- I. Origine et fortune de Sylla
- II. Sa figure ; son goût pour les bons mots et pour la table
- III. Bocchus lui livre Jugurtha
- IV. Source de la haine entre Marius et Sylla
- V. Il est nommé préteur, et ensuite envoyé en Cappadoce avec le titre de lieutenant
- VI. Prédction de sa grandeur future. Nouveaux sujets d'inimitié entre lui et Marius
- VII. Ses succès dans la guerre sociale ; il les attribue à la fortune
- VIII. Evénement que lui présage l'autorité souveraine. Inégalité de sa conduite
- IX. Il est nommé consul. Commencement de la guerre civile
- X. Prodiges qui l'annoncent
- XI. Marius se ligue avec le tribun Sulpicius, qui lui fait donner le commandement de la guerre contre Mithridate
- XII. Préteurs outragés par les soldats de Sylla. Présages qui le décident à marcher contre Rome
- XIII. Le sénat lui envoie des ambassadeurs. Il entre dans la ville
- XIV. Marius s'enfuit de Rome. Sylla met sa tête à prix
- XV. Situation des affaires de Mithridate
- XVI. Sylla met le siège devant Athènes. Il dépouille les temples de la Grèce
- XVII. Comparaison des anciens généraux romains avec Sylla
- XVIII. Portrait du tyran Aristion
- XIX. Prise et sac d'Athènes
- XX. Sylla fait cesser le carnage. Aristion se rend
- XXI. Sylla passe en Béotie
- XXII. Les ennemis méprisent le petit nombre de ses troupes
- XXIII. Il s'empare d'un poste avantageux et sauve la ville de Chéronée
- XXIV. Présages de ses succès. Il campe près d'Archelaüs
- XXV. Deux habitants de Chéronée chassent les ennemis du poste de Thurium
- XXVI. Sylla remporte une victoire complète
- XXVII. Il dresse des trophées. Il est attaqué en Thessalie par Dorylaüs
- XXVIII. Il remporte une seconde victoire
- XXIX. Entrevue de Sylla et d'Archelaüs
- XXX. Il fait la paix avec Archelaüs. Les ambassadeurs de Mithridate refusent de la ratifier
- XXXI. Entrevue de Sylla et de Mithridate, suivie de la conclusion du traité
- XXXII. Sylla ruine l'Asie Mineure. Il remporte d'Athènes ls livres d'Aristote et de Théophraste
- XXXIII. Il est attaqué de la goutte à Athènes. Satyre trouvé près d'Apollonie
- XXXIV. Il défait le consul Norbanus
- XXXV. Lucullus, lieutenant de Sylla, défait une armée très supérieure en nombre
- XXXVI. Il remporte une grande victoire sur le jeune Marius
- XXXVII. Télésinus est sur le point de prendre Rome
- XXXVIII. Sylla lui livre bataille
- XXXIX. Il assemble le sénat et fait, pendant ce temps-là, égorger six mille hommes. Changement dans ses moeurs, lorsqu'il se vit le maître
- XL. Horribles proscriptions ordonnées par Sylla
- XLI. Il fait tuer douze mille hommes à Préneste
- XLII. Il se nomme dictateur
- XLIII. Il se démet de la dictature et prédit à Pompée la guerre qu'il eut bientôt après avec Lépidus
- XLIV. Il consacre à Hercule la dime de ses biens
- XLV. Il est attaqué de la maladie pédiculaire
- XLVI. Mort de Sylla
- XLVII. Ses funérailles
I. Lucius Cornélius
Sylla était d'une de ces familles patriciennes qui
composent les premières maisons de Rome. On dit que
Rufinus, un de ses ancêtres, parvint au consulat,
mais qu'il fut moins connu par cette
élévation que par la flétrissure qu'il
reçut : on trouva chez lui plus de dix livres pesant
de vaisselle d'argent ; et cette contravention à la
loi le fit chasser du sénat. Ses descendants
vécurent depuis dans l'obscurité, et Sylla
lui-même fut élevé dans un état
de fortune très médiocre. Pendant sa
jeunesse, il occupait une maison de louage d'un prix
modique ; et c'est ce qu'on lui reprocha dans la suite,
lorsqu'il fut parvenu à une opulence pour laquelle
il n'était pas né. Un jour qu'après sa
guerre d'Afrique il se vantait lui-même avec
complaisance : «Comment seriez-vous homme de bien,
lui dit un des premiers et des plus honnêtes
citoyens, vous qui, n'ayant rien eu de votre père,
possédez aujourd'hui une fortune immense ?»
Quoique alors les Romains eussent
dégénéré de la droiture et de
la pureté de moeurs de leurs ancêtres, et
qu'ils eussent ouvert leur coeur à l'amour du luxe
et de la somptuosité, c'était encore aussi un
grand sujet de reproche, de dissiper sa fortune, que de ne
pas conserver la pauvreté de ses pères.
Lorsque, devenu maître de Rome, il y faisait
périr tant de citoyens, un fils d'affranchi, qui,
soupçonné d'avoir donné asile chez lui
à l'un des proscrits, allait être, pour cela
seul, précipité de la roche
Tarpéienne, lui rappela qu'ils avaient logé
longtemps dans la même maison, dont il louait le haut
deux mille sesterces, et Sylla tenait le bas pour trois
mille ; qu'ainsi la différence de leur fortune
n'était que de mille sesterces, qui font deux cent
cinquante drachmes attiques. Voilà ce qu'on rapporte
du premier état de Sylla.
II. On peut juger de l'air
de sa figure par les statues qui nous restent de lui : ses
yeux étaient pers, ardents et rudes ; et la couleur
de son visage rendait encore son regard plus terrible. Elle
était d'un rouge foncé, parsemé de
taches blanches ; on croit même que c'est de
là qu'il a tiré son nom. Un plaisant
d'Athènes fit, sur son teint, ce vers satirique :
Sylla n'est qu'une mûre empreinte de farine.
Il est permis d'emprunter de
pareils traits pour peindre un homme tel que Sylla. Il
était, dit-on, d'un caractère si railleur,
qu'étant encore jeune et peu connu, il passait sa
vie avec des pantomimes et des bouffons, dont il partageait
la licence et les débauches. Dans la suite, quand il
eut usurpé l'autorité souveraine, il faisait
venir du théâtre chez lui les farceurs les
plus impudents, et passait les journées
entières à boire, à faire avec eux
assaut de raillerie, déshonorant ainsi son âge
et sa dignité, et sacrifiant à des
goûts si bas les objets les plus dignes de tous ses
soins. Dès qu'il s'était mis à table,
il ne fallait plus lui parler d'affaires sérieuses :
partout ailleurs plein d'activité, sombre et
sévère, une fois qu'il s'était
livré à ces sociétés de
débauche, il devenait si différent de
lui-même, qu'il vivait dans la plus intime
familiarité avec ces comédiens et ces
farceurs, qui trouvaient en lui une complaisance
extrême, et le gouvernaient à leur gré.
Ce fut sans doute de cette société corrompue
que lui vint ce penchant au libertinage, ce goût
effréné pour les voluptés et pour les
amours criminelles, qui ne cessèrent pas même
dans sa dernière vieillesse. Il aima, dès sa
jeunesse, le comédien Métrobius, et conserva
toute sa vie cette passion infâme. Il devint amoureux
d'une courtisane fort riche, nommée Nicopolis,
à qui l'habitude de le voir et les agréments
de sa figure inspirèrent une telle passion pour lui,
qu'en mourant elle l'institua son héritier. Il
hérita aussi de sa belle-mère, qui l'aimait
comme s'il eût été son propre fils. Ces
deux successions lui donnèrent de grandes
richesses.
III. Nommé questeur
de Marius, alors consul pour la première fois, il le
suivit en Afrique dans la guerre contre Jugurtha. A peine
arrivé à l'armée, il s'y fit de la
réputation par son courage ; et, ayant su profiter
d'une circonstance heureuse, il gagna l'amitié de
Bocchus, roi des Numides. Il avait recueilli des
ambassadeurs de ce prince, qui s'étaient
échappés des mains de brigands numides, et,
après les avoir traités avec la plus grande
générosité, il les avait
renvoyés, comblés de présents, sous
une bonne escorte. Bocchus craignait et haïssait de
longue main Jugurtha son gendre, qui, vaincu par les
Romains, s'était réfugié chez lui.
Résolu de le trahir, il appela auprès de lui
Sylla, aimant mieux que ce fût lui qui le prît
et le livrât aux Romains que de le leur livrer
lui-même. Sylla, après avoir communiqué
l'affaire à Marius, prit un petit nombre de soldats,
avec lesquels il alla s'exposer au plus grand péril,
en se confiant à un Barbare qui manquait de foi
à ses plus proches ; et, pour retirer Jugurtha de
ses mains, il alla s'y mettre lui-même. Quand Bocchus
les vit l'un et l'autre en sa puissance, et qu'il se fut
mis dans la nécessité de trahir l'un des
deux, il flotta longtemps entre des résolutions
opposées ; enfin, il se décida pour la
première trahison qu'il avait projetée, et
remit son gendre entre les mains de Sylla. A la
vérité, ce fut Marius qui mena ce prince en
triomphe ; mais, par l'envie qu'on portait au consul, on
attribuait à Sylla la gloire d'avoir fait Jugurtha
prisonnier. Marius en conçut un violent
dépit, que la conduite de Sylla ne fit qu'augmenter
encore. Naturellement vain et longtemps ignoré dans
Rome, il commençait à acquérir de la
considération. Séduit par cette
première amorce de gloire, il en vint à cet
excès de vanité de faire graver cet
événement sur un anneau qu'il porta toujours
depuis, et qui lui servait de cachet. On y voyait Bocchus
qui livrait Jugurtha, et Sylla qui le recevait de ses
mains.
IV. Quelque
déplaisir qu'en eût Marius, il fit
réflexion que Sylla n'était pas encore un
personnage assez important pour exciter sa jalousie, et il
continua de l'employer à l'armée. Dans son
second consulat, il le fit son lieutenant ; et dans le
troisième, il lui donna la charge de tribun des
soldats. Dans ces divers emplois il lui dut de grands
succès. Pendant sa lieutenance, Sylla fit prisonnier
Copillus, général des Gaulois Tectosages ;
et, dans son tribunat, il attira les Marses, nation
nombreuse et guerrière, dans l'alliance des Romains.
Mais, s'étant aperçu que Marius était
toujours son ennemi secret, qu'il ne lui donnait
qu'à regret des occasions de se signaler, et qu'il
nuisait même à son avancement, il s'attacha
à Catulus, collègue de Marius dans le
consulat, homme honnête, mais un peu lent pour les
opérations militaires. Bientôt Sylla, à
qui Catulus confia les entreprises les plus importantes,
acquit autant de puissance que de réputation. Il
soumit la plupart des Barbares qui habitaient les Alpes ;
et l'armée romaine ayant manqué de vivres,
Sylla, chargé par Catulus du soin d'en procurer, en
fit venir une si grande abondance, que les soldats de
Catulus en eurent au-delà de leurs besoins et en
fournirent à l'autre armée, ce qui, au
rapport de Sylla lui-même, dans ses mémoires,
mortifia beaucoup Marius. Ainsi leur haine, qui avait pris
sa source dans des causes si faibles et si puériles,
nourrie ensuite par les séditions, et
cimentée du sang des guerres civiles, aboutit enfin
à la tyrannie et au renversement total de la
république. Cet exemple fait connaître la
sagesse d'Euripide, et la profonde connaissance qu'il avait
des maux politiques, lorsqu'il recommandait surtout
d'éviter l'ambition, comme la peste la plus
pernicieuse et la plus funeste à ceux qui s'y
livrent.
V. Sylla, ne doutant point
que la gloire qu'il avait acquise par les armes ne lui
suffît pour prétendre aux dignités
civiles, passa des emplois de l'armée aux brigues
populaires, et se mit sur les rangs pour la préture
de Rome, mais il fut refusé : il en attribue
lui-même la cause à la populace, et dit que
cette dernière classe de citoyens, qui savait ses
liaisons avec Bocchus, et qui s'attendait qu'en le nommant
édile avant de le faire préteur, il donnerait
des spectacles magnifiques de chasses et de combats de
bêtes d'Afrique, nomma d'autres préteurs, dans
l'espérance qu'elle le forcerait à demander
l'édilité. Mais il paraît avoir
dissimulé la véritable cause de ce refus, et
les faits mêmes le prouvent : car, l'année
suivante, ayant gagné le peuple, soit par son
assiduité à lui faire la cour, soit par ses
largesses, il fut nommé préteur. Aussi,
pendant qu'il exerçait la préture, ayant dit
en colère à César : «J'userai
contre vous du droit de ma charge, - Vous avez raison, lui
répondit César en riant, de dire votre charge
; elle est bien à vous, puisque vous l'avez
achetée». Après sa préture, il
fut envoyé en Cappadoce. Le prétexte apparent
de cette expédition était de ramener
Ariobarzane dans ses états, mais elle avait pour
véritable motif de réprimer les entreprises
ambitieuses de Mithridate, qui se mêlait de tout, et
travaillait à se faire un empire du double plus
étendu que celui qu'il possédait
déjà. Sylla n'avait emmené que fort
peu de troupes ; mais, ayant employé celles des
alliés, qui le servirent avec zèle, il tailla
en pièces un grand nombre de Cappadociens, et un
corps plus nombreux encore d'Arméniens venus
à leur secours, chassa Gordius du trône de
Cappadoce et y rétablit Ariobarzane.
VI. Pendant qu'il
était sur les bords de l'Euphrate, il reçut
dans son camp le Parthe Orobase, ambassadeur du roi Arsace.
Les deux nations n'avaient encore eu aucun commerce
ensemble, et l'on regarda comme un grand effet de son
bonheur qu'il fût le premier à qui les Parthes
eussent envoyé des ambassadeurs pour rechercher
l'alliance et l'amitié des Romains. A la
réception de cet ambassadeur, il fit, dit-on,
dresser trois sièges, l'un pour Ariobarzane, l'autre
pour Orobase, et un troisième au milieu, sur lequel
il se plaça pour lui donner audience. Le roi des
Parthes fit mourir Orobase, pour avoir laissé avilir
ainsi sa dignité. Sylla fut loué par les uns
d'avoir traité des Barbares avec cette fierté
; d'autres le taxèrent d'une arrogance insultante et
d'une ambition déplacée. On raconte qu'un
Chalcidien de la suite d'Orobase, ayant fixé Sylla
et considéré avec beaucoup d'attention tous
les mouvements de son corps, toutes les expressions de sa
pensée, appliqua les règles de son art
à ce qu'il avait saisi de son caractère, et
dit que cet homme parviendrait nécessairement au
plus haut degré de grandeur, et qu'il était
même surpris comment il pouvait souffrir dès
à présent de n'être pas le premier de
l'univers. Quand il fut de retour à Rome, Censorinus
l'accusa de péculat, pour avoir, contre les lois,
emporté de grandes sommes d'argent d'un royaume ami
et allié ; mais il se désista de son
accusation, et l'affaire ne fut pas portée en
justice. Cependant l'inimitié de Marius et de Sylla
se ralluma encore par une occasion que fit naître
l'ambition de Bocchus, qui, pour flatter le peuple et faire
plaisir à Sylla, dédia dans le Capitole des
Victoires d'or qui portaient des trophées, et,
auprès d'elles, la statue de Jugurtha, aussi en or,
que Bocchus remettait entre les mains de Sylla. Marius en
fut si irrité, qu'il voulut faire enlever ces
statues. Les amis de Sylla prirent parti pour lui ; et
cette querelle allait allumer la sédition la plus
violente qui eût jamais agité Rome, si la
guerre sociale, qui couvait depuis longtemps, venant tout
à coup à éclater, n'eût
apaisé pour le moment cette division.
VII. Dans cette nouvelle
guerre, une des plus importantes que les Romains aient eues
à soutenir, soit par la diversité des
événements, soit par la grandeur des maux
qu'ils éprouvèrent et des dangers auxquels
ils furent exposés, Marius ne put rien faire de
remarquable, et prouva, par son exemple, que la vertu
guerrière a besoin, pour se signaler, de la force et
de la vigueur du corps. Au contraire, Sylla y fit les
exploits les plus mémorables, et s'acquit
auprès de ses concitoyens la réputation d'un
grand capitaine ; il passa, dans l'opinion de ses amis,
pour le plus grand homme de guerre de son temps, et chez
ses ennemis, pour le général le plus heureux.
Mais il ne fit pas comme Timothée, fils de Conon,
qui, s'offensant de ce que ses ennemis attribuaient
à la Fortune tous ses succès, et avaient
représenté cette déesse qui, pendant
qu'il dormait, prenait pour lui les villes dans un filet,
s'emporta contre les auteurs de ce tableau, qui, disait-il,
lui enlevaient toute la gloire de ses exploits. Un jour
qu'il revenait d'une expédition qui avait
été heureuse, après en avoir rendu
compte au peuple : «Athéniens, leur dit-il, la
Fortune n'a aucune part à cela». Aussi dit-on
que la Fortune, pour punir cette ambition excessive, fit
éprouver son caprice à Timothée, qui
depuis ne fit rien d'éclatant ; que, n'ayant pu
même réussir dans aucune entreprise, il devint
odieux au peuple et fut banni d'Athènes. Sylla, loin
de trouver mauvais qu'on vantât son bonheur et les
faveurs dont le comblait la Fortune, rapportait
lui-même toutes ses belles actions à cette
déesse, prétendant par là les relever
et les diviniser en quelque sorte, soit qu'il le fît
par vanité, soit qu'il crût réellement
que les dieux le guidaient dans toutes ses entreprises. Il
a même écrit dans ses Commentaires
qu'après avoir bien délibéré
sur les actions qu'il projetait de faire, c'était
toujours celles qu'il avait hasardées contre ses
combinaisons et ses mesures, et en se décidant
d'après les circonstances, qui lui avaient le mieux
réussi. Quand il ajoute qu'il était
plutôt né pour la fortune que pour la guerre,
il paraît donner beaucoup plus à son bonheur
qu'à sa vertu. Enfin, il voulait être en tout
l'ouvrage de la Fortune, et il regardait même comme
une des faveurs particulières de cette
divinité l'union constante dans laquelle il
vécut avec Métellus, qui avait la même
dignité que lui et qui fut depuis son
beau-père. Au lieu des difficultés qu'il
s'attendait à éprouver de sa part, il trouva
en lui le collègue le plus doux et le plus
modéré.
VIII. Dans ses
Commentaires, il conseille à Lucullus,
à qui ils sont dédiés, de regarder
comme très certain ce que les dieux lui auront
découvert en songe pendant la nuit. Il lui raconte
que, lorsqu'il fut envoyé avec l'armée
romaine à la guerre sociale, la terre s'entr'ouvrit
tout à coup près de l'Averne ; que de cette
ouverture il sortit un grand feu, d'où il
s'éleva dans les airs une flamme brillante ; et que
les devins, en expliquant ce prodige,
déclarèrent qu'un vaillant homme, d'une
beauté admirable, parvenu à l'autorité
souveraine, délivrerait Rome des troubles qui
l'agitaient. Il ajoute que cet homme c'était
lui-même, parce qu'il avait ce trait de beauté
remarquable que ses cheveux étaient blonds comme
l'or, et qu'il pouvait, sans rougir, s'attribuer la valeur,
après les grands exploits qu'il avait faits. Mais en
voilà assez sur sa confiance en la Divinité.
Il était d'ailleurs dans toute sa conduite plein
d'inégalités et de contradictions. Prendre
beaucoup, donner davantage, combler d'honneurs sans raison,
insulter sans motif, faire servilement la cour à
ceux dont il avait besoin, traiter durement ceux qui
avaient besoin de lui, tel était son
caractère, et l'on ne savait s'il était
naturellement plus hautain que flatteur. Il portait cette
même inégalité dans ses vengeances ; il
condamnait aux plus cruels supplices pour les causes les
plus légères, et supportait avec douceur les
plus grandes injustices ; il pardonnait facilement des
offenses qui semblaient irrémédiables, et
punissait les moindres fautes par la mort ou la
confiscation des biens. On expliquerait peut-être ces
contradictions en disant que, cruel et vindicatif par
caractère, il étouffait, par raison, son
ressentirnent, quand son intérêt l'exigeait.
Dans cette guerre sociale, ses soldats assommèrent
à coups de bâtons et à coups de pierres
un de ses lieutenants, nommé Albinus, qui avait
été préteur. Il ne fit aucune
recherche contre les auteurs d'un si grand crime ; au
contraire, il en tirait avantage, en disant que ses soldats
n'en seraient que plus ardents à faire dans cette
guerre tout ce qu'il leur commanderait, parce qu'ils
voudraient effacer ce forfait par leur courage. Il ne fut
pas même touché des reproches qu'on lui en fit
; comme il avait déjà formé le projet
de perdre Marius, et que, voyant la guerre sociale
près de finir, il voulait se faire nommer
général contre Mithridate, il flattait
l'armée qu'il avait sous ses ordres.
IX. De retour à
Rome, il fut nommé consul avec Quintus
Pompéius ; il avait alors cinquante ans. Il fit en
même temps une très belle alliance en
épousant Cécilia, fille de Metellus le grand
pontife. Ce mariage lui attira de la part du peuple des
chansons satiriques, et excita l'indignation de la plupart
des grands, qui, selon la remarque de Tite-Live, ne
trouvèrent pas digne d'une telle femme celui qu'ils
avaient trouvé digne du consulat. Mais
Cécilia n'était pas sa première femme
; dans sa jeunesse, il en avait eu une nommée Ilia,
dont il lui restait une fille ; il épousa ensuite
Elia ; et en troisièmes noces Cécilia, qu'il
répudia comme stérile, après avoir
pris soin de son honneur et de sa réputation, et
l'avoir comblée de présents. Cependant, comme
il épousa Métella très peu de jours
après, on crut que, pour faire ce nouveau mariage,
il avait accusé faussement Cécilia de
stérilité. Au reste, il aima constamment
Métella, et eut pour elle les plus grands
égards, au point qu'un jour le peuple romain ayant
demandé le rappel des partisans de Marius qui
avaient été bannis, et voyant que Sylla s'y
opposait, la multitude appela Métella à haute
voix, et implora sa médiation. Il paraît
même qu'après avoir pris Athènes, il ne
traita si cruellement les Athéniens que pour les
punir d'avoir lancé, du haut de leurs murailles, des
traits mordants contre sa femme ; nous en parlerons plus
bas. Sylla, qui ne voyait dans le consulat qu'une
dignité commune, au prix de ses prétentions
pour l'avenir, désirait ardemment d'être
chargé de la guerre contre Mithridate. Il avait pour
concurrent Marius, à qui l'ambition et la manie de
la gloire, passions qui ne vieillissent jamais, faisaient
oublier sa faiblesse et son grand âge. Obligé,
par cette raison, de renoncer aux dernières
expéditions d'Italie, il recherchait alors,
au-delà des mers, des guerres
étrangères ; et, profitant de l'absence de
Sylla, qui était retourné à son camp
pour y terminer un reste d'affaires, il trama dans Rome
cette sédition funeste, qui causa plus de maux aux
Romains que toutes les guerres qu'ils avaient eues jusque
alors à soutenir.
X. Les dieux
l'annoncèrent par divers prodiges. Le feu prit
spontanément au bois des piques qui soutenaient les
enseignes, et l'on eut beaucoup de peine à
l'éteindre. Trois corbeaux apportèrent dans
la ville leurs petits ; et après les avoir
dévorés en présence de tout le monde,
ils en remportèrent les restes dans leurs nids. Des
souris ayant rongé de l'or consacré dans un
temple, les gardiens de cet édifice sacré en
prirent une dans une souricière, où elle fit
cinq petits et en dévora trois. Mais le signe le
plus frappant, c'est que dans un ciel serein et sans nuages
on entendit une trompette qui rendait un son si aigu et si
lugubre, que tout le monde en fut dans la frayeur et la
consternation. Les devins toscans, consultés sur ce
dernier prodige, répondirent qu'il annonçait
un nouvel âge qui changerait la face du monde ; qu'il
devait se succéder huit races d'hommes qui
différeraient entre elles par leurs moeurs et leurs
genres de vie ; que Dieu avait fixé pour chacune de
ces races une durée de temps, limitée par la
période de la grande année, que, lorsqu'une
race finit et qu'il s'en élève une autre, le
ciel ou la terre en donne le signal par quelque mouvement
extraordinaire. Ceux qui se sont occupés de ces
sortes d'études, ajoutaient-ils, et qui les ont
approfondies, connaissent quand il est né sur la
terre une espèce d'hommes qui ont d'autres moeurs,
d'autres manières de vivre que ceux qui les ont
précédés, et dont les dieux prennent
plus ou moins de soin. Ils font observer que dans ces
renouvellements de races il arrive de grands changements ;
qu'un des plus sensibles est l'accroissement d'estime et
d'honneur qu'obtient, dans une race, la science de la
divination, qui voit toutes ses prédictions se
vérifier, les dieux faisant connaître aux
devins, par les signes les plus clairs et les plus
certains, tout ce qui doit arriver ; au lieu que, dans une
autre race, cette science est généralement
méprisée, parce que la plupart de ses
prédictions se font précipitamment sur de
simples conjectures, et que la divination n'a, pour
connaître l'avenir, que des moyens obscurs et des
traces presque effacées. Voilà les fables que
débitaient les Toscans qui passaient pour les plus
habiles et les plus instruits. Pendant que le sénat
était assemblé dans le temple de Bellone,
pour conférer avec les devins sur ces prodiges, on
vit tout à coup un passereau voler au milieu de
l'assemblée, portant dans son bec une cigale qu'il
partagea en deux ; il en laissa tomber une partie dans le
temple, et s'envola avec l'autre. Les devins dirent que ce
prodige leur faisait craindre une sédition entre le
peuple des champs et celui de la ville : car celui-ci crie
toujours comme la cigale, et l'autre vit tranquillement
dans ses terres.
XI. Marius s'associa
donc le tribun du peuple Sulpicius, qui, ne le
cédant à personne en la plus profonde
scélératesse, faisait chercher en lui, non
qui il surpassait en méchanceté, mais en quel
genre de méchanceté il se surpassait
lui-même. Il portait à un tel excès la
cruauté, l'audace et l'avarice, qu'il commettait de
sang-froid les actions les plus criminelles et les plus
infâmes. Il vendait publiquement le droit de
bourgeoisie aux affranchis et aux étrangers, et en
recevait le prix sur une table qu'il avait dressée
exprès sur la place publique. Il entretenait
auprès de sa personne trois mille satellites
toujours armés, et un grand nombre de jeunes
cavaliers, prêts à exécuter tout ce
qu'il leur commandait, et qu'il appelait
l'anti-sénat. Il avait fait recevoir par le peuple
une loi qui défendait à tout sénateur
d'emprunter au-delà de deux mille drachmes ; et
à sa mort il en devait trois millions. Ce
scélérat, lâché par Marius sur
le peuple, porta dans toutes les parties du gouvernement la
confusion et le désordre ; il employa le fer et la
violence pour faire passer plusieurs lois pernicieuses, et
en particulier celle qui donnait à Marius le
commandement de la guerre contre Mithridate. Les consuls,
pour réprimer ces voies de fait, suspendirent
l'exercice de tous les tribunaux et la poursuite de toutes
les affaires. Un jour que ces magistrats tenaient une
assemblée publique devant le temple de Castor et de
Pollux, Sulpicius, amenant la troupe de ses satellites, tua
plusieurs personnes sur la place même, entre autres
le jeune Pompéius, fils du consul de ce nom, qui
lui-même ne se déroba à la mort que par
la fuite. Sylla, poursuivi jusque dans la maison de Marius,
où il s'était réfugié, fut
obligé d'en sortir pour aller lever la suspension de
la justice qu'il avait ordonnée. Cette soumission
fit que Sulpicius, qui avait ôté le consulat
à Pompéius, en laissa jouir Sylla, et qu'il
se contenta de transférer à Marius seul le
commandement de la guerre contre Mithridate. Il envoya
sur-le-champ des tribuns des soldats à Nole pour y
prendre l'armée de Sylla et la mener à Marius
; mais Sylla l'avait prévenu, et il s'était
sauvé dans son camp, où les soldats,
instruits de ce qui s'était passé,
lapidèrent les tribuns. Marius, de son
côté, fit mourir à Rome les amis de
Sylla, et livra leurs maisons au pillage : on ne voyait
plus que des gens qui changeaient de séjour ; les
uns fuyaient du camp à la ville, et les autres de la
ville au camp.
XII. Le sénat,
n'ayant plus aucun pouvoir, exécutait sans
opposition les ordres de Marius et de Sulpicius. Lorsqu'on
apprit que Sylla marchait vers Rome, les sénateurs
lui envoyèrent deux préteurs, Brutus et
Servilius, pour lui défendre de passer outre. Comme
ils parlèrent à Sylla avec beaucoup de
hauteur, les soldats voulurent les tuer ; mais ils se
contentèrent de briser leurs faisceaux, de
déchirer leurs robes de pourpre, et de les renvoyer,
après leur avoir fait mille outrages. Quand on les
vit revenir avec une tristesse morne,
dépouillés des marques de leur
dignité, leur vue seule annonça que la
sédition allait éclater avec violence, et
qu'elle était sans remède. Marius, de son
côté, se prépara pour la défense
; et Sylla partit de Nole avec son collègue
Pompéius, à la tête de six
légions complètes, qui brûlaient
d'impatience d'aller à Rome. Il s'arrêta
cependant, et fut quelque temps en balance ; il ne savait
quel parti prendre, et n'était pas sans crainte sur
le péril auquel il s'exposait. Il fit d'abord un
sacrifice ; et le devin Posthumius, après avoir
examiné les présages, présenta ses
deux mains à Sylla, le pria de les lui lier, et de
le tenir prisonnier jusque après la bataille,
s'offrant à endurer le dernier supplice si son
entreprise n'était pas suivie d'un prompt
succès. La nuit suivante, il crut, dit-on, voir en
songe une déesse que les Romains adorent, et dont
les Cappadociens leur ont enseigné le culte, soit la
Lune, soit Minerve, ou Bellone, qui, placée
au-dessus de sa tête, lui mettait la foudre en main,
et lui ordonnait de la lancer sur ses ennemis, qu'elle lui
nommait les uns après les autres. Tous ceux qui en
étaient frappés tombaient et disparaissaient
à l'instant. Encouragé par cette vision,
qu'il raconta le lendemain à son collègue, il
marcha vers Rome.
XIII. Il était
près de Picines, lorsqu'il reçut une nouvelle
députation du sénat, pour le prier de ne pas
tomber ainsi brusquement sur la ville, et l'assurer que le
sénat était résolu de lui accorder
tout ce qu'il demanderait de raisonnable. Il y consentit ;
et ayant promis de camper dans ce lieu-là
même, il ordonna aux capitaines de marquer, selon
l'usage, les quartiers du camp. Les députés
s'en retournèrent pleins de confiance ; mais ils ne
furent pas plus tôt partis, qu'il envoya Lucius
Basillus et Caïus Mummius se saisir de la porte et des
murailles qui étaient près du mont Esquilin ;
il les suivit lui-même en toute diligence. Basillus
s'empare de la porte et entre dans la ville. Les habitants,
qui étaient sans armes, montent sur les toits des
maisons, et font pleuvoir sur lui une grêle de tuiles
et de pierres qui l'empêchent d'avancer, et le
repoussent même jusqu'au pied des murailles. Sylla
survient en ce moment, et, voyant ce qui se passe, il crie
à ses soldats de mettre le feu aux maisons, et,
lui-même prenant une torche allumée, il marche
le premier, et ordonne à ses archers de lancer sur
les toits leurs traits enflammés. C'est ainsi que,
sourd à la raison, n'écoutant que sa passion
et se laissant maîtriser par la colère, il ne
voyait dans la ville que ses ennemis ; et, sans aucun
égard pour ses amis, ses alliés et ses
proches, sans aucune distinction de l'innocent et du
coupable, il s'ouvrait un chemin dans Rome par le fer et
par la flamme.
XIV. Cependant Marius,
qui avait été repoussé jusqu'au temple
de la Terre, fit une proclamation pour appeler à la
liberté tous les esclaves qui se joindraient
à lui ; mais ses ennemis étant survenus le
pressèrent si vivement qu'il fut obligé de
s'enfuir avec précipitation. Sylla assemble le
sénat, et fait porter un décret de mort
contre Marius et quelques autres, au nombre desquels
était le tribun Sulpicius, qui, trahi par un de ses
esclaves, fut tout de suite égorgé. Sylla
donna la liberté à cet esclave, et le fit
précipiter ensuite de la roche Tarpéienne. Il
mit à prix la tête de Marius, acte
d'ingratitude aussi contraire à l'humanité
qu'à la politique : car, peu de jours auparavant,
forcé de se livrer à lui, en cherchant un
asile dans sa maison, Marius l'avait laissé aller.
Si, au lieu de le relâcher, il l'eût
abandonné à Sulpicius, qui voulait le
massacrer, Marius se rendait maître de Rome : il
l'avait cependant renvoyé ; et Sylla, peu de jours
après, ayant le même avantage sur Marius,
n'use pas envers lui de la même
générosité. Cette conduite blessa
vivement le sénat, qui dissimula ses sentiments ;
mais le peuple lui donna des marques sensibles de son
mécontentement et de son indignation. Il rejeta avec
des marques de mépris Nonius, neveu de Sylla, et
Servilius, un de ses amis, qui, s'appuyant sur sa
protection, s'étaient présentés pour
les premières charges ; et il nomma ceux dont il put
croire que l'élection mortifierait le plus Sylla. Il
fit semblant de l'approuver, et dit même qu'il
était bien aise que le peuple lui dût la
liberté de faire tout ce qu'il voulait. Pour adoucir
la haine du peuple, il prit un consul dans la faction
contraire : ce fut Lucius Cinna, dont il s'était
assuré d'avance en lui faisant jurer, avec les plus
fortes imprécations, qu'il soutiendrait ses
intérêts. Cinna, étant monté au
Capitole, en tenant une pierre dans sa main, fit, en
présence de tout le monde, son serment, qu'il
accompagna de cette imprécation, que, s'il ne
gardait pas à Sylla l'affection qu'il lui
promettait, il priait les dieux de le chasser de la ville
comme il allait jeter cette pierre loin de sa main. En
disant ces mots ; il laissa tomber la pierre. Mais il eut
à peine pris possession de son consulat, qu'il
entreprit de casser tout ce qui avait été
fait. Il voulut même intenter procès à
Sylla, et le fit accuser par le tribun du peuple Virginius.
Sylla, laissant là et l'accusateur et les juges,
partit pour aller faire la guerre à
Mithridate.
XV. On raconte que, vers
le temps où il fit voile d'Italie pour cette
expédition, Mithridate, qui était alors
à Pergame, eut, de la part des dieux, plusieurs
avertissements, et entre autres celui-ci. Les Pergamiens
avaient fait une statue de la Victoire, qui portait dans sa
main une couronne, et qui, par le moyen d'une machine,
devait descendre sur la tête de Mithridate. Au moment
où elle allait le couronner dans le
théâtre, la couronne tomba sur la
scène, et se rompit en mille pièces. Cet
accident jeta la frayeur parmi le peuple, et Mithridate
lui-même en fut découragé, quoique ses
affaires lui eussent déjà réussi
au-delà de ses espérances. Il avait conquis
l'Asie sur les Romains, chassé de leurs états
les rois de Bithynie et de Cappadoce, et il vivait
paisiblement à Pergame, où il distribuait
à ses amis des richesses, des gouvernements et des
royaumes. De ses deux fils, l'un régnait sur les
vastes contrées qui s'étendent depuis le Pont
et le Bosphore jusqu'aux déserts des
Palus-Méotides, et qui faisaient l'ancien domaine de
ses ancêtres ; le second, nommé Ariarathes,
ayant sous ses ordres une nombreuse armée,
soumettait la Thrace et la Macédoine. Ses
généraux, avec des troupes
considérables, lui faisaient de nouvelles
conquêtes. Archélaüs, le plus
distingué d'entre eux, commandait une flotte
puissante, qui le rendait maître de la mer et qui lui
avait assujetti les Cyclades, toutes les îles
situées le long du promontoire de Malée, et
l'Eubée elle-même. Il s'était
emparé d'Athènes ; et de là il faisait
révolter contre les Romains tous les peuples de la
Grèce jusqu'à la Thessalie. Il reçut
cependant quelques échecs auprès de
Chéronée. Un lieutenant de Sentius qui
commandait dans la Macédoine, nommé Brutius
Sura, homme d'une grande hardiesse et d'une prudence
consommée, vint au-devant d'Archélaüs,
qui, comme un torrent impétueux, s'était
débordé dans la Béotie, le
défit en trois rencontres près de
Chéronée, le chassa de la Grèce, et le
força de se borner à tenir la mer avec sa
flotte. Mais Lucullus étant venu lui ordonner de
céder la place à Sylla, et de lui laisser le
commandement de cette guerre, dont un décret du
peuple l'avait chargé, Brutius quitta sur-le-champ
la Béotie, et se retira auprès de Sentius,
quoiqu'il eût réussi dans cette
expédition au-delà de toute espérance,
et que la Grèce, par l'estime qu'elle faisait de sa
valeur, fût très disposée à se
tourner du côté des Romains. Ce sont là
d'ailleurs les plus grands exploits que Brutius ait
faits.
XVI. A l'arrivée
de Sylla en Grèce, toutes les villes lui
envoyèrent des ambassadeurs pour l'appeler dans
leurs murs ; Athènes seule, dominée par le
tyran Aristion, ayant été forcée de
lui résister, Sylla marcha contre elle avec toutes
ses troupes, assiégea le Pirée, mit en usage
tout ce qu'il avait de machines de guerre, et la battit
sans relâche. S'il eût attendu quelque temps,
il se serait rendu maître, sans danger, de la ville
haute, que le défaut de vivres avait réduite
à la dernière extrémité ; mais,
pressé de s'en retourner à Rome, où il
craignait quelque nouveauté, il n'épargnait
ni dangers, ni combats, ni dépenses, pour terminer
plus promptement la guerre. Sans compter son
équipage ordinaire, il avait pour le service des
batteries dix mille attelages de mulets qui travaillaient
chaque jour sans interruption ; et, comme le bois vint
à manquer, parce que plusieurs de ces machines
étaient ou brisées par les fardeaux
énormes qu'elles portaient, ou brûlées
par les feux continuels que les ennemis y lançaient,
il ne respecta pas les bois sacrés, et fit couper
les parcs du Lycée et de l'Académie, qui, par
la beauté de leurs allées, faisaient
l'ornement des faubourgs d'Athènes. Enfin, pour
fournir à toutes les dépenses de cette
guerre, il n'épargna pas même les
trésors des temples jusque alors inviolables et fit
venir d'Epidaure et d'Olympie les plus belles et les plus
riches offrandes. Il écrivit aux amphictyons
à Delphes qu'ils feraient mieux de lui envoyer les
trésors du dieu, qui seraient plus sûrement
entre ses mains ; ou que, s'il était forcé de
s'en servir, il leur en rendrait la valeur après la
guerre. Il leur envoya un Phocéen de ses amis,
nommé Caphys, avec ordre de peser tout ce qu'il
prendrait. Caphys, arrivé à Delphes, n'osait
toucher à ces dépôts sacrés ;
et, pressé par les amphictyons de les respecter, il
déplora, fondant en larmes, la
nécessité qui lui était
imposée. Quelques-uns de ceux qui étaient
présents lui ayant dit qu'ils entendaient, du fond
du sanctuaire, la lyre d'Apollon, Caphys, soit qu'il le
crût réellement, soit qu'il voulût
imprimer dans l'âme de Sylla une crainte religieuse,
lui écrivit pour l'en avertir. Sylla se moqua de lui
dans sa réponse, et lui témoigna son
étonnement de ce qu'il n'avait pas compris que le
chant était un signe de joie, et non pas de
colère. «C'est une preuve, ajoutait-il, que le
dieu voit avec plaisir enlever ces richesses, et qu'il en
fait lui-même présent : ainsi vous pouvez tout
prendre sans crainte». On eut soin de cacher au
peuple l'envoi de ces trésors : seulement un tonneau
d'argent massif, reste des offrandes des rois, n'ayant pu
être transporté sur aucune voiture, à
cause de sa grosseur et de son poids, les amphictyons
furent obligés de le mettre en pièces ; ce
qu'ils ne purent tenir caché.
XVII. Ce
sacrilège fit ressouvenir les Grecs de Titus
Flamininus, de Manius Acilius et de Paul-Emile, dont le
premier, après avoir chassé Antiochus de la
Grèce, et les deux autres après avoir vaincu
les rois de Macédoine, non contents de respecter les
temples, les avaient même enrichis de leurs dons, et
avaient montré pour ces lieux saints la plus grande
vénération. Mais ces grands hommes,
appelés à la tête des armées par
un choix légitime, pour commander des troupes sages
et disciplinées qui obéissaient en silence
aux ordres de leurs chefs, simples particuliers par la
modestie de leur train, et véritablement rois par
l'élévation de leurs sentiments, ne faisaient
que la dépense nécessaire, persuadés
qu'il eût été plus honteux pour un
général de flatter ses soldats que de
craindre les ennemis. Au contraire, les
généraux de ces derniers temps, montés
à la première place par la force et non par
la vertu, voulant plutôt se faire la guerre les uns
aux autres que combattre les ennemis de l'Etat,
étaient obligés de complaire à leurs
soldats et d'acheter leurs services par des largesses qui
pussent fournir à leurs débauches. Ils ne
sentaient pas que c'était mettre leur patrie
même à l'encan, et que l'ambition de commander
à des gens qui valaient mieux qu'eux, les rendait
les vils esclaves des plus scélérats des
hommes. Voilà ce qui chassa Marius de Rome et l'y
ramena ensuite contre Sylla. Voilà ce qui fit
périr Octavius par les mains de Cinna, et Flaccus
par celles de Fimbria. Sylla contribua plus qu'aucun autre
à ces désordres ; afin de rompre et d'attirer
à lui les soldats d'un parti contraire, il faisait
aux siens des largesses et des profusions sans bornes.
Ainsi, pour acheter la trahison des uns et fournir à
l'intempérance des autres, il lui fallut des sommes
immenses ; il en eut surtout besoin pour achever le
siège d'Athènes. Il avait le désir le
plus violent de s'en rendre maître et il s'y obstina,
soit par la vanité de combattre contre une ancienne
réputation dont cette ville ne conservait plus que
l'ombre, soit pour se venger des injures et des railleries
piquantes, des traits mordants et obscènes que le
tyran Aristion lançait tous les jours du haut des
murailles contre lui ou contre sa femme Métella, et
dont il était vivement offensé.
XVIII. L'âme de
cet Aristion était un composé de
débauche et de cruauté ; il avait
rassemblé en sa personne les maladies et les vices
les plus infâmes de Mithridate ; et la ville
d'Athènes, après avoir échappé
à tant de guerres, à tant de tyrannies et de
séditions, se vit réduite par ce tyran, comme
par un fléau destructeur, aux plus affreuses
extrémités. Pendant que le médimne de
blé s'y vendait mille drachmes, que les habitants
n'avaient d'autre nourriture que les herbes qui croissaient
autour de la citadelle, le cuir des souliers et des vases
à tenir l'huile, qu'ils faisaient bouillir, Ariston,
plongé dans les débauches et dans les
festins, passait les jours et les nuits à danser,
à rire, à railler les ennemis. Il vit avec
indifférence la lampe sacrée de la
déesse s'éteindre faute d'huile ; et la
grande-prêtresse lui ayant fait demander une
demi-mesure de blé, il lui en envoya une de poivre.
Quand les sénateurs et les prêtres vinrent le
supplier d'avoir pitié de la ville, et de proposer
à Sylla une capitulation, il les fit écarter
à coups de traits. Ce ne fut qu'à la
dernière extrémité qu'il se
détermina, avec beaucoup de peine, à faire
porter à Sylla des propositions de paix par deux ou
trois compagnons de ses débauches, qui, au lieu de
parler pour le salut de la ville, ne firent dans leurs
discours que louer Thésée et Eumolpe, et
vanter les exploits des Athéniens contre les
Mèdes. «Grands orateurs, leur dit Sylla,
allez-vous-en avec tous vos beaux discours. Les Romains ne
m'ont pas envoyé à Athènes pour
prendre des leçons d'éloquence, mais pour
châtier des rebelles».
XIX. Cependant des
espions de Sylla, ayant entendu des vieillards qui
s'entretenaient dans le Céramique se plaindre de ce
que le tyran ne faisait pas garder le côté de
la muraille qui regardait le quartier appelé
l'Heptachalcos, le seul que les ennemis pussent facilement
escalader, allèrent sur-le-champ en avertir Sylla,
qui, profitant de cet, avis, et s'y transportant la nuit
même, reconnut que ce poste était facile
à emporter, et disposa tout pour l'attaque. Il dit
lui-même dans ses Commentaires que le premier
qui monta sur la muraille se nommait Marcus Téius ;
qu'il porta sur le casque d'un ennemi qui lui faisait
tête un si grand coup d'épée qu'elle se
rompit ; et que, tout désarmé qu'il
était, il ne quitta point la place et s'y tint
toujours ferme. La ville fut donc prise par cet endroit,
comme les vieillards l'avaient prévu. Sylla fit
abattre la muraille qui était entre la porte
Sacrée et celle du Pirée, et, après
qu'on eut aplani tout cet espace de terrain, il entra dans
Athènes sur le minuit, dans un appareil effrayant,
au son des clairons et des trompettes, aux cris furieux de
toute l'armée, à qui il avait laissé
tout pouvoir de piller et d'égorger, et qui,
s'étant répandue, l'épée
à la main, dans toutes les rues de la ville, y fit
le plus horrible carnage. On n'a jamais su le nombre de
ceux qui furent massacrés ; on n'en juge encore
aujourd'hui que par les endroits qui furent couverts de
sang : sans compter ceux qui furent tués dans les
autres quartiers, le sang versé sur la place remplit
tout le Céramique jusqu'au Dipyle ; plusieurs
historiens même assurent qu'il regorgea par les
portes et ruissela dans les faubourgs. Outre cette
multitude d'Athéniens qui périrent par le fer
des ennemis, il y en eut aussi un grand nombre qui se
donnèrent eux-mêmes la mort, par la douleur et
le regret que leur causait la certitude de voir
détruire leur patrie. C'est ce qui jeta dans le
désespoir les plus honnêtes gens, et qui leur
fit préférer la mort à la crainte de
tomber entre les mains de Sylla, de qui ils n'attendaient
aucun sentiment de modération et
d'humanité.
XX. Mais enfin,
cédant aux prières de Midias et de Calliphon,
deux bannis d'Athènes, qui se jetèrent
à ses pieds, et aux vives instances de plusieurs
sénateurs romains qui servaient dans son
armée, et qui lui demandèrent grâce
pour la ville, sans doute aussi rassasié de
vengeance, il fit l'éloge des anciens
Athéniens, dit qu'il pardonnait au plus grand nombre
en faveur du plus petit, et qu'il accordait aux morts la
grâce des vivants. D'après ce qu'il rapporte
lui-même dans ses Commentaires, il prit
Athènes le jour des calendes de mars, qui tombe
précisément à la nouvelle lune de
notre mois Antesthérion, jour auquel il se rencontra
par hasard qu'on faisait à Athènes plusieurs
cérémonies sacrées en mémoire
du déluge qui anciennement, et à cette
même époque, avait submergé la terre.
Quand le tyran vit Athènes au pouvoir de l'ennemi,
il se réfugia dans la citadelle, où Sylla le
fit assiéger par Curion. Il s'y défendit
longtemps ; mais enfin, manquant d'eau, il se rendit,
vaincu par la soif. La main divine parut en cette occasion
d'une manière sensible : car, à l'heure
même que Curion emmenait le tyran de la citadelle, le
ciel, auparavant serein, se couvrit tout à coup de
nuages, et versa une pluie si abondante que la citadelle en
fut remplie. Sylla ne tarda point à se rendre
maître du Pirée ; il brûla la plus
grande partie de ses fortifications, en particulier
l'arsenal, bâti par l'architecte Philon, et qui
était un ouvrage admirable.
XXI. Cependant Taxile,
un des généraux de Mithridate, étant
venu de la Thrace et de la Macédoine, avec une
armée de cent mille hommes de pied, de dix mille
chevaux, et de quatre-vingt-dix chars armés de faux,
fit dire à Archélaüs de se rapprocher de
lui. Celui-ci se tenait toujours dans le port de Munychium
sans vouloir s'éloigner de la mer ; et n'osant pas
se mesurer avec les Romains, il cherchait à
traîner la guerre en longueur et à couper les
vivres aux ennemis. Sylla, qui connaissait encore mieux que
lui le danger de sa position, quitta le pays maigre de
l'Attique, qui n'aurait pu le nourrir même en temps
de paix, et passa dans la Béotie. La plupart de ses
officiers jugèrent qu'il faisait une grande faute en
quittant un pays montueux, difficile à des gens de
cheval, pour aller se jeter dans les plaines
découvertes de la Béotie, lorsqu'il
n'ignorait pas que la force des Barbares consistait surtout
dans la cavalerie et dans les chars. Mais, comme je l'ai
déjà dit, la crainte de la disette et de la
famine le forçait de courir les risques d'une
bataille. Il tremblait d'ailleurs pour Hortensius, officier
courageux et hardi, qui lui amenait de Thessalie un renfort
considérable, et que les Barbares attendaient au
passage des détroits. Tels furent les divers motifs
qui obligèrent Sylla d'aller dans la Béotie.
Mais Caphys, qui était du pays, trompa les Barbares
; et, faisant prendre un autre chemin à Hortensius,
il le mena par le mont Parnasse au-dessous de Tithore, qui
n'était pas alors une ville aussi
considérable qu'elle l'est aujourd'hui, mais un
simple fort, assis sur une roche escarpée de tous
côtés, où les Phocéens, qui
fuyaient devant Xerxès, s'étaient
retirés autrefois et s'étaient mis en
sûreté. Hortensius, s'étant
campé au-dessous de cette forteresse, repoussa les
ennemis pendant le jour, et quand la nuit fut venue, il
descendit, par des chemins difficiles, jusqu'à
Pétronide, où il joignit Sylla, qui
était venu au-devant de lui avec son
armée.
XXII. Quand ils eurent
réuni leurs troupes, ils campèrent au milieu
de la plaine d'Elatée, sur une colline fertile,
couverte d'arbres, et baignée par un ruisseau. Elle
s'appelle Philobéote ; Sylla vante beaucoup
l'agrément de sa situation et la bonté de son
terrain. Lorsqu'ils eurent dressé leur camp, il fut
aisé aux ennemis de reconnaître leur petit
nombre : car ils n'avaient que quinze cent chevaux et un
peu moins de quinze mille hommes de pied. Aussi les
officiers de l'armée ennemie, faisant une sorte de
violence à Archélaüs, mirent leurs
troupes en bataille, et remplirent la plaine de chevaux, de
chars, d'écus et de boucliers. L'air ne suffisait
pas au bruit et aux cris confus de tant de nations
diverses, qui prenaient chacune son poste. D'ailleurs la
magnificence et le luxe de leur équipage servaient
encore à augmenter la frayeur des Romains.
L'éclat étincelant de leurs armes enrichies
d'or et d'argent, les couleurs brillantes de leurs cottes
d'armes médoises et scythiques, mêlées
au luisant de l'airain et de l'acier, faisaient, à
tous leurs mouvements et à tous leurs pas,
étinceler un feu semblable à celui des
éclairs, et présentaient un spectacle
effrayant. Les Romains, saisis de terreur, n'osaient
quitter leurs retranchements. Sylla, dont les discours ne
pouvaient dissiper leur effroi, et qui ne voulait pas les
forcer de combattre dans cet état de
découragement, était obligé de rester
dans l'inaction, et de souffrir, non sans une vive
impatience, les bravades et les risées insultantes
des Barbares. Ce fut cependant ce qui lui servit le plus ;
les ennemis, pleins de mépris pour les Romains,
n'observèrent plus aucun ordre ni aucune discipline.
La multitude de leurs chefs devint pour eux une cause
d'insubordination ; il ne restait qu'un petit nombre de
soldats dans les retranchements ; les autres,
amorcés par l'appât du pillage et du butin,
s'écartaient du camp jusqu'à la distance de
plusieurs journées. On dit que dans ces courses ils
détruisirent Panope, et que, sans en avoir
reçu l'ordre d'aucun de leurs
généraux, ils saccagèrent
Lébadée, dont ils pillèrent le temple
et profanèrent l'oracle.
XXIII. Sylla, qui
frémissait d'indignation de voir ruiner ces villes
sous ses yeux, ne voulut pas du moins laisser ses troupes
en repos ; et, pour les occuper, il les obligea de
détourner le cours du Céphise et d'ouvrir de
grandes tranchées. Il n'exemptait personne de ce
travail ; et les surveillant lui-même, il
châtiait avec la dernière
sévérité ceux qui se
relâchaient, afin qu'excédés de
fatigue, ils préférassent à ces
travaux pénibles le danger d'un combat. Ce moyen lui
réussit. Ils étaient au troisième jour
de cet ouvrage, lorsque, Sylla ayant fait la visite des
travaux, ils lui demandèrent tous à grands
cris de les mener aux ennemis. Il leur répondit que
cette demande venait moins du désir de combattre que
de leur dégoût du travail ; que, s'ils avaient
un véritable désir d'en venir aux mains, ils
n'avaient qu'à prendre sur-le-champ leurs armes et
aller s'emparer d'un poste qu'il leur montrait de la main.
C'était le lieu qu'occupait autrefois la citadelle
des Parapotamiens, et qui, depuis que la ville avait
été ruinée, n'était plus qu'une
colline escarpée, pleine de rochers, et
séparée du mont Edylium par la rivière
d'Assos, qui, au pied même de la montagne, se jette
dans le Céphise, dont le cours, devenu plus rapide
par cette jonction, rendait ce poste très sûr
pour y placer un camp. Sylla, qui vit les chalcaspides des
ennemis se mettre en mouvement pour aller l'occuper, voulut
les prévenir et s'en saisir le premier. Il y
réussit par l'ardeur et l'activité de ses
troupes. Archélaüs, ayant manqué son
coup, se tourna contre Chéronée. Quelques
habitants, qui servaient dans l'armée de Sylla,
l'ayant conjuré de ne pas abandonner cette ville, il
y envoya un tribun des soldats, nommé Gabinius, avec
une légion, et le fit accompagner de ces
Chéronéens, qui, quelque désir qu'ils
eussent d'arriver à Chéronée avant
Gabinius, ne purent le devancer, tant ce tribun montra,
pour sauver leur ville, plus d'affection et plus d'ardeur
que ceux mêmes qui désiraient si fort
d'être sauvés. Juba nomme ce tribun Ericius,
et non Gabinius. Quoi qu'il en soit, c'est ainsi que notre
ville fut préservée d'un si grand
danger.
XXIV. Cependant les
Romains recevaient chaque jour de Lébadée et
de l'antre de Trophonios des rapports favorables, et des
oracles qui leur annonçaient la victoire. Les
habitants du lieu en racontent encore aujourd'hui plusieurs
; mais Sylla, dans le dixième livre de ses
Commentaires, dit seulement qu'après qu'il
eut gagné la bataille de Chéronée,
Quintus Titius, un des négociants les plus
considérables de la Grèce, vint le trouver,
et lui annonça que Trophonius lui promettait dans
peu de jours, et au même endroit, une seconde
bataille et une seconde victoire. Il ajoute qu'un soldat
légionnaire, nommé Salvénius, vint lui
prédire de la part du dieu le succès
qu'auraient ses affaires d'Italie. Ils assuraient tous deux
ne parler que d'après la voix divine même
qu'ils avaient entendue, et avoir vu une figure dont la
grandeur et la beauté ressemblaient à celles
de Jupiter Olympien. Sylla donc, ayant passé la
rivière d'Assos, s'avança jusqu'au mont
Edylium, et campa près d'Archélaüs, qui
avait assis et fortifié son camp entre cette
montagne et celle d'Acontium, près de la ville des
Assiens. L'endroit où il campa porte encore de nos
jours le nom d'Archélaüs. Sylla y passa le jour
entier ; après quoi, laissant Murena, avec une
légion et deux cohortes, pour harceler l'ennemi, qui
était en désordre, il alla lui-même
offrir un sacrifice sur les bords du Céphise,
d'où ensuite il se rendit à
Chéronée, pour prendre les troupes qu'il y
avait laissées, et en même temps pour
reconnaître un lieu nommé Thurium, que les
ennemis avaient précédemment occupé.
C'est la cime d'une montagne très roide, et qui se
termine en pointe, comme une pomme de pin. Nous lui donnons
le nom d'Orthopagus. Au pied de la montagne coule un
ruisseau, appelé Morius, sur le bord duquel est le
temple d'Apollon Thurien, surnom que ce dieu a pris de
Thuro, mère de Chéron, le fondateur de
Chéronée. D'autres disent que la
génisse qui fut donnée pour guide à
Cadmus par Apollon Pythien se présenta à lui
dans ce lieu, qui prit de cet animal le nom de Thurium :
car les Phéniciens donnent à la
génisse le nom de Thor.
XXV. Sylla approchait
de Chéronée, lorsque le tribun qu'il y avait
envoyé pour la défendre vint au-devant de lui
à la tête des troupes, portant à la
main une couronne de laurier. Sylla, l'ayant reçue,
salua les soldats, et les exhorta à faire preuve de
courage dans le danger auquel ils allaient être
exposés. Pendant qu'il leur parlait, deux
Chéronéens, nommés Homoloïchus et
Anaxidamus, l'abordèrent, et lui offrirent de
chasser les ennemis de Thurium, s'il leur donnait seulement
un petit nombre de soldats. Ils lui dirent qu'il y avait un
sentier inconnu aux Barbares, lequel, d'un lieu
appelé Pétrochus, menait, le long du temple
des Muses, à la pointe de Thurium, au-dessus des
ennemis ; que de là il leur serait facile de fondre
sur eux et de les accabler de pierres, ou de les forcer
à descendre dans la plaine. Gabinius ayant rendu
témoignage à la fidélité et au
courage de ces deux hommes, Sylla leur dit d'aller
exécuter leur dessein, et en même temps il
range son infanterie en bataille, distribue la cavalerie
sur les deux ailes, garde pour lui la droite, et donne la
gauche à Muréna. Gallus et Hortensius, ses
lieutenants, placés à la queue avec le corps
de réserve, occupaient les hauteurs pour
empêcher que les ennemis ne vinssent, par les
derrières, envelopper les Romains : car on les
voyait déployer déjà leur cavalerie et
leurs troupes légères sur les ailes, afin de
se replier ensuite, et de pouvoir, en faisant un long
circuit, enfermer les ennemis. Comme ils exécutaient
ce mouvement, les deux Chéronéens, à
qui Sylla avait donné Ericius pour commandant, ayant
gagné la cime du Thurium sans être
aperçus de l'ennemi, et s'étant
montrés tout à coup sur les hauteurs,
jetèrent l'effroi parmi les Barbares, qui ne
pensèrent plus qu'à fuir, et se
tuèrent la plupart les uns les autres. N'osant
s'arrêter pour faire face à l'ennemi, et
s'abandonnant à la pente de la montagne, ils
tombaient sur leurs propres piques, et se poussaient
mutuellement le long de cette pente rapide, pour fuir les
ennemis qui se précipitaient sur eux du haut de la
montagne et les perçaient aisément ainsi
découverts de leurs armes. Il en périt trois
mille sur le haut du Thurium. De ceux qui
échappèrent à ce premier massacre, les
uns allèrent donner dans le corps de troupes de
Muréna, qui les avait déjà
rangées en bataille, et où ils furent
taillés en pièces ; les autres, en courant
vers leur camp, se jetèrent avec tant de confusion
sur le corps de leur infanterie, qu'ils la remplirent de
trouble et d'effroi, et firent perdre à leurs
généraux un temps considérable, ce qui
fut une des principales causes de leur perte : car Sylla,
marchant aussitôt sur eux dans le désordre
où ils étaient, et franchissant avec
rapidité l'intervalle qui séparait les deux
armées, ôta aux chars armés de faux
tout leur effet. Ils ne tirent leur force que de la
longueur de leur course, qui donne à leur mouvement
de l'impétuosité et de la roideur ; s'ils
n'ont qu'un court espace pour s'élancer, ils sont
sans force et sans action, comme les traits faiblement
lancés n'ont point de coup. C'est ce qui arriva en
cette occasion aux Barbares : leurs premiers chars
partirent si lâchement et donnèrent avec tant
de mollesse que les Romains n'eurent aucune peine à
les repousser, et qu'ils demandèrent avec de grands
éclats de rire, comme à Rome dans les jeux du
cirque, qu'on en fît venir d'autres.
XXVI. Alors les deux
corps d'infanterie commencent l'attaque. Les Barbares,
baissant leurs longues piques, serrent leurs rangs et leurs
boucliers pour conserver leur ordre de bataille ; mais les
Romains, jetant leurs javelots et prenant leurs
épées, écartent leurs piques afin de
les joindre plus tôt corps à corps. Cette
audace leur fut inspirée par la colère qui
les transporta quand ils virent aux premiers rangs quinze
mille esclaves que les généraux de Mithridate
avaient affranchis par un décret public dans les
villes de la Grèce, et qu'ils avaient
distribués dans l'infanterie pesamment armée
; ce qui fit dire à un centurion romain qu'il
n'avait vu qu'aux saturnales les esclaves jouir des droits
de la liberté. Cependant leurs bataillons
étaient si profonds et si serrés, qu'ils
soutinrent avec audace le choc de l'infanterie romaine, et
qu'ils résistèrent beaucoup plus longtemps
qu'on ne l'aurait attendu de gens de ce caractère.
Il fallut faire venir la seconde ligue, qui les accabla
d'une grêle si furieuse de pierres et de traits,
qu'ils tournèrent le dos et prirent la fuite.
Archélaüs étendait son aile droite, afin
d'envelopper les Romains, lorsque Hortensius ordonne
à ses cohortes de fondre sur lui et de le prendre en
flanc. Archélaüs, qui aperçoit ce
mouvement, fait tourner tête à deux mille de
ses cavaliers. Hortensius, se voyant près
d'être vivement poussé par cette cavalerie
nombreuse, recule lentement vers les montagnes ; mais,
s'étant trop éloigné de son corps de
bataille, il allait être enveloppé par les
ennemis, lorsque Sylla, informé du danger qu'il
courait, quitte son aile droite, qui n'avait pas encore
combattu, et vole à son secours. A la
poussière qu'il éleva dans sa marche,
Archélaüs conjectura ce qui en était ;
et, laissant là Hortensius, il se porte à
l'endroit du champ de bataille que Sylla venait de quitter,
espérant surprendre cette aile droite privée
de son chef. Dans le même moment, Taxile fait marcher
contre Muréna ses chalcaspides ; et les deux partis
ayant jeté en même temps de grands cris qui
furent répétés par toutes les
montagnes des environs, Sylla s'arrête, incertain de
quel côté il doit plutôt se porter. Il
prend enfin le parti de retourner à son poste,
envoie Hortensius avec quatre de ses cohortes au secours de
Muréna, prend la cinquième, et court à
son aile droite, qui combattait déjà contre
Archélaüs avec un avantage égal.
Dès qu'il paraît, ses soldats font de nouveaux
efforts, et, renversant les troupes ennemies, ils les
obligent de prendre la fuite, et les poursuivent jusqu'au
fleuve et au mont Acontium. Sylla cependant n'oublia pas
dans quel danger il avait laissé Muréna, et
courut à son secours ; mais, trouvant qu'il avait
aussi vaincu les ennemis, il se mit avec lui à la
poursuite des fuyards. Il se fit dans la plaine un grand
carnage des Barbares ; un plus grand nombre furent
taillés en pièces en voulant regagner leur
camp ; et de tant de milliers d'ennemis, il n'en
échappa que dix mille, qui s'enfuirent à
Chalcis. Sylla dit que dans son armée il ne manqua
que quatorze hommes, dont deux même revinrent le soir
au camp.
XXVII. Aussi, sur les
trophées qu'il dressa pour cette victoire, il fit
graver : A Mars, à la Victoire et à
Vénus, pour montrer que ses succès
n'étaient pas moins l'ouvrage de la fortune que de
son courage et de sa capacité. Le prunier qu'il
érigea, pour le combat qu'il avait gagné dans
la plaine, était placé à l'endroit
même d'où Archélaüs avait
commencé de fuir jusqu'au ruisseau de Molus. Il
éleva le second sur le sommet de Thurium, où
les Barbares avaient été surpris
par-derrière ; et l'inscription, qui était en
lettres grecques, en attribuait le succès à
la valeur d'Homoloïchus et d'Anaxidamus. Pour
célébrer ces victoires, il donna des jeux de
musique dans la ville de Thèbes, près de la
fontaine d'Oedipe, où l'on dressa un
théâtre pour les musiciens. Il fit venir de
quelques autres villes grecques des juges pour distribuer
les prix, parce qu'il avait juré aux Thébains
une haine implacable. Il la porta jusqu'à leur
ôter la moitié de leur territoire, qu'il
consacra à Apollon Pythien et à Jupiter
Olympien ; il ordonna que du produit de ces terres on
restituerait à ces dieux l'argent qu'il avait
enlevé de leurs temples. La
célébration des jeux était à
peine finie qu'il apprit que Flaccus, qui était de
la faction contraire à la sienne, venait
d'être nommé consul, et qu'il traversait la
mer Ionienne avec une armée, en apparence pour faire
la guerre à Mithridate, mais en effet pour le
combattre lui-même. Il prit aussitôt le chemin
de la Thessalie, pour aller à sa rencontre, et
lorsqu'il fut près de Mélitée, il lui
vint de tous côtés la nouvelle que le pays
qu'il avait laissé derrière lui était
mis à feu et à sang par une autre
armée de Mithridate, aussi nombreuse que la
première. Dorylaüs était
débarqué à Chalcis, avec une flotte
chargée de quatre-vingt mille hommes, tous bien
équipés et les mieux disciplinés des
troupes de Mithridate. De là s'étant
jeté dans la Béotie, il s'en était
rendu maître, et il montrait le plus grand
désir d'attirer Sylla à une bataille.
Archélaüs eut beau vouloir l'en
détourner, Dorylaüs ne l'écouta point ;
il affectait même de faire courir le bruit que tant
de milliers de combattants n'avaient pu être
défaits sans quelque trahison. Sylla revint
promptement sur ses pas, et convainquit bientôt ce
général qu'Archélaüs était
un homme sage, qui connaissait par expérience la
valeur des Romains. Dorylaüs, en ayant fait l'essai
dans quelques légères escarmouches qui eurent
lieu près du mont Tilphosius, fut le premier
à dire qu'il ne fallait point risquer de bataille,
mais tirer la guerre en longueur et laisser les Romains se
consumer eux-mêmes par leurs grandes
dépenses.
XXVIII. Cependant la
plaine d'Orchomène, où ils étaient
campés, et qui était si favorable pour une
armée supérieure en cavalerie, fit reprendre
courage à Archélaüs. De toutes les
plaines de la Béotie, la plus belle et la plus vaste
est celle qui touche à la ville d'Orchomène.
Elle est découverte et sans arbres, et
s'étend jusqu'aux marais où se perd le fleuve
Mélas, qui, naissant près des murs
d'Orchomène, est, de tous les fleuves de la
Grèce, le seul qui soit navigable à sa
source. Comme le Nil, il grossit vers le solstice
d'été, et produit des plantes semblables
à celles qui croissent sur les bords du fleuve
d'Egypte, avec cette différence que celles du
Mélas ne s'élèvent pas à une
grande hauteur, et ne portent point de fruit. Son cours
n'est pas long ; la plus grande partie de ses eaux se jette
tout de suite dans des marais couverts de broussailles
épaisses, et le reste se mêle avec le
Céphise, à l'endroit même où ces
marais donnent les roseaux les plus propres à faire
des flûtes. Quand les deux armées furent
campées assez près l'une de l'autre,
Archélaüs se tint tranquille dans ses
retranchements ; et Sylla fit tirer des tranchées en
divers endroits de la plaine, afin d'ôter aux ennemis
l'avantage que leur aurait donné cette campagne
spacieuse, dont le terrain ferme était si propre aux
mouvements de la cavalerie, et de les repousser du
côté des marais. Les Barbares, indignés
de ces travaux, n'eurent pas plus tôt obtenu de leurs
généraux la permission de tomber sur les
travailleurs, que, courant à eux avec
impétuosité, ils les dissipèrent, et
mirent en fuite les troupes qui les soutenaient. Sylla,
sautant à bas de son cheval, et saisissant une
enseigne, pousse aux ennemis à travers les fuyards.
«Romains, leur dit-il, il me sera glorieux de mourir
ici ; pour vous, quand on vous demandera où vous
avez abandonné votre général,
souvenez-vous de répondre que c'est à
Orchomène». Cette parole leur fit tourner
tête sur-le-champ ; et deux cohortes de l'aile droite
étant venues à leur secours, il les mena
contre l'ennemi, qu'il obligea de prendre la fuite.
Après avoir fait reculer un peu ses soldats pour
prendre de la nourriture, il les employa de nouveau
à faire des tranchées pour environner le camp
des ennemis, qui revinrent en meilleur ordre qu'auparavant.
Ce fut à cette attaque que Diogène, fils de
la femme d'Archélaüs, périt, en
combattant à l'aile droite avec beaucoup de valeur.
Leurs gens de traits, vivement pressés par les
Romains, et n'ayant pas assez d'espace pour faire usage de
leurs arcs, prenaient leurs flèches à pleines
mains en guise d'épées, et en frappaient les
Romains. Repoussés enfin jusque dans leurs
retranchements, ils y passèrent une nuit cruelle,
à cause du grand nombre de leurs morts et de leurs
blessés. Le lendemain, Sylla ramena ses troupes vers
le camp des ennemis, pour continuer les tranchées,
Les Barbares étant allés en plus grand nombre
charger les travailleurs, il tomba sur eux si rudement,
qu'il les mit en fuite ; leur frayeur s'étant
communiquée à ceux du camp, personne n'osa y
rester pour le défendre, et Sylla l'emporta
d'emblée. Il y fit un si grand carnage, que les
marais furent teints de sang, et le lac rempli de morts ;
encore aujourd'hui, près de deux cents ans
après, cette bataille, on trouve souvent des arcs de
ces Barbares, des casques, des pièces de cuirasses,
des épées et d'autres armes, enfoncées
dans la bourbe. Tel est le récit que les historiens
font des événements qui eurent lieu
près de Chéronée et
d'Orchomène.
XXIX. Cependant,
à Rome, Carbon et Cinna traitaient avec tant
d'injustice et de cruauté les personnes les plus
considérables, qu'un grand nombre d'elles, pour
échapper à leur tyrannie, cherchèrent
un asile dans le camp de Sylla, comme dans un port
assuré, et qu'en peu de temps il eut autour de lui
une espèce de sénat. Métella sa femme,
s'étant dérobée avec peine à
leur fureur, elle et ses enfants, vint lui apprendre que sa
maison et ses terres avaient été
incendiées par ses ennemis, et le conjura d'aller
secourir ceux qui étaient restés à
Rome. Ces nouvelles jetèrent Sylla dans une grande
perplexité. Il ne pouvait se résoudre
à laisser sa patrie en proie à tant de maux.
Mais comment partir avant d'avoir achevé une
entreprise aussi importante que la guerre de Mithridate ?
Comme il flottait dans cette irrésolution, un
marchand de Délium, nonmmé
Archélaüs, vint secrètement de la part
d'Archélaüs, général de
Mithridate, lui porter quelque espérance de paix.
Cette ouverture lui fit tant de plaisir, qu'il se
hâta d'aller en personne s'aboucher avec lui. Leur
entrevue se fit sur le bord de la mer, près de
Délium, où l'on voit un temple d'Apollon.
Archélaüs parla le premier, et proposa au
général romain d'abandonner l'Asie et le
Pont, et de s'en aller à Rome terminer la guerre
civile, lui offrant pour cela, de la part de son prince,
autant d'argent, de vaisseaux et de troupes qu'il en aurait
besoin. Sylla, prenant la parole, lui conseilla de quitter
Mithridate, de se faire roi à sa place, en devenant
l'allié des Romains, et de lui livrer toute la
flotte. Archélaüs ayant rejeté avec
horreur cette trahison : «Eh quoi !
Archélaüs, reprit Sylla, vous qui êtes
Cappadocien, et l'esclave, ou, si vous l'aimez mieux, l'ami
d'un roi barbare, vous ne pouvez supporter une proposition
honteuse au prix de tant de biens que je vous offre ; et
à moi, qui suis général des Romains,
à moi, Sylla, vous osez me proposer une trahison !
comme si vous n'étiez pas cet Archélaüs
qui vous êtes enfui de Chéronée avec
une poignée de soldats, reste de cent vingt mille
combattants que vous y aviez amenés ; qui vous
êtes caché pendant deux jours dans les marais
d'Orchomène, laissant la Béotie
jonchée de tant de morts, qu'elle est presque
inaccessible».
XXX. A cette
réplique, Archélaüs changea de langage ;
et, s'humiliant devant Sylla, il le supplia de mettre fin
à cette guerre, et d'accorder la paix à
Mithridate. Sylla, content de sa soumission, la fit aux
conditions suivantes : Mithridate devait renoncer à
l'Asie et à la Paphlagonie ; restituer la Bithynie
à Nicomède, et la Cappadoce à
Ariobarzane ; payer aux Romains deux mille talents, et leur
livrer soixante-dix galères parfaitement
équipées. De son côté, Sylla
garantissait à Mithridate la possession de ses
autres états, et lui assurait le titre
d'allié du peuple romain. Ces articles ainsi
réglés, Sylla se retira, et prit son chemin
vers l'Hellespont par la Thessalie et la Macédoine ;
il menait avec lui Archélaüs, et le traitait
avec beaucoup de distinction. Ce général
étant tombé malade à Larisse, Sylla
s'y arrêta, et eut pour lui les mêmes soins que
si c'eût été un de ses lieutenants ou
de ses collègues. Tous ces égards firent
calomnier sa bataille de Chéronée, qu'on
soupçonna de n'avoir pas été
gagnée bien purement ; et ce qui fortifia ce
soupçon, c'est qu'après avoir rendu tous les
prisonniers qui se trouvaient amis de Mithridate, il fit
mourir par le poison le seul tyran Aristion, parce qu'il
était l'ennemi d'Archélaüs. Mais rien ne
le confirma davantage que le don qu'il fit à ce
Cappadocien de dix mille plèthres de terre dans
l'Eubée, et le titre qu'il lui conféra d'ami
et d'allié du peuple romain. Mais Sylla se justifie
dans ses Commentaires de ces imputations. Cependant
il vint à Larisse des ambassadeurs de Mithridate,
qui lui déclarèrent que ce prince acceptait
toutes les conditions du traité, excepté
celle qui regardait la Paphlagonie, dont il demandait
à rester en possession, et qu'il ne pouvait
consentir à donner les galères exigées
par Sylla. «Que dites-vous ! leur répondit
Sylla d'un ton de colère : Mithridate veut conserver
la Paphlagonie, et refuse de livrer les vaisseaux, lui que
je devrais voir à mes pieds me remercier de ce que
je lui laissé cette main droite qui a fait
périr tant de Romains ? Il tiendra certes un autre
langage quand je serai passé en Asie. Maintenant
qu'il vit dans le repos à Pergame, il peut faire
à son aise ses plans de campagne pour une guerre
qu'il n'a seulement pas vue». Les ambassadeurs,
effrayés, n'osèrent pas répliquer ; et
Archélaüs, prenant la main de Sylla, et
l'arrosant de ses larmes, vint à bout de l'adoucir
par ses prières. Enfin, il le persuada de le
renvoyer auprès de Mithridate, en l'assurant qu'il
lui ferait ratifier la paix aux conditions
proposées, ou que, s'il ne pouvait l'obtenir, il se
tuerait de sa propre main.
XXXI. Sur cette parole,
Sylla le laissa partir. En attendant son retour, il se jeta
dans la Médique, et, après l'avoir
ravagée, il retourna dans la Macédoine,
où Archélaüs, étant venu le
rejoindre près de la ville de Philippes, lui
annonça que tout irait bien, mais que Mithridate
voulait absolument avoir une entrevue avec lui. Ce qui la
lui faisait surtout désirer, c'était
l'approche de Fimbria, qui, après avoir tué
le consul Flaccus, un des chefs de la faction contraire, et
défait quelques généraux de
Mithridate, s'avançait contre le roi lui-même,
qui, redoutant cette nouvelle attaque,
préférait se lier avec Sylla. Ils
s'abouchèrent à Dardane, ville de la Troade.
Mithridate avait avec lui deux cents vaisseaux, vingt mille
hommes de pied, six mille chevaux, et un grand nombre de
chars armés de faux. Sylla n'avait amené que
quatre cohortes et deux cents chevaux. Mithridate vint
au-devant de Sylla, et lui tendit la main ; mais Sylla lui
demanda, avant tout, s'il consentait à terminer la
guerre aux conditions réglées par
Archélaüs. Le roi gardant le silence :
«Mithridate, reprit Sylla, ignorez-vous que ceux qui
ont des demandes à faire doivent parler les
premiers, et que les vainqueurs n'ont qu'à les
écouter en silence ?» Mithridate entra dans
une longue apologie, et voulut rejeter les causes de cette
guerre en partie sur les dieux, en partie sur les Romains ;
mais Sylla l'interrompant : «J'avais, lui dit-il,
entendu dire depuis longtemps que Mithridate était
un prince très éloquent, et je le reconnais
aujourd'hui moi-même, en voyant avec quelle
facilité il déguise sous des paroles
spécieuses les actions les plus cruelles et les plus
injustes». Alors, lui reprochant avec amertume toutes
ses perfidies, et l'ayant forcé d'en convenir, il
lui demande une seconde fois s'il s'en tient aux articles
arrêtés avec Archélaüs. Mithridate
ayant répondu qu'il les ratifiait, Sylla lui rendit
le salut, et l'embrassa avec des témoignages
d'affection ; ensuite, ayant fait approcher les rois
Nicomède et Ariobarzane, il les réconcilia
avec lui. Mithridate, lui ayant remis les soixante-dix
galères avec cinq cents hommes de trait, fit voile
vers le Pont. Sylla sentait que ses soldats étaient
mécontents de cette paix, et qu'ils ne voyaient pas
sans indignation qu'un roi, le plus mortel ennemi de Rome,
qui, en un seul jour, avait fait égorger cent
cinquante mille Romains répandus dans l'Asie, s'en
retournât paisiblement dans ses états,
chargé des richesses et des dépouilles de
cette Asie qu'il avait pillée et accablée de
contributions pendant quatre ans entiers. Mais il se
justifiait auprès d'eux en leur disant que, si
Fimbria et Mithridate s'étaient réunis contre
lui, il n'aurait pu leur résister.
XXXII. Il partit du
lieu même de cette entrevue pour marcher contre
Fimbria, qui était campé sous les murs de
Thyatire ; il plaça son camp près du sien, et
fit travailler aux retranchements. Les soldats de Fimbria,
sortant en simples tuniques, vont embrasser ceux de Sylla,
et les aident avec ardeur à faire leurs
tranchées. Fimbria, qui vit ce changement, et qui
n'attendait aucune grâce de Sylla, qu'il regardait
comme un ennemi implacable, se tua lui-même dans son
camp. Sylla mit sur toute l'Asie une contribution commune
de vingt mille talents ; et, outre cela, il accabla les
particuliers, en livrant leurs maisons à l'insolence
des gens de guerre qui y vivaient à
discrétion. Il ordonna que chaque soldat recevrait
par jour de son hôte quatre tétradrachmes,
avec un souper pour lui et pour autant d'amis qu'il
voudrait amener ; que chaque officier aurait par jour
cinquante drachmes, avec une robe pour rester dans la
maison, et une autre pour paraître en public. Il
partit ensuite d'Ephèse avec toute sa flotte, et
entra le troisième jour dans le port du
Pirée. Là, après s'être fait
initier aux mystères, il prit pour lui la
bibliothèque d'Apellicon de Téos, dans
laquelle se trouvaient la plupart des ouvrages d'Aristote
et de Théophraste, qui n'étaient pas encore
fort répandus. On dit que, cette bibliothèque
ayant été portée à Rome, le
grammairien Tyrannion mit en ordre et éclaircit
plusieurs ouvrages de ces deux philosophes ; qu'Andronicus
de Rhodes, à qui il donna communication de ces
manuscrits, les rendit publics, et y ajouta les tables
qu'on y voit maintenant ; car les anciens disciples du
Lycée, gens d'esprit et de savoir, connaissaient
d'ailleurs très peu de traités d'Aristote et
de Théophraste, et les copies qu'ils en avaient
n'étaient pas correctes, parce que la succession de
Nélée le Scepsien, à qui
Théophraste avait laissé par testament tous
ses ouvrages, passa à des ignorants qui n'en firent
aucun cas.
XXXIII. Sylla, pendant
son séjour à Athènes, fut pris d'une
douleur aux pieds, accompagnée d'engourdissement et
de pesanteur, que Strabon appelle le bégaiement de
la goutte. Il se fit porter par mer à Edesse, pour
prendre les bains chauds. Là il passait les
journées entières dans la
société des acteurs et des musiciens. Un jour
qu'il se promenait sur le bord de la mer, des
pêcheurs lui offrirent de très beaux poissons.
Charmé de ce présent, il leur demanda
d'où ils étaient. «De la ville
d'Alées, lui répondirent-ils. - Eh quoi !
reprit Sylla, reste-t-il encore quelqu'un d'Alées
?» C'est qu'après la victoire
d'Orchomène, en poursuivant les ennemis, il avait
ruiné trois villes de la Béotie :
Anthédon, Larymne et Alées. Les
pêcheurs, effrayés, restèrent muets ;
mais Sylla leur dit, en souriant, de ne rien craindre, et
de s'en aller joyeusement. «Vous êtes venus,
ajouta-t-il, avec des intercesseurs puissants, qui ne
méritent pas d'être refusés». Ces
paroles rendirent la confiance aux Aléens, et ils
retournèrent habiter leur ville. Sylla, ayant
traversé la Thessalie et la Macédoine,
descendit vers la mer pour s'embarquer à Dyrrachium,
et passer de là à Brunduse avec une flotte de
douze cents voiles. Près de Dyrrachium est la ville
d'Apollonie, qui a dans son voisinage un lieu sacré
qu'on appelle Nymphée, où, du milieu d'une
vallée que couvrent de belles prairies, il jaillit
des sources de feu qui coulent continuellement. Ce fut
là, dit-on, qu'on surprit un satyre endormi, tels
que les sculpteurs et les peintres les représentent.
Il fut conduit à Sylla, et interrogé par
divers interprètes, qui lui demandèrent son
nom ; mais il ne répondit rien d'articulé ni
d'intelligible : sa voix n'était qu'un cri rude et
sauvage, qui tenait du hennissement du cheval et du
bêlement du bouc. Sylla, saisi d'horreur, le fit
ôter de sa présence.
XXXIV. Lorsqu'il fut
prêt à embarquer ses troupes, il parut
craindre que les soldats, une fois arrivés en
Italie, ne voulussent se débander, et se retirer
chacun dans sa ville ; mais ils vinrent tous
d'eux-mêmes lui jurer qu'ils resteraient aux
drapeaux, et qu'ils ne commettraient volontairement aucune
violence dans l'Italie. Ensuite, sachant qu'il avait besoin
de beaucoup d'argent, ils contribuèrent chacun selon
ses facultés, et lui apportèrent ce qu'ils
avaient pu ramasser entre eux. Sylla ne voulut pas recevoir
leur don, et après avoir loué leur bonne
volonté, après les avoir encouragés,
il traversa la mer, pour aller, comme il le dit
lui-même, contre quinze chefs de factions, qui tous
étaient ses ennemis, et avaient sous leurs ordres
quatre cent cinquante cohortes. Mais les dieux lui
donnèrent les présages les plus certains des
succès qu'ils lui destinaient. En arrivant à
Tarente, il fit un sacrifice, où le foie de la
victime parut avoir la forme d'une couronne de laurier,
d'où pendaient deux bandelettes. Peu de temps avant
qu'il s'embarquât, on avait vu en plein jour,
près du mont Ephéon, dans la Campanie, deux
boucs d'une taille extraordinaire qui se battaient, et
faisaient les mêmes mouvements que des hommes qui
combattent ; mais ce n'était qu'un fantôme,
qui, s'élevant peu à peu de terre,
s'étendit dans les airs, et, comme ces spectres
ténébreux qui paraissent quelquefois, se
dissipa bientôt, et s'évanouit. Peu de temps
après, le jeune Marius et le consul Norbanus ayant
amené dans ce même lieu deux puissantes
armées, Sylla, sans se donner le temps de mettre ses
troupes en bataille, et de leur assigner aucun poste, sans
autre moyen que l'ardeur et l'audace de ses soldats,
défit ces deux généraux, les mit en
fuite, et, après avoir tué sept mille hommes
à Norbanus, il l'obligea de se renfermer dans
Capoue. Cette victoire, à ce qu'il dit
lui-même, retint ses soldats auprès de lui,
les empêcha de se retirer dans leurs villes, et leur
inspira le plus grand mépris pour les armées
ennemies, qui leur étaient cependant très
supérieures en nombre. Il ajoute que, dans la ville
de Sylvium, un esclave de Pontius, transporté d'une
fureur divine, vint au-devant de lui, et l'assura qu'il
venait de la part de Bellone lui annoncer la victoire ;
mais que, s'il ne se hâtait pas, le Capitole serait
brûlé : ce qui arriva en effet le jour
même que cet homme l'avait prédit,
c'est-à-dire le six du mois appelé alors
Quintilis, et nommé depuis juillet.
XXXV. Marcus Lucullus,
un des lieutenants de Sylla, campé auprès de
Fidentia avec seize cohortes, en avait cinquante à
combattre. Il se fiait assez à la bonne
volonté de ses soldats ; mais, comme la plupart
n'avaient pas d'armure complète, il balançait
d'en venir aux mains avec l'ennemi. Pendant qu'il
délibérait sans oser prendre son parti, il
s'éleva tout à coup un vent doux et
léger, qui, enlevant d'une prairie voisine une
grande quantité de fleurs, les porta au milieu de
ses troupes ; il semblait qu'elles vinssent
d'elles-mêmes se placer sur les boucliers et sur les
casques des soldats, de manière qu'ils paraissaient,
aux yeux de l'autre armée, couronnés de
fleurs. Encouragés par cette espèce de
prodige, ils tombèrent sur les ennemis avec tant de
vigueur qu'ils remportèrent une pleine victoire,
leur tuèrent plus de dix-huit mille hommes, et
s'emparèrent de leur camp. Lucullus était
frère de celui qui dans la suite vainquit Mithridate
et Tigrane. Sylla, qui se voyait environné de
plusieurs camps et d'armées très nombreuses,
se sentant inférieur en forces, eut recours à
la ruse, et fit faire à Scipion, l'un des consuls,
des propositions d'accommodement. Scipion s'y prêta,
et ils eurent ensemble plusieurs conférences ; mais
Sylla trouvait toujours quelque prétexte pour
traîner l'affaire en longueur, et pendant ce
temps-là il travaillait à corrompre ses
troupes par l'entremise de ses propres soldats, qui, comme
leur général, étaient exercés
à toutes sortes de ruses et de tromperies. Ils
entrèrent dans le camp des ennemis, se
mêlèrent avec eux, gagnèrent les uns
par argent, les autres par des promesses, ceux-ci par des
flatteries, et réussirent à les
séduire. Enfin, Sylla s'étant approché
de leur camp avec vingt cohortes, ses soldats
saluèrent ceux de Scipion, qui leur rendirent le
salut et vinrent se joindre à eux. Scipion,
resté seul dans sa tente, fut pris et
renvoyé. Sylla, qui s'était servi de ces
vingt cohortes pour en attirer quarante dans ses filets,
comme les oiseleurs font tomber les oiseaux dans le
piège par le moyen d'oiseaux privés, les
emmena toutes dans son camp. Cet événement
fit dire à Carbon qu'ayant à combattre
à la fois le lion et le renard qui habitaient dans
l'âme de Sylla, c'était le renard qui lui
donnait le plus d'affaires.
XXXVI. Peu de temps
après, le jeune Marius, campé auprès
de Signium avec quatre-vingt-cinq cohortes, présenta
la bataille à Sylla, qui lui-même avait la
plus grande envie de combattre ce jour-là,
d'après le songe qu'il avait eu la nuit
précédente. Il avait cru voir le vieux
Marius, mort depuis quelques années, qui avertissait
son fils de se garder du lendemain, parce qu'il devait lui
être funeste. Brûlant donc d'impatience d'en
venir aux mains, il mande sur-le-champ Dolabella, qui
était campé assez loin de lui. Les ennemis
s'emparèrent des chemins et les gardèrent
avec soin, pour empêcher cette jonction. Les troupes
de Sylla voulurent les en déloger, afin d'ouvrir les
passages à leurs camarades. Ils étaient
déjà fatigués de ce travail et des
combats qu'il fallait livrer, lorsqu'il survint une forte
pluie qui leur ôta toutes leurs forces. Les
officiers, les voyant dans cet état, allèrent
trouver Sylla, et, lui montrant les soldats abattus par la
fatigue et couchés à terre sur leurs
boucliers, ils le prièrent de différer la
bataille. Sylla y consentit, quoique avec peine, et donna
l'ordre de camper. Ils commençaient à faire
les retranchements, lorsque Marius s'avança
fièrement à cheval jusqu'aux palissades, dans
l'espérance de les surprendre en désordre et
de les disperser facilement. Mais dans ce moment la fortune
vérifia le songe de Sylla. Ses soldats,
irrités des bravades de Marius, interrompent leurs
travaux, plantent leurs piques sur le bord du fossé,
et, mettant l'épée à la main, ils
fondent avec de grands cris sur les troupes ennemies, qui,
après une légère résistance,
tournèrent le dos ; on en fit un grand carnage, et
Marius s'enfuit à Préneste, dont il trouva
les portes fermées ; mais on lui jeta du haut des
murs une corde dont il se lia, et il fut ainsi
enlevé dans la ville. Quelques historiens, du nombre
desquels est Fenestella, prétendent que Marius ne se
trouva pas même à la bataille ;
qu'accablé de lassitude et de ses longues veilles,
après avoir donné le mot pour la bataille, il
se coucha par terre sous un arbre, et s'y endormit si
profondément qu'il ne fut réveillé
qu'avec peine par le bruit de la déroute. Sylla
écrit dans ses Commentaires qu'il ne perdit
à cette action que vingt-trois hommes, qu'il en tua
vingt mille, et fit huit mille prisonniers. Il fut aussi
heureux du côté de ses lieutenants,
Pompée, Crassus, Métellus et Servilius, qui
tous, sans presque aucune perte, taillèrent en
pièces des armées considérables.
Carbon, le principal chef de la faction contraire, quitta
la nuit son armée, et fit voile pour
l'Afrique.
XXXVII. Le dernier
ennemi que Sylla eut à combattre fut le Samnite
Télésinus, qui, comme un athlète tout
frais, tombant sur un adversaire fatigué de
plusieurs combats, pensa le renverser et triompher de lui
aux portes mêmes de Rome. Ce Télésinus,
s'étant joint avec un Lucanien nommé
Lamponius, avait rassemblé un corps de troupe assez
nombreux, et marchait en diligence vers Préneste,
pour délivrer Marius, qui y était
assiégé. Mais informé que Sylla et
Pompée venaient à grandes journées, le
premier pour l'attaquer par devant, et l'autre pour le
prendre par derrière, et se voyant prêt
à être enfermé entre deux
armées, alors, en grand capitaine à qui des
situations difficiles avaient donné une grande
expérience, il décampe la nuit avec toute son
armée, et marche droit à Rome, qui
était sans défense, et qu'il aurait pu
emporter d'emblée. Mais, à dix stades de la
porte Colline, il s'arrêta et passa la nuit devant
les murailles, se glorifiant de sa hardiesse, et concevant
de grandes espérances de ce qu'il avait donné
le change à tant et à de si grands
capitaines.
XXXVIII. Le lendemain,
à la pointe du jour, un grand nombre de jeunes gens
des premières maisons de Rome étant sortis
à cheval pour escarmoucher contre lui, il en tua
plusieurs, et entre autres Appius Claudius, jeune homme
aussi distingué par son courage que par sa
naissance. Ces événements avaient jeté
le trouble et l'effroi dans Rome ; les femmes couraient
dans les rues en jetant de grands cris, et se croyaient
déjà prises d'assaut. Enfin, on vit arriver
Balbus, à qui Sylla avait fait prendre les devants
avec sept cents cavaliers. Il ne s'était
arrêté que le temps nécessaire pour
faire souffler les chevaux, et, ayant rebridé
sur-le-champ, il accourait pour arrêter l'ennemi,
lorsque Sylla parut, qui, après avoir fait prendre
aux premiers arrivés un peu de nourriture, les mit
tout de suite en bataille. Torquatus et Dolabella le
conjurèrent de ne pas s'exposer à tout perdre
en menant à l'ennemi des troupes
excédées de fatigue ; ils lui
représentaient qu'il n'avait pas affaire à un
Carbon, à un Marius, mais aux Samnites et aux
Lucaniens, les deux peuples les plus belliqueux et les plus
ardents ennemis des Romains. Sylla, sans écouter
leurs représentations, ordonne aux trompettes de
donner le signal, quoique le jour baissât, et qu'on
fût déjà à la dixième
heure. Dans ce combat, un des plus rudes qu'on eût
encore donnés durant cette guerre, l'aile droite,
commandée par Crassus, remporta la victoire la plus
complète. Sylla, voyant la gauche fort
maltraitée et prête à plier, vole
à son secours, monté sur un cheval blanc
plein d'ardeur et d'une vitesse extrême. Deux des
ennemis le reconnurent, et tendirent leurs javelines pour
les lancer contre lui. Il ne s'en apercevait pas ; mais son
écuyer, qui les avait vus, donna au cheval un grand
coup de fouet, qui hâta si à propos sa course,
que les deux javelines rasèrent sa queue et
allèrent se ficher en terre. On dit que Sylla avait
une petite figure d'or d'Apollon, qui venait de Delphes, et
qu'il portait dans son sein à toutes ses batailles ;
qu'en cette occasion il la baisa affectueusement, en lui
adressant ces paroles : «Apollon Pythien,
après avoir comblé d'honneur et de gloire
l'heureux Cornelius Sylla dans tant de combats, dont vous
l'avez fait sortir victorieux, voudriez-vous le renverser
aux portes mêmes de sa patrie, et l'y faire
périr avec ses concitoyens ?» Il avait
à peine adressé au dieu cette prière,
que, se jetant au milieu de ses soldats, il emploie tour
à tour les prières et les menaces, et en
saisit même quelques-uns pour les ramener au combat ;
mais il ne put empêcher la défaite
entière de cette aile gauche, et il fut
lui-même entraîné dans son camp par les
fuyards, après avoir perdu plusieurs de ses
officiers et de ses amis. Un grand nombre de Romains,
sortis de la ville pour voir le combat, furent
écrasés sous les pieds des hommes et des
chevaux. Déjà l'on croyait Rome perdue, et
peu s'en fallut que ceux qui tenaient Marius enfermé
dans Préneste ne levassent le siège ; des
soldats emportés jusque là dans leur fuite
pressaient Lucrétius Ofella, qui commandait ce
siège, de se retirer promptement, parce que Sylla,
disaient-ils, venait d'être tué, et que Rome
était au pouvoir de l'ennemi. XXXIX. Mais, au milieu de la nuit, il arriva
au camp de Sylla des courriers envoyés par Crassus,
qui venaient demander à souper pour lui et pour ses
soldats. Il lui faisait dire en même temps
qu'après avoir vaincu les ennemis, il les avait
poursuivis jusqu'à Antemna, et qu'il était
campé devant cette ville. Sylla, ayant appris en
même temps que le plus grand nombre des ennemis avait
péri, partit le lendemain pour Antemna à la
pointe du jour. En chemin, il reçut des
hérauts de la part de trois mille des ennemis, qui
se rendaient à lui et demandaient grâce. Sylla
la leur promit, à condition qu'avant de venir le
joindre, ils feraient aux ennemis quelque mal
considérable. Ces trois mille hommes, comptant sur
sa parole, se jetèrent sur leurs camarades, dont
plusieurs se tuèrent les uns les autres. Mais Sylla,
ayant rassemblé tous ceux qui étaient
restés de ces trois mille hommes et des autres,
jusqu'au nombre de six mille, les fit enfermer dans
l'hippodrome, et assembla le sénat dans le temple de
Bellone. Il commençait à parler aux
sénateurs, lorsque des soldats qui avaient
reçu ses ordres, tombant sur ces six mille
prisonniers, les massacrèrent. Les cris de tant de
malheureux, qu'on égorgeait à la fois dans un
si petit espace, devaient s'entendre au loin. Les
sénateurs en furent effrayés ; et Sylla,
continuant à leur parler avec le même
sang-froid et le même air de visage, leur dit de
n'être attentifs qu'à son discours, et de ne
pas s'occuper de ce qui se passait au dehors ; que
c'étaient quelques mauvais sujets qu'il faisait
châtier. Ces paroles firent comprendre aux plus
stupides des Romains qu'ils n'étaient pas affranchis
de la tyrannie, et qu'ils n'avaient fait que changer de
tyran. Marius lui-même, qui, dès le
commencement, s'était montré dur et cruel,
n'avait fait que roidir son naturel ; le pouvoir n'en avait
pas changé le fond. Au contraire, Sylla, qui
d'abord, usant de sa fortune en citoyen
modéré, avait fait croire qu'on aurait en lui
un chef favorable à la noblesse et protecteur du
peuple, qui même dès sa jeunesse avait
aimé la plaisanterie, et s'était
montré sensible à la pitié
jusqu'à verser facilement des larmes, donna lieu par
ses cruautés de reprocher aux grandes fortunes
qu'elles changent les moeurs des hommes, qu'elles les
rendent fiers, insolents et cruels. Mais est-ce un
changement réel que la fortune produise dans le
caractère, ou plutôt n'est-ce que le
développement qu'une grande autorité donne
à la méchanceté cachée au fond
du coeur ? C'est une question à traiter dans une
autre sorte d'ouvrage.
XL. Dès que
Sylla eut commencé à faire couler le sang, il
ne mit plus de bornes à sa cruauté, et
remplit la ville de meurtres dont on n'envisageait plus le
terme. Une foule de citoyens furent les victimes de haines
particulières ; Sylla, qui n'avait pas
personnellement à s'en plaindre, les sacrifiait au
ressentiment de ses amis, qu'il voulait obliger. Un jeune
Romain, nommé Caïus Métellus, osa lui
demander en plein sénat quel serait enfin le terme
de tant de maux, et jusqu'où il se proposait de les
pousser, afin qu'on sût au moins quand on n'aurait
plus à en craindre de nouveaux. «Nous ne vous
demandons pas, ajouta-t-il, de sauver ceux que vous avez
destinés à la mort, mais de tirer de
l'incertitude ceux que vous avez résolu de
sauver». Sylla lui ayant répondu qu'il ne
savait pas encore ceux qu'il laisserait vivre : «Eh
bien ! reprit Métellus, déclarez-nous donc
quels sont ceux que vous voulez sacrifier. - C'est aussi ce
que je ferai», repartit Sylla. Quelques historiens
disent que la dernière réplique ne fut pas de
Métellus, mais d'un certain Aufidius, un des
flatteurs de Sylla. Il commença donc par proscrire
quatre-vingts citoyens, sans en avoir parlé à
aucun des magistrats. Comme il vit que l'indignation
était générale, il laissa passer un
jour, et publia une seconde proscription de deux cent vingt
personnes, et une troisième de pareil nombre. Ayant
ensuite harangué le peuple, il dit qu'il avait
proscrit tous ceux dont il s'était souvenu ; et que
ceux qu'il avait oubliés, il les proscrirait
à mesure qu'ils se présenteraient à sa
mémoire. Il comprit dans ces listes fatales ceux qui
avaient reçu et sauvé un proscrit, punissant
de mort cet acte d'humanité, sans en excepter un
frère, un fils ou un père. Il alla même
jusqu'à payer un homicide deux talents, fût-ce
un esclave qui eût tué son maître, ou un
fils qui eût été l'assassin de son
père. Mais ce qui parut le comble de l'injustice,
c'est qu'il nota d'infamie les fils et les petits-fils des
proscrits, et qu'il confisqua leurs biens. Les
proscriptions ne furent pas bornées à Rome ;
elles s'étendirent dans toutes les villes d'Italie.
Il n'y eut ni temple des dieux, ni autel domestique et
hospitalier, ni maison paternelle, qui ne fût
souillée de meurtres. Les maris étaient
égorgés dans le sein de leurs femmes, les
enfants entre les bras de leurs mères ; et le nombre
des victimes sacrifiées à la colère ou
à la haine n'égalait pas à beaucoup
près le nombre de ceux que leurs richesses faisaient
égorger. Aussi les assassins pouvaient-ils dire :
«Celui-ci, c'est sa belle maison qui l'a fait
périr ; celui-là, ses magnifiques jardins ;
cet autre, ses bains superbes». Un Romain
nommé Quintus Aurélius, qui ne se
mêlait de rien, et qui ne craignait pas d'avoir
d'autre part aux malheurs publics que la compassion qu'il
portait à ceux qui en étaient les victimes,
étant allé sur la place, se mit à lire
les noms des proscrits, et y trouva le sien.
«Malheureux que je suis, s'écria-t-il, c'est
ma maison d'Albe qui me poursuit». Il eut à
peine fait quelques pas, qu'un homme qui le suivait le
massacra.
XLI. Cependant Marius,
ayant été pris, se donna lui-même la
mort ; et Sylla, étant allé à
Préneste, fit d'abord juger et exécuter
chacun des habitants en particulier. Mais, trouvant ensuite
que ces formalités lui prenaient trop de temps, il
les fit tous rassembler dans un même lieu, au nombre
de douze mille, et ils furent égorgés en sa
présence. Il ne voulut faire grâce de la vie
qu'à son hôte ; mais cet homme lui dit, avec
une grandeur d'âme admirable, qu'il ne devrait jamais
son salut au bourreau de sa patrie ; et, s'étant
jeté au milieu de ses compatriotes, il se fit tuer
avec eux. Lucius Catilina donna dans ces proscriptions un
exemple inouï de cruauté. Avant que la guerre
fût terminée, il avait tué son
frère de sa propre main ; et quand Sylla eut
commencé ses proscriptions, il le pria de mettre son
frère au nombre des proscrits, comme s'il eût
été vivant, ce que Sylla lui accorda
volontiers. Catilina, pour reconnaître ce service,
alla tuer un homme de la faction contraire, nommé
Marcus Marius, et porta sa tête à Sylla, qui
était dans la place publique sur son tribunal ;
après quoi il alla froidement laver ses mains
dégouttantes de sang dans le vase d'eau lustrale qui
était près de là, placé
à la porte du temple d'Apollon.
XLII. Après tant
de meurtres, rien ne révolta davantage que de voir
Sylla se nommer lui-même dictateur, et
rétablir pour lui une dignité qui
était suspendue à Rome depuis cent vingt ans.
Il se fit donner une abolition générale du
passé, et, pour l'avenir, le droit de vie et de
mort, le pouvoir de confisquer les biens, de partager les
terres, de bâtir des villes, d'en détruire
d'autres, d'ôter et de donner les royaumes à
son gré. Il vendait à l'encan les biens qu'il
avait confisqués ; du haut de son tribunal, il
présidait lui-même à ces ventes, mais
avec tant d'insolence et de despotisme, que les
adjudications qu'il en faisait étaient encore plus
odieuses que la confiscation même. Des courtisanes,
des musiciens, des farceurs, des affranchis, qui
étaient les plus scélérats des hommes
recevaient des pays entiers, ou tous les revenus d'une
ville. Il alla jusqu'à enlever des femmes à
leurs maris, pour les faire épouser à
d'autres malgré elles. Comme il ambitionnait
l'alliance du grand Pompée, il l'obligea de
répudier sa femme, pour lui faire épouser
Emilia, fille de Scaurus et de Métella, femme de
Sylla, qu'il arracha à Manius Glabrio, quoiqu'elle
fût enceinte ; mais elle mourut en couches dans la
maison de Pompée. Lucrétius Ofella, celui qui
avait pris Marius dans Préneste, s'était mis
sur les rangs pour le consulat. Sylla lui fit dire d'abord
de se désister de sa poursuite. Lucrétius,
qui se voyait soutenu par le peuple, se rendit sur la
place, et continua sa brigue. Sylla envoya un des
centurions qui étaient toujours autour de lui, et le
fit tuer, pendant qu'assis sur son tribunal, dans le temple
de Castor et de Pollux, il regardait d'en haut le meurtre.
Le peuple, en tumulte, se saisit du centurion, et le mena
devant le tribunal. Sylla fit faire silence, déclara
que c'était par son ordre que ce meurtre avait
été commis, et qu'on eût à
laisser le centurion tranquille.
XLIII. Son triomphe,
qui eut lieu vers ce temps-là, fut un des plus
imposants par la magnificence et par la nouveauté
des dépouilles des rois d'Asie ; mais ce qui en fit
le plus bel ornement et le spectacle le plus touchant, ce
fut le grand nombre de bannis qui l'accompagnaient. Les
premiers et les plus illustres personnages de Rome
suivaient son char, couronnés de fleurs, et
appelaient Sylla leur sauveur et leur père, à
qui ils devaient leur retour dans leur patrie, et la
satisfaction de revoir leurs enfants et leurs femmes. Quand
la pompe du triomphe fut terminée, il fit, dans
l'assemblée du peuple, l'apologie de sa conduite, et
rappela avec plus de soin les faveurs de la fortune que ses
belles actions ; il finit par ordonner qu'on lui
donnât à l'avenir le surnom d'Heureux,
Felix dans la langue latine. Depuis ce
temps-là, quand il écrivait aux Grecs, ou
qu'il traitait avec eux d'affaires, il prenait le surnom
d'Epaphrodite. Les trophées qu'on voit encore
aujourd'hui dans la Béotie portent cette inscription
: LUCIUS CORNELIUS SYLLA EPAPHRODITUS. Métella, sa
femme, étant accouchée d'un fils et d'une
fille, il nomma le fils Faustus et la fille Fausta, noms
qui, chez les Romains, désignent ce qui est heureux
et de bon augure. Mais rien ne prouve davantage qu'il avait
bien plus de confiance en son bonheur qu'en ses exploits
que de le voir, après avoir égorgé
tant de milliers de citoyens, après avoir fait tant
et de si grands changements dans la république, se
démettre volontairement de la dictature, et rendre
au peuple les élections consulaires. Il ne fut pas
présent aux comices ; mais il se tint tranquillement
sur la place, confondu dans la foule, et se livrant
à quiconque aurait voulu l'arrêter pour lui
faire rendre compte de sa conduite. Dans cette
élection, il vit nommer consul, contre son avis, un
homme audacieux, et son ennemi déclaré, qui
le fut bien moins pour son mérite personnel que par
la faveur de Pompée, que le peuple voulait obliger.
Sylla, rencontrant Pompée qui s'en retournait tout
glorieux de sa victoire, l'appela. «Jeune homme, lui
dit-il, c'est de votre part un grand trait de politique que
d'avoir fait nommer consul, avant Catulus, le plus sage de
nos citoyens, un homme aussi emporté que
Lépidus ; mais prenez garde de vous endormir, car
vous avez donné des forces contre vous-même
à l'adversaire le plus dangereux». Cette
parole de Sylla eut l'air d'une prophétie : car
Lépidus ne tarda pas à signaler son audace,
et à prendre les armes contre Pompée.
XLIV. Sylla consacra
à Hercule la dîme de ses biens, et, à
cette occasion, il donna au peuple des festins magnifiques.
Il y eut une telle abondance, ou plutôt une telle
profusion de mets, que chaque jour on jetait dans le Tibre
une quantité prodigieuse de viandes, et qu'on y
servit du vin de quarante ans, et du plus vieux encore. Au
milieu de ces réjouissances, qui durèrent
plusieurs jours, Métella mourut. Pendant sa maladie,
les prêtres défendirent à Sylla de la
voir, et de souiller sa maison par des funérailles.
Il lui envoya donc un acte de divorce, et la fit
transporter encore vivante dans une autre maison.
Observateur superstitieux de cette loi, il viola celle
qu'il avait faite lui-même pour borner la
dépense des funérailles, et n'épargna
rien à celles de Métella. Il n'observa pas
davantage les règlements pour la simplicité
des repas, dont il était aussi l'auteur ; et, pour
pour se consoler de son deuil, il passait les
journées dans les débauches et dans les
plaisirs. Peu de mois après, il se donna un combat
de gladiateurs ; et comme alors les places n'étaient
pas encore marquées dans les spectacles, que les
hommes et les femmes y étaient confondus ensemble,
Sylla se trouva, par hasard, à côté
d'une femme très belle et d'une grande naissance :
elle était fille de Messala, soeur de l'orateur
Hortensius, se nommait Valéria, et venait de faire
divorce avec son mari. Cette femme, s'étant
approchée de Sylla par-derrière, appuya sa
main sur lui, arracha un poil de sa robe, et alla reprendre
sa place. Sylla l'ayant fixée avec étonnement
: «Seigneur, lui dit-elle, ne soyez pas surpris : je
veux avoir aussi quelque part à votre
bonheur». Cette parole fit plaisir à Sylla ;
il parut même qu'elle l'avait extrêmement
flatté : car tout de suite il fit demander son nom,
sa famille et son état. Dès ce moment, ce ne
fut que des oeillades réciproques, que des regards
continuels, que des sourires d'intelligence, qui se
terminèrent par un contrat de mariage. En cela,
peut-être, Valéria ne mérite point de
reproches ; mais Sylla n'est pas excusable. Eût-elle
été la plus honnête et la plus
vertueuse des femmes, son mariage n'aurait pas eu pour cela
une cause plus honnête : il s'était
laissé prendre, comme un jeune homme sans
expérience, à ces regards, à ces
cajoleries, qui ordinairement allument les passions les
plus honteuses.
XLV. La
société d'une si belle femme ne
l'empêcha point de continuer à vivre avec des
comédiennes, des ménétrières,
des musiciens, et de boire avec eux dès le matin,
couché sur de simples matelas. Les personnes qui
avaient alors le plus de crédit auprès de
lui, c'étaient le comédien Roscius,
l'archimime Sorix, et Métrobius, qui jouait les
rôles de femme. Quoique celui-ci fût
déjà vieux, Sylla l'aimait toujours, et
n'avait pas honte de l'avouer. Cette vie de débauche
nourrit en lui une maladie qui n'avait eu que de
légers commencements. Il fut longtemps à
s'apercevoir qu'il s'était formé dans ses
entrailles un abcès qui, ayant insensiblement pourri
ses chairs, y engendra une si prodigieuse quantité
de poux, que plusieurs personnes occupées, nuit et
jour, à les lui ôter, ne pouvaient en
épuiser la source, et que ce qu'on en ôtait
n'était rien en comparaison de ce qui s'en
reproduisait sans cesse : ses vêtements, ses bains,
les linges dont on l'essuyait, sa table même,
étaient comme inondés de ce flux intarissable
de vermine, tant elle sortait avec abondance ! Il avait
beau se jeter plusieurs fois le jour dans le bain, se
laver, se nettoyer le corps, toutes ces précautions
ne servaient de rien ; ses chairs se changeaient si
promptement en pourriture, que tous les moyens dont on
usait pour y remédier étaient inutiles, et
que la quantité inconcevable de ces insectes
résistait à tous les bains. On dit que, parmi
les anciens, Acastus, fils de Pélias, et, dans des
temps plus modernes, le poète Alcman,
Phérécyde le théologien,
Callisthène d'Olynthe pendant qu'il était en
prison, et Mutius le jurisconsulte, moururent de la
même maladie ; et s'il faut en citer d'autres qui,
sans avoir rien fait de remarquable, ne laissent pas
d'être connus, j'ajouterai Eunus, cet esclave fugitif
qui suscita le premier la guerre des esclaves en Sicile, et
qui, conduit prisonnier à Rome, y mourut de la
maladie pédiculaire.
XLVI. Sylla
prévit sa mort, et l'annonça même en
quelque sorte dans ses Commentaires : car, deux
jours avant de mourir, il mit la dernière main au
vingt-deuxième livre, où il rapporte que les
Chaldéens lui avaient prédit qu'après
avoir mené une vie glorieuse, il mourrait au plus
haut point de sa prospérité. Il ajoute que
son fils, mort peu de jours avant Métella, lui
apparut en songe, vêtu d'une méchante robe, et
que, s'approchant de lui, il l'avait pressé de
terminer toutes ses affaires, et de venir avec lui
auprès de sa mère Métella, pour vivre
avec elle en repos et libre de tout soin. Ce songe ne
l'empêcha pas de s'occuper des affaires publiques :
dix jours avant sa mort, il apaisa une sédition qui
s'était élevée entre les habitants de
Dicéarchie, et leur donna des lois qui leur
prescrivaient la manière dont ils devaient se
gouverner. La veille même de sa mort, ayant su que le
questeur Granius, qui devait au trésor public une
somme considérable, différait de la payer, et
attendait sa mort pour en frustrer la république, il
le fit venir dans sa chambre, et ordonna à ses
domestiques de le prendre et de l'étrangler. Dans
les efforts que fit Sylla en criant et s'agitant avec
violence, son abcès creva, et il rendit une grande
quantité de sang. Cette perte ayant
épuisé ses forces, il passa une très
mauvaise nuit, et mourut le matin, laissant de
Métella deux enfants en bas âge. Après
sa mort, Valéria accoucha d'une fille qui fut
nommée Posthuma ; car les Romains appellent
posthumes les enfants qui naissent après la mort de
leur père.
XLVII. Il avait
à peine expiré, que plusieurs citoyens se
liguèrent avec le consul Lépidus pour
empêcher qu'on ne lui fît les obsèques
qui convenaient à un homme de son rang. Mais
Pompée, quoiqu'il eût à se plaindre de
Sylla, car il était le seul de ses amis qu'il
n'eût pas nommé dans son testament, fit tant
par ses prières et son crédit auprès
des uns, par ses menaces auprès des autres, qu'il
les obligea de renoncer à leur projet. Ayant fait
porter le corps à Rome, il assura à son
convoi une entière liberté, et fit rendre
à Sylla tous les honneurs convenables. Les femmes,
dit-on, apportèrent une si grande quantité
d'aromates, qu'outre ceux qui étaient contenus dans
deux cent dix corbeilles, on fit, avec du cinnamome et de
l'encens le plus précieux, une statue de Sylla de
grandeur naturelle, et celle d'un licteur qui portait les
faisceaux devant lui. Le jour des funérailles, le
temps fut, dès le matin, fort nébuleux, et
faisait craindre une grosse pluie ; on attendit
jusqu'à la neuvième heure pour enlever le
corps : il ne fut pas plus tôt sur le bûcher,
qu'il s'éleva un grand vent qui excita rapidement la
flamme, et tout le corps fut consumé avant qu'il
tombât une goutte d'eau. Mais, dès que le
bûcher commença à s'affaisser, et le
feu à s'amortir, il tomba une pluie abondante qui
dura jusqu'à la nuit. Ainsi la fortune parut avoir
voulu lui être fidèle jusqu'à la fin de
ses obsèques. Son tombeau est dans le Champ-de-Mars
; et l'on assure qu'il avait fait lui-même
l'épitaphe qu'on y voit, et dont le sens est que
personne n'avait jamais fait plus de bien que lui à
ses amis, ni plus de mal à ses ennemis.