I. Exploits et mort de Germanicus, père de Caligula. - II. Il périt victime de la haine de Tibère et de Pison. - III. Son portrait. Ses vertus, ses talents. Sa modération. - IV. Sa popularité. - V. Douleur universelle causée par sa mort. - VI. Marques de deuil à Rome. - VII. Mariage et enfants de Germanicus. - VIII. Opinions diverses sur le lieu où naquit Caligula. - IX. Il inspire une grande affection aux soldats. - X. Sa jeunesse. Sa dissimulation. - XI. Ses inclinations basses et cruelles. - XII. Il est soupçonné d'avoir fait périr Tibère. - XIII. Tous les voeux l'appellent à l'empire. - XIV. Il est proclamé empereur. - XV. Honneurs qu'il affecte de rendre à sa famille. - XVI. Il augmente par tous les moyens sa popularité. - XVII. Ses consulats. Ses largesses au peuple. - XVIII. Ses spectacles. - XIX. Il jette un pont sur le golfe de Baies. - XX. Ses spectacles dans les provinces, où il fonde aussi des concours. - XXI. Ses constructions. Ses projets. - XXII. Son orgueil. Il se fait dieu. - XXIII. Ses attentats contre sa famille. - XXIV. Son commerce criminel avec ses soeurs. - XXV. Ses adultères. - XXVI. Ses meurtres. Son mépris pour tous les ordres de l'Etat- XXVII. Ses cruautés. - XXVIII. Ses cruautés. - XXIX. Ses cruautés. - XXX. Ses cruautés. - XXXI. Ses cruautés. - XXXII. Ses cruautés. - XXXIII. Ses cruautés. - XXXIV. Ses cruautés. - XXXV. Ses cruautés. - XXXVI. Ses débauches. - XXXVII. Ses profusions. - XXXVIII. Ses exactions. - XXXIX. Ses vols dans les ventes publiques. - XL. Il lève de nouveaux impôts. - XLI. Il établit un mauvais lieu dans le palais. Ses profits au jeu. - XLII. Sa passion pour l'argent. - XLIII. Son expédition en Germanie. - XLIV. Ses exploits. - XLV. Ses supercheries pour faire croire à sa bravoure et à des victoires. - XLVI. Ses immenses préparatifs de guerre, pour ramasser des coquillages. - XLVII. Son triomphe. - XLVIII. Ses desseins contre les légions révoltées après la mort d'Auguste. - XLIX. Ses menaces contre le sénat. Il se contente de l'ovation. Crimes qu'il méditait. - L. Son portrait. Ses infirmités. Ses insomnies. - LI. Ses fanfaronnades et ses lâchetés. - LII. Sa manière de s'habiller. - LIII. Son genre d'éloquence. - LIV. Sa passion pour le chant, la danse, les courses de chars et les combats de gladiateurs. - LV. Ses préférences et ses antipathies dans les jeux du cirque. Ses folies pour le cheval Incitatus. - LVI. Conspirations formées contre lui. - LVII. Présages de sa mort. - LVIII. Il est tué par Chéréa et d'autres conjurés. - LIX. Ses funérailles. Son exhumation. Mort de Césonie et de sa fille. - LX. Incrédulité générale à la nouvelle de sa mort. Le sénat songe à rétablir la liberté.
I. Germanicus, père
de C. César et fils de Drusus et de la plus jeune
Antonia, fut adopté par Tibère, son oncle
paternel. Il exerça la questure cinq ans avant
l'âge exigé par les lois, et le consulat
immédiatement après. Envoyé en Germanie
pour y prendre le commandement de l'armée, il contint,
avec autant d'énergie que de fidélité,
toutes les légions, qui, à la première
nouvelle de la mort d'Auguste, refusaient obstinément
de reconnaître Tibère pour empereur, et lui
déféraient à lui-même le
gouvernement de l'Etat. Il vainquit ensuite l'ennemi, et
revint triompher à Rome. On le créa consul pour
la seconde fois ; mais, avant que d'entrer en charge, il fut,
pour ainsi dire, chassé de Rome par Tibère, qui
l'envoya pacifier l'Orient. Après avoir vaincu le roi
d'Arménie, et réduit, la Cappadoce en province
romaine, il mourut à Antioche, à l'âge de
trente-quatre ans, d'une maladie de langueur, qui donna lieu
à des soupçons d'empoisonnement. En effet,
outre les taches livides qu'il avait sur tout le corps, et
l'écume qui lui sortait de la bouche, on remarqua,
lorsqu'il fut brûlé, que son coeur était
resté intact ; or, l'on croit communément que
le coeur imprégné de poison résiste
à l'action du feu.
II. On attribua sa mort
à la haine secrète de Tibère, et
à l'active complicité de Cn. Pison. Ce Pison,
investi, vers le même temps, du gouvernement de la
Syrie, se croyait, disait-il, obligé, par une
impérieuse nécessité, d'être
l'ennemi du père ou du fils. Il ne cessa de faire
endurer à Germanicus, même pendant sa maladie,
les plus sanglants outrages, par ses discours et par sa
conduite. Aussi, à son retour à Rome,
pensa-t-il être mis en pièces par le peuple ; et
il fut condamné à mort par le
sénat.
III. Germanicus
possédait, on le sait, tous les avantages du corps et
toutes les qualités de l'âme, à un
degré où personne ne les eut jamais : une
valeur et une beauté singulières ; une grande
supériorité d'éloquence et de savoir
dans les deux langues ; une admirable bonté
d'âme, et, avec une rare envie de plaire et
d'être aimé, de merveilleux talents pour y
réussir. Le seul défaut qui
déparât sa beauté était d'avoir
les jambes un peu grêles ; mais il le corrigea par
l'habitude de monter à cheval après ses repas.
Il attaqua corps à corps et tua de sa main nombre
d'ennemis. Il plaida des causes, même après son
triomphe. Entre autres monuments de ses études, il
nous a laissé des comédies grecques. Il
était également affable dans la vie publique et
dans la vie privée. Il entrait sans licteurs dans les
villes libres et alliées de Rome. Voyait-il quelque
part le tombeau d'un grand homme, il y offrait des sacrifices
à ses mânes. Voulant réunir dans un
même sépulcre les ossements, depuis longtemps
dispersés, des soldats égorgés dans la
défaite de Varus, il les recueillit de sa main et les
y porta lui-même. Il n'opposait à ses
détracteurs, quelles que fussent la cause et la
violence de leur inimitié, que la douceur et la
modération. Pison avait cassé ses
décrets, et maltraité ses clients ; il ne lui
témoigna enfin de ressentiment que quand il le vit
employer aussi contre lui les maléfices et d'odieuses
pratiques de religion. Et alors même il se contenta de
renoncer publiquement à son amitié, selon
l'ancienne coutume, et de confier aux siens sa vengeance,
s'il lui arrivait malheur.
IV. Il recueillit le plus beau
fruit de tant de vertus, et inspira une telle estime, un tel
amour à ses proches, qu'Auguste (sans parler des
autres) balança longtemps s'il ne le choisirait pas
pour son successeur, et le fit adopter par Tibère. Il
jouissait aussi à un tel point de la faveur populaire,
que, selon le témoignage de la plupart des auteurs, la
foule immense qui, à son arrivée ou à
son départ, se précipitait à sa
rencontre ou à sa suite, lui fit courir plus d'une
fois risque de la vie. Quand il revint de Germanie,
après y avoir apaisé les séditions,
toutes les cohortes prétoriennes allèrent
au-devant de lui, quoique cet ordre n'eût
été donné qu'à deux d'entre elles
; et les habitants, de tout sexe, de tout âge, de toute
condition, se répandirent sur sa route jusqu'à
vingt milles de Rome.
V. Mais des témoignages
d'affection plus grands encore et plus énergiques
éclatèrent à sa mort et longtemps
après. Le jour où il cessa de vivre, on
lança des pierres contre les temples, on renversa les
statues des dieux ; quelques citoyens jetèrent dans la
rue leurs dieux Lares, ou exposèrent leurs enfants
nouvellement nés. On dit même que les barbares,
alors en guerre contre nous ou entre eux, consentirent, comme
dans un deuil universel, à une suspension d'armes ;
que quelques princes, en signe d'une profonde douleur, se
coupèrent la barbe, et firent raser la tête de
leurs femmes ; enfin que le roi des rois s'abstint de la
chasse et n'admit point les grands à sa table ; ce
qui, chez les Parthes, équivaut à la
clôture des tribunaux parmi nous.
VI. A Rome, la population,
consternée, éperdue, à la
première nouvelle de sa maladie, attendait avec
anxiété d'autres courriers. Tout à coup,
vers le soir, le bruit se répandit, on ne sait
comment, que Germanicus était rétabli. Alors on
court de toutes parts au Capitole avec des flambeaux et des
victimes : on brise, ou peu s'en faut, les portes du temple,
dans l'impatience d'offrir aux dieux des actions de
grâces. Tibère endormi est
réveillé par les cris de joie du dehors, et par
des voix qui chantaient : «Rome est sauvée, la
patrie est sauvée, Germanicus est sauvé
!» Mais lorsque sa mort fut devenue certaine, aucune
consolation, aucun édit ne put mettre de bornes
à la douleur publique : elle dura même pendant
les fêtes du mois de décembre. Les abominations
des temps qui suivirent ajoutèrent encore à sa
gloire et au regret de sa perte, tout le monde étant
persuadé, avec raison, que le respect et la crainte
où il tenait Tibère servaient de frein à
sa cruauté, qui, en effet, ne tarda pas à
éclater.
VII. Germanicus avait
épousé Agrippine, fille de M. Agrippa et de
Julie, et il en eut neuf enfants, dont deux moururent en bas
âge et un troisième au sortir de l'enfance. Ce
dernier était déjà plein
d'agréments : Livie consacra sa statue,
habillée en Cupidon, dans le temple de Vénus,
au Capitole : Auguste avait son portrait dans sa chambre, et
le baisait chaque fois qu'il y entrait. Les autres
survécurent à leur père, savoir : trois
filles, Agrippine, Drusilla et Livilla, nées dans
l'espace de trois années consécutives ; et
trois garçons, Néron, Drusus et C.
César. Néron et Drusus furent
déclarés ennemis publics par le sénat,
sur l'accusation de Tibère.
VIII. C. César naquit
la veille des calendes de septembre, sous le consulat de son
père et de C. Fontéius Capito. Il existe une
grande diversité d'opinions quant au lieu où il
est né. Cn. Lentulus Gétulicus prétend
que c'est à Tibur ; Pline, chez les Trévires,
dans un village du canton Ambiatin, au-dessus de Coblentz ;
et il ajoute, pour preuve, que l'on y montre encore des
autels avec cette inscription : AUX COUCHES D'AGRIPPINE. Des
vers publiés au commencement de son règne le
font naître au milieu des légions, pendant les
quartiers d'hiver :
Né dans les camps, nourri des leçons
d'un grand homme,
Il était destiné pour l'empire de
Rome.
De mon côté, je trouve, dans les archives,
qu'il vit le jour à Antium. Pline reproche à
Gétulicus d'avoir commis par adulation un mensonge qui
devait flatter la vanité d'un jeune et glorieux
empereur, en lui donnant pour berceau une ville
consacrée à Hercule. Il prétend que ce
qui l'enhardit à ce mensonge impudent, c'est
qu'environ un an avant la naissance de Caligula, Tibur avait
vu naître un fils de Germanicus, nominé aussi C.
César : celui dont nous avons rappelé l'aimable
enfance et la mort prématurée. Mais Pline est,
à son tour, réfuté par les dates ; car
ceux qui ont écrit l'histoire d'Auguste s'accordent
à dire que Germanicus ne fut envoyé en Gaule
qu'après son consulat, Caïus étant
déjà né. L'inscription dont parle Pline
ne prouve rien non plus en faveur de son opinion, puisque
Agrippine mit au monde deux filles dans le pays où
l'on voit ces autels, et que le mot puerperium
s'applique à tout accouchement, sans distinction du
sexe de l'enfant, nos pères ayant souvent
appelé les filles pueras, comme les
garçons puellos. On possède aussi une
lettre d'Auguste, écrite peu de mois avant sa mort,
à sa petite-fille Agrippine, concernant notre
Caïus ; car il n'existait plus alors d'autre enfant de
ce nom : «Je suis convenu hier, avec Talarius et
Asellius, qu'ils partiront, s'il plaît aux dieux, le
quinze des calendes de juin, pour vous conduire le petit
Caïus. J'envoie aussi avec lui un médecin de ma
maison, et j'écris à Germanicus de le garder,
s'il veut. Portez-vous bien, ma chère Agrippine, et
tâchez d'arriver en bonne santé auprès de
votre mari». Cette lettre indique suffisamment, ce me
semble, que Caïus n'a pu naître à
l'armée, puisqu'il avait près de deux ans
lorsqu'il y fut envoyé de Rome. C'est aussi une raison
de n'ajouter aucune foi aux vers que j'ai cités,
d'autant plus que l'auteur en est inconnu. Il faut donc s'en
tenir à l'autorité des actes publics, qui
demeure seule au milieu de ces incertitudes. On sait
d'ailleurs que Caïus préféra Antium
à toutes ses autres retraites, et qu'il l'aima
toujours comme on aime le lieu de sa naissance. On dit
même que, dégoûté de Rome, il eut
dessein d'y transporter le siège de l'empire.
IX. Le surnom de
Caligula était un sobriquet militaire, et lui
venait d'une chaussure de soldat qu'il avait portée
dans son enfance, au milieu des camps. Les soldats, pour
l'avoir vu ainsi grandir et élever parmi eux, lui
portaient un attachement incroyable. On en eut surtout une
preuve après la mort d'Auguste, lorsque sa seule
présence apaisa la fureur des troupes
séditieuses. Elles ne s'adoucirent, en effet, que
quand elles s'aperçurent qu'on voulait
l'éloigner du dangereux théâtre de la
sédition, et l'emmener sur le territoire d'un autre
peuple. Cédant au repentir, elles se
précipitèrent au-devant de sa voiture, qu'elles
arrêtèrent, en demandant avec instance qu'on
leur épargnât cette flétrissure.
X. Il accompagna aussi son
père dans l'expédition de Syrie. A son retour,
il demeura d'abord dans la maison de sa mère ; et
quand elle fut exilée, dans celle de Livia Augusta, sa
bisaïeule, dont il prononça l'éloge
funèbre à la tribune aux harangues, ayant
encore la robe prétexte. Il passa ensuite
auprès de son aïeule Antonia. A vingt et un ans,
il fut appelé à Caprée par
Tibère, qui, dans un seul et même jour, lui fit
prendre la toge et couper la barbe, sans lui accorder aucune
des distinctions dont il avait marqué le début
de ses frères dans la vie publique. En butte à
toutes sortes de pièges, et aux perfides instigations
de ceux qui cherchaient à lui arracher des plaintes,
il ne donna aucun prétexte à la
malignité : on eût dit qu'il ignorait le sort
malheureux de sa famille et celui de toutes les autres. Ses
propres affronts, il les dévorait avec une incroyable
force de dissimulation ; et il avait pour Tibère et
pour ceux qui l'entouraient des recherches de complaisance
qui ont fait dire de lui avec raison, «qu'il n'y eut
jamais de meilleur esclave ni de plus mauvais
maître».
XI. Toutefois, dès ce
temps-là même, il ne pouvait cacher ses
inclinations basses et cruelles. Un de ses plus grands
plaisirs était d'assister aux tortures et au dernier
supplice des condamnés. La nuit, il courait les
mauvais lieux et les adultères, enveloppé d'un
long manteau, et la tête cachée sous de faux
cheveux. Il était surtout passionné pour la
danse théâtrale et pour le chant. Tibère
ne contrariait pas ces goûts, qui pouvaient,
pensait-il, adoucir son naturel féroce. Le
pénétrant vieillard avait si bien approfondi ce
caractère, qu'il disait souvent : «Je laisse
vivre Caïus pour son malheur et pour celui de
tous» ; ou bien : «J'élève un
serpent pour le peuple romain, et un autre Phaéton
pour l'univers».
XII. Peu de temps
après, Caïus épousa Junia Claudilla, fille
de M. Silanus, d'une des plus nobles familles de Rome. Il fut
ensuite désigné augure à la place de son
frère Drusus ; et avant même que d'être
inauguré, il passa, par une éclatante faveur,
au pontificat. Tibère, qui ne voyait dans la maison
impériale, déserte et ravagée, d'autre
appui que Caïus, et dans Séjan qu'un ministre
suspect, qu'un ennemi, dont il ne tarda pas à se
défaire, éprouvait ainsi le caractère et
l'attachement de son petit-fils, qu'il approchait du
trône par degrés. Pour être plus
assuré d'y monter, Caïus, qui venait de perdre
Junia, morte en couches, rechercha les faveurs d'Ennia
Névia, femme de Macron, chef des cohortes
prétoriennes, lui promettant de l'épouser quand
il serait maître de l'empire ; il s'y engagea
même par serment et par écrit. Dès qu'il
eut, par elle, gagné Macron, il n'hésita plus,
à ce que prétendent quelques auteurs, à
empoisonner Tibère. Celui-cl respirait encore lorsque
Caïus lui ôta son anneau ; et comme le moribond
paraissait vouloir le garder jusqu'à la fin, il fit
jeter sur lui un matelas, ou même il l'étrangla
de ses mains. Un affranchi, à qui cette
atrocité arracha un cri, fut aussitôt mis en
croix. Ce récit paraît d'autant plus
vraisemblable, que, selon quelques historiens, Caligula
lui-même se vanta plus tard, sinon d'avoir commis ce
parricide, du moins d'en avoir eu la pensée. Souvent,
en effet, on l'entendit se glorifier, quand il exaltait son
attachement pour sa famille, «d'être
entré, un poignard à la main, dans la chambre
de Tibère endormi, pour venger la mort de sa
mère et de ses frères ; mais la pitié,
ajoutait-il, l'avait retenu ; il avait jeté son arme
et s'était retiré, sans que Tibère, qui
s'en était aperçu, osât l'accuser ou le
punir».
XIII. Il arriva ainsi
à l'empire, où l'appelaient les voeux du peuple
romain, je dirai même du monde entier ; cher aux
provinces et aux armées, qui l'avaient vu enfant ;
cher aux habitants de Rome, qui aimaient en lui le fils de
Germanicus et le dernier rejeton d'une famille
infortunée. Aussi, après être parti de
Misène, et quoiqu'ilsuivît en costume de deuil
le convoi de Tibère, il continua sa marche au milieu
d'autels ornés de fleurs, de victimes
déjà parées, de torches ardentes, et des
cris de joie d'une foule immense, qui était venue
à sa rencontre et lui prodiguait les plus tendres
noms, chacun l'appelant «son astre, son enfant, son
nourrisson, son élève».
XIV. A peine fut-il
entré dans Rome, que, du consentement unanime du
sénat et du peuple, qui s'était jeté
dans l'assemblée, il fut reconnu seul arbitre et seul
maître de l'Etat, au mépris du testament de
Tibère, qui lui avait donné pour
cohéritier son autre petit-fils, encore enfant. La
joie publique fut telle, qu'en moins de trois mois on
égorgea, dit-on, plus de cent soixante mille victimes.
Peu de jours après, Caïus étant
allé visiter les îles de la Campanie, on fit des
voeux publics pour son retour, tant l'on saisissait avec
empressement la moindre occasion de lui témoigner
l'intérêt, plein de sollicitude, que l'on
prenait à sa conservation. Il tomba malade vers le
même temps : tout le monde passa les nuits autour de
son palais ; et il se trouva des Romains qui, pour prix de
son rétablissement, firent voeu de combattre dans
l'arène et de s'immoler aux dieux, comme victimes
expiatoires. A cet immense amour des citoyens se joignit
l'éclatante faveur des étrangers mêmes.
Le roi des Parthes, Artaban, qui n'avait jamais
dissimulé sa haine et son mépris pour
Tibère, demanda l'amitié de Caïus. Il eut,
dans ce but, une entrevue avec un lieutenant consulaire, et,
traversant l'Euphrate, il rendit un culte volontaire aux
aigles romaines et aux images des Césars.
XV. Il excitait cet amour
des peuples par tous les moyens de popularité.
Après avoir prononcé à la tribune, non
sans verser bien des larmes, l'éloge funèbre de
Tibère, et lui avoir fait de magnifiques
funérailles, il partit aussitôt pour les
îles Pandatéria et Pontia, où il allait
recueillir les cendres de sa mère et de son
frère, et par un temps affreux, pour faire mieux
éclater ce pieux empressement. Il aborda ces cendres
avec de grandes marques de respect ; il les mit
lui-même dans des urnes, et les accompagna
jusqu'à Ostie, avec la même ostentation de
douleur, sur une galère à deux rangs de rames,
un grand étendard à la poupe. De là, il
les porta par le Tibre, jusqu'à Rome, où elles
furent reçues par les plus distingués de
l'ordre équestre, placées sur deux bassins, et
déposées, en plein jour, dans le
Mausolée. Il institua pour elles des
cérémonies funèbres et annuelles, et de
plus, pour sa mère, des jeux dans le Cirque, où
son image devait être promenée solennellement
sur un char, comme celles des dieux. En mémoire de son
père, il appela Germanicus le mois de
septembre. Il fit ensuite décerner à son
aïeule Antonia, par un même
sénatus-consulte, tous les honneurs accordés en
différents temps à Livie, femme d'Auguste. Il
se donna pour collègue, dans le consulat, Claude, son
oncle paternel, qui était resté simple
chevalier romain. Il adopta Tibère, son cousin, le
jour où celui-ci prit la toge virile, et il lui donna
le titre de prince de la jeunesse. Quant à ses soeurs,
il voulut que l'on ajoutât cette formule à tous
les serments : JE N'AIMERAI NI MOI NI MES ENFANTS PLUS QUE JE
N'AIME CAIUS ET SES SOEURS ; et celle-ci, dans les rapports
des consuls : POUR LE BONHEUR ET LA PROSPERITE DE C. CESAR ET
DE SES SOEURS. Toujours avide de popularité, il
réhabilita les condamnés et les bannis, et il
arrêta toutes les poursuites antérieures
à son avénement. Il fit porter dans le Forum
tous les mémoires relatifs au procès fait
à sa mère et à ses frères ; et
après avoir attesté publiquement les dieux
qu'il n'avait ni lu ni même touché une seule de
ces pièces, il les brûla toutes, pour qu'il ne
restât de sujets de crainte à aucun
délateur, à aucun témoin. Il refusa, un
jour, de recevoir un écrit qu'on lui présentait
comme intéressant sa vie : il répondit
«qu'il n'avait rien fait qui pût lui attirer la
haine de qui que ce fût», et il protesta qu'il
n'avait point d'oreilles pour les délateurs.
XVI. Il bannit de Rome les
inventeurs de débauches monstrueuses, et l'on eut
même beaucoup de peine à empêcher qu'il ne
les fît noyer dans la mer. Il fit rechercher les
ouvrages de Titus Lebiénus, de Cordus Crémutius
et de Cassius Sévère, que le sénat avait
supprimés ; et il en permit la copie et la lecture, se
disant intéressé lui-même à ce que
l'histoire fût fidèlement écrite. Il
publia les comptes de l'empire ; usage introduit par Auguste
et dédaigné par Tibère. Il donna aux
magistrats une juridiction libre, indépendante de tout
appel à sa personne. Il fit la revue des chevaliers
romains avec beaucoup de soin et une
sévérité qui n'excluait pas la
modération. Il ôta publiquement leur cheval
à ceux qui furent convaincus de quelque bassesse ou de
quelque ignominie ; et il se contenta d'omettre, dans
l'appel, les noms de ceux qui avaient commis de moindres
fautes. Afin de soulager les juges dans leurs travaux, il
ajouta une cinquième décurie aux quatre
premières. Il essaya aussi de rétablir l'usage
des comices, et de rendre au peuple le droit de suffrage. Il
acquitta fidèlement et sans remise les legs
portés au testament de Tibère, quoiqu'on
l'eût cassé ; et même ceux du testament de
Livie, que ce prince avait déclaré nul. Il
remit aux peuples d'Italie le deux centième des
ventes. Il indemnisa de leurs pertes beaucoup
d'incendiés. En restituant des royaumes à leurs
possesseurs, il y joignit le produit intégral des
revenus et des impôts perçus pendant le temps de
l'usurpation ; comme il rendit à Antiochus, de
Commagène, une confiscation de dix millions de
sesterces. Afin de paraître encourager toutes les
vertus, il fit don de quatre-vingt mille sesterces à
une affranchie, à qui les plus cruelles tortures
n'avaient pu arracher un seul mot sur un crime imputé
à son patron. Cette conduite lui fit décerner,
entre autres distinctions, un bouclier d'or, que tous les
ans, à un certain jour, les collèges des
prêtres devaient porter au Capitole, suivis de tout le
sénat, et de la jeune noblesse des deux sexes chantant
des vers à sa louange. On décréta aussi
que le jour de son avénement à l'empire serait
appelé Palilies, comme étant la date
d'une nouvelle fondation de Rome.
XVII. Il exerça
quatre fois les fonctions de consul : la première
fois, à partir des calendes de juillet, et pendant
deux mois ; la seconde, depuis les calendes de janvier,
pendant trente jours ; la troisième, jusqu'aux ides de
janvier ; la quatrième, jusqu'au sept des ides du
même mois. Les deux derniers consulats furent
consécutifs. Il commença le troisième
à Lyon et sans collègue, non par orgueil ou par
indifférence, comme on l'a dit, mais parce que, absent
de Rome, il ignorait que son collègue fût mort
vers le jour des calendes. Il donna deux fois au peuple un
congiaire de trois, cents sesterces par tête, et aux
sénateurs ainsi qu'aux chevaliers un repas des plus
somptueux, auquel furent aussi conviés leurs femmes et
leurs enfants. Dans le dernier de ces festins, il fit
distribuer aux hommes des vêtements pour le Forum, et
des bandelettes de pourpre aux enfants et aux femmes. Pour
augmenter à jamais la durée des
réjouissances publiques aux fêtes des
Saturnales, il y ajouta un jour, et le nomma «la
fête de la jeunesse».
XVIII. Il donna plusieurs
fois des combats de gladiateurs, les uns dans
l'amphithéâtre de Taurus, les autres dans le
champ de Mars ; et il y fit paraître des troupes de
lutteurs d'Afrique et de Campanie, choisis parmi les plus
fameux de ces deux pays. Quand il ne présidait pas
lui-même à ces spectacles, il chargeait de ce
soin les magistrats ou ses amis. Il donna aussi des jeux
scéniques, en grand nombre et fort variés,
quelquefois même pendant la nuit, à la lueur
d'une immense quantité de flambeaux. Il envoyait aux
spectateurs des présents de toute sorte, et
jusqu'à des corbeilles remplies de pain et de viande.
Voyant un jour, en face de lui, dans un de ces impromptus, un
chevalier romain qui mangeait sa part avec beaucoup
d'appétit et de gaieté, il lui fit passer la
sienne ; et avisant plus loin un sénateur, digne
émule du chevalier, il lui fit tenir un billet qui le
nommait préteur extraordinaire. Les jeux qu'il donna
dans le Cirque durèrent quelquefois depuis le matin
jusqu'au soir, ayant pour intermèdes, tantôt une
chasse d'animaux africains, tantôt une course troyenne.
Quelques-uns de ces spectacles furent surtout remarquables en
ce que l'arène était parsemée de
vermillon et de poudre d'or, et qu'il n'y avait que des
sénateurs qui conduisissent les chars. D'autres,
enfin, furent donnés subitement, comme le jour
où, examinant, du palais Gélotien, des
apprêts commencés dans le Cirque, il accueillit
la demande que lui en firent quelques personnes, du haut des
maisons voisines.
XIX. II inventa, en outre,
un genre de spectacle qui surpassa tout ce qu'on avait vu. Il
fit élever sur la mer, entre Baïes et Pouzzoles,
dans un espace d'environ trois mille six cents pas, un pont
formé d'un double rang de bâtiments de transport
amenés de toutes les mers, fixés par les
ancres, et recouverts d'une chaussée dont la forme
rappelait la voie Appienne. Deux jours durant, il ne fit que
passer et repasser sur ce pont : le premier jour, sur un
cheval magnifiquement harnaché, une couronne de
chêne sur la tête, un bouclier d'une main, un
glaive de l'autre, et sur les épaules une chlamyde
toute brodée d'or ; le lendemain, en costume de
cocher, sur un char que traînaient deux chevaux des
plus renommés. Il était alors
précédé du jeune Darius, l'un des otages
des Parthes, et suivi de sa garde prétorienne, et de
ses amis montés sur des chariots. Les uns ont
pensé qu'il n'avait imaginé ce pont qu'afin
d'égaler Xerxès, qui avait été si
admiré pour en avoir jeté un sur le
détroit de l'Hellespont, beaucoup moins large que
celui de Baïes : les autres, qu'il avait voulu effrayer,
par la renommée de quelque gigantesque entreprise, la
Germanie et la Bretagne, où il menaçait d'aller
porter la guerre. Je sais tout cela : mais, étant
encore enfant, j'ai ouï dire à mon aïeul que
la seule raison de cet ouvrage, révélée
par les serviteurs intimes du palais, était que le
mathématicien Thrasyllus, voyant Tibère
hésiter sur le choix de son successeur et pencher pour
le petit-fils issu de lui, avait affirmé «que
Caïus ne serait pas plus empereur qu'il ne traverserait
à cheval le golfe de Baïes».
XX. Il donna aussi des
spectacles hors de l'Italie, notamment des jeux
isélastiques en Sicile, à Syracuse, et des jeux
de toute espèce à Lyon, dans la Gaule. Il y
fonda même des concours d'éloquence grecque et
latine, où les vaincus étaient, dit-on,
obligés de couronner eux-mêmes les vainqueurs et
de chanter leurs louanges. Quant à ceux dont les
compositions étaient jugées les plus mauvaises,
ils devaient les effacer avec une éponge ou même
avec la langue, s'ils n'aimaient mieux être battus de
verges ou jetés dans le fleuve le plus voisin.
XXI. Il acheva les monuments
que Tibère avait laissés imparfaits, le temple
d'Auguste et le théâtre de Pompée. Il
commença un aqueduc auprès de Tibur, et un
amphithéâtre attenant le champ de Mars ;
constructions dont la première fut terminée par
Claude, son successeur, qui négligea l'autre. A
Syracuse, les murs de la ville et les temples des dieux,
tombés en ruine, furent relevés par ses ordres.
Il eut aussi le projet de reconstruire le palais de Polycrate
à Samos, d'achever à Milet le temple d'Apollon,
de bâtir une ville au sommet des Alpes, mais, avant
tout, de percer l'isthme d'Achaïe ; et il avait
déjà envoyé un centurion primipilaire en
prendre exactement les dimensions.
XXII. J'ai parlé
jusqu'ici d'un prince ; je vais maintenant parler d'un
monstre. Il s'était fait appeler LE PIEUX, L'ENFANT
DES CAMPS, LE PERE DES ARMEES, LE TRES BON ET TRES GRAND
CESAR. Entendant, un jour, plusieurs rois, qui étaient
venus à Rome pour lui rendre leurs devoirs, se
disputer entre eux, à sa table, sur la noblesse de
leur origine, il s'écria en grec : «Il n'y a
plus qu'un maître, il n'y a plus qu'un roi». Peu
s'en fallut aussi qu'il ne prît sur-le-champ le
diadème, et, au lieu des insignes de son pouvoir,
toutes les marques de la royauté. Mais on lui
représenta qu'il était lui-même au-dessus
de tous les princes et de tous les rois de la terre, et il
commença dès lors à s'attribuer la
majesté divine. Il fit venir de la Grèce les
statues des dieux les plus fameuses par l'excellence du
travail ou par le respect des peuples, entre autres celles de
Jupiter Olympien, et, leur enlevant la tête, il y
substitua la sienne. Il fit prolonger jusqu'au Forum une aile
de son palais, et transformer le temple de Castor et de
Pollux en un vestibule, où il venait souvent s'asseoir
entre les deux frères, et s'offrir aux adorations de
la foule. Quelques-uns le saluèrent du titre de
JUPITER LATIN. Il eut aussi, pour sa divinité, un
temple particulier, des prêtres, et les victimes les
plus rares. On voyait dans ce temple sa statue en or, qui lui
ressemblait beaucoup, et que tous les jours on habillait
comme lui. Les plus riches citoyens se disputaient avec
acharnement les fonctions de ce sacerdoce, objet de toute
leur ambition. Les victimes immolées à ce dieu
étaient des phénicoptères, des paons,
des coqs de bruyère, des poules de Numidie, des
pintades, des faisans ; et il y avait pour chaque jour une
espèce différente. La nuit, il invitait la
lune, quand elle était dans son plein et dans tout son
éclat, à venir recevoir ses embrassements et
parta ger sa couche. Le jour, il avait des entretiens secrets
avec Jupiter Capitolin : il lui parlait tantôt à
l'oreille, et ensuite lui présentait la sienne ;
tantôt à haute voix, et même d'un ton
arrogant. On l'entendit, une fois, lui dire avec menace :
Prouve-moi ta puissance, ou redoute la mienne.
Mais s'étant, comme il disait, laissé
fléchir, et ayant reçu de Jupiter l'invitation
pressante d'aller demeurer près de lui, il fit
construire un pont, par-dessus le temple d'Auguste, entre le
mont Palatin et le Capitole. Plus tard, afin d'en être
encore plus voisin, il fit jeter sur la place même du
Capitole les fondements d'un nouveau palais.
XXIII. Il ne voulait pas
qu'on le crût ni qu'on l'appelât petit-fils
d'Agrippa, dont la naissance lui paraissait trop basse ; et
il entrait en courroux lorsque, dans un discours ou dans des
vers, on le mettait au rang des Césars. Il se vantait
que sa mère était née d'un inceste
d'Auguste avec sa fille Julie ; et, non content de diffamer
ainsi Auguste, il défendit de célébrer
par des fêtes solennelles les victoires d'Actium et de
Sicile, comme ayant été funestes et
désastreuses pour le peuple romain. Il appelait sa
bisaïeule Livie un Ulysse en robe ; et, dans une
lettre au sénat, il osa rabaisser sa naissance,
alléguant que son aïeul maternel n'était
qu'un décurion de Fondi, tandis qu'il est
prouvé, par les actes publics, qu'Aufidius Lurcon, cet
aïeul, remplit à Rome de hautes fonctions. Il
refusa, un jour, une conversation particulière
à son aïeule Antonia, et il voulut que le
préfet Macron fût présent. C'est par de
tels dégoûts et de pareilles indignités
qu'il la fit mourir, si même il ne lui donna pas, comme
on l'a dit, du poison. Il ne lui rendit, après sa
mort, aucun honneur, et il regarda tranquillement, de sa
table, les flammes du bûcher. Il envoya un tribun des
soldats tuer à l'improviste son cousin Tibère,
et il obligea son beau-père Silanus à se couper
la gorge avec un rasoir. Il prétendait que le premier
avait refusé de le suivre sur une mer orageuse, dans
l'espoir de s'emparer de Rome, s'il venait à
périr dans une tempête ; et que l'autre avait
respiré un antidote, pour se prémunir contre
ses tentatives d'empoisonnement. Mais Silanus avait voulu
éviter les ennuis de la navigation et les
désagréments de la mer, dont il souffrait
beaucoup ; et Tibère n'avait fait qu'user d'un
remède connu contre une toux opiniâtre et
invétérée. Quant à Claude, son
oncle, il ne l'épargna que pour en faire son
jouet.
XXIV. Il eut un commerce
criminel et suivi avec toutes ses soeurs ; et, à
table, il les faisait asseoir avec lui sur son lit, tandis
que sa femme était sur un autre. On croit qu'il
portait encore la prétexte lorsqu'il ravit la
virginité à Drusilla ; et il fut un jour
surpris dans ses bras par son aïeule Antonia, chez
laquelle ils étaient élevés tous deux.
On la maria ensuite au consulaire Lucius Cassius Longinus ;
mais Caïus la lui enleva, et la traita publiquement
comme son épouse légitime. Dans une maladie
qu'il fit, il l'institua héritière de ses biens
et de l'empire. Lorsqu'elle mourut, il fit interrompre toutes
les affaires ; et ce fut pendant longtemps un crime capital
que d'avoir ri, de s'être baigné, d'avoir
soupé avec ses parents, ou avec sa femme et ses
enfants. Comme égaré par la douleur, il
s'échappa, une nuit, de Rome, traversa en courant la
Campanie, et gagna Syracuse, d'où il revint tout aussi
brusquement, la barbe et les cheveux
démesurément longs. Dans la suite, il ne jura
jamais que par la divinité de Drusilla, même
dans les plus grandes circonstances, et en parlant au peuple
ou aux soldats. Il n'eut pour ses autres soeurs ni la
même passion ni les mêmes égards ; et il
les prostitua souvent à ses compagnons de
débauche. Aussi n'hésita-t-il pas, dans le
procès d'Emilius Lépidus, à les faire
condamner comme adultères, et comme complices de ce
conspirateur. Non seulement il montra des lettres de leur
main, que la fraude et d'infâmes moyens lui avaient
procurées ; mais trois glaives, dont il disait
qu'elles voulaient le frapper, furent consacrés par
lui à Mars Vengeur, avec une inscription attestant ce
prétendu crime.
XXV. Il fut aussi
infâme dans ses mariages que dans ses divorces. Ayant
assisté aux noces de C. Pison et de Livia Orestilla,
il ordonna de la conduire aussitôt chez lui, la
répudia peu de jours après, et, deux ans plus
tard, l'exila, sous prétexte que, dans cet intervalle,
elle avait revu son premier mari. D'autres disent
qu'étant assis au repas de noce, en face de Pison, il
lui dit : «Ne serrez pas ma femme de si
près» ; que, le repas fini, il l'emmena, et que,
le lendemain, il publia, par un édit, QU'IL S'ETAIT
MARIE COMME ROMULUS ET COMME AUGUSTE. Ayant, un jour, entendu
dire que l'aïeule de Lollia Paulina, épouse du
consulaire C. Memmius, qui commandait les armées,
avait été la plus belle femme de son temps, il
fit venir sur-le-champ Lollia de la province où
commandait son mari, se la fit livrer par lui, se la donna
pour femme, et ne tarda pas à la renvoyer, en lui
défendant d'avoir jamais de commerce avec un homme. Il
aima avec plus de constance et d'ardeur Césonie, qui
n'était ni belle ni jeune, et qui avait
déjà eu trois filles avec un autre ; mais qui
était un monstre de luxure et de lasciveté. Il
la montra souvent aux soldats, caracolant à ses
côtés, revêtue de la chlamyde, et
armée d'un casque et d'un bouclier ; à ses
amis, il la fit voir nue. Quand elle fut mère, il
voulut l'honorer du nom de sa femme, et, le même jour,
il se déclara son mari et le père de la fille
qu'elle avait mise au monde. Il appela cette fille Julia
Drusilla, la porta dans les temples de toutes les
déesses, et la plaça sur le sein de Minerve, en
la lui recommandant comme nourrisson et comme
élève. Le plus sûr indice, à ses
yeux, qu'elle était de son sang, c'était sa
cruauté, déjà si grande aussi, qu'elle
déchirait avec ses ongles le visage et les yeux des
enfants qui jouaient avec elle.
XXVI. Après ces
détails, on ne sera pas étonné de la
manière dont il traita ses proches et ses amis :
Ptolémée, par exemple, fils du roi Juba et son
propre cousin (puisque ce Ptolémée était
petit-fils d'Antoine par sa fille
Séléné), et surtout ce Macron, cette
Ennia, qui l'avaient élevé à l'empire.
Malgré les droits de la parenté, malgré
le souvenir des bienfaits, ils périrent tous d'une
mort sanglante. Il n'eut pas plus de respect ni de
bonté pour les membres du sénat. Il souffrit
que plusieurs d'entre eux, honorés des
premières dignités de l'Etat, courussent
à pied et en toge, à côté de son
char, l'espace de plusieurs milles, et que, pendant ses
repas, ils se tinssent debout derrière son lit ou
à ses pieds, une serviette sous le bras. Il en fit
tuer quelques-uns secrètement, et il ne laissait pas
de les mander au palais, comme s'ils eussent encore
vécu. Au bout de quelque temps, il disait, par un
odieux mensonge, qu'ils avaient fini leurs jours
volontairement. Il destitua des consuls qui avaient
oublié de faire un édit sur l'anniversaire de
sa naissance, et la république resta, pendant trois
jours, sans premiers magistrats. Son questeur ayant
été nommé dans une conjuration, il le
fit battre de verges et lui ôta lui-même ses
vêtements, qu'il étendit sous les pieds des
soldats, pour qu'ils fussent, en le frappant, plus fermes sur
leurs jambes. Il traita tous les ordres avec le même
orgueil et la même cruauté. Importuné du
bruit de la foule, qui allait, dès le milieu de la
nuit, occuper les places gratuites du Cirque, il la fit
chasser à coups de fouet. Plus de vingt chevaliers
romains furent écrasés dans ce tumulte, et
autant de mères de famille, sans compter beaucoup de
menu peuple. Les jours de spectacle, il se plaisait à
semer la discorde entre les plébéiens et les
chevaliers, en faisant commencer les distributions avant
l'heure accoutumée, afin que ceux-ci trouvassent leurs
bancs envahis par les gens de la plus basse condition.
Pendant les jeux, il faisait retirer tout d'un coup, par le
soleil le plus ardent, les toiles qui en garantissaient les
spectateurs, et il défendait que personne sortît
de l'amphithéâtre. Au lieu des combats
ordinaires, il opposait parfois à des bêtes
épuisées ce qu'il y avait de plus abject et de
plus vieux parmi les combattants ; des gladiateurs de
tréteaux, des pères de famille respectables,
mais bien connus par quelque infirmité. Plus d'une
fois même il fit fermer les greniers publics, et
menaça le peuple de la famine.
XXVII. Voici les principaux
traits de sa barbarie. Comme les animaux coûtaient trop
cher pour la nourriture des bêtes féroces
destinées aux spectacles, il les nourrit de la chair
des criminels, qu'on leur donnait à déchirer
tout vivants ; et, un jour qu'il visitait les prisons, il
ordonna, se tenant au guichet et sans même consulter le
registre où chaque peine était marquée,
que tous les prisonniers indistinctement fussent, devant lui,
conduits aux bêtes. Il contraignit un citoyen, qui
avait fait voeu de combattre dans l'arène pour la
santé de l'empereur, à remplir sa promesse : il
assista même au combat, et ne le renvoya que vainqueur
; encore fallut-il l'en prier longtemps. Un autre avait
juré de mourir pour lui, s'il le fallait ; il le prit
au mot ; mais le voyant hésiter, il le fit couronner,
comme une victime, de verveine et de bandelettes, et le livra
ensuite à une troupe d'enfants qui avaient ordre de le
poursuivre dans les rues en lui rappelant son voeu,
jusqu'à ce qu'il fût précipité de
la roche Tarpéienne. Il condamna aux mines, aux
travaux des chemins ou aux bêtes, une foule de citoyens
distingués, après les avoir fait marquer d'un
fer chaud. Il les enfermait aussi dans des cages, où
ils étaient obligés de se tenir dans la posture
des quadrupèdes ; ou bien il les faisait scier par le
milieu du corps. Et ce n'était pas toujours pour des
causes graves : ceux-ci n'avaient pas été
contents d'un de ses spectacles ; ceux-là n'a valent
jamais juré par son génie. Il forçait
les pères d'assister au supplice de leurs enfants.
L'un d'eux s'étant excusé sur sa santé,
Caligula lui envoya sa litière ; un autre fut
traîné, de cet affreux spectacle, à la
table de l'empereur, qui l'excita, par toutes sortes de
moyens, à rire et à plaisanter. Il fit battre,
devant lui, avec des chaînes, pendant plusieurs jours
de suite, celui qui avait le soin des jeux et des chasses
dans le Cirque ; et il n'ordonna de le tuer que lorsqu'il se
sentit incommodé de l'odeur de sa cervelle en
putréfaction. L'auteur d'une atellane fut
brûlé, par ses ordres, au milieu de
l'amphithéâtre, pour un vers équivoque.
Un chevalier romain, exposé aux bêtes,
s'écria qu'il était innocent ; Caligula le fit
revenir, lui fit couper la langue, et le renvoya au
supplice.
XXVIII. Il demanda un jour
à un citoyen qu'il avait rappelé d'un long
exil, ce qu'il avait coutume d'y faire : celui-ci
répondit, pour le flatter : «Je demandais tous
les jours aux dieux, qui m'ont exaucé, que
Tibère pérît et que vous
régnassiez». Persuadé alors que ses
exilés priaient aussi les dieux de le faire mourir, il
envoya, dans les îles où ils étaient
détenus, des soldats qui les tuèrent tous.
Voulant faire massacrer par le peuple un sénateur, il
aposta des hommes pour l'appeler ennemi public, au moment
où il entrerait dans le sénat ; ceux-ci
devaient en même temps le percer de leurs stylets, et
le donner ensuite à déchirer à la
populace ; et il ne fut content qu'après avoir vu ses
membres et ses entrailles traînés par les rues
et apportés à ses pieds.
XXIX. L'atrocité de
ses paroles rendait encore plus odieuse l'atrocité de
ses actions. Il ne trouvait rien de plus louable et de plus
beau dans son caractère que ce qu'il appelait en grec
son insensibilité. Son aïeule Antonia lui
ayant fait quelques remontrances, il ne se contenta pas de
n'y avoir aucun égard : «Souvenez-vous, lui
dit-il, que tout m'est permis, et contre tous». Quand
il donna l'ordre de tuer son cousin, qu'il soupçonnait
de s'être prémuni contre le poison : «Quoi
! s'écria-t-il, un antidote contre César
!» Lorsqu'il exila ses soeurs, il leur dit d'un ton
menaçant «qu'il n'avait pas seulement des
îles, mais encore des glaives». Un ancien
préteur, qui s'était retiré à
Anticyre pour sa santé, lui demanda une prolongation
de congé : il ordonna de le tuer, disant «qu'une
saignée lui était nécessaire, puisque
l'ellébore, si longtemps employé, ne lui
servait de rien». Tous les dix jours il faisait la
liste des prisonniers qu'il voulait qu'on
exécutât, et il appelait cela «apurer ses
comptes». Ayant un jour porté sur la même
liste des Gaulois et des Grecs, il dit, d'un air de triomphe,
qu'il venait de subjuguer la Gallo-Grèce.
XXX. Il faisait toujours
frapper ses victimes à petits coups redoublés,
et il ne manquait jamais d'adresser aux bourreaux, qui la
connaissaient bien, cette recommandation : «Frappez de
manière à ce qu'il se sente mourir».
Ayant envoyé un homme au supplice pour un autre, par
une méprise de nom, «Celui-ci, dit-il, l'a
mérité aussi» Il avait sans cesse
à la bouche ce mot d'une tragédie :
«Qu'on me haïsse pourvu qu'on me craigne».
Il injuria souvent tous les sénateurs à la
fois, les appelant tantôt les créatures de
Séjan, tantôt les délateurs de sa
mère et de ses frères ; et, produisant les
pièces qu'il avait feint de jeter au feu, il
justifiait la cruauté de Tibère, tant
d'accusations lui en ayant fait, disait-il, une
nécessité. Il ne cessait d'invectiver contre
l'ordre entier des chevaliers, à cause de leur passion
pour les jeux et les spectacles. Furieux de voir la foule
favoriser, au Cirque, une faction à laquelle il
était contraire, il s'écria : «Plût
au ciel que le peuple romain n'eût qu'une tête
!» Comme on réclamait pour l'arène un
brigand nommé Tétrinius, il dit «que ceux
qui le demandaient étaient eux-mêmes des
Tétrinius». Cinq rétiaires, de ceux qui
portent tunique et qui combattent en troupe, avaient
été terrassés, sans faire aucune
résistance, par autant de gladiateurs armés de
pied en cap ; l'on prononçait déjà leur
arrêt de mort, lorsqu'un des vaincus, reprenant son
trident, tua les vainqueurs. Caligula, dans un édit,
déplora comme affreux ce massacre inattendu, et
chargea d'imprécations ceux qui en avaient soutenu le
spectacle.
XXXI. On l'entendit aussi,
plus d'une fois, se plaindre de ce que son règne
n'était marqué par aucune calamité
publique, tandis que celui d'Auguste l'avait
été par la défaite de Varus, et celui de
Tibère par la chute de l'amphithéâtre de
Fidènes. Le sien, ajoutait-il, était
menacé d'oubli, par trop de bonheur ; et il souhaitait
souvent des défaites sanglantes, la famine, la peste,
de vastes incendies, des tremblements de terre.
XXXII. Sa
férocité ne le quittait pas même au
milieu de ses plaisirs, de ses jeux et de ses festins.
Souvent on donnait la question sous ses yeux, pendant qu'il
dînait ou qu'il faisait la débauche avec ses
amis. Un soldat, habile à couper des têtes,
exerçait devant lui son talent sur tous les
prisonniers qu'on lui amenait. Lorsqu'il fit la
dédicace de ce pont de Pouzzoles dont nous avons
parlé, il invita tous ceux qui étaient sur le
rivage à venir le trouver, et tout à coup il
les fit jeter en bas. Quelques-uns s'accrochèrent aux
vaisseaux ; il les fit enfoncer dans la mer à coups de
crocs et d'avirons. A Rome, dans un repas public, un esclave
ayant détaché d'un lit une lame d'argent, il
ordonna sur-le-champ au bourreau de lui couper les mains, de
les lui pendre au cou, et de le promener ainsi de table en
table, avec un écriteau indiquant la cause de son
châtiment. Un jour qu'il escrimait contre un mirmillon,
armé comme lui d'une simple baguette, celui-ci se
laissa tomber volontairement ; il le perça d'un
poignard, et courut çà et là, une palme
à la main, comme les vainqueurs dans l'arène.
Pendant un sacrifice, au moment où la victime allait
être immolée, il se ceignit à la
manière des sacrificateurs, et, levant le maillet, il
assomma celui qui présentait le couteau sacré.
Au milieu d'un repas splendide, il se mit tout à coup
à rire aux éclats : les consuls, assis à
côté de lui, lui demandèrent, d'un ton
flatteur, ce qu'il avait à rire : «C'est que je
songe, répondit-il, que je puis, d'un signe, vous
faire étrangler tous les deux».
XXXIII. Il se plaça,
un jour, par moquerie, près d'une statue de Jupiter,
et demanda au tragédien Apelle lequel des deux lui
paraissait le plus grand. Comme l'acteur hésitait
à répondre, il le fit battre de verges, et
trouva qu'il avait la voix agréable et belle dans les
prières et jusque dans les gémissements. Toutes
les fois qu'il baisait le cou de sa femme ou de sa
maîtresse, il disait : «Cette jolie tête
tombera, dès que je le voudrai». Il
répétait souvent «qu'il ferait donner la
question à sa chère Césonie, afin de
savoir d'elle-même pourquoi il l'aimait
tant».
XXXIV. Sa
méchanceté envieuse, sa cruauté, son
orgueil, s'attaquaient à tout le genre humain et
à tous les siècles. Il abattit les statues des
grands hommes qu'Auguste avait transportées du
Capitole, où elles étaient à
l'étroit, dans la vaste enceinte du champ de Mars ; et
il en dispersa si bien les débris, que, lorsqu'on
voulut les relever, on ne put retrouver entières les
inscriptions dont elles étaient ornées. Il
défendit qu'à l'avenir on fît, sans son
ordre ou sa permission, la statue ou le portrait d'aucun
homme vivant. Il voulut aussi anéantir les
poèmes d'Homère, et il demandait
«pourquoi il ne lui serait pas permis de faire ce
qu'avait fait Platon, qui l'avait banni de sa
république ?» Peu s'en fallut qu'il ne fît
enlever de toutes les bibliothèques les ouvrages et
les portraits de Virgile et de Tite-Live, disant «que
l'un n'avait aucun génie, aucun savoir, et que l'autre
était un historien verbeux et inexact». Enfin,
il se vanta souvent de rendre bientôt inutile et
méprisable toute la science des jurisconsultes,
«en se constituant seul arbitre et seul
juge».
XXXV. Il interdit aux plus
nobles Romains les antiques distinctions de leur race :
à Torquatus, le collier ; à Cincinnatus, la
chevelure bouclée ; à Cn. Pompée, qui
était de cette ancienne famille, le surnom de
Grand. Il avait mandé à Rome le roi
Ptolémée, dont j'ai parlé plus haut, et
il l'accueillit fort bien ; mais un jour qu'il donnait des
jeux, il le fit tuer inopinément, pour le seul crime
d'avoir, en entrant au spectacle, attiré sur lui tous
les regards, grâce à l'éclat de son
manteau de pourpre. Rencontrait-il un homme dont une riche
chevelure rehaussait la beauté, il lui faisait
aussitôt raser le derrière de la tête. Un
certain Esius Proculus, fils d'un centurion primipilaire, et
remarquable par sa taille et par sa beauté, avait
été surnommé l'Amour colosse ;
Caligula, l'apercevant sur un des bancs de
l'amphithéâtre, le fit sur-le-champ saisir et
descendre dans l'arène, où il lui opposa
d'abord un Thrace, puis un gladiateur armé de toutes
pièces. Proculus les vainquit tous deux, mais
l'empereur ordonna immédiatement de le garrotter, de
le couvrir de haillons, de le promener ainsi dans les rues en
le montrant aux femmes, et de l'égorger ensuite. Il
n'y avait enfin condition si basse, fortune si
médiocre qui pût mettre à l'abri de sa
haine jalouse. Le même prêtre était depuis
plusieurs années en possession du sacerdoce de Diane
d'Aride : il lui suscita un concurrent plus robuste que lui.
Un gladiateur, nommé Porius, ayant affranchi, en plein
théâtre et après une brillante victoire,
un de ses esclaves, le peuple le couvrit d'applaudissements :
Caligula sortit alors si brusquement du spectacle, que,
marchant sur un pan de sa toge, il tomba du haut des
degrés ; et il s'écria, plein d'indignation,
«que le peuple-roi honorait plus un gladiateur, pour un
misérable motif, que la mémoire sacrée
des Césars ou la présence même de
l'empereur».
XXXVI. Il n'eut aucun souci
de sa pudeur ni de celle d'autrui ; et il passe pour avoir
aimé d'un amour infâme M. Lépidus, le
pantomime Mnester et quelques otages. Valérius
Catullus, fils d'un consulaire, lui reprocha tout haut
d'avoir abusé de sa jeunesse jusqu'à lui
fatiguer les flancs. Sans parler de ses incestes avec ses
soeurs, ni de sa passion bien connue pour la courtisane
Pyrallis, il ne respecta aucune femme de distinction. Le plus
souvent il les invitait à souper avec leurs maris, les
faisait passer et repasser devant lui, les examinait avec
l'attention minutieuse d'un marchand d'esclaves ; et si
quelques-unes baissaient la tête par pudeur, il la leur
relevait avec la main. Il emmenait ensuite dans une chambre
voisine chacune de celles qui lui plaisaient le plus ; puis,
en rentrant dans la salle du festin avec les marques toutes
récentes du plaisir, il louait ou critiquait tout haut
ce qu'elles avaient de bien ou de mal, et il disait jusqu'au
nombre de ses exploits. Il en répudia quelques-unes,
au nom de leurs maris absents, et il fit insérer ces
divorces dans les actes publics.
XXXVII. Il surpassa, dans
ses profusions, les extravagances des hommes les plus
prodigues. Inventeur d'une nouvelle espèce de bains,
de mets extraordinaires et de soupers monstrueux, il se
lavait dans des essences, tantôt chaudes et
tantôt froides ; il avalait des perles du plus grand
prix, dissoutes dans le vinaigre ; il faisait servir à
ses convives des pains et des mets d'or, disant «qu'il
fallait être économe, ou César».
Pendant plusieurs jours il jeta au peuple, du haut de la
basilique Julienne, une somme énorme en petite
monnaie. Il fit construire des vaisseaux liburniens à
dix rangs de rames, et dont les voiles étaient de
diverses couleurs, et la poupe garnie de pierres
précieuses, On y voyait une grande quantité de
bains, de galeries et de salles à manger ; une grande
variété de vignes et d'arbres fruitiers.
C'était sur ces navires qu'il côtoyait la
Campanie, mollement couché en plein jour, et au milieu
des danses et des symphonies. Dans la construction de ses
palais et de ses villas, il ne tenait aucun compte des
règles, et ne souhaitait rien tant que
d'exécuter ce qu'on disait inexécutable. Il
jetait des digues dans une mer profonde et orageuse, il
faisait fendre les rochers les plus durs : il faisait
élever les plaines à la hauteur des montagnes,
et raser les montagnes au niveau des plaines ; tout cela avec
une incroyable célérité ; la lenteur
était punie de mort. Pour tout dire en un mot, il
dissipa en moins d'un an les immenses trésors de
l'empereur Tibère, lesquels montaient à deux
milliards sept cents millions de sesterces.
XXXVIII. Toutes ses
ressources épuisées, il eut recours à la
rapine, et se montra on ne peut plus inventif dans les moyens
qu'il employa ; la fraude, les ventes publiques et les
impôts. Il prétendit que ceux dont les
ancêtres avaient obtenu pour eux et leur
postérité le droit de cité romaine en
jouissaient illégalement, s'ils ne le tenaient de leur
père, le mot descendants ne devant pas,
disait-il, s'étendre au delà de la
première génération ; et quand on lui
opposait des diplômes émanés de Jules
César ou d'Auguste, il les annulait, comme de vieux
titres sans valeur. Il poursuivit, pour fausse
déclaration, ceux dont la fortune s'était
augmentée de quelque manière et de si peu que
ce fût, depuis qu'ils en avaient donné
l'état. Il cassa, pour cause d'ingratitude, les
testaments de tous les primipiles qui, depuis le commencement
du règne de Tibère, n'avaient laissé
leur héritage ni à cet empereur ni à
lui. Il annulait aussi ceux des autres citoyens, quand
quelqu'un déclarait qu'ils avaient manifesté,
en mourant, le désir d'avoir César pour
héritier. L'alarme ainsi donnée, des inconnus
l'appelèrent ouvertement à leur succession avec
leurs amis, des pères avec leurs enfants. Alors il
disait que c'était se moquer que de vivre encore
après l'avoir fait héritier, et il envoyait
à la plupart d'entre eux des gâteaux
empoisonnés. Il ne montait, comme juge, sur son
tribunal, qu'après avoir déterminé la
somme qu'il voulait remporter, et, cette somme une fois
faite, il levait la séance. Toujours impatient de s'en
aller, il condamna une fois, par une même sentence,
plus de quarante citoyens accusés de différents
crimes ; et, réveillant Césonie, il se vanta
«d'avoir gagné sa journée pendant qu'elle
faisait sa méridienne».
XXXIX. Ayant annoncé
une vente aux enchères, il fit exposer et vendre ce
qui restait du matériel de tous les spectacles, fixa
lui-même les prix et les fit monter si haut, que
quelques citoyens, forcés d'acheter à un taux
énorme et se voyant ruinés, s'ouvrirent les
veines. C'est une chose connue qu'ayant aperçu Aponius
Saturninus qui sommeillait sur un des bancs, il dit au crieur
: «Faites attention que voilà un ancien
préteur qui me fait signe de la tête qu'il
enchérit toujours» ; et il ne cessa de pousser
l'enchère jusqu'à ce qu'il lui eût fait
adjuger, à son insu, treize gladiateurs, pour neuf
millions de sesterces. Il vendit en Gaule les bijoux, les
meubles, les esclaves et jusqu'aux affranchis des
alliés, qu'une condamnation avait frappés ; et
il en retira des sommes immenses. Séduit par
l'appât du gain, il se fit apporter de Rome tout le
mobilier de l'ancienne cour, et il mit en réquisition,
pour le transport de ces objets, toutes les voitures de
louage et tous les chevaux de meunier ; de sorte que le pain
manqua souvent à Rome, et que la plupart des
plaideurs, ne pouvant venir à l'assignation,
encoururent, comme absents, la déchéance. Il
n'y eut sorte de fraude et d'artifices qu'il n'employât
dans la vente de ces meubles, reprochant à ceux-ci
leur avarice, demandant à ceux-là «s'ils
n'avaient pas honte d'être plus riches que lui» ;
feignant parfois de se repentir de prodiguer ainsi à
des particuliers ce qui avait appartenu à des princes.
Il apprit qu'un riche habitant de cette province avait
compté deux cents grands sesterces aux huissiers de sa
chambre pour être admis à sa table, sans y avoir
été officiellement invité. Il ne fut pas
fâché qu'on mît à si haut prix
l'honneur de manger avec lui ; et le lendemain, voyant le
même homme assis dans la salle des ventes, il lui
adjugea, pour deux cent mille sesterces, je ne sais quelle
guenille, en lui faisant dire «qu'il souperait chez
l'empereur, sur sa propre invitation».
XL. Il fit percevoir des
impôts nouveaux et jusqu'alors inconnus, d'abord par
les receveurs publics, et ensuite, le gain devenant immense,
par des centurions et des tribuns de la garde
prétorienne. Aucune personne, aucune chose qui ne
fût frappée d'imposition. Il établit un
droit fixe sur tous les comestibles qui se vendaient dans
Rome ; il exigea des plaideurs, en quelque lieu que leurs
procès fussent jugés, le quarantième de
la somme en litige ; et il y eut une peine contre ceux qui
furent convaincus de s'étre accommodés ou
désistés de leurs prétentions. Les
porte-faix furent taxés au huitième de leur
gain journalier ; les prostituées, au prix d'un de
leurs actes ; et il fut ajouté à ce chapitre de
la loi, qu'un pareil droit serait exigé de tous ceux,
hommes et femmes, qui avaient vécu de prostitution. Le
mariage même fut soumis à une taxe.
XLI. Ces impôts
avaient été proclamés, mais non
affichés ; et comme il se commettait, par ignorance,
beaucoup de contraventions, Caligula se décida enfin,
sur les instances du peuple, à afficher sa loi. Mais
il la fit écrire si menu et exposer dans une rue si
étroite, qu'il fut impossible d'en prendre copie.
Enfin, pour faire argent de tout, il établit un lieu
de débauche dans le palais même : des cabinets
furent construits et meublés selon la dignité
du lieu ; des femmes mariées et des fils de famille
s'y tenaient assidûment ; et des nomenclateurs allaient
dans les places publiques et autour des temples inviter au
plaisir les jeunes gens et les vieillards. A leur
entrée, on leur prêtait, à gros
intérêt, une certaine somme, et l'on prenait
ostensiblement leurs noms, comme pour leur faire honneur
d'augmenter les revenus de César. Il ne
dédaignait même pas les profits du jeu ; mais
ses plus forts bénéfices étaient dus
à la fraude et au parjure. Un jour, il chargea son
voisin de jouer pour lui, et, allant se placer sur la porte
de son palais, il fit aussitôt saisir deux riches
chevaliers romains qui passaient, confisqua leurs biens, et
rentra tout joyeux, se glorifiant de n'avoir jamais eu de
meilleure chance.
XLII. Lorsqu'il eut une
fille, il se plaignit d'être pauvre, et de succomber
à la fois sous les charges de l'empire et de la
paternité : aussi voulut-il que l'on contribuât
pour élever et doter cette jeune fille. Il
annonça par un édit qu'il accepterait des
étrennes au commencement de l'année ; et, le
jour des calendes de janvier, il se tint à
l'entrée de son palais, y recevant lui-même
l'argent qu'une foule de personnes de toute condition
répandirent à pleines mains devant lui. Dans
les derniers temps, la passion des richesses étant
devenue chez lui une frénésie, il se promenait
souvent, pieds nus, sur d'immenses monceaux d'or,
étalés dans une vaste salle ; quelquefois
même il se roulait au milieu.
XLIII. Quant aux travaux de
la guerre, il ne s'y essaya qu'une seule fois, et encore sans
l'avoir voulu. Etant allé voir le fleuve Clitumne et
le bois qui l'avoisine, il s'avança jusqu'à
Mévanie. Là, on lui conseilla de
compléter la garde batave dont il était alors
entouré, et il entreprit sur-le-champ
l'expédition de Germanie. Il ne perdit pas un moment.
Il fit venir de tous côtés des légions et
des troupes auxiliaires : il fit des levées avec la
plus grande rigueur ; il ordonna en tout genre des
approvisionnements tels qu'on n'en avait jamais vu, et il se
mit en route. Il marchait parfois avec tant de hâte et
de rapidité, que les cohortes prétoriennes
étaient obligées, pour le suivre, de charger
leurs enseignes sur les bêtes de somme, contrairement
à l'usage ; parfois avec tant de nonchalance et de
mollesse, qu'il se faisait porter par huit esclaves dans une
litière, et que les habitants des villes voisines
avaient ordre de balayer les chemins, et de les arroser pour
abattre la poussière.
XLIV. Arrivé au camp,
il voulut se montrer chef rigide et sévère : il
renvoya ignominieusement ceux de ses lieutenants qui
étaient arrivés trop tard avec les troupes
qu'ils devaient amener. Quand il fit la revue de son
armée, il cassa, sous prétexte qu'ils
étaient vieux et épuisés, la plupart des
centurions primipilaires, alors dans la maturité de
l'âge, et dont quelques-uns n'avaient plus que fort peu
de jours à servir pour avoir fait leur temps. Pour les
autres, il les accusa de cupidité, et il restreignit
à six mille sesterces les avantages de la
vétérance. Du reste, tous ses exploits se
bornèrent à recevoir la soumission d'Adminius,
fils de Cynobellinus, roi des Bretons ; ce jeune homme,
chassé par son père, étant venu chercher
un refuge auprès de lui, avec une suite peu nombreuse.
Alors, comme s'il eût subjugué la Bretagne tout
entière, il écrivit à Rome des lettres
fastueuses, et il enjoignit aux courriers de se rendre en
char au Forum et au sénat, et de ne remettre ces
dépêches aux consuls que dans le temple de Mars,
en présence de tous les sénateurs.
XLV. Bientôt
après, ne sachant qui combattre, il fit passer au
delà du Rhin quelques Germains de sa garde, et leur
ordonna de se tenir cachés. On devait ensuite venir
lui annoncer, avec le plus grand trouble, après son
dîner, que l'ennemi paraissait. Tout cela fut
exécuté. Il s'élance aussitôt dans
la forêt voisine avec ses amis et une partie des
cavaliers prétoriens ; il y fait couper des arbres,
les orne comme des trophées, et revient dans son camp
à la lueur des flambeaux, reprochant à ceux qui
ne l'ont pas suivi leur poltronnerie et leur
lâcheté. Ceux, au contraire, qui avaient eu part
à sa victoire reçurent de sa main une nouvelle
espèce de couronnes, qu'il nomma exploratoires,
et sur lesquelles étaient représentés le
soleil, la lune et les astres. Une autre fois, il fit enlever
d'une école quelques jeunes otages, les fit partir
secrètement, et, quittant tout d'un coup une nombreuse
réunion de convives, il les poursuivit avec sa
cavalerie comme des fugitifs, les reprit, et les ramena
chargés de chaînes ; car il fallait aussi que,
dans cette grossière comédie, les lois de
l'humanité fussent violées. Il reprit ensuite
sa place au festin. Des soldats étant alors venus lui
annoncer que la troupe était rassemblée, il les
fit asseoir tout armés à sa table, et il les
exhorta, en citant un vers célèbre de Virgile,
«à vivre et à se conserver pour des temps
plus heureux». De son camp, il reprocha aux
sénateurs et au peuple, dans un édit fort
sévère, «de ne songer qu'aux plaisirs de
la table, du Cirque, du théâtre, de la campagne,
pendant que César s'exposait tous les jours aux
hasards de la guerre».
XLVI. Enfin, il
s'avança vers les bords de l'Océan, à la
tête de l'armée, avec un grand appareil de
balistes et de machines de guerre, comme s'il eût
médité quelque grande entreprise. Personne ne
connaissait ni ne soupçonnait son dessein. Tout d'un
coup il donna l'ordre à ses soldats de ramasser des
coquillages, et d'en remplir leurs casques et leurs
vêtements : «C'étaient, disait-il, des
dépouilles de l'Océan ; et on les devait au
Capitole et au palais des Césars». Comme
témoignage de sa victoire, il fit élever
à une hauteur prodigieuse une tour où l'on
alluma, pendant la nuit, des fanaux comme sur un phare, pour
diriger la marche des navires. Il promit aux soldats une
gratification de cent deniers par tête ; et, comme si
c'eût été le comble de la
libéralité, il leur dit : «Allez-vous-en
joyeux et riches».
XLVII. Désormais
occupé du soin de son triomphe, il choisit et
réserva pour cette cérémonie, outre les
prisonniers et les transfuges barbares, tous ceux des Gaulois
qui étaient de la taille la plus haute, ou, comme il
disait en grec, «la plus triomphale», et, avec
eux, quelques-uns de leurs chefs. Il les contraignit à
laisser croître leur chevelure, à la teindre
comme celle des Germains, et même à apprendre
leur langue et à se donner leurs noms. Il ordonna
aussi de transporter à Rome, par la voie de terre, les
galères à trois rangs sur lesquelles il
était entré dans l'Océan ; et il
écrivit à ses intendants «de lui
préparer le triomphe le plus magnifique qu'on
eût encore vu, mais le moins coûteux possible
pour lui, attendu qu'ils pouvaient disposer des biens de tout
le monde».
XLVIII. Avant de quitter la
province des Gaules, il conçut un abominable dessein,
celui de massacrer les légions qui s'étaient
révoltées après la mort d'Auguste, et
qui l'avaient alors assiégé dans son enfance,
lui et son père Germanicus, leur chef. On eut beaucoup
de peine à le détourner d'un projet aussi
odieux ; mais rien ne put l'empêcher de vouloir
décimer ces soldats. Il les fit donc assembler sans
armes et même sans épées, sous
prétexte de les haranguer, et il les fit entourer par
sa cavalerie. Mais quand il vit que la plupart d'entre eux
soupçonnant son dessein, s'échappaient de tous
côtés pour aller reprendre leurs armes et se
préparer à la résistance, il laissa
là son discours, et prit aussitôt le chemin de
Rome, reportant toute sa fureur contre le sénat, qu'il
menaça ouvertement, afin de détourner
l'attention publique du honteux spectacle de sa conduite. Il
se plaignit, entre autres griefs, qu'on ne lui eût pas
décerné le triomphe dont il était digne,
tandis qu'il avait lui-même, peu de temps auparavant,
défendu, sous peine de mort, que l'on parlât
jamais de lui rendre aucun honneur.
XLIX. Lorsque les
envoyés du sénat vinrent au-devant de lui le
prier de hâter son retour, «Je viendrai, oui je
viendrai, et celle-ci avec moi», répondit-il
d'une voix terrible, en frappant à coups
redoublés sur la garde de son épée. Il
déclara aussi «qu'il ne revenait que pour ceux
qui le souhaitaient, pour les chevaliers et pour le peuple ;
mais que les sénateurs ne retrouveraient en lui ni un
citoyen ni un prince». Il défendit, en outre,
qu'aucun d'eux vînt à sa rencontre ; et,
renonçant au triomphe ou l'ajournant, il entra dans
Rome avec les seuls honneurs de l'ovation, le jour
anniversaire de sa naissance. Il périt quatre mois
après, méditant de plus grands forfaits que
tous ceux qu'il avait déjà commis. Il voulut
d'abord se retirer à Antium et ensuite à
Alexandrie, après avoir fait tuer les citoyens les
plus distingués des deux premiers ordres de l'Etat. On
n'en saurait douter, puisque l'on trouva dans ses papiers
deux écrits intitulés, l'un LE GLAIVE, l'autre
LE POIGNARD, et qui étaient la liste annotée de
tous ceux qu'il destinait à la mort. On
découvrit aussi dans son palais un grand coffre plein
de poisons différents ; Claude les fit jeter dans la
mer, qui en fut, dit-on, infectée à ce point,
que le flux vomit sur le rivage quantité de poissons
morts.
L. Il avait la taille haute,
le teint pâle, le corps très gros, les jambes
extrêmement maigres, ainsi que le cou ; les yeux
enfoncés, les tempes creuses, le front large et
recourbé, fort peu de cheveux, le sommet de la
tête entièrement chauve, et le reste du corps
très velu. Aussi était-ce un crime capital que
de regarder d'en haut quand il passait, ou de prononcer, sous
quelque prétexte que ce fût, le mot
chèvre. Son visage était naturellement
affreux et repoussant, et il s'appliquait à le rendre
plus effrayant encore, en étudiant, devant un miroir,
tous les moyens possibles de terreur et d'effroi. Il
n'était sain ni de corps ni d'esprit. Affligé
du mal caduc dès ses premières années,
il n'en apporta pas moins d'ardeur au travail dans son
adolescence ; non toutefois sans éprouver des
défaillances subites, qui lui ôtaient la
faculté de se mouvoir et de se tenir debout, et dont
il avait beaucoup de peine à revenir. Il connaissait
son mal, et avait songé plus d'une fois à s'en
guérir dans une retraite profonde. On croit que
Césonie lui avait donné pour breuvage un
philtre amoureux, qui n'eut d'autre effet que de le rendre
furieux. Il était surtout excité par l'insomnie
; car il ne pouvait jamais dormir plus de trois heures, et
encore d'un sommeil inquiet, et troublé par des songes
bizarres : il rêva une fois que la mer lui parlait.
Aussi, la plus grande partie de la nuit, las de veiller dans
son lit, il s'asseyait à table ou se promenait dans de
vastes galeries, attendant et invoquant le jour.
LI. C'est sans doute
à ces égarements d'esprit qu'il faut attribuer
la réunion dans cet empereur de deux défauts
bien opposés, une assurance excessive et une excessive
lâcheté. Ce même homme, qui
méprisait tant les dieux, fermait les yeux et
s'enveloppait la tête au moindre éclair et au
plus petit coup de tonnerre : quand le bruit redoublait, il
courait se cacher sous son lit. Dans un voyage en Sicile,
après s'être moqué de plusieurs miracles
qu'on lui vantait, il ne laissa pas de s'enfuir tout
tremblant de Messine, une nuit que l'Etna jetait de la
fumée et faisait entendre un murmure. Il ne cessait de
proférer contre les barbares les plus effroyables
menaces ; et un jour qu'il se trouvait engagé,
au-delà du Rhin, dans un chemin étroit, au
milieu de ses troupes pressées autour de sa voiture,
quelqu'un ayant dit que l'alarme ne serait pas
médiocre si l'ennemi paraissait tout d'un coup, il
monta aussitôt à cheval et courut vers le fleuve
: là, trouvant les ponts encombrés par les
bagages et par les valets de l'armée, il prit, dans
son impatience, le parti de se faire transporter à
bras, par-dessus toutes les têtes. Peu de temps
après, comme on parlait d'un soulèvement de la
Germanie, il ne songea qu'à fuir ; et il fit
équiper des vaisseaux, n'ayant plus, disait-il, pour
consolation que l'espoir de conserver du moins les provinces
d'outre-mer, si les vainqueurs s'emparaient des Alpes, comme
les Cimbres, ou de Rome, comme les Sénonais. C'est, je
crois, ce qui donna à ses meurtriers l'idée de
dire aux soldats, qui commençaient à s'ameuter,
que Caligula s'était tué lui-même,
à la nouvelle d'une bataille perdue.
LII. Ses vêtements, sa
chaussure, et en général sa mise,
n'étaient ni d'un Romain, ni d'un citoyen, ni
même d'un homme. On le vit souvent en public avec des
bracelets et un petit manteau garni de franges, et couvert de
broderies et de pierres précieuses ; d'autres fois,
avec une robe de soie et une tunique ornée d'une riche
bordure. Pour chaussure, il portait tantôt des sandales
ou des cothurnes, tantôt une bottine militaire,
tantôt enfin des brodequins de femme. Le plus souvent
il se montrait avec une barbe d'or, tenant à la main
un foudre, un trident ou un caducée, insignes des
dieux ; quelquefois aussi il s'habillait comme Vénus.
Même avant son expédition en Germanie, il
portait assidûment les ornements triomphaux ; et il
n'était pas rare de lui voir la cuirasse d'Alexandre
le Grand, qu'il avait fait tirer du tombeau de ce
prince.
LIII. Pour ce qui est des
études libérales, il s'appliqua fort peu aux
travaux d'érudition, et beaucoup à
l'éloquence. Il avait la parole abondante et facile,
surtout quand il pérorait contre quelqu'un. La
colère lui fournissait amplement les idées et
les mots ; sa prononciation et sa voix répondaient
à sa passion ; il ne pouvait rester en place, et sa
parole arrivait aux auditeurs les plus
éloignés. Quand il devait parler en public, il
disait, d'un ton menaçant, «qu'il allait lancer
les traits de ses veilles». Il avait d'ailleurs un tel
mépris pour l'élégance et les ornements
du style, qu'il appelait les ouvrages de
Sénèque, l'écrivain alors le plus en
vogue, «de pures amplifications d'école»,
et «du sable sans ciment». D'ordinaire, il
répondait par écrit aux orateurs dont les
discours avaient eu le plus de succès. Quand on devait
juger, dans le sénat, d'illustres accusés, il
méditait pour et contre eux des plaidoyers, et, selon
l'effet qu'il attendait du style de l'un des deux, il les
accablait en récitant l'un, ou les sauvait en
prononçant l'autre. Ces jours-là, il invitait,
par un édit, l'ordre entier des chevaliers à
venir l'entendre.
LIV. Il exerça
d'autres talents fort différents, et avec une ardeur
incroyable ; tour à tour gladiateur, cocher, chanteur
et danseur. Il escrima dans l'arène avec des armes de
combat ; il conduisit des chars dans un Cirque où l'on
avait réuni des difficultés de toute sorte. Il
était si passionné pour le chant et pour la
danse, qu'au spectacle même il ne pouvait
s'empêcher de chanter devant tout le monde avec
l'acteur tragique qui était en scène, et
d'imiter tous les gestes de l'histrion, comme pour le louer
ou le reprendre. Le jour où il fut tué, il ne
paraît pas avoir eu d'autre motif, en indiquant une
veille générale, que le désir de
débuter sur la scène avec plus d'assurance,
à la faveur de l'obscurité. C'était
aussi le temps qu'il prenait pour danser. Il fit appeler une
fois au palais, vers le milieu de la nuit, trois consulaires,
qui arrivèrent saisis de frayeur. Il les fit placer
sur son théâtre, et soudain il s'y
élança lui-même avec un grand fracas, au
bruit des flûtes et de ses sandales sonores, avec la
robe flottante et la tunique des acteurs ; puis il dansa un
pas et se retira. Toutefois cet homme, qui avait appris tant
de choses, ne savait pas nager.
LV. Son goût pour tous
ceux qui lui avaient plu allait jusqu'à la folie. Il
embrassait en plein spectacle le pantomime Mnester ; et si,
pendant que cet histrion dansait, quelqu'un faisait le
moindre bruit, il se faisait amener le perturbateur, et le
flagellait de sa main. Il envoya dire un jour, par un
centurion, à un chevalier romain qui faisait du
tapage, de partir sur-le-champ pour Ostie, et de porter de sa
part des dépêches au roi Ptolémée,
en Mauritanie. Il y avait, pour toute instruction, dans cette
lettre : «Ne faites ni du bien ni du mal à celui
que je vous envoie». Il favorisa les gladiateurs
appelés Thraces, jusqu'à en mettre quelques-uns
à la tête de sa garde germaine, et il
persécuta les mirmillons, jusqu'à leur
ôter leur armure. Un de ces derniers, nommé
Columbus, était sorti vainqueur d'un combat, mais
légèrement blessé ; Caligula introduisit
dans sa plaie un poison, que, depuis, il appela
Columbien, en mémoire de ce fait. C'est du
moins sous ce nom-là qu'on le trouva inscrit de sa
main, parmi ses autres poisons. Il était si
attaché à la faction des Verts, qu'il mangeait
souvent avec eux dans leur écurie, et qu'il y
couchait. Il donna, un jour, au cocher Eutychus, comme
présent de table, après une débauche,
deux millions de sesterces. Il aimait tant un cheval
nommé Incitatus, que, la veille des courses du Cirque,
il envoyait des soldats commander le silence dans tout le
voisinage, afin que le repos de cette bête ne fût
point troublé. Il lui fit faire une écurie de
marbre, une auge d'ivoire, des couvertures de pourpre, des
colliers de perle : il lui donna une maison complète,
des esclaves, des meubles, enfin tout ce qu'il fallait pour
que ceux qu'on invitait, en son nom, à venir manger
chez lui, fussent traités magnifiquement. On dit
même qu'il lui destinait le consulat.
LVI. Ces extravagances et
ces horreurs firent concevoir à quelques citoyens le
projet de le tuer. Deux conspirations furent
découvertes ; et, tandis que d'autres conjurés
hésitaient, faute d'occasion, deux Romains se
communiquèrent leur dessein et
l'exécutèrent, favorisés sous main par
les plus puissants de ses affranchis et par les
préfets du prétoire, qui, déjà
nommés, quoique à tort, comme complices d'une
conjuration, se savaient, depuis ce temps-là, suspects
et haïs. En effet, Caligula leur avait d'abord fait en
particulier de grands reproches, puis, tirant son
épée, leur avait dit «qu'il était
prêt à se donner la mort, s'il leur paraissait
la mériter» ; et, depuis ce temps, il n'avait
cessé de les accuser les uns auprès des autres,
et d'exciter entre eux la jalousie et les soupçons. On
convint de l'attaquer à midi, à sa sortie du
spectacle des jeux Palatins. Cassius Chéréa,
tribun d'une cohorte prétorienne, demanda à
porter le premier coup. Caligula insultait sans cesse
à sa vieillesse, n'avait pour lui que des mots
outrageants, ne le traitait que de lâche et
d'efféminé. Si Chéréa venait lui
demander le mot d'ordre, il lui répondait PRIAPE, ou
bien VENUS ; si Chéréa venait lui faire quelque
remercîment, il lui présentait sa main à
baiser, en la remuant d'une façon
obscène.
LVII. Sa mort fut
annoncée par plusieurs prodiges. A Olympie, la statue
de Jupiter, qu'il avait ordonné d'enlever et de
transporter à Rome, fit un tel éclat de rire
lorsqu'on y mit la main, que les machines tombèrent,
et que les ouvriers s'enfuirent à toutes jambes. Il
survint aussitôt un certain Cassius, qui déclara
avoir reçu en songe l'ordre d'immoler un taureau
à Jupiter. Le Capitole de Capoue fut frappé de
la foudre le jour des ides de mars, ainsi que la chapelle
d'Apollon Palatin, à Rome ; d'où l'on
conjectura, d'une part, qu'un maître était
menacé d'un grand danger par ses gardes, et, de
l'autre, qu'on allait voir un meurtre éclatant, comme
celui qui avait eu lieu naguère à pareil jour.
L'astrologue Sylla, consulté par Caligula sur son
horoscope, lui annonça, comme prochaine et
inévitable, une mort violente. Les sorts d'Antium
l'avertirent de «se garder de Cassius» ; et, sur
cet avis, il avait envoyé tuer Cassius Longinus, alors
proconsul d'Asie, oubliant que Chéréa
s'appelait aussi Cassius. La veille de sa mort, il rêva
qu'il était dans le ciel, à côté
du trône de Jupiter, et que ce dieu, le poussant de
l'orteil du pied droit, le lança sur la terre. On
regarda aussi comme des prodiges plusieurs choses que le
hasard produisit le même jour. Il fut arrosé,
pendant un sacrifice, du sang d'un phénicoptère
; le pantomime Mnester joua une tragédie que l'acteur
Néoptolème avait jouée jadis, le jour
où fut tué Philippe de Macédoine ; dans
le mime appelé Lauréolus, où
l'acteur principal vomit du sang lorsqu'il sort de dessous
les ruines d'un édifice, plusieurs de ceux qui
jouaient les seconds rôles, voulant donner une preuve
de leur talent, en vomirent aussi, et la scène s'en
trouva inondée ; enfin, l'on avait
préparé, pour la nuit qui suivit sa mort, un
spectacle où des Egyptiens et des Ethiopiens devaient
représenter des sujets tirés de l'histoire des
enfers.
LVIII. Le neuf des calendes
de février, vers la septième heure, comme il
balançait s'il se lèverait pour prendre son
repas, ayant l'estomac encore chargé de celui de la
veille, ses amis l'y décidèrent, et il sortit.
Il fallait passer sous une voûte, où
s'exerçaient alors des enfants qui appartenaient aux
plus nobles familles de l'Asie, et qu'il avait fait venir
pour jouer quelques rôles sur les théâtres
de Rome. Il s'arrêta pour les considérer et les
exhorter à bien faire ; et si leur chef ne lui
eût pas dit qu'il mourait de froid, il revenait sur ses
pas, pour faire commencer le spectacle. On ne s'accorde pas
sur ce qui se passa ensuite. Les uns disent que, pendant
qu'il parlait à ces enfants, Chéréa,
placé derrière lui, l'avait violemment
frappé au cou avec son glaive, en s'écriant :
«Imitez-moi !» et qu'aussitôt le tribun
Cornélius Sabinus, autre conjuré, lui avait
traversé la poitrine. D'autres prétendent que
Sabinus, après avoir fait écarter tout le monde
par des centurions qui étaient du complot, avait,
selon l'usage, demandé à Caligula le mot
d'ordre, et que celui-ci ayant donné Jupiter,
Chéréa s'était écrié :
«Reçois une marque de sa colère»,
et lui avait porté un coup à la mâchoire,
au moment où l'empereur tournait la tête de son
côté. Renversé par terre et se repliant
sur lui-même, il cria qu'il vivait encore ; mais les
autres conjurés le percèrent de trente coups de
poignard. Leur mot de ralliement était
Redouble. Il y en eut même qui lui
enfoncèrent le fer dans les parties honteuses. Au
premier bruit, ses porteurs accoururent à son secours
avec leurs bâtons, ainsi que les soldats de sa garde
germaine, et ils tuèrent plusieurs de ses meurtriers,
et même quelques sénateurs bien innocents de ce
meurtre.
LIX. Caligula vécut
vingt-neuf ans, et régna trois années, dix mois
et huit jours. Son cadavre fut porté
secrètement dans les jardins des Lamius,
brûlé à demi sur un bûcher fait
à la hâte, puis enterré, et recouvert
d'un peu de gazon. Dans la suite, ses soeurs, revenues de
l'exil, le firent exhumer, le brûlèrent, et
ensevelirent ses cendres. On assure que, jusqu'à cette
époque les gardiens de ces jardins furent
inquiétés par des fantômes, et que la
maison où il périt fut troublée toutes
les nuits par un bruit effroyable, jusqu'à ce qu'un
incendie l'eût consumée. Césonie, sa
femme, périt en même temps que lui,
frappée par un centurion, et sa fille fut
écrasée contre un mur.
LX. Ce qui peut donner une
idée de ces temps-là, c'est que l'on refusa
d'abord dde croire à la nouvelle de ce meurtre : on
soupçonnait Caïus d'en avoir semé le
bruit, pour surprendre, à la faveur de cet artifice,
les sentiments où l'on était à son
égard. Les conjurés ne destinaient l'empire
à personne ; et le sénat voulait si unanimement
rétablir la liberté, que les consuls ne le
convoquèrent point d'abord dans la salle ordinaire des
séances, parce qu'elle s'appelait Julia, mais au
Capitole. Quelques-uns furent d'avis d'abolir la
mémoire des Césars, et de détruire leurs
temples. On a remarqué que tous les Césars qui
avaient porté le prénom de Caïus avaient
péri par le fer, à commencer par celui qui fut
tué du temps de Cinna.
Traduit par Théophile Baudement (1845)