[La bataille de Pharsale]

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LXXIII. Peu touchés de ces considérations, ils ne cessaient de presser et d'importuner Pompée : à peine descendus dans la plaine de Pharsale ils le forcèrent d'assembler un conseil, dans lequel Labiénus, commandant de la cavalerie, se levant le premier, jura qu'il ne cesserait de combattre qu'après avoir mis les ennemis en fuite ; et ce serment fut répété par tous les autres. La nuit suivante, Pompée crut voir en songe qu'il était reçu au théâtre par le peuple avec de vifs applaudissements, et qu'il ornait de riches dépouilles la chapelle de Vénus Nicéphore. Si cette vision le rassurait d'un côté, elle le troublait de l'autre, en lui faisant craindre que César, qui rapportait son origine à Vénus, ne tirât, des dépouilles de son rival, de l'éclat et de la gloire (99). Dans ce moment, des terreurs paniques, qui s'élevèrent dans son camp, l'éveillèrent en sursaut ; et le matin, comme on posait les gardes, on vit tout à coup sur le camp de César, où régnait la plus grande tranquillité, s'élever une vive lumière, à laquelle s'alluma un flambeau ardent qui vint fondre sur le camp de Pompée. César lui-même dit l'avoir vue en allant visiter ses gardes (100). A la pointe du jour, César se disposait à décamper (101) ; et déjà les soldats, levant leurs tentes, faisaient partir devant eux les valets et les bêtes de somme, lorsque ses coureurs vinrent lui rapporter qu'ils avaient aperçu un grand mouvement d'armes dans le camp des ennemis ; que le bruit et le tumulte qu'on y entendait annonçaient les préparatifs d'un combat ; bientôt après il en arriva d'autres qui assurèrent que les premiers rangs s'étaient déjà mis en bataille.

LXXIV. A cette nouvelle, César s'écria qu'il arrivait ce jour attendu depuis si longtemps, où ils allaient combattre, non contre la faim et la disette, mais contre des hommes ; il ordonne en même temps qu'on place devant sa tente une cotte d'armes de pourpre, signal ordinaire de la bataille chez les Romains. A peine les soldats l'ont aperçue, que poussant des cris de joie, ils laissent leurs tentes et courent aux armes. Les officiers les conduisent aux postes qui leur étaient assignés, et chacun prend sa place avec autant d'ordre et de tranquillité que si l'on n'eût arrangé qu'un choeur de tragédie. Pompée commandait l'aile droite, et avait Antoine en tête. Le centre était occupé par son beau-père Scipion, qui se trouvait opposé à Lucius Albinus : il plaça Domitius à l'aile gauche, qu'il fortifia par la cavalerie ; car presque tous les chevaliers romains s'y étaient portés dans l'espoir de forcer César, et de tailler en pièces la dixième légion, qui était célèbre par sa valeur, et au milieu de laquelle César avait coutume de combattre (102). Mais quand il vit la gauche des ennemis soutenue par une cavalerie si nombreuse, craignant pour ses soldats l'éclat étincelant des armes des chevaliers de Pompée, il fit venir, du corps de réserve, six cohortes qu'il plaça derrière la dixième légion, avec ordre de se tenir tranquilles sans se montrer aux ennemis, et, lorsque leur cavalerie commencerait la charge, de s'avancer aux premiers rangs, et au lieu de lancer de loin leurs javelots, comme font ordinairement les plus braves qui sont pressés d'en venir à l'épée, de les porter droit à la visière du casque ; et de frapper les ennemis aux yeux et au visage : «Car, leur disait-il, ces beaux danseurs si fleuris, jaloux de conserver leur jolie figure, ne soutiendront pas l'éclat du fer qui brillera de si près à leurs yeux». Telles furent les dispositions de César. Pompée, de son côté, étant monté à cheval, considérait l'ordonnance des deux armées ; et voyant que celle des ennemis attendait tranquillement le signal de l'attaque ; qu'au contraire la plus grande partie des siens, au lieu de rester immobiles dans leurs rangs, s'agitaient dans un grand désordre, faute d'expérience, il craignait que, dès le commencement de l'action, ils ne rompissent leur ordonnance : il envoya donc à ses premiers rangs l'ordre de rester fermes dans leurs postes, de se tenir serrés les uns contre les autres, et de soutenir ainsi le choc de l'ennemi. César blâme cette disposition (103) ; il prétend qu'elle affaiblit la vigueur que donne, aux coups que les soldats portent, l'impétuosité de leur course ; qu'elle émousse cette ardeur d'où naissent l'enthousiasme et la fureur guerrière qui sont l'âme des combattants ; que les chocs mutuels enflamment de plus en plus les courages, échauffés encore par la course et les cris : en leur ôtant ces avantages, Pompée amortit et glaça, pour ainsi dire, le coeur de ses soldats. César avait environ vingt-deux mille hommes, et Pompée un peu plus du double.

LXXV. Dès que les trompettes eurent donné de part et d'autre le signal du combat, chacun, dans cette grande multitude, ne songea qu'à ce qu'il avait à faire personnellement ; mais un petit nombre des plus vertueux d'entre les Romains, et quelques Grecs qui se trouvaient sur les lieux, hors du champ de bataille, en voyant arriver l'instant décisif, se mirent à réfléchir sur la situation affreuse où l'empire romain se trouvait réduit, par l'avarice et l'ambition de ces deux rivaux. C'étaient des deux côtés les mêmes armes, la même ordonnance de bataille, des enseignes semblables, la fleur des guerriers d'une même ville ; enfin, une seule puissance qui, prête à se heurter elle-même, allait donner le plus terrible exemple de l'aveuglement et de la fureur dont la nature humaine est capable quand la passion la maitrise. Si, contents de jouir de leur gloire, ils avaient voulu commander au sein de la paix, n'auraient-ils pas eu, et sur terre et sur mer, la plus grande et la meilleure partie de l'univers soumise à leur autorité ? ou s'ils voulaient satisfaire cet amour des trophées et des triomphes, et en étancher la soif, n'avaient-ils pas à dompter les Parthes et les Germains ? La Scythie et les Indes n'ouvraient-elles pas un vaste champ à leurs exploits ? N'avaient-ils pas un prétexte honnête de leur déclarer la guerre, en couvrant leur ambition du dessein de civiliser ces nations barbares ? Et quelle cavalerie scythe, quelles flèches des Parthes, quelles richesses des Indiens, auraient pu soutenir l'effort de soixante-dix mille Romains armés, commandés par César et Pompée, dont ces peuples avaient connu les noms avant celui des Romains ? tant ces deux généraux avaient porté loin leurs victoires ! tant ils avaient dompté de nations sauvages et barbares ! mais alors ils étaient sur le même champ de bataille pour combattre l'un contre l'autre, sans être touchés du danger de leur gloire, à laquelle ils sacrifiaient jusqu'à leur patrie, et qu'ils allaient déshonorer l'un ou l'autre en perdant le titre d'invincible ; car l'alliance qu'ils avaient contractée, les charmes de Julie et son mariage, avaient été plutôt les otages suspects et trompeurs d'une société dictée par l'intérêt, que les liens d'une amitié véritable.

LXXVI. Dès que la plaine de Pharsale fut couverte d'hommes, d'armes et de chevaux, et que dans les deux années on eut donné le signal de la charge, on vit courir le premier à l'ennemi, du côté de César, Caïus Grassianus (104), qui, à la tête d'une compagnie de cent vingt hommes, se montrait jaloux de tenir tout ce qu'il avait promis à son général. César l'avait rencontré le premier en sortant du camp ; et l'ayant salué par son nom, il lui demanda ce qu'il pensait de la bataille. Grassianus lui tendant la main : «César, lui dit-il, vous la gagnerez avec gloire, et vous me louerez aujourd'hui mort ou vif». Il se souvenait de cette parole ; et, s'élançant le premier hors des rangs, il entraîne avec lui plusieurs de ses camarades, et se précipite au milieu des ennemis. On en vint là tout de suite aux épées, et le combat y fut sanglant. Grassianus poussait toujours en avant, et faisait main basse sur tous ceux qui lui résistaient ; mais, enfin, un soldat ennemi, l'attendant de pied ferme, lui enfonce son épée dans la bouche avec tant de force, que la pointe sortit par la nuque du cou. Grassianus tomba mort ; mais le combat se soutint en cet endroit avec un égal avantage. Pompée, au lieu de faire charger promptement son aile droite, jetait les yeux de côté et d'autre pour voir ce que ferait sa cavalerie, et par là il perdit un temps précieux. Déjà cette cavalerie étendait ses escadrons afin d'envelopper César, et de repousser sur son infanterie le peu de gens de cheval qu'il avait. Mais César ayant élevé le signal dont il était convenu, ses cavaliers s'ouvrent, et les cohortes qu'il avait cachées derrière sa dixième légion, au nombre de trois mille hommes, courent au-devant de la cavalerie de Pompée pour l'empêcher de les tourner, la joignent de près, et dressant la pointe de leurs javelots, suivant l'ordre qu'ils en avaient reçu, ils portent leurs coups au visage. Ces jeunes gens, qui ne s'étaient jamais trouvés à aucun combat, et qui s'attendaient encore moins à ce genre d'escrime, dont ils n'a vident pas même l'idée, n'ont pas le courage de soutenir les coups qu'on leur porte aux yeux : ils détournent la tête, se couvrent le visage avec les mains, et prennent honteusement la fuite. Les soldats de César ne daignent pas même les poursuivre, et courent charger l'infanterie de cette aile, qui, dénuée de sa cavalerie, était facile à envelopper; ils la prennent en flanc, pendant que la dixième légion la chargeait de front. Elle ne soutint pas longtemps ce double choc ; et se voyant elle-même enveloppée, au lieu de tourner les ennemis comme elle l'avait espéré, elle abandonna le champ de bataille. Pompée, voyant la poussière que cette fuite faisait élever, se douta de ce qui était arrivé à sa cavalerie. Il n'est pas facile de conjecturer quelle fut sa pensée dans ce moment ; mais il eut l'air d'un homme frappé tout à coup de vertige, et qui a perdu le sens : oubliant qu'il était le grand Pompée, il se retire à petits pas dans son camp, sans rien dire à personne; parfaitement semblable à Ajax, de qui Homère dit :

Mais dans ce même instant le souverain des dieux
Au coeur du fier Ajax lance du haut des cieux
La crainte et la terreur : tout à coup il s'arrête,
S'éloigne, mais sans fuir, tourne souvent la tête,
Et, de son bouclier couvrant son large dos,
Fixe les ennemis, se retire en héros
(105).


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(99)  Cette vision était susceptible d'une double interprétation ; rien, ce semble, n'était d'un augure plus heureux pour Pompée que d'orner de riches dépouilles la chapelle de Vénus Victorieuse ; cela paraissait le signe évident d'une grande victoire ; voilà le côté favorable. Mais César descendait de Vénus par Iule ou Ascagne, fils d'Enée ; il pouvait donc craindre que ces riches dépouilles ne fussent les siennes propres, dont il ornerait le temple de cette déesse.

(100)  Cette circonstance ne se trouve pas dans ce qui nous reste de César.

(101)  Le texte des éditions porte ici que César voulait décamper dès le matin, avant les ténèbres ; ce qui ne fait aucun sens.

(102)  Cet ordre de bataille, tel que Plutarque l'expose ici, n'est pas le même que celui qu'ont trouve dans le troisième livre de César, p. 357. Appien, liv. II des Guerres civiles, p. 476, donne aux deux partis un autre ordre de bataille. Il est étonnant que cette bataille si fameuse, qui décida du sort du monde entier, ait été si différemment décrite, et que l'on ait ainsi contredit ce que César en avait rapporté lui-même ; mais il semble que son récit mérite la préférence.

(103)  On trouve, liv. III de la Guerre civile, p. 359, le jugement de César sur cet ordre donné par Pompée.

(104)  César, p. 358, l'appelle Crastinus ; et Appien, Carsinus. M. Dacier croit qu'il n'était pas le capitaine de ces cent vingt hommes, mais seulement un vétéran volontaire qui, selon César, avait commandé la première compagnie de la dixième légion, et auquel ces six vingts soldats se joignirent alors volontairement.

(105)  Ce passage est tiré du livre onzième de l'Iliade, vers 543 et suivants. Plutarque applique à Pompée ce qu'Homère dit de la fuite d'Ajax devant Hector, pour diminuer la honte de celle de Pompée, qui se relire devant César.