
magistrature pour les gens de bien ; mais je demande le
consulat contre les méchants et les
séditeux». |
|
(70) On sait
qu'à Rome, toutes les fois que le peuple
était assemblé pour donner ses suffrages,
il suffisait que le consul ou un autre magistrat dit
qu'il avait vu un augure défavorable, pour faire
rompre aussitôt l'assemblée ; ainsi on avait
toujours un prétexte pour empêcher tout ce
qui déplaisait. |
|
(71) Ce nom
d'Antias a paru suspect à quelques critiques ; il
y en a qui proposent de lire Bantias, mais sans aucune
autorité. Dans les Suppléments de
Tite-Live, livre CV, chap. XIV, le collègue de
Vatinius à la préture n'est pas
nommé. |
|
(72) Les
Romains divisaient l'Espagne en citérieure et
ultérieure ; c'était le fleuve de l'Ebre
qui faisait ce partage. |
|
(73) Dion,
liv. XXXIX, chap. XXXVIII, ajoute qu'ils combattirent au
nombre de dix-huit contre des hommes armés. Il
raconte même que quelques-uns de ces
éléphants étant blessés,
semblaient demander quartier aux Romains, et se plaindre
de l'injustice qu'on leur avait faite. Car, en les
embarquant en Afrique pour l'Italie, on leur avait
juré qu'on ne leur ferait aucun mal. Les Romains,
continue l'histoire, touchés de pitié, les
sauvèrent. Il est permis de révoquer ce
fait en doute, quoiqu'il paraisse confirmé par ce
que dit Pline de ces animaux dans le huitième
livre de son Histoire, chap. I. |
|
(74) Le
passage que Plutarque rapporte ici est tiré du
quinzième livre de l'Iliade, vers 189.
Plutarque en fait l'application à l'avidité
de Pompée et de César : les trois dieux les
plus puissants partagent entre eux l'univers, et ils sont
contents ; deux hommes peuvent partager l'empire romain,
c'est-à-dire presque la terre entière, et
leur ambition n'est pas satisfaite. |
|
(75) Ce
Scipion était fils de Scipion Nasica ; mais il
était passé par adoption dans la famille
des Métellus, d'où il fut appelé
Métellus Scipion. Suppléments de Tite-Live,
livre CVII, chap. XLVI. |
|
(76) Munatius
Plancus avait Cicéron pour accusateur ; et
malgré toute la protection de Pompée, qui
l'avait comblé d'éloges et de vive voix et
par écrit, il ne put éviter la
condamnation. Cicéron fut si flatté de ce
succès, qu'il en témoigna sa joie à
Marius. Voyez la deuxième lettre du livre VII de
ses Lettres familières. |
|
(77) M.
Dacier substitue ici au mot empire celui de
liberté, parce qu'il n'a jamais vu, dit-il, le
terme grec du texte employé dans la
première signification ; mais il se trompe, ce mot
se trouve fréquemment pris en ce sens dans les
ouvrages de notre historien. |
|
(78) Une loi
défendait aux absents de demander le consulat.
Pompée y avait fait ajouter une exception pour
ceux à qui on le permettrait nommément, ce
qui était rendre la loi inutile ; les hommes
puissants, et surtout ceux qui avaient des troupes
à leurs ordres, étaient bien sûrs
d'obtenir cette permission. |