I. Jeunesse de César. Il est proscrit par Sylla. - II. Ses premières campagnes. Son commerce avec Nicomède. - III. Son retour subit à Rome. - IV. Son accusation contre Dolabella. Il va étudier à Rhodes. Il est pris par des pirates. Ses succès contre Mithridate. - V. Il est fait tribun des soldats. - VI. Il est nommé questeur. Son origine. - VII. Sa questure en Espagne. La statue d'Alexandre. - VIII. Ses projets. - IX. Il entre dans plusieurs conjurations qui avortent. - X. Son édilité. Ses munificences. - XI. Il demande un commandement extraordinaire et se venge du refus des grands. - XII. Il fait accuser Rabirius et le condamne. - XIII. Il est nommé souverain pontife. Ses profusions et ses dettes. - XIV. Sa préture. Son opinion dans le jugement des complices de Catilina. - XV. Il veut enlever à Q. Catulus le droit de faire la dédicace du Capitole. - XVI. Il est suspendu de ses fonctions, et rétabli. - XVII. Il est nommé comme complice de Catilina. - XVIII. Il part pour l'Espagne. - XIX. Il est nommé consul. Premier triumvirat. - XX. Actes principaux et violences de son consulat. - XXI. Il devient le gendre de Pison et le beau-père de Pompée. - XXII. Il obtient le gouvernement des Gaules. Son arrogance. - XXIII. Il est cité en justice. Ses précautions pour s'assurer l'impunité. - XXIV. Il oblige Crassus et Pompée à demander le consulat dans son intérêt. Sa conduite coupable en Gaule. - XXV. Ses expéditions militaires. - XXVI. Ses menées à Rome, pendant la guerre des Gaules. - XXVII. Il augmente par tous les moyens le nombre de ses partisans. - XXVIII. De vives attaques sont dirigées contre lui à Rome. - XXIX. Ses mesures contre ces attaques. - XXX. Il vient à Ravenne, préparé à tous les événements. - XXXI. Il s'avance la nuit jusqu'au Rubicon. - XXXII. Un prodige le détermine à passer ce fleuve. - XXXIII. Sa harangue et ses promesses à ses soldats. - XXXIV. Commencement de la guerre civile. - XXXV. Bataille de Pharsale. Guerre d'Alexandrie. Défaite de Pharnace. Guerre d'Afrique. - XXXVI. Revers de ses lieutenants. Ses dangers. - XXXVII. Ses triomphes à Rome. - XXXVIII. Ses largesses à ses soldats et au peuple. - XXXIX. Magnificence de ses spectacles. - XL. Il réforme le calendrier. - XLI. Ses règlements politiques. - XLII. Ses mesures pour augmenter la population de Rome et éteindre les dettes. - XLIII. Sa sévérité dans la distribution de la justice. Ses lois somptuaires. - XLIV. Ses projets. Il médite la guerre contre les Parthes. - XLV. Son portrait. Son tempérament, ses habitudes. - XLVI. Son faste. - XLVII. Son goût pour les choses rares. - XLVIII. Sa sévérité envers ses esclaves et ses affranchis. - XLIX. La corruption de ses moeurs. - L. Ses adultères à Rome. - LI. Ses adultères dans ses gouvernements. - LII. Les reines qu'il aima. Loi qui lui donnait toutes les femmes. - LIII. Sa sobriété. - LIV. Ses concussions. - LV. Son mérite comme orateur et comme écrivain. - LVI. Jugements sur ses Commentaires. Ses autres ouvrages. - LVII. Sa célérité. - LVIII. Sa prudence et sa témérité. - LIX. Il est inaccessible à la superstition. - LX. Ses batailles. - LXI. Son cheval. - LXII. Son énergie dans les moments critiques. - LXIII Son intrépidité. - LXIV. Sa présence d'esprit dans le danger. - LXV. Sa conduite envers ses soldats. - LXVI. Comment il les rassurait. - LXVII. Son affection pour eux. - LXVIII. Leur amour pour lui. Leur bravoure. - LXIX. Sa fermeté devant ses troupes séditieuses. - LXX. Il apaise d'un seul mot une révolte. - LXXI. Son zèle pour ses clients. - LXXII. Son dévouement à ses amis. - LXXIII. Sa facilité à pardonner les outrages. - LXXIV. Sa douceur, même dans la vengeance. - LXXV. Sa clémence et sa modération. - LXXVI. Son orgueil. Son despotisme. - LXXVII. Orgueil de ses discours. - LXXXIII. Son mépris pour le sénat. - LXXIX. Tentatives qui sont faites pour le nommer roi. - LXXX. Conjuration tramée contre lui. Dispositions du peuple. - LXXXI. Présages de sa mort. - LXXXII. Il est tué dans le sénat. - LXXXIII. Son testament. - LXXXIV. Ses funérailles. - LXXXV. Fureur du peuple contre ses meurtriers. - LXXXVI. Son mépris de la vie. Sa sécurité. - LXXXVII. Ses souhaits pour une mort prompte. - LXXXVIII. Son apothéose. - LXXXIX. Destinée commune à ses meurtriers. -
I. Caïus Julius
César avait seize ans lorsqu'il perdit son
père. L'année suivante, il fut
désigné prêtre de Jupiter ; et quoiqu'on
l'eût fiancé, dès son enfance, à
Cossutia, née de simples chevaliers, mais fort riche,
il la répudia, pour épouser Cornélie,
fille de Cinna, lequel avait été quatre fois
consul. Il en eut bientôt une fille, nommée
Julie. Le dictateur Sylla voulut le contraindre à la
répudier, et, ne pouvant y réussir par aucun
moyen, le priva du sacerdoce, des biens de sa femme, des
successions de sa maison, et le regarda dès lors comme
son ennemi. César fut même réduit
à se cacher, et, quoique atteint de la fièvre
quarte, à changer presque toutes les nuits de
retraite, et à se racheter, à prix d'argent,
des mains de ceux qui le poursuivaient. Il fallut que les
Vestales, et Mamercus Emilius avec Aurelius Cotta, ses
proches et ses alliés, se réunissent pour
obtenir son pardon. Il est certain que Sylla le refusa
longtemps aux prières de ses meilleurs amis et des
hommes les plus éminents, et que, vaincu par leur
persévérance, il s'écria, par une
inspiration divine ou par un secret pressentiment de l'avenir
: «Eh bien, vous l'emportez, soyez satisfaits ; mais
sachez que celui dont la vie vous est si chère
écrasera un jour le parti de la noblesse, que nous
avons défendu ensemble ; car il y a dans César
plus d'un Marius».
II. César fit ses
premières armes en Asie, où l'avait
emmené le préteur M. Thermus. Chargé par
lui d'aller chercher une flotte en Bithynie, il
s'arrêta chez le roi Nicomède, à qui on
le soupçonna de s'être prostitué. Ce qui
confirma ce bruit, c'est qu'on le vit, peu de jours
après, retourner en Bithynie, sous prétexte de
faire payer une certaine somme, due à un affranchi,
son client. Le reste de la campagne fut plus favorable
à sa réputation ; et, à la prise de
Mytilène, il reçut de Thermus une couronne
civique.
III. Il servit aussi en
Cilicie, sous Servilius Isauricus, mais pendant peu de temps
; car, à la nouvelle de la mort de Sylla, et sur les
espérances qu'il conçut des nouveaux troubles
excités par M. Lépidus, il se hâta de
revenir à Rome. Toutefois, il ne voulut pas entrer
dans ses projets, quelques avantages qui lui fussent offerts
; le caractère de Lépidus ne lui inspirait pas
de confiance, et l'occasion lui semblait moins belle qu'il ne
l'avait cru.
IV. Ces troubles
apaisés, il accusa de concussion Cornélius
Dolabella, qui avait été honoré du
consulat et du triomphe. L'accusé fut absous, et
César résolut de se retirer à Rhodes,
tant pour se dérober aux ennemis qu'il s'était
faits, que pour y consacrer ses loisirs aux leçons
d'Apollonius Molon, le plus célèbre
rhéteur de ce temps-là. Dans ce trajet,
exécuté pendant l'hiver, il fut pris par les
pirates, à la hauteur de l'île Pharmacuse ; et,
sans rien perdre de sa dignité, il resta leur
prisonnier l'espace d'environ quarante jours, n'ayant
près de lui qu'un médecin et deux esclaves du
service de sa chambre ; car il avait
dépêché sur-le-champ ses compagnons et
ses autres esclaves, pour lui rapporter l'argent
nécessaire à sa rançon. Il la paya
cinquante talents, et, à peine débarqué
sur le rivage, il poursuivit, à la tête d'une
flotte, les pirates qui s'en retournaient, les
réduisit en son pouvoir, et les punit du supplice dont
il les avait souvent menacés comme en plaisantant.
Mithridate ravageait alors les pays voisins ; César ne
voulut pas paraître indifférent au malheur des
alliés : de Rhodes, où il s'était rendu,
il passa en Asie, leva des troupes auxiliaires, chassa de la
province le lieutenant de ce roi, et retint dans le devoir
les peuples dont la foi était ébranlée
et douteuse.
V. Revenu à Rome, la
première dignité qu'il obtint par les suffrages
du peuple fut celle de tribun militaire. On le vit alors
aider de tout son pouvoir ceux qui voulaient rétablir
la puissance tribunitienne, dont Sylla avait beaucoup
retranché. Il fit aussi servir la proposition Plotia
au rappel de L. Cinna, frère de sa femme, et de tous
ceux qui, dans les troubles civils, s'étaient
attachés à Lépidus, et qui, après
la mort de ce consul, s'étaient réfugiés
auprès de Sertorius : il prononça même un
discours à ce sujet.
VI. Etant questeur, il fit,
à la tribune aux harangues et selon l'usage
reçu, l'éloge de sa tante Julie et de sa femme
Cornélie, qui venaient de mourir. Dans le premier, il
établit ainsi la double origine de sa tante et celle
de son propre père : «Par sa mère, ma
tante Julie est issue des rois ; par son père, elle se
rattache aux dieux immortels. En effet, d'Ancus Marcius
descendaient les rois Marcius, dont le nom fut celui de sa
mère ; de Vénus descendent les Jules, dont la
race est la nôtre. On voit donc unis dans notre famille
et la majesté des rois, qui sont les maîtres des
hommes, et la sainteté des dieux, qui sont les
maîtres des rois». Pour remplacer
Cornélie, il épousa Pompeia, fille de Q.
Pompée et petite-fille de L. Sylla ; mais, dans la
suite, il divorça d'avec elle, sur le soupçon
d'un commerce adultère avec P. Clodius, si
publiquement accusé de s'être introduit chez
elle sous un costume de femme, pendant une fête
religieuse, que le sénat dut ordonner une
enquête pour sacrilège.
VII. Pendant sa questure,
l'Espagne ultérieure lui échut en partage. En
visitant les assemblées de cette province, pour y
rendre la justice par délégation du
préteur, il alla jusqu'à la ville de Cadix ;
c'est là que voyant, près d'un temple
d'Hercule, la statue du grand Alexandre, il poussa un profond
soupir, comme pour déplorer son inaction : et, se
reprochant de n'avoir encore rien fait de mémorable
à un âge où Alexandre avait
déjà conquis l'univers, il demanda incontinent
son congé, afin de venir à Rome épier
l'occasion des grandes choses. Les devins
élevèrent encore ses espérances, par
l'interprétation d'un songe qu'il avait eu la nuit
précédente, et qui lui troublait l'esprit ; car
il avait rêvé qu'il violait sa mère. Ils
lui promirent l'empire du monde, «cette mère
qu'il avait vue soumise à lui n'étant autre que
la terre, notre mère commune».
VIII. Etant donc parti avant
le temps, il visita les colonies latines, qui nourrissaient
des prétentions au droit de cité romaine ; et
il les aurait poussées à quelque audacieuse
entreprise, si, dans cette crainte même, les consuls
n'avaient retenu quelque temps les légions
destinées pour la Cilicie. Il n'en médita pas
moins de plus grands projets, qui devaient bientôt
éclater au sein même de Rome.
IX. On dit, en effet, que, peu
de jours avant de prendre possession de
l'édilité, il entra dans une conspiration avec
le consulaire M. Crassus, et avec P. Sylla et Autronius,
condamnés tous deux pour brigue, après avoir
été désignés consuls. Ils
devaient attaquer le sénat au commencement de
l'année, en égorger une partie, donner la
dictature à Crassus, qui aurait eu César pour
maître de la cavalerie ; et, après s'être
ainsi emparés du gouvernement, rendre à Sylla
et à Autronius le consulat qu'on leur avait
ôté. Tanusius Géminus dans son histoire,
Marcus Bibulus dans ses édits, et C. Curion, le
père, dans ses discours, parlent de cette conjuration.
Cicéron lui-même paraît y faire allusion
dans une lettre à Axius, où il dit que
«César effectua, pendant son consulat, le projet
de domination qu'il avait conçu étant
édile». Tanusius ajoute que Crassus, soit peur,
soit repentir, ne se montra pas le jour marqué pour le
meurtre, et que, pour cette raison, César ne donna
point le signal convenu, qui était, à ce que
rapporte Curion, de laisser tomber sa toge de son
épaule. Le même Curion et M. Actorius Nason lui
imputent encore une autre conspiration avec le jeune Cn.
Pison, et prétendent que c'est sur le soupçon
des menées de ce Pison dans Rome, qu'on lui donna, par
commission extraordinaire, le gouvernement de l'Espagne ; que
néanmoins ils convinrent d'exciter des mouvements
simultanés, l'un au dehors, l'autre à Rome, et
d'agir au moyen des Ambrones et des peuples qui sont
au-delà du Pô ; mais que la mort de Pison fit
avorter leurs projets.
X. Edile, César ne se
borna pas à orner le Comitium, le Forum, et les
basiliques ; il orna aussi le Capitole, et y fit
élever, pour le temps d'une exposition
supplémentaire, des portiques où il
étala aux yeux du peuple une partie des nombreuses
curiosités qu'il avait rassemblées. Il donna
des jeux et des combats de bêtes, tantôt avec son
collègue et tantôt en son propre nom ; ce qui
fit que la popularité ne s'attacha qu'à lui
pour des dépenses faites en commun. Aussi son
collègue, M. Bibulus, disait-il, en se comparant
à Pollux, «que comme on avait coutume d'appeler
du seul nom de Castor le temple érigé dans le
Forum aux deux frères, on appelait magnificence de
César les libéralités de César et
de Bibulus». César joignit à ces
prodigalités un combat de gladiateurs ; mais il y en
eut quelques couples de moins qu'il ne le voulait ; car il en
avait fait venir de toutes parts une si grande multitude, que
ses ennemis, épouvantés, firent restreindre,
par une loi expresse, le nombre des gladiateurs qui
pourraient à l'avenir entrer dans Rome.
XI. S'étant
concilié la faveur du peuple, il essaya, par le
crédit de quelques tribuns, de se faire donner le
gouvernement de l'Egypte, en vertu d'un plébiscite.
Cette demande inopinée d'un commandement
extraordinaire était fondée sur ce que les
habitants d'Alexandrie avaient chassé leur roi, ami et
allié du peuple romain ; conduite
généralement blâmée à Rome.
La faction des grands fit échouer les
prétentions de César, qui, pour affaiblir
à son tour leur autorité par tous les moyens
possibles, releva les trophées de C. Marius sur
Jugurtha, sur les Cimbres et sur les Teutons, monuments
autrefois renversés par Sylla ; et quand on informa
contre les sicaires, il fit ranger parmi ces meurtriers,
malgré les exceptions de la loi Cornélia, ceux
qui, pendant la proscription, avaient reçu de l'argent
du trésor public pour prix des têtes des
citoyens romains.
XII. Il suscita aussi un
accusateur, pour crime capital, contre C. Rabirius, qui,
quelques années auparavant, avait plus que personne
aidé le sénat à comprimer les
séditieuses entreprises du tribun L. Saturninus.
Désigné par le sort pour être un des
juges de l'accusé, il le condamna avec tant de
passion, que, devant le peuple, rien ne fut aussi utile
à l'appelant que la partialité de son
juge.
XIII. Déçu de
l'espérance d'un commandement, César brigua le
souverain pontificat, et répandit l'argent avec une
telle profusion, qu'effrayé lui-même de
l'énormité de ses dettes, il dit à sa
mère, en l'embrassant avant de se rendre aux comices,
qu'elle ne le reverrait que grand pontife. Aussi
l'emporta-t-il sur deux compétiteurs bien redoutables,
bien supérieurs à lui par l'âge et par la
dignité ; et il eut même sur eux cet avantage,
de réunir plus de suffrages dans leurs propres tribus,
qu'ils n'en eurent ensemble dans toutes les autres.
XIV. César
était préteur quand on découvrit la
conjuration de Catilina. La mort des coupables avait
été résolue dans le sénat, d'une
voix unanime : lui seul opina pour qu'ils fussent
détenus séparément dans des villes
municipales, et que leurs biens fussent vendus. Bien plus ;
ceux qui avaient proposé une peine plus
sévère, il les effraya tellement par la menace
réitérée des haines populaires qui, un
jour, se déchaîneraient contre eux, que
Décimus Silanus, consul désigné, ne
craignit pas d'adoucir, par une interprétation, son
avis, dont il ne pouvait changer sans honte, et qu'on avait
compris, dit-il alors, dans un sens plus rigoureux qu'il ne
l'avait voulu. César allait l'emporter :
déjà même un grand nombre de
sénateurs étaient passés de son
côté, entre autres Cicéron, le
frère du consul ; c'en était fait, si le
discours de M. Caton n'eût raffermi le sénat
intimidé. César, loin de renoncer à son
opposition, y mit une telle persistance, qu'une troupe de
chevaliers romains, qui gardait armée la salle du
sénat, menaça de lui donner la mort : des
glaives nus furent même dirigés contre lui, en
sorte que ses voisins se reculèrent ; quelques-uns
seulement, le tenant dans leurs bras et le couvrant de leurs
toges, réussirent, non sans peine, à le sauver.
Alors, saisi d'effroi, il céda ; et, de tout le reste
de l'année, il ne parut plus au sénat.
XV. Le premier jour de sa
préture, il cita devant le peuple Q. Catulus, aux fins
d'enquête sur la reconstruction du Capitole ; et il
proposa d'en confier le soin à un autre. Mais voyant
que les patriciens, au lieu d'aller rendre leurs devoirs aux
nouveaux consuls, accouraient en foule à
l'assemblée pour lui opposer une résistance
opiniâtre, et jugeant la lutte inégale, il se
désista de son entreprise.
XVI. Il n'en montra que plus
d'ardeur et de passion à soutenir le tribun du peuple
Cécilius Metellus, auteur des lois les plus
séditieuses contre le droit d'opposition de ses
collègues. Un décret du sénat finit par
les suspendre tous deux de leurs fonctions. César eut
l'audace de rester en possession de sa charge, et de rendre
encore la justice. Mais quand il apprit qu'on se
préparait à employer contre lui la violence et
les armes, il congédia ses licteurs, se
dépouilla de la prétexte, et se retira
secrètement chez lui, résolu, pour s'accommoder
au temps, de se tenir tranquille. Deux jours après, la
foule s'assembla d'elle-même et spontanément
devant sa maison, et lui offrit son appui pour le
rétablir dans sa dignité : le tumulte
était au comble ; César l'apaisa.
Etonnés de cette modération, les
sénateurs, que la nouvelle de l'attroupement avait
réunis à la hâte, envoyèrent, pour
lui rendre grâces, les plus illustres d'entre eux ; et
il fut rappelé dans le sénat, où lui
furent prodigués les plus pompeux éloges.
Enfin, on le réintégra dans sa charge, en
rapportant le premier décret.
XVII. D'autres embarras ne
tardèrent pas à l'assaillir : il fut
nommé parmi les complices de Catilina, devant le
questeur Novius Niger, par L. Vettius Judex, et dans le
sénat, par Q. Curius, à qui l'on avait
décerné des récompenses publiques pour
avoir révélé le premier les projets des
conjurés. Curius prétendait tenir de Catilina
ce qu'il avançait. Vettius s'engageait à
produire la signature de César, donnée à
Catilina lui-même. César ne crut pas devoir
souffrir ces attaques ; il implora le témoignage de
Cicéron, pour prouver qu'il lui avait, de son plein
gré, transmis certains détails sur la
conjuration ; et il vint à bout de priver Curius des
récompenses qu'on lui avait promises. Pour Vettius,
à qui l'on commença par prendre des gages de
comparution, dont on pilla les meubles, dont on maltraita la
personne, et qui enfin fut près d'être mis en
pièces en pleine assemblée, au pied de la
tribune, César le fit jeter en prison. Il y fit
conduire aussi le questeur Novius, pour avoir souffert qu'on
accusât à son tribunal un magistrat
supérieur à lui.
XVIII. A l'issue de sa
préture, le sort lui départit l'Espagne
ultérieure. Mais, retenu par ses créanciers, il
ne s'en délivra qu'après avoir donné des
cautions ; et sans attendre que, selon l'usage et les lois,
le sénat eût réglé tout ce qui
concernait les provinces, il partit, soit pour
échapper à une action judiciaire qu'on voulait
lui intenter à l'expiration de sa charge, soit pour
porter plus promptement secours aux alliés, qui
imploraient la protection de Rome. Quand il eut
pacifié sa province, il revint, avec la même
précipitation et sans attendre son successeur, pour
demander à la fois le triomphe et le consulat. Mais le
jour des comices étant déjà
indiqué, l'on ne pouvait tenir compte de sa
candidature que s'il entrait dans la ville en simple
particulier ; et lorsqu'il demanda la faveur d'être
affranchi de la loi, il rencontra une forte opposition. Il
fut donc forcé de renoncer au triomphe, pour
n'être pas exclu du consulat.
XIX. De ses deux
compétiteurs au consulat, L. Luccéius et Marcus
Bibulus, il s'attacha le premier, qui avait moins de
crédit mais une grande fortune, à condition que
celui-ci associerait le nom de César au sien dans ses
largesses aux centuries. Les grands, instruits de ce
marché, dont ils craignaient les suites, et
persuadés que César, avec la plus haute
magistrature de l'Etat et un collègue tout à
lui, ne mettrait pas de bornes à son audace, voulurent
que Bibulus fît aux centuries les mêmes
promesses, et la plupart d'entre eux se cotisèrent
à cet effet. Caton lui-même avoua que, cette
fois, la corruption profiterait à la
république. César fut donc nommé consul
avec Bibulus. Les grands n'eurent plus d'autre ressource que
d'assigner aux futurs consuls des commandements sans
importance, comme l'inspection des forêts et des
chemins. Excité surtout par cette injure, César
ne négligea aucun moyen de s'attacher Cn.
Pompée, alors irrité lui-même contre les
sénateurs de ce que, malgré ses victoires sur
le roi Mithridate, ils hésitaient à ratifier
ses actes. Il le réconcilia aussi avec M. Crassus, qui
était resté son ennemi depuis les violentes
querelles de leur consulat ; et il conclut avec eux une
alliance, en vertu de laquelle rien ne devrait se faire dans
l'Etat de ce qui déplairait à l'un des
trois.
XX. En prenant possession de
sa dignité, César établit, le premier,
que l'on tiendrait un journal de tous les actes du
sénat et du peuple, et que ce journal serait rendu
public. Il fit revivre aussi l'ancien usage de se faire
précéder par un appariteur et suivre par des
licteurs, pendant le mois où l'autre consul aurait les
faisceaux. Il promulgua de nouvelles lois sur le partage des
terres ; et, ne pouvant vaincre la résistance de
Bibulus, il le chassa du forum, à main armée.
Le lendemain, celui-ci porta ses plaintes au sénat ;
mais il ne se trouva personne qui osât faire un rapport
sur cette violence, ou proposer de ces résolutions
vigoureuses qu'on avait si souvent prises dans de moindres
dangers. Bibulus, au désespoir, se retira chez lui,
où il se tint caché tout le temps de son
consulat, n'agissant plus, dans son opposition, que par la
voie des édits. De ce moment, César
régla tout dans l'Etat, de sa seule et souveraine
autorité ; si bien que des railleurs, avant de signer
leurs lettres, les dataient par plaisanterie, non du consulat
de César et de Bibulus, mais du consulat de Jules et
de César ; faisant ainsi deux consuls d'un seul, dont
ils séparaient le nom et le surnom. On fit aussi
courir les vers suivants :
Ce que César a fait, qui d'entre nous
l'ignore ? Ce qu'a fait Bibulus, moi je le cherche encore. |
Le territoire de Stella consacré par nos
ancêtres, et les champs de la Campanie affermés
pour les besoins de la république, furent
distribués, par son ordre et sans que le sort
fût consulté, à vingt mille citoyens,
pères de trois enfants ou d'un plus grand nombre. Les
fermiers de l'Etat demandaient une réduction ;
César leur remit le tiers de leur fermage, et les
engagea en public à ne point enchérir
inconsidérément à la prochaine
adjudication des impôts. Il en était ainsi du
reste : tout ce que l'on convoitait, César en faisait
largesse ; car personne n'osait s'y opposer, et quiconque
l'osait se voyait en butte à ses vengeances. Caton
l'ayant un jour apostrophé, il le fit traîner
hors du sénat par un licteur, et conduire en prison.
L. Lucullus, après l'avoir bravé quelques
moments, fut si épouvanté de ses menaces, qu'il
lui demanda grâce à genoux. Cicéron, dans
un plaidoyer, avait déploré l'état des
affaires publiques ; le jour même, à la
neuvième heure, César fit passer dans les rangs
plébéiens le patricien P. Clodius, ennemi de
Cicéron, et qui, depuis longtemps, tâchait en
vain d'y entrer. Voulant en finir avec ses adversaires, il
suborna Vettius, à prix d'argent, pour qu'il
déclarât que quelques-uns d'entre eux l'avaient
engagé à tuer Pompée, et qu'amené
au forum, il nommât les prétendus auteurs de ce
complot : mais Vettius accusant sans preuves tantôt
l'un, tantôt l'autre, la fraude fut bientôt
soupçonnée ; et César,
désespérant du succès d'une entreprise
aussi imprudente, fit, dit-on, empoisonner le
dénonciateur.
XXI. Vers le même
temps, il épousa Calpurnie, fille de L. Pison, qui
allait lui succéder au consulat ; et il donna en
mariage à Cn. Pompée sa fille Julie,
déjà promise et fiancée à
Servilius Cépion, l'un de ceux qui, peu de temps
auparavant, l'avaient le plus aidé à se
défaire de Bibulus. Après cette nouvelle
alliance, il commença, dans le sénat, par
prendre d'abord l'avis de Pompée, alors qu'il avait
coutume d'interroger Crassus le premier, et qu'il
était d'usage que le consul conservât toute
l'année l'ordre établi par lui aux calendes de
janvier pour recueillir les votes.
XXII. Ainsi appuyé du
crédit de son beau-père et de son gendre, il
choisit, parmi toutes les provinces romaines, celle des
Gaules, qui, entre autres avantages, offrait à son
ambition un vaste champ de triomphes. Il reçut d'abord
la Gaule Cisalpine avec l'Illyrie, en vertu d'une loi de
Vatinius, et ensuite la Gaule Chevelue, par un décret
des sénateurs, qui persuadés que le peuple la
lui donnerait aussi, préférèrent que
César la tînt de leur
générosité. Il en éprouva une
joie qu'il ne put contenir : on l'entendit, peu de jours
après, se vanter en plein sénat d'être
enfin parvenu au comble de ses voeux, malgré la haine
de ses ennemis consternés, et s'écrier qu'il
marcherait désormais sur leurs têtes :
«Cela ne sera pas facile à une femme»,
répondit une voix, par allusion à ses moeurs :
«Je ne sache pas, répliqua-t-il sur le
même ton, que cela ait empêché
Sémiramis de régner sur l'Assyrie, et les
Amazones de posséder jadis une grande partie de
l'Asie».
XXIII. Après son
consulat, les préteurs C. Memmius et Lucius Domitius
demandèrent qu'on examinât les actes de
l'année précédente. César
déféra l'affaire au sénat, qui ne voulut
point en connaître. Trois jours s'étant
passés en vaines altercations, il partit pour son
gouvernement ; et aussitôt, afin de constituer à
son égard un précédent fâcheux, on
traîna son questeur en justice, à raison de
plusieurs crimes. Lui-même y fut bientôt
cité par le tribun du peuple L. Antistius ; mais,
grâce à l'intervention du collège des
tribuns, il obtint de ne pas être accusé pendant
qu'il était absent pour le service de la
république. Pour se mettre désormais à
l'abri de pareilles attaques, il eut grand soin de s'attacher
par des services les magistrats de chaque année, et il
se fit une loi de n'aider de son crédit ou de ne
laisser parvenir aux honneurs que ceux qui se seraient
engagés à le défendre en son absence ;
condition pour laquelle il n'hésita pas à
exiger de certains un serment et même une promesse
écrite.
XXIV. Aussi L. Domitius, qui
aspirait au consulat, s'étant vanté
publiquement d'accomplir comme consul ce qu'il n'avait pu
faire comme préteur, et d'ôter, en outre,
à César l'armée qu'il commandait,
celui-ci fit venir Crassus et Pompée à Lucques,
ville de sa province, et il les contraignit de demander aussi
le consulat, pour en écarter Domitius, et faire
ensuite proroger son commandement pour cinq ans ; ce qui fut
exécuté. Rassuré de ce
côté, il ajouta d'autres légions à
celles qu'il avait reçues de la république, et
il les entretint à ses frais. Il en forma, dans la
Gaule Transalpine, une dernière, à laquelle il
fit prendre le nom gaulois d'Alauda, qu'il sut former
à la discipline des Romains, qu'il arma et habilla
comme eux, et que, dans la suite, il gratifia tout
entière du droit de cité. Il ne laissa
désormais échapper aucune occasion de faire la
guerre, fût cette guerre injuste et périlleuse :
il attaqua indistinctement et les peuples alliés et
les nations ennemies ou sauvages. Enfin sa conduite fit
prendre, un jour, au sénat la résolution
d'envoyer des commissaires dans les Gaules, pour informer sur
l'état de cette province ; on proposa même de le
livrer aux ennemis. Mais le succès de ses entreprises
lui fit, au contraire, décerner de solennelles actions
de grâces, plus longues et plus fréquentes
qu'à aucun autre avant lui.
XXV. Voici, en peu de mots,
ce qu'il fit pendant les neuf années que dura son
commandement. Toute la Gaule comprise entre les
Pyrénées, les Alpes, les Cévennes, le
Rhône et le Rhin, c'est-à-dire dans un circuit
de deux ou trois cent mille pas, il la réduisit en
province romaine, à l'exception des villes
alliées et amies, et il imposa au pays conquis un
tribut annuel de quarante millions de sesterces. Il est le
premier qui, après avoir jeté un pont sur le
Rhin, ait attaqué les Germains au-delà de ce
fleuve, et qui ait remporté sur eux de grands
avantages. Il attaqua aussi les Bretons, jusqu'alors
inconnus, les vainquit, et en exigea des contributions et des
otages. Au milieu de tant de succès, il
n'éprouva que trois revers : l'un en Bretagne,
où une violente tempête faillit détruire
sa flotte ; un autre en Gaule, devant Gergovie, où une
légion fut batue ; et le troisième sur le
territoire des Germains, où ses lieutenants Titurius
et Aurunculéius périrent dans une
embuscade.
XXVI. C'est dans le cours de
ces expéditions qu'il perdit d'abord sa mère,
puis sa fille, et peu après son petit-fils. Cependant
le meurtre de P. Clodius avait mis le trouble dans Rome, et
le sénat, qui était d'avis de ne créer
qu'un consul, désignait nommément Cn.
Pompée. Les tribuns du peuple lui destinaient
César pour collègue ; mais ne voulant pas
revenir, pour cette candidature, avant d'avoir terminé
la guerre, il s'entendit avec eux pour qu'ils lui fissent
plutôt obtenir du peuple la permission de briguer,
absent, son second consulat, lorsque le temps de son
commandement serait près d'expirer. On lui accorda ce
privilège ; et concevant déjà de plus
grands projets et de plus hautes espérances, il ne
négligea rien pour se faire des partisans, à
force de bons offices et de largesses publiques et
particulières. Avec l'argent extorqué aux
ennemis, il commença la construction d'un forum, dont
le terrain seul coûta plus de cent mille grands
sesterces. Il promit au peuple, en mémoire de sa
fille, des spectacles et un festin, ce qui était sans
exemple ; et pour répondre à la vive impatience
de la miltitude, il employa aussi ses esclaves aux
préparatifs de ce festin, qu'il avait adjugés
à des entrepreneurs. Il avait à Rome des agents
qui enlevaient de force, pour les lui garder, les gladiateurs
les plus fameux, au moment où les spectateurs allaient
prononcer leur arrêt de mort. Quant aux
élèves, ce n'était ni dans l'enceinte
d'une école ni par des professeurs d'escrime qu'il les
faisait instruire, mais dans les maisons des particuliers,
par des chevaliers romains, ou même par des
sénateurs habiles à manier les armes, et qu'il
suppliait (ses lettres en font foi) d'entreprendre
l'instruction de chacun de ces gladiateurs, et de
présider eux-mêmes, comme des maîtres,
à leurs exercices. César doubla pour toujours
la solde des légions. Dans les années
d'abondance, il distribuait le blé sans règle
ni mesure, et on le vit parfois donner à chaque homme
un esclave pris sur le butin.
XXVII. Afin de conserver,
par une nouvelle alliance, l'appui de Pompée, il lui
offrit Octavie, nièce de sa soeur, quoiqu'elle
fût mariée à C. Marcellus ; et il lui
demanda la main de sa fille, destinée à Faustus
Sylla. Tous ceux qui entouraient Pompée, et presque
tous les membres du sénat, César les avait
faits ses débiteurs, sans leur demander
d'intérêt ou en n'acceptant d'eux qu'un
intérêt modique. Il faisait aussi de magnifiques
présents aux citoyens des autres classes, qui se
rendaient auprès de lui sur son invitation ou de leur
propre mouvement. Sa libéralité
s'étendait jusque sur les affranchis et les esclaves,
selon ce qu'ils avaient de crédit sur l'esprit de leur
maître ou de leur patron. Les accusés, les
citoyens perdus de dettes, la jeunesse prodigue, ne
trouvaient qu'en lui un refuge assuré, à moins
que les accusations ne fussent trop graves, la ruine trop
complète, les désordres trop grands, pour qu'il
pût y remédier : à ceux-là, il
disait ouvertement «qu'il leur fallait une guerre
civile».
XXVIII. Il ne montra pas
moins d'empressement à s'attacher les rois et les
provinces dans toute l'étendue de la terre, offrant
aux uns, en pur don, des milliers de captifs, envoyant aux
autres des troupes auxiliaires, où et quand ils le
voulaient, sans prendre l'avis du sénat ni du peuple.
Il orna de magnifiques monuments non seulement l'Italie, les
Gaules, les Espagnes, mais aussi les plus puissantes villes
de la Grèce et de l'Asie. Enfin tout le monde
commençait à démêler avec terreur
le but de tant d'entreprises, lorsque le consul M. Claudius
Marcellus publia un édit par lequel, après
avoir annoncé qu'il s'agissait du salut de la
république, il proposa au sénat de donner un
successeur à César avant l'expiration de son
commandement, et, puisque la guerre était finie et la
paix assurée, de licencier l'armée victorieuse.
Il demanda aussi que, dans les prochains comices, on ne
tînt pas compte de César absent, puisque
Pompée lui-même avait abrogé le
plébiscite rendu en sa faveur. Il était en
effet arrivé que, dans une loi portée par
Pompée sur les droits des magistrats, et au chapitre
où il interdisait aux absents la demande des honneurs,
il avait oublié d'excepter César ; erreur qu'il
n'avait corrigée que lorsque la loi était
déjà gravée sur l'airain et
déposée dans le trésor. Non content
d'enlever à César ses provinces et son
privilège, Marcellus fut encore d'avis de retirer
à la colonie fondée par lui à
Novumcomum, sur une motion de Vatinius, le droit de
cité romaine, comme étant le résultat de
la brigue et de la violation des lois.
XXIX. Ebranlé par ces
attaques, et persuadé, comme il le disait souvent,
qu'il serait plus difficile, quand l'Etat l'aurait pour chef,
de le faire descendre du premier rang au second, que du
second jusqu'au dernier, il résista de tout son
pouvoir à Marcellus, et lui opposa tantôt les
tribuns, tantôt Servius Sulpicius, l'autre consul.
L'année suivante, comme C. Marcellus, qui avait
succédé, dans le consulat, à son cousin
germain Marcus, suivait le même plan que lui,
César s'assura, au prix d'immenses largesses, le
concours de son collègue Emilius Paulus et de
Caïus Curion, le plus violent des tribuns. Mais
rencontrant partout une résistance obstinée, et
voyant que les consuls désignés étaient
aussi contre lui, il écrivit au sénat, pour le
conjurer de ne pas lui enlever le bienfait du peuple, ou du
moins d'ordonner que les autres généraux
quittassent aussi leurs armées. Il se flattait,
à ce que l'on croit, de rassembler ses
vétérans, dès qu'il le voudrait, plus
aisément que Pompée ne réunirait de
nouveaux soldats. Il offrit néanmoins à ses
adversaires de renvoyer huit légions, de quitter la
Gaule Transalpine, et de garder la Cisalpine avec deux
légions, ou même l'Illyrie avec une seule,
jusqu'à ce qu'il fût créé
consul.
XXX. Mais le sénat
n'eut aucun égard à ses demandes, et ses
ennemis refusèrent de mettre en marché le salut
de la république. Alors il passa dans la Gaule
Citérieure, et, après avoir tenu les
assemblées provinciales, il s'arrêta à
Ravenne, prêt à venger par la force des armes
les tribuns qui avaient embrassé sa cause, dans le cas
où le sénat prendrait contre eux quelque parti
violent. Tel fut, en effet, le prétexte de la guerre
civile ; mais on pense qu'elle eut d'autres causes. Cn.
Pompée disait souvent que, ne pouvant achever les
travaux qu'il avait commencés, ni répondre, par
ses ressources personnelles, aux espérances que le
peuple avait fondées sur son retour, César
avait voulu tout troubler, tout bouleverser. Selon d'autres,
il craignait qu'on ne l'obligeât à rendre compte
de ce qu'il avait fait contre les lois, les auspices et les
oppositions légales, dans son premier consulat. En
effet, M. Caton déclarait, avec serment, qu'il le
citerait en justice, dès qu'il aurait licencié
son armée ; et l'on disait généralement
que, s'il revenait sans caractère public, il serait
forcé, comme Milon, de se défendre devant des
juges entourés de soldats armés. Ce qui rend
cette dernière opinion probable, c'est ce que rapporte
Asinius Pollion, qu'à la bataille de Pharsale,
César, jetant les yeux sur ses adversaires vaincus et
en déroute, prononça ces propres mots :
«Voilà ce qu'ils ont voulu : après tant
de victoires, j'aurais été, moi C.
César, condamné par eux, si je n'avais
réclamé le secours d'une armée».
Enfin quelques auteurs pensent qu'il était
dominé par l'habitude du commandement, et qu'ayant
pesé les forces de ses ennemis et les siennes, il
avait cru devoir saisir l'occasion d'envahir la souveraine
puissance, objet de tous ses voeux depuis sa première
jeunesse. Telle paraît avoir été aussi
l'opinion de Cicéron, qui nous apprend, dans le
troisième livre du Traité des Devoirs,
que César avait sans cesse à la bouche ces vers
d'Euripide, dont il nous a donné la traduction :
Pratiquez la vertu ; mais, s'il vous faut
régner, Vertu, justice et lois, sachez tout dédaigner. |
XXXI. Quand il apprit qu'on
n'avait tenu aucun compte de l'opposition des tribuns, et
qu'ils étaient sortis de Rome, il fit prendre
aussitôt les devants à quelques cohortes, et
dans le plus grand secret, pour n'éveiller aucun
soupçon. Habile à dissimuler, il présida
lui-même à un spectacle public, s'occupa d'un
plan de construction pour un cirque de gladiateurs, et se
livra, comme de coutume, à la joie d'un grand festin.
Mais, après le coucher du soleil, il fit atteler
à un chariot les mulets d'une boulangerie voisine et,
suivi de fort peu de monde, il prit les chemins les plus
détournés. Les flambeaux s'éteignirent ;
il se trompa de route et erra longtemps au hasard. Enfin, au
point du jour, ayant trouvé un guide, il suivit
à pied des sentiers étroits jusqu'au Rubicon,
limite de sa province, et où l'attendaient ses
cohortes. Il s'y arrêta quelques instants, et,
réfléchissant aux conséquences de son
entreprise : «Il est encore temps de retourner sur nos
pas, dit-il à ceux qui l'entouraient ; une fois ce
petit pont franchi, c'est le fer qui décidera
tout».
XXXII. Il hésitait ;
un prodige le détermina. Un homme d'une taille et
d'une beauté remarquables apparut tout à coup,
assis à peu de distance et jouant du chalumeau. Des
bergers et quelques soldats des postes voisins, parmi
lesquels il y avait des trompettes, accoururent pour
l'entendre. Il saisit l'instrument d'un de ces derniers,
s'élança vers le fleuve, et, tirant
d'énergiques accents de cette trompette
guerrière, il se dirigea vers l'autre rive.
«Allons, dit alors César, allons où nous
appellent les signes des dieux et l'injustice de nos ennemis
: le sort en est jeté !»
XXXIII. Quand l'armée
eut ainsi passé le fleuve, César fit
paraître les tribuns du peuple, qui, chassés de
Rome, étaient venus dans son camp : alors il harangua
ses troupes assemblées et invoqua leur
fidélité, en pleurant et en déchirant
ses vêtements sur sa poitrine. On crut aussi qu'il
avait promis à chaque soldat le cens de l'ordre
équestre. Mais ce qui donna lieu à cette
erreur, c'est que, dans la chaleur du discours, il montra
souvent le doigt annulaire de sa main gauche, protestant
qu'il était prêt à donner tout,
jusqu'à son anneau, pour ceux qui défendraient
sa dignité ; en sorte que les derniers rangs, plus
à portée de voir que d'entendre,
prêtèrent à ce geste une signification
qu'il n'avait point ; et le bruit ne tarda pas à se
répandre que César avait promis à ses
soldats les droits et les revenus des chevaliers,
c'est-à-dire quatre cent mille sesterces.
XXXIV. Voici, dans l'ordre
des faits, le résumé de ce qu'il fit ensuite.
Il occupa d'abord le Picénum, l'Ombrie et l'Etrurie.
L. Domitius, que, dans ces troubles, on lui avait
donné pour successeur, s'étant enfermé
dans Corfinium avec une garnison, César le contraignit
de se rendre à discrétion, le renvoya, et,
longeant la mer Supérieure, marcha sur Brindes,
où les consuls et Pompée s'étaient
enfuis, dans le dessein de passer au plus tôt la mer.
Après avoir tout tenté inutilement pour
empêcher l'exécution de ce projet, César
se dirigea sur Rome, convoqua le sénat, pour
délibérer sur la république, et marcha
contre les meilleures troupes de Pompée, qui
étaient en Espagne, sous les ordres de trois
lieutenants, M. Petreius, L. Afranius et M. Varron. Il avait
dit à ses amis en partant : «Je vais combattre
une armée sans général, pour venir
ensuite combattre un général sans
armée». Quoique retardé par le
siège de Marseille, qui lui avait fermé ses
portes, et par le manque absolu de vivres, il lui fallut peu
de temps pour tout soumettre.
XXXV. Il revint ensuite
à Rome, passa en Macédoine, investit
Pompée et le tint assiégé, pendant
près de quatre mois, dans une enceinte immense de
retranchements. Enfin il le vainquit à Pharsale, et le
poursuivit dans sa fuite jusqu'à Alexandrie,
où, le trouvant assassiné, il fit
lui-même au roi Ptolémée, qui lui tendit
aussi des embûches, une guerre des plus difficiles et
que rendaient pour lui bien périlleuse le
désavantage du temps et du lieu, un rigoureux hiver,
dans les murs d'un ennemi pourvu de tout, au sein de sa
capitale, et son propre dénuement dans une lutte qu'il
était loin de prévoir. Vainqueur, il donna le
royaume d'Egypte à Cléopâtre et au plus
jeune de ses frères. Il craignait, en faisant de ce
pays une province romaine, qu'il ne devînt un jour,
entre les mains d'un gouverneur turbulent, une cause
d'entreprises séditieuses. D'Alexandrie, César
passa en Syrie, et de là dans le Pont, où
l'appelaient de fréquents messages ; car Pharnace,
fils du grand Mithridate, profitait de ces troubles pour
faire la guerre, et avait déjà remporté
de nombreux avantages, qui l'avaient fort enorgueilli. Quatre
heures de combat suffirent à César, le
cinquième jour de son arrivée, pour
détruire cet adversaire. Aussi se récriait-il
souvent sur le bonheur de Pompée, qui avait dû,
en grande partie, sa gloire militaire à la faiblesse
de pareils ennemis. Il vainquit ensuite Scipion et Juba, qui
avaient recueilli en Afrique les restes de leur parti, et il
défit en Espagne les fils de Pompée.
XXXVI. Dans le cours de
toutes les guerres civiles, César n'éprouva de
revers que par le fait de ses lieutenants. C. Curion, l'un
d'eux, périt en Afrique ; un autre, C. Antoine, tomba
au pouvoir de ses adversaires, en Illyrie. P. Dolabella y
laissa aussi sa flotte, et Cn. Domitius Calvinus perdit son
armée dans le Pont. Lui-même obtint toujours de
brillants succès, et ne fut en danger que deux fois :
l'une à Dyrrachium, où, repoussé par
Pompée, qui ne songea pas à le poursuivre, il
dit que cet adversaire ne savait pas vaincre ; l'autre, au
dernier combat livré en Espagne, et où ses
affaires parurent si désespérées, qu'il
songea même à se donner la mort.
XXXVII. Ses guerres
terminées, il triompha cinq fois ; dont quatre dans le
même mois, après sa victoire sur Scipion, mais
à quelques jours d'intervalle, et la cinquième
après la défaite des fils de Pompée. Le
premier jour, il triompha de la Gaule, et ce fut le plus beau
de ses triomphes ; ensuite d'Alexandrie, puis du Pont, puis
de l'Afrique, et en dernier lieu de l'Espagne ; toujours avec
un appareil et un faste différents. Le jour où
il triompha de la Gaule, comme il passait devant le Velabrum,
il fut presque jeté hors de son char, dont l'essieu se
rompit. Il monta au Capitole à la lueur des flambeaux,
que portaient dans des lustres quarante
éléphants rangés à droite et
à gauche. Quand il célébra sa victoire
sur Pharnace, on remarqua, entre autres ornements de la pompe
triomphale, un tableau où étaient écrits
ces seuls mots : «Je suis venu, j'ai vu, j'ai
vaincu», qui ne retraçaient pas, comme les
autres inscriptions, tous les événements de la
guerre, mais qui en marquaient la rapidité.
XXXVIII. Outre les deux
grands sesterces qu'il avait fait compter à chaque
fantassin des légions de vétérans,
à titre de butin, au commencement de la guerre civile,
César leur en donna vingt mille ordinaires. Il leur
assigna aussi des terres, mais non contiguës, afin de ne
point dépouiller les possesseurs. Il distribua au
peuple dix boisseaux de blé par tête et autant
de livres d'huile, avec trois cents sesterces qu'il avait
promis autrefois, et auxquels il en ajouta cent autres, pour
compenser le retard. Il remit même les loyers d'un an
dans Rome jusqu'à la concurrence de deux mille
sesterces, et dans le reste de l'Italie, jusqu'à celle
de cinq cents. A tous ces dons, il ajouta un festin public et
une distribution de viandes. Après sa victoire en
Espagne, il porta cette libéralité
jusqu'à deux repas consécutifs ; car le premier
lui avait paru peu digne de sa magnificence : le second,
donné cinq jours après, fut des plus
somptueux.
XXXIX. Il donna des
spectacles de divers genres, et des combats de gladiateurs.
Des pièces de théâtre furent
jouées dans tous les quartiers de la ville par des
acteurs de tous les pays et dans toutes les langues. Il y eut
aussi des jeux dans le cirque, des combats d'athlètes,
une naumachie. On vit combattre dans le forum, parmi les
gladiateurs, Furius Leptinus, d'une famille
prétorienne, et Q. Calpenus, qui avait fait partie du
sénat et avait plaidé des causes devant le
peuple. Les enfants de plusieurs princes d'Asie et de
Bithynie dansèrent la pyrrhique. Aux jeux
scéniques, Decimus Laberius, chevalier romain, joua un
mime de sa composition. Il reçut de César cinq
cents grands sesterces et un anneau d'or ; et, de la
scène, il alla, en traversant l'orchestre, s'asseoir
parmi les chevaliers. Au cirque, l'arène fut agrandie
des deux côtés ; on creusa tout autour un
fossé qui fut rempli d'eau, et l'on vit des jeunes
gens des plus nobles familles faire courir dans cette
enceinte des chars à deux et à quatre chevaux,
ou sauter alternativement sur des coursiers dressés
à cette manoeuvre. Des enfants, partagés en
deux troupes, suivant la différence de leur âge,
célébraient les jeux appelés Troyens.
Cinq jours furent consacrés à des combats de
bêtes. Le dernier spectacle fut celui d'une bataille
rangée entre deux armées, et où
combattirent, de part et d'autre, cinq cents fantassins,
trente cavaliers et vingt éléphants. Afin
d'ouvrir à ces troupes un plus vaste champ de
bataille, on avait enlevé les barrières du
cirque, et l'on y avait substitué, à chaque
extrémité, deux camps. Des athlètes
luttèrent, pendant trois jours, dans un stade
construit exprès aux environs du champ de Mars. Un lac
fut creusé dans la petite Codète ; et des
vaisseaux tyriens et égyptiens, à deux,
à trois, à quatre rangs, et chargés de
soldats, y livrèrent un combat naval. L'annonce de
tous ces spectacles avait attiré à Rome une si
prodigieuse affluence d'étrangers, que la plupart
d'entre eux couchèrent sous des tentes, dans les rues
et dans les carrefours, et que beaucoup de personnes, entre
autres deux sénateurs, furent écrasées
ou étouffées dans la foule.
XL. Tournant ensuite ses
vues vers l'organisation de la république,
César corrigea les fastes, tellement
dérangés par la faute des pontifes et par
l'abus, déjà ancien, des intercalations, que
les fêtes de la moisson ne tombaient plus en
été, ni celles des vendanges en automne. Il
régla l'année sur le cours du soleil, et la
composa de trois cent soixante-cinq jours, en supprimant le
mois intercalaire, et en augmentant d'un jour chaque
quatrième année. Pour que ce nouvel ordre de
choses pût commencer avec les calendes de janvier de
l'année suivante, il ajouta deux autres mois, entre
novembre et décembre, à celle où se
firent ces règlements ; et elle fut ainsi de quinze
mois, avec l'ancien mois intercalaire, qui se trouva revenir
cette même année.
XLI. Il compléta le
sénat ; il fit des patriciens ; il augmenta le nombre
des préteurs, des édiles, des questeurs et des
magistrats subalternes. Il réhabilita ceux que les
censeurs avaient dépouillés de leurs
dignités, ou que les tribunaux avaient
condamnés pour brigue. Il partagea avec le peuple le
droit d'élection dans les comices ; de sorte
qu'à l'exception de ses compétiteurs au
consulat, les autres candidats étaient élus,
moitié par la volonté du peuple, moitié
sur la désignation de César. Or, il
désignait les siens dans des tablettes qu'il envoyait
à toutes les tribus, et qui contenaient ce peu de mots
: «César dictateur, à telle tribu. Je
vous recommande tels et tels, afin qu'ils tiennent leur
dignité de vos suffrages». Il admit aux honneurs
les enfants des proscrits. Il restreignit le pouvoir
judiciaire à deux sortes de juges, aux
sénateurs et aux chevaliers, et il supprima les
tribuns du trésor, qui formaient la troisième
juridiction. Il fit le recensement du peuple, non de la
manière accoutumée, ni dans le lieu ordinaire,
mais par quartiers, et d'après les rôles des
propriétaires de maisons. Le nombre de ceux à
qui l'Etat fournissait du blé fut réduit, de
trois cent vingt mille à cent cinquante mille ; et
pour que la formation de ces listes ne pût être
à l'avenir l'occasion de nouveaux troubles, il
établit qu'avec ceux qui n'y seraient pas encore
inscrits, le préteur pourvoirait chaque année,
par la voie du sort, au remplacement de ceux qui seraient
morts dans l'intervalle.
XLII. Quatre-vingt mille
citoyens furent répartis dans les colonies
d'outre-mer. Pour que la population de Rome n'en fût
pas épuisée, César défendit par
une loi qu'aucun citoyen au-dessus de vingt ans et au-dessous
de quarante, qui ne serait pas lié par un devoir
public, restât plus de trois ans de suite absent de
l'Italie ; qu'aucun fils de sénateur entreprît
des voyages lointains, si ce n'était à la suite
et sous le patronage d'un magistrat ; et enfin que ceux qui
élevaient des bestiaux eussent, parmi leurs bergers,
moins d'un tiers d'hommes libres en âge de
puberté. Il conféra le droit de cité
à tous ceux qui pratiquaient la médecine
à Rome et qui y professaient les arts libéraux,
une telle faveur devant leur faire aimer davantage le
séjour de cette ville, et en attirer d'autres encore.
Quant aux dettes, au lieu d'en ordonner l'abolition, qui
était vivement attendue et réclamée sans
cesse, il finit par décréter que les
débiteurs satisferaient leurs créanciers
suivant l'estimation de leurs propriétés, et
conformément au prix de ces biens avant la guerre
civile, et que l'on déduirait du principal tout ce qui
aurait été payé en argent ou en
promesses écrites, à titre
d'intérêts. Ce règlement
anéantissait environ le quart des dettes. César
dispersa toutes les communautés, hormis celles dont
l'institution remontait aux premiers âges de Rome. Il
augmenta les peines établies contre les crimes ; et
comme les riches en commettaient d'autant plus facilement
qu'ils en étaient quittes pour s'exiler, sans rien
perdre de leur fortune, il ordonna contre les parricides,
ainsi que le rapporte Cicéron, la confiscation
entière, et contre les autres criminels, celle de la
moitié des biens.
XLIII. Il déploya
dans la distribution de la justice beaucoup de zèle et
de sévérité. Il retrancha du nombre des
sénateurs ceux qui étaient convaincus de
concussion. Il déclara nul le mariage d'un ancien
préteur qui avait épousé une femme
séparée depuis deux jours seulement d'avec son
mari, et contre lequel il ne s'élevait pourtant aucun
soupçon d'adultère. Il mit des impôts sur
les marchandises étrangères. Il défendit
l'usage des litières, de la pourpre et des perles,
excepté à certaines personnes, à certain
âge et pour certains jours. Il veilla surtout à
l'observation des lois somptuaires, et il envoyait dans les
marchés des gardes qui saisissaient les denrées
défendues et les portaient chez lui. Quelquefois
même des licteurs et des soldats allaient, par son
ordre, enlever jusque sur les tables ce qui avait pu
échapper à la surveillance de ces gardes.
XLIV. Il avait conçu
pour la police et l'embellissement de Rome, pour
l'agrandissement et la sûreté de l'empire, des
projets de jour en jour plus vastes et plus nombreux. Il
voulait, avant tout, construire un temple de Mars plus grand
qu'aucun temple du monde, en comblant jusqu'au niveau du sol
le lac où il avait donné le spectacle d'un
combat naval. Il voulait aussi bâtir un immense
théâtre au pied du mont Tarpéien. Il
voulait réduire à une juste proportion tout le
droit civil, et renfermer en un très petit nombre de
livres ce qu'il y avait de meilleur et d'indispensable dans
l'immense et diffuse quantité des lois existantes. Il
voulait former une bibliothèque publique, la plus
considérable possible, en livres grecs et latins, et
confier à M. Varron le soin de les acquérir et
de les classer. Il voulait dessécher les marais
Pontins, ouvrir une issue aux eaux du lac Fucin, construire
un chemin de la mer Supérieure au Tibre, à
travers un des côtés de l'Apennin. Il voulait
percer l'Isthme. Il voulait réprimer les Daces, qui
s'étaient répandus dans la Thrace et dans le
Pont ; porter ensuite la guerre chez les Parthes, en passant
par l'Arménie mineure, et ne les attaquer en bataille
rangée qu'après les avoir
éprouvés. C'est au milieu de ces travaux et de
ces projets que la mort le surprit. Mais, avant de parler de
sa mort, il ne sera pas inutile de donner une idée
succincte de sa figure, de son extérieur, de son
habillement et de ses moeurs, ainsi que de ses travaux civils
et militaires.
XLV. Il avait, dit-on, une
haute stature, le teint blanc, les membres bien faits, le
visage plein, les yeux noirs et vifs, le tempérament
robuste, si ce n'est que, dans les derniers temps de sa vie,
il était sujet à des défaillances
subites, et à des terreurs nocturnes qui troublaient
son sommeil. Deux fois aussi il fut atteint
d'épilepsie dans l'exercice de ses devoirs publics. Il
attachait trop d'importance au soin de son corps ; et, non
content de se faire tondre et raser souvent, il se faisait
encore épiler, comme on le lui reprocha. Il souffrait
impatiemment le désagrément d'être
chauve, qui l'exposa maintes fois aux railleries de ses
ennemis. Aussi ramenait-il habituellement sur son front ses
rares cheveux de derrière ; et de tous les honneurs
que lui décernèrent le peuple et le
sénat, aucun ne lui fut plus agréable que le
droit de porter toujours une couronne de laurier. On dit
aussi que sa mise était recherchée, et son
laticlave garni de franges qui lui descendaient sur les
mains. C'était toujours par-dessus ce vêtement
qu'il mettait sa ceinture, et il la portait fort lâche
; habitude qui fit dire souvent à Sylla, en
s'adressant aux grands : «Méfiez-vous de ce
jeune homme, qui met si mal sa ceinture».
XLVI. Il habita d'abord une
assez modeste maison dans Subure ; mais quand il fut
nommé grand pontife, il eut pour demeure un
bâtiment de l'Etat, sur la Voie Sacrée. Il passe
pour avoir aimé passionnément le luxe et la
magnificence. Il avait fait bâtir auprès
d'Aricie une maison de campagne, dont la construction et les
ornements lui avaient coûté des sommes
énormes ; il la fit, dit-on, jeter à bas, parce
qu'elle ne répondait pas entièrement à
son attente : et il n'avait encore qu'une fortune
médiocre et des dettes. Dans ses expéditions,
il portait avec lui, pour en paver son logement, du bois de
marqueterie et des pièces de mosaïque.
XLVII. On dit qu'il n'alla
en Bretagne que dans l'espoir d'y trouver des perles, et
qu'il prenait plaisir à en comparer la grosseur et
à les peser dans sa main ; qu'il recherchait avec une
incroyable avidité les pierres précieuses, les
sculptures, les statues et les tableaux antiques ; qu'il
payait un prix exorbitant les esclaves bien faits et bien
élevés, et qu'il défendait de porter
cette dépense sur ses livres de compte, tant il en
avait honte lui-même.
XLVIII. Dans ses
gouvernements, il avait toujours deux tables de festin :
l'une pour ses officiers et les personnes de sa suite ;
l'autre, pour les magistrats romains et les plus illustres
habitants du pays. La discipline domestique était chez
lui exacte et sévère, dans les petites choses
comme dans les grandes. Il fit mettre aux fers son pannetier,
pour avoir servi à ses convives un autre pain
qu'à lui-même. Un de ses affranchis avait commis
un adultère avec la femme d'un chevalier romain :
César, quoiqu'il l'aimât beaucoup et que
personne n'eût porté plainte, le punit du
dernier supplice.
XLIX. Il n'y a que son
commerce intime avec Nicomède qui fit tort à sa
réputation de chasteté ; mais il en rejaillit
sur lui un opprobre ineffaçable, éternel et qui
a servi de texte à une foule de railleries. Je ne
rappellerai pas ces vers, si connus, de Calvus Licinius :
Rome égale en horreurs la Bithynie
infâme, Et l'impudique roi dont César fut la femme. |
Je ne citerai pas les discours de Dolabella et de Curion le père, où César est appelé par le premier «la rivale de la reine, la planche intérieure de la litière royale» ; et par le second, «l'égout de Nicomède», et «la prostituée bithynienne». Je ne m'arrêterai pas non plus aux édits de Bibulus contre son collègue ; édits où il le traite de «reine de Bithynie», et lui reproche à la fois son ancien goût pour un roi et son nouveau penchant pour la royauté. M. Brutus raconte qu'à cette même époque un certain Octavius, espèce de fou qui avait le droit de tout dire, donna à Pompée, devant une assemblée nombreuse, le titre de roi, et salua César du nom de reine. C. Memmius lui reproche aussi d'avoir servi Nicomède à table, avec les eunuques de ce prince, et de lui avoir présenté la coupe et le vin devant un grand nombre de convives, parmi lesquels étaient plusieurs négociants romains, dont il cite les noms. Cicéron, non content d'avoir écrit, dans ses lettres, que César fut conduit par des gardes dans la chambre du roi, qu'il s'y coucha, couvert de pourpre, sur un lit d'or, et que ce descendant de Vénus prostitua en Bithynie la fleur de son âge, lui dit un jour en face, au milieu du sénat, où César défendait la cause de Nysa, fille de Nicomède, et rappelait les obligations qu'il avait à ce roi : «Passons, je vous prie, sur tout cela ; on sait trop ce que vous en avez reçu et ce que vous lui avez donné». Enfin, le jour où il célébra son triomphe sur les Gaules, les soldats, parmi les chansons dont ils ont coutume d'égayer la marche du triomphateur, chantèrent aussi ce couplet fort connu :
César a mis dix ans à subjuguer les
Gaules, Et Nicomède une heure à soumettre César. Mais, au jour du triomphe, on a changé les rôles : C'est au grand Nicomède à monter sur ce char. |
L. Une opinion bien
établie, c'est qu'il était très
porté aux plaisirs de l'amour, et n'y épargnait
pas la dépense. Il séduisit un grand nombre de
femmes du premier rang, telles que Postumia, femme de Servius
Sulpicius ; Lollia, femme d'Aulus Gabinius ; et Tertulla,
femme de M. Crassus. On cite aussi Mucia, femme de Cn.
Pompée. Ce qu'il y a de certain, c'est que les Curions
père et fils, et beaucoup d'autres,
reprochèrent à Pompée «d'avoir,
dans l'intérêt de son ambition,
épousé la fille de celui pour qui il avait
répudié une femme qui lui avait donné
trois enfants ; de celui que, dans l'amertume de ses regrets,
il avait coutume d'appeler un autre Egisthe». Mais il
n'aima aucune femme autant que Servilie, mère de
Brutus. Il lui donna, pendant son premier consulat, une perle
qui lui avait coûté six millions de sesterces ;
et, à l'époque des guerres civiles, outre les
riches présents dont il la combla, il lui fit adjuger
à vil prix les plus magnifiques domaines, vendus alors
aux enchères. Or, comme on s'étonnait de ce bon
marché, Cicéron répondit fort
plaisamment : «Il est d'autant meilleur qu'on a fait
déduction de Tertia». On soupçonnait en
effet Servilie de favoriser elle-même un commerce
d'amour entre sa fille Tertia et César.
LI. Dans les provinces de
son gouvernement, il ne respectait pas davantage le lit
conjugal, témoin ces vers chantés en choeur par
ses soldats, le jour où il triompha des Gaules :
Cachez bien vos moitiés, imprudents
citadins ; Voici venir le char de ce chauve adultère, Qui, mêlant les plaisirs aux soucis de la guerre, Faisait l'amour en Gaule avec l'or des Romains. |
LII. Il aima aussi des
reines, entre autres, Eunoé, femme de Bogud, roi de
Mauritanie ; et, au rapport de Nason, il lui fit, ainsi
qu'à son mari, de nombreux et d'immenses
présents. Mais il affectionna surtout
Cléopâtre ; et il leur arriva souvent de
prolonger leurs repas jusqu'au jour. Il remonta le Nil avec
elle sur un vaisseau distribué en appartements
somptueux ; et il aurait pénétré ainsi
jusqu'en Ethiopie, si l'armée n'eût
refusé de les suivre. Enfin il la fit venir à
Rome, et ne la renvoya que comblée de biens et
d'honneurs ; il souffrit même que le fils qu'il eut
d'elle fût appelé de son nom. Quelques auteurs
grecs ont écrit que ce fils lui ressemblait pour la
figure et la démarche ; M. Antoine affirma, en plein
sénat, que César l'avait reconnu ; et il
invoqua le témoignage de C. Matius, de C. Oppius, et
des autres amis du dictateur. Mais C. Oppius crut
nécessaire de réfuter ce fait, et publia un
livre ayant pour titre : Preuves que le fils de
Cléopâtre n'est pas, comme elle le dit, fils de
César. Helvius Cinna, tribun du peuple, a
avoué à beaucoup de personnes qu'il avait
rédigé et tenu prête une loi dont
César lui avait ordonné de faire la proposition
en son absence, et qui permettait à celui-ci
d'épouser, à son choix, autant de femmes qu'il
voudrait, pour en avoir des enfants. Enfin, ses moeurs
étaient si décriées et l'infamie de ses
adultères si notoire, que Curion le père, dans
un de ses discours, l'appelle «le mari de toutes les
femmes, et la femme de tous les maris».
LIII. Ses ennemis même
conviennent qu'il faisait un usage très
modéré du vin ; et l'on connaît ce mot de
Caton, «que, de tous ceux qui avaient entrepris de
renverser la république, César seul
était sobre». C. Oppius nous apprend qu'il
était si indifférent à la qualité
des mets, qu'un jour qu'on lui avait servi, chez un de ses
hôtes, de l'huile gâtée au lieu d'huile
fraîche, il fut le seul des convives qui ne le refusa
point, et que même il affecta d'en redemander, pour
épargner à son hôte le reproche,
même indirect, de négligence ou de
rusticité.
LIV. Il ne montra aucun
désintéressement dans ses commandements ni dans
ses magistratures. Il est prouvé, par des
mémoires contemporains, qu'étant proconsul en
Espagne, il reçut des alliés de fortes sommes,
mendiées par lui comme un secours pour acquitter ses
dettes ; et qu'il livra au pillage plusieurs villes de la
Lusitanie, quoiqu'elles n'eussent fait aucune
résistance, et qu'elles eussent ouvert leurs portes
à son arrivée. Dans la Gaule, il pilla les
chapelles particulières et les temples des dieux, tout
remplis de riches offrandes ; et il détruisit
certaines villes plutôt dans un intérêt
sordide qu'en punition de quelque faute. Ce brigandage lui
procura beaucoup d'or, qu'il fit vendre en Italie et dans les
provinces, sur le pied de trois mille sesterces la livre.
Pendant son premier consulat, il vola dans le Capitole trois
mille livres pesant d'or, et il y substitua une pareille
quantité de bronze doré. Il vendit l'alliance
des Romains ; il vendit jusqu'à des royaumes : il tira
ainsi du seul Ptolémée, en son nom et en celui
de Pompée, près de six mille talents. Plus tard
encore, ce ne fut qu'à force de sacrilèges et
d'audacieuses rapines qu'il put subvenir aux frais de la
guerre civile, de ses triomphes et de ses spectacles.
LV. Pour l'éloquence
et les talents militaires, il égala, il surpassa
même les plus glorieuses renommées. Son
accusation contre Dolabella le fit ranger, sans contestation,
parmi les premiers orateurs de Rome. Cicéron, dans son
traité à Brutus, où il
énumère les orateurs, dit «qu'il n'en
voit point à qui César doive le
céder», et il ajoute «qu'il y a dans sa
manière de l'élégance et de
l'éclat, de la magnificence et de la grandeur».
Cicéron écrivait aussi à
Cornélius Nepos : «Quel orateur oseriez-vous lui
préférer parmi ceux qui n'ont jamais
cultivé que cet art ? qui pourrait l'emporter sur lui
pour l'abondance ou la vigueur des pensées ? qui, pour
l'élégance ou la beauté des expressions
?» Fort jeune encore, il avait, à ce qu'il
semble, adopté le genre d'éloquence de Strabon
César, et il inséra même textuellement
dans sa Divination plusieurs passages du discours de
cet orateur Pour les Sardes. Il avait, dit-on, la voix
éclatante, et il savait unir, dans ses mouvements et
ses gestes, la grâce et la chaleur. Il a laissé
plusieurs discours, mais il en est qu'on lui a faussement
attribués ; et Auguste regardait avec raison le
plaidoyer Pour Q. Metellus plutôt comme la copie
infidèle de sténographes qui n'avaient pu
suivre la rapidité de son débit, que comme un
ouvrage publié par lui-même. Je trouve que
plusieurs exemplaires ne sont pas intitulés
Discours pour Metellus, mais Discours écrit
pour Metellus. Toutefois, c'est César qui y parle,
pour se justifier, en même temps que Métellus,
des accusations de leurs détracteurs communs. Auguste
hésite même à lui attribuer la harangue
Aux soldats en Espagne ; on en possède
néanmoins deux sous ce même titre : l'une, qu'il
aurait prononcée avant le premier combat, et l'autre
avant le dernier ; mais Asinius Pollion dit qu'à la
dernière bataille, la brusque attaque des ennemis ne
lui laissa pas le temps de haranguer ses troupes.
LVI. César a
laissé aussi des mémoires sur ses campagnes
dans les Gaules et sur la guerre civile contre Pompée.
Pour l'histoire des guerres d'Alexandrie, d'Afrique et
d'Espagne, on ne sait pas quel en est l'auteur. Les uns
nomment Oppius, et les autres Hirtius, qui aurait même
complété le dernier livre de la guerre des
Gaules, laissé inachevé par César.
Voici le jugement que Cicéron a porté des
Commentaires de César, dans le traité
à Brutus : «Ses Commentaires sont
un livre excellent ; le style en est simple, pur,
élégant, dépouillé de toute pompe
de langage : c'est une beauté sans parure. En voulant
fournir aux futurs historiens des matériaux tout
prêts, il a peut-être fait une chose
agréable à des sots, qui ne manqueront pas de
charger d'ornements frivoles ces grâces naturelles ;
mais il a ôté aux gens de goût
jusqu'à l'envie de traiter le même sujet».
Hirtius dit aussi, en parlant du même ouvrage :
«La supériorité en est si
généralement reconnue, que l'auteur semble
plutôt avoir ravi que donné aux historiens la
faculté d'écrire après lui. Mais nous
avons plus de motifs que personne d'admirer ce livre : les
autres savent avec quel talent et quelle pureté il est
écrit ; nous savons, de plus, avec quelle vitesse et
quelle facilité il le fut». Asinius Pollion
prétend que ces Commentaires ne sont pas
toujours exacts, ni fidèles, César ayant, pour
les actions de ses lieutenants, ajouté une foi trop
entière à leurs récits, et, pour les
siennes mêmes, ayant altéré, sciemment ou
faute de mémoire, la vérité des faits.
Aussi Pollion est-il persuadé qu'il devait les
récrire et les corriger. César a laissé
encore un traité en deux livres Sur l'Analogie,
un autre, en autant de livres, appelé les
Anti-Catons, et un poème intitulé le
Voyage. Il composa le premier de ces écrits en
passant les Alpes, pour aller rejoindre son armée,
après avoir présidé les
assemblées de la Gaule Citérieure ; le second,
vers le temps de la bataille de Munda ; le dernier, dans les
vingt-quatre jours qu'il mit à se rendre de Rome dans
l'Espagne Ultérieure. On a aussi ses lettres au
sénat ; et il paraît être le premier qui
ait écrit ses rapports sur de petites pages
superposées et dans la forme d'un journal, tandis
qu'auparavant les consuls et les généraux
écrivaient les leurs dans toute l'étendue des
feuilles. On possède enfin de César des lettres
à Cicéron, et sa correspondance avec ses amis
sur ses affaires domestiques. Il y employait, pour les choses
tout à fait secrètes, une espèce de
chiffre qui en rendait le sens inintelligible (les lettres
étant disposées de manière à ne
pouvoir jamais former un mot), et qui consistait, je le dis
pour ceux qui voudront les déchiffrer, à
changer le rang des lettres dans l'alphabet, à
écrire la quatrième pour la première,
comme le d pour l'a, et ainsi des autres. On
cite même quelques essais de son enfance et de sa
jeunesse, le Louanges d'Hercule, une tragédie
d'Oedipe, un Recueil de bons mots. Mais Auguste
défendit de publier aucun de ces écrits, par
une lettre, aussi courte que simple, adressée à
Pompeius Macer, à qui il avait confié le soin
de ses bibliothèques.
LVII. Il excellait à
manier les armes et les chevaux, et il supportait la fatigue
au-delà de ce qu'on peut croire. Dans les marches il
précédait son armée, quelquefois
à cheval, mais le plus souvent à pied, et la
tête toujours nue, malgré le soleil ou la pluie.
Il franchissait les plus longues distances avec une
incroyable célérité, sans apprêt,
dans une voiture de louage, et il faisait ainsi
jusqu'à cent milles par jour. Si des fleuves
l'arrêtaient, il les passait à la nage ou sur
des outres gonflées, et il lui arrivait souvent de
devancer ses courriers.
LVIII. On ne saurait dire
s'il montrait, dans ses expéditions, plus de prudence
que de hardiesse. Jamais il ne conduisit son armée
dans un pays propre à cacher des embuscades, sans
avoir fait explorer les routes ; et il ne la fit passer en
Bretagne qu'après s'être assuré par
lui-même de l'état des ports, du mode de
navigation, et des endroits qui pouvaient donner accès
dans l'île. Ce même homme, si
précautionné, apprenant un jour que son camp
est assiégé en Germanie, revêt un costume
gaulois, et arrive jusqu'à son armée, à
travers celle des assiégeants. Il passa de même,
pendant l'hiver, de Brindes à Dyrrachium, au milieu
des flottes ennemies. Comme les troupes qui avaient ordre de
le suivre n'arrivaient pas, malgré les messages qu'il
ne cessait d'envoyer, il finit par monter seul, en secret, la
nuit, sur une petite barque, la tête couverte d'un
voile ; et il ne se fit connaître au pilote, il ne lui
permit de céder à la tempête, que quand
les flots allaient l'engloutir.
LIX. Jamais la superstition
ne lui fit abandonner ou différer ses entreprises.
Quoique la victime du sacrifice eût
échappé au couteau, il ne laissa pas de marcher
contre Scipion et Juba. Un autre jour, il était
tombé en sortant de son vaisseau, et tournant en sa
faveur ce sinistre présage, il s'écria :
«Je te tiens, Afrique». Pour éluder les
prédictions et l'espèce de destinée qui,
sur cette terre, attachaient au nom des Scipions le
privilège des triomphes, il eut sans cesse avec lui
dans son camp un obscur descendant de la famille
Cornélia, homme des plus abjects, et à qui
l'infamie de ses moeurs avait fait donner le surnom de
Salutio.
LX. Pour les batailles, ce
n'était pas seulement un plan bien
arrêté, mais aussi l'occasion, qui le
déterminait. Il lui arrivait souvent d'attaquer
aussitôt après une marche, et quelquefois par un
temps si affreux que personne ne pouvait croire qu'il se
fût mis en mouvement. Ce n'est que vers les
dernières années de sa vie qu'il hésita
davantage à livrer bataille, persuadé que plus
il avait vaincu souvent, moins il devait tenter la fortune,
et qu'il gagnerait toujours moins à une victoire qu'il
ne perdrait à une défaite. Jamais il ne mit un
ennemi en déroute qu'il ne s'emparât aussi de
son camp, et il ne laissait aucun répit à la
terreur des vaincus. Quand le sort des armes était
douteux, il renvoyait tous les chevaux, à commencer
par le sien, afin d'imposer à ses soldats l'obligation
de vaincre, en leur ôtant les moyens de fuir.
LXI. Il montait un cheval
remarquable, dont les pieds rappelaient la forme humaine, et
dont le sabot fendu offrait l'apparence de doigts. Ce cheval
était né dans sa maison, et les aruspices
avaient promis l'empire du monde à son maître :
aussi l'éleva-t-il avec grand soin. César fut
le premier, le seul, qui dompta la fierté rebelle de
ce coursier. Dans la suite, il lui érigea une statue
devant le temple de Vénus Genitrix.
LXII. On le vit souvent
rétablir seul sa ligne de bataille qui pliait, se
jeter au-devant des fuyards, les arrêter brusquement,
et les forcer, l'épée sur la gorge, de faire
face à l'ennemi. Et cependant ils étaient
quelquefois si effrayés, qu'un porte aigle, qu'il
arrêta ainsi, le menaça de son glaive, et qu'un
autre, dont il avait saisi l'étendard, le lui laissa
dans les mains.
LXIII. Je citerai des
circonstances où il donna des marques de courage
encore plus éclatantes. Après la bataille de
Pharsale, il avait d'avance envoyé ses troupes en
Asie, et lui-même passait le détroit de
l'Hellespont sur un petit bâtiment de transport : il
rencontre C. Cassius, un de ses ennemis, à la
tête de dix vaisseaux armés en guerre ; loin de
fuir, il s'avance, l'exhorte aussitôt à se
rendre, et le reçoit suppliant à son
bord.
LXIV. Il attaquait un pont
dans Alexandrie ; mais une brusque sortie de l'ennemi le
força de sauter dans une barque. Comme on s'y
précipitait après lui, il se jeta à la
mer, et nagea l'espace de deux cents pas, jusqu'au vaisseau
le plus proche, élevant sa main gauche au-dessus des
flots, pour ne pas mouiller des écrits qu'il portait,
traînant son manteau de général avec ses
dents, pour ne pas laisser cette dépouille aux
ennemis.
LXV. Il n'estimait point le
soldat en raison de ses moeurs ou de sa fortune, mais
seulement en proportion de sa force ; et il le traitait tour
à tour avec une extrême rigueur et une
extrême indulgence. Sévère, il ne
l'était pas partout ni toujours ; mais il le devenait
quand il était près de l'ennemi. C'est alors
surtout qu'il maintenait la plus rigoureuse discipline ; il
n'annonçait à son armée ni les jours de
marche ni les jours de combat ; il voulait que, dans
l'attente continuelle de ses ordres, elle fût toujours
prête, au premier signal, à marcher où il
la conduirait. Le plus souvent, il la mettait en mouvement
sans motif, surtout les jours de fêtes et de pluie.
Parfois même il avertissait qu'on ne le perdît
pas de vue, et s'éloignant tout à coup, soit de
jour, soir de nuit, il forçait sa marche, de
manière à lasser ceux qui le suivaient sans
l'atteindre.
LXVI. Quand des
armées ennemies s'avançaient
précédées d'une renommée
effrayante, ce n'est pas en niant leurs forces ou en les
dépréciant qu'il rassurait la sienne, mais, au
contraire, en les grossissant jusqu'au mensonge. Ainsi
l'approche de Juba ayant jeté la terreur dans tous les
esprits, il assembla ses soldats et leur dit : «Sachez
que, dans très peu de jours le roi sera devant vous,
avec dix légions, trente mille chevaux, cent mille
hommes de troupes légères, et trois cents
éléphants. Que l'on s'abstienne donc de toute
question, de toute conjecture, et qu'on s'en rapporte
à moi, qui sais la vérité. Sinon, je
ferai jeter les nouvellistes sur un vieux navire, et ils
iront aborder où les poussera le vent.
LXVII. Il ne faisait pas
attention à toutes les fautes, et ne leur
proportionnait pas toujours les peines aux délits ;
mais il poursuivait avec une rigueur impitoyable le
châtiment des déserteurs et des séditieux
; il fermait les yeux sur le reste. Quelquefois, après
une grande bataille et une victoire, il dispensait les
soldats des devoirs ordinaires, et leur permettait de se
livrer à tous les excès d'une licence
effrénée. Il avait coutume de dire «que
ses soldats même parfumés, pouvaient se bien
battre». Dans ses harangues, il ne les appelait point
soldats, mais se servait du terme plus flatteur de
camarades. Il aimait à les voir bien
vêtus, et leur donnait des armes enrichies d'or et
d'argent, autant pour la beauté du coup d'oeil que
pour les y attacher davantage au jour du combat, par la
crainte de les perdre. Il avait même pour eux une telle
affection, que lorsqu'il apprit la défaite de
Titurius, il laissa croître sa barbe et ses cheveux, et
il ne les coupa qu'après l'avoir vengé. C'est
ainsi qu'il leur inspira un entier dévouement à
sa personne, et un courage invincible.
LXVIII. Quand il
commença la guerre civile, les centurions de chaque
légion s'engagèrent à lui fournir chacun
un cavalier sur l'argent de son pécule, et tous les
soldats à le servir gratuitement, sans ration ni paye,
les plus riches devant subvenir aux besoins des plus pauvres.
Pendant une guerre aussi longue, aucun d'eux ne l'abandonna ;
il y en eut même un grand nombre qui, faits prisonniers
par l'ennemi, refusèrent la vie qu'on leur offrait,
sous la condition de porter les armes contre lui.
Assiégés ou assiégeants, ils
supportaient si patiemment la faim et les autres privations,
que Pompée, ayant vu au siège de Dyrrachium
l'espèce de pain d'herbes dont ils se nourrissaient,
dit «qu'il avait affaire à des bêtes
sauvages» ; et il le fit disparaître
aussitôt, sans le montrer à personne, de peur
que ce témoignage de la patience et de
l'opiniâtreté de ses ennemis ne
décourageât son armée. Une preuve de leur
indomptable courage, c'est qu'après le seul revers
éprouvé par eux près de Dyrrachium, ils
demandèrent eux-mêmes à être
châtiés, et leur général dut
plutôt les consoler que les punir. Dans les autres
batailles, ils défirent aisément, malgré
leur infériorité numérique, les
innombrables troupes qui leur étaient opposées.
Une seule cohorte de la sixième légion,
chargée de la défense d'un petit fort, soutint
pendant quelques heures le choc de quatre légions de
Pompée, et périt presque tout entière
sous une multitude de traits : on trouva dans l'enceinte du
fort cent trente mille flèches. Tant de bravoure
n'étonnera pas, si l'on considère
séparément les exploits de quelques-uns d'entre
eux : je ne citerai que le centurion Cassius Scéva et
le soldat C. Acilius. Scéva, quoiqu'il eût
l'oeil crevé, la cuisse et l'épaule
traversées, son bouclier percé de cent vingt
coups, n'en demeura pas moins ferme à la porte d'un
fort dont on lui avait confié la garde. Acilius, dans
un combat naval près de Marseille, imita le
mémorable exemple donné chez les Grecs par
Cynégire : il avait saisi de la main droite un
vaisseau ennemi ; on la lui coupa ; il n'en sauta pas moins
dans le vaisseau, en repoussant à coups de bouclier
tous ceux qui faisaient résistance.
LXIX. Pendant les dix
années de la guerre des Gaules, il ne s'éleva
aucune sédition dans l'armée de César.
Il y en eut quelques-unes pendant la guerre civile ; mais il
les apaisa sur-le-champ, et par sa fermeté bien plus
que par son indulgence ; car il ne céda jamais aux
mutins, et marcha toujours au devant d'eux. A Plaisance, il
licencia ignominieusement toute la neuvième
légion, quoique Pompée fût encore sous
les armes ; et ce ne fut qu'avec beaucoup de peine, ce ne fut
qu'après les plus nombreuses et les plus pressantes
supplications, qu'après le châtiment des
coupables, qu'il consentit à la rétablir.
LXX. A Rome, les soldats de
la dixième légion réclamèrent un
jour des récompenses et leur congé, en
proférant d'effroyables menaces, qui exposaient la
ville aux plus grand dangers. Quoique la guerre fût
alors allumée en Afrique, César, que ses amis
essayèrent en vain de retenir, n'hésita pas
à se présenter aux mutins et à les
licencier. Mais avec un seul mot, en les appelant
citoyens au lieu de soldats, il changea
entièrement leurs dispositions : «Nous sommes
des soldats», s'écrièrent-ils
aussitôt ; et ils le suivirent en Afrique malgré
lui ; ce qui ne l'empêcha pas d'enlever aux plus
séditieux le tiers du butin et des terres qui leur
étaient destinées.
LXXI. Son zèle et sa
fidélité envers ses clients
éclatèrent même dans sa jeunesse. Il
défendit Masintha, jeune homme d'une naissance
distinguée, contre le roi Hiempsal, et avec tant
d'opiniâtreté, que, dans la chaleur de la
discussion, il saisit par la barbe Juba, fils de ce roi.
Après le jugement qui déclara son client
tributaire d'Hiempsal, il l'arracha des mains de ceux qui
l'entraînaient, et le cacha longtemps dans sa maison ;
enfin, lorsqu'il partit pour l'Espagne, à l'issue de
sa préture, il l'emmena dans sa litière, sous
la protection de ses licteurs et des nombreux amis qui lui
faisaient cortège.
LXXII. Il traita toujours
ses amis avec des égards et une bonté sans
bornes. C. Oppius, qui l'accompagnait dans un chemin agreste
et difficile, étant tombé subitement malade,
César lui céda la seule cabane qu'ils
trouvèrent, et coucha en plein air, sur la dure. Quand
il fut parvenu au souverain pouvoir, il éleva aux
premiers honneurs quelques hommes de la plus basse naissance
; et comme on le lui reprochait, il répondit
publiquement : «Si des brigands et des assassins
m'avaient aussi aidé à défendre mes
droits et ma dignité, je leur en témoignerais
la même reconnaissance».
LXXIII. Jamais, d'un autre
côté, il ne conçut d'inimités si
fortes, qu'il ne les abjurât volontiers dans
l'occasion. C. Memmius l'avait attaqué, dans ses
discours, avec un extrême véhémence, et
César lui avait répondu par écrit avec
autant d'emportement ; mais il l'aida bientôt de tout
son crédit dans la poursuite du consulat. C. Calvus,
qui l'avait accablé d'épigrammes diffamatoires,
cherchant à se réconcilier avec lui par
l'entremise de ses amis, César, par un
généreux mouvement, lui écrivit le
premier. Il avouait que Valerius Catulle, dans ses vers sur
Mamurra, l'avait marqué d'un stigmate éternel ;
et quand celui-ci s'en excusa, il l'admit le jour même
à sa table. Il n'avait pas même interrompu les
relations d'hospitalité qui l'unissaient au
père du poète.
LXXIV. Il était
naturellement fort doux, même dans ses vengeances.
Quand il eut pris, à son tour, les pirates dont il
avait été le prisonnier, et auxquels il avait
alors juré de les mettre en croix, il ne les fit
attacher à cet instrument de supplice qu'après
les avoir fait étrangler. Il ne voulut jamais se
venger de Cornélius Phagita, qui lui avait tendu
toutes sortes d'embûches, à l'époque
où, pour échapper à Sylla, il
était obligé, quoique malade, de changer toutes
les nuits de retraite, et qui n'avait cessé de
l'inquiéter qu'au prix d'une forte récompense.
Il pouvait livrer à d'affreux tourments
Philémon, son esclave et son secrétaire, qui
avait promis à ses ennemis de l'empoisonner ; il se
contenta de le faire mourir. Appelé en
témoignage contre P. Clodius, qui était
à la fois accusé de sacrilège et
convaincu d'adultère avec Pompeia, sa femme, il
affirma ne rien savoir, quoique sa mère Aurélie
et Julie sa soeur eussent fidèlement
déclaré aux mêmes juges toute la
vérité ; et comme on lui demandait pourquoi
donc il avait répudié Pompeia : «C'est,
dit-il, parce que je veux que les miens soient aussi exempts
de soupçon que de crime».
LXXV. Mais c'est surtout
pendant la guerre civile et après ses victoires qu'il
fit admirer sa modération et sa clémence.
Pompée avait dit qu'il tiendrait pour ennemis ceux qui
ne défendraient pas la république ;
César déclara qu'il regarderait comme amis ceux
qui, entre les deux partis, resteraient neutres. Il fit plus
; il autorisa tous ceux à qui il avait donné
des grades à la recommandation de Pompée,
à passer dans l'armée de son rival. Au
siège d'Ilerda, il s'était établi, entre
les deux armées, des relations amicales, à la
faveur des négociations entamées par les chefs
pour la reddition de cette place. Afranius et Petreius,
abandonnant tout à coup ce projet, firent massacrer
ceux des soldats de César qui se trouvèrent
dans leur camp ; mais cet acte de perfidie ne put le
déterminer à user de représailles. A la
journée de Pharsale, il cria «qu'on
épargnât les citoyens», et il n'y eut pas
un soldat à qui il ne permît de sauver, dans le
parti contraire, celui qu'il voudrait. On ne voit pas non
plus qu'aucun de ses ennemis ait péri autrement que
sur le champ de bataille, excepté Afranius, Faustus et
le jeune L. César ; encore ne croit-on pas qu'ils
aient été tués par ses ordres. Et
cependant les deux premiers s'étaient armés
contre lui, après en avoir obtenu leur pardon ; et le
troisième avait fait cruellement périr, par le
fer et par le feu, les esclaves et les affranchis de son
bienfaiteur, et avait égorgé jusqu'aux
bêtes achetées par César pour les
spectacles de Rome. Enfin, dans les derniers temps,
César permit à tous ceux dont il n'avait pas
encore signé la grâce, de revenir en Italie, et
d'y briguer des magistratures et des commandements. Il releva
même les statues de L. Sylla et de Pompée, que
le peuple avait abattues. Apprenait-il qu'on méditait
contre lui quelque projet sinistre ou qu'on en parlait mal,
il aimait mieux contenir les coupables que de les punir.
Ainsi, ayant découvert des conspirations et des
assemblées nocturnes, il se borna, pour toute
vengeance, à déclarer, par un édit,
qu'il les connaissait. A ceux qui l'outrageaient dans leurs
discours, il se contentait de donner publiquement le conseil
de ne pas continuer. Il souffrit même, sans se
plaindre, qu'Aulus Cécina déchirât sa
réputation dans un libelle des plus injurieux, et
Pitholaüs dans un poème des plus
diffamatoires.
LXXVI. On lui impute
néanmoins des actions et des paroles qui prouvent
l'abus de son pouvoir et qui semblent justifier sa mort. Non
content d'accepter des honneurs excessifs, comme le consulat
à vie, la dictature perpétuelle, la censure des
moeurs, le titre d'Imperator, le surnom de Père
de la patrie, une statue parmi celles des rois, une
espèce de trône dans l'orchestre, il souffrit
encore qu'on lui en décernât qui
dépassent la mesure des grandeurs humaines. Il eut un
siège d'or au sénat et dans son tribunal ; il
eut, dans les pompes du cirque, un char où l'on
portait religieusement son image ; il eut des temples et des
autels, et des statues auprès de celles des dieux ;
comme eux il eut un lit sacré ; il eut un flamine ; il
eut des prêtres luperques, et enfin le privilège
de donner son nom à l'un des mois de l'année.
Il n'est pas de distinction qu'il ne reçût selon
son caprice, et qu'il ne donnât de même. Consul
pour la troisième fois et pour la quatrième, il
n'en prit que le titre, se contenta d'exercer la dictature,
qu'on lui avait décernée avec ses consulats, et
se substitua deux consuls pour les trois derniers mois de ces
deux années, pendant lesquelles il n'assembla les
comices que pour l'élection des tribuns et des
édiles du peuple. Il établit des
préfets, à la place des préteurs, pour
administrer, sous ses ordres, les affaires de la ville. Un
des consuls étant mort subitement la veille des
calendes de janvier, il revêtit de sa dignité
vacante, pour le peu d'heures qui restaient, le premier qui
la demanda. C'est avec le même mépris des lois
et des usages de la patrie qu'il institua des magistratures
pour plusieurs années, qu'il accorda les insignes
consulaires à dix anciens préteurs, qu'il
éleva à la dignité de citoyens et
même de sénateurs quelques Gaulois à demi
barbares ; qu'il donna l'intendance de la monnaie et des
revenus publics à des esclaves de sa maison ; qu'il
abandonna le soin et le commandement des trois légions
laissées par lui dans Alexandrie, à Rufion,
fils d'un de ses affranchis, et l'un de ses compagnons de
débauche.
LXXVII. Il lui
échappait publiquement, comme l'a écrit T.
Ampius, des paroles qui ne marquent pas moins d'orgueil que
ses actes. Il disait «que la république
était un nom sans réalité, sans valeur ;
que Sylla ignorait jusqu'aux principes de la science du
gouvernement, lui qui avait déposé la dictature
; que les hommes devaient lui parler désormais avec
plus de respect, et regarder comme loi ce qu'il
dirait». Il en vint même à ce point
d'arrogance, de répondre à un aruspice qui lui
annonçait de tristes présages après un
sacrifice, parce qu'on n'avait pas trouvé de coeur
dans la victime, «qu'il rendrait les présages
plus heureux quand il voudrait, et que ce n'était
point un prodige si une bête n'avait pas de
coeur».
LXXVIII. Mais voici ce qui
attira sur lui la haine la plus violente et la plus
implacable. Les sénateurs étant venus en corps
lui présenter les décrets les plus flatteurs,
il les reçut assis devant le temple de Vénus
Genitrix. Quelques écrivains disent que Cornelius
Balbus le retint comme il se levait ; d'autres, qu'il n'en
fit même pas le mouvement, et que C. Trebatius l'ayant
averti de se lever, il jeta sur lui un regard
sévère. Ce dédain parut d'autant plus
intolérable, que lui-même, dans un de ses
triomphes, avait manifesté une vive indignation de ce
qu'au moment où son char passait devant les
sièges des tribuns, le seul Pontius Aquila, l'un
d'eux, fût resté assis. Il s'était
même écrié : «Tribun Aquila,
redemande-moi donc la république» ; et pendant
plusieurs jours, il n'avait rien promis à personne
qu'en y mettant cette condition ironique : «Si
toutefois Pontius Aquila le permet».
LXXIX. A ce cruel outrage
fait au sénat, il ajouta un trait d'orgueil encore
plus odieux. Il rentrait dans Rome, après le sacrifice
accoutumé des Féries latines, lorsque, au
milieu des acclamations extraordinaires et insensées
du peuple, un homme, se détachant de la foule, alla
poser sur sa statue une couronne de laurier, nouée
d'une bandelette blanche. Les tribuns Epidius Marullus et
Césétius Flavus firent enlever le
diadème et conduire cet homme en prison. Mais
César, voyant avec douleur que cette tentative de
royauté eût si peu de succès, ou, comme
il le prétendait, qu'on lui eût ravi la gloire
du refus, apostropha durement les tribuns, et les
dépouilla de leur pouvoir. Jamais il ne put se laver
du reproche déshonorant d'avoir ambitionné la
dignité royale, quoiqu'il eût répondu un
jour au peuple, qui le saluait du nom de roi : «Je suis
César et non pas roi», et qu'aux fêtes
Lupercales il eût repoussé et fait porter au
Capitole, sur la statue de Jupiter, le diadème que le
consul Antoine essaya, à plusieurs reprises, de placer
sur sa tête, dans la tribune aux harangues. Il se
répandit même, à ce sujet, un bruit qui
prit assez de consistance : il devait, disait-on, transporter
à Alexandrie ou à Troie le siège et les
forces de l'empire, après avoir épuisé
l'Italie par des levées extraordinaires, et
laissé à ses amis le gouvernement de Rome. On
ajoutait qu'à la première assemblée du
sénat, le quindécemvir L. Cotta devait
proposer, puisqu'il était écrit dans les livres
du destin que les Parthes ne pouvaient être vaincus que
par un roi, de donner ce nom à César.
LXXX. Les conjurés,
craignant d'être obligés de donner leur
assentiment à cette proposition, y virent une raison
de hâter l'exécution de leur entreprise. Ils se
réunirent donc tous, et prirent en commun des
résolutions qui n'avaient d'abord été
conçues qu'isolément, et dans des
réunions de deux ou trois personnes. Le peuple
même était alors mécontent de la
situation de l'Etat ; il laissait voir en toute occasion sa
haine pour la tyrannie, et demandait ouvertement des
vengeurs. Quand César donna aux étrangers le
titre de sénateurs, on afficha partout ces mots :
«A tous, salut ; il est défendu de montrer aux
nouveaux sénateurs le chemin du sénat».
On chanta aussi dans les rues de Rome :
Les Gaulois, que la guerre avait faits nos
esclaves, Cachent leurs vieux sayons sous l'or des laticlaves. |
Au théâtre, le licteur ayant annoncé, selon l'usage, l'entrée du consul Q. Maximus, que César s'était substitué pour trois mois, on lui cria de tous côtés «qu'il n'était pas consul». Après la destitution des tribuns Césétius et Marullus, on trouva, à la première assemblée des comices, beaucoup de bulletins qui les nommaient consuls. On écrivit sous la statue de L. Brutus : «Plût aux dieux que tu vécusses !» et sous celle de César :
Brutus, qui des tyrans vengea Rome
autrefois, Fut inscrit le premier aux fastes consulaires ; Et César, qui chassa nos consuls populaires, Est inscrit le dernier sur la liste des rois. |
Le nombre des conjurés s'élevait
à plus de soixante ; C. Cassius et les deux Brutus
(Marcus et Décimus) étaient les chefs. Ils
délibérèrent d'abord si, divisant leurs
forces, les uns le précipiteraient du pont, pendant
les comices du champ de Mars et au moment où il
appellerait les tribus aux suffrages, tandis que les autres
l'attendraient en bas pour le massacrer, ou bien s'ils
l'attaqueraient dans la voie Sacrée ou à
l'entrée du théâtre. Mais une
réunion du sénat ayant été
indiquée pour les ides de mars dans la salle de
Pompée, ils s'accordèrent tous à ne
point chercher de moment ni de lieu plus favorables.
LXXXI. Cependant des
prodiges manifestes annoncèrent à César
sa fin prochaine. Quelques mois auparavant, les colons
à qui la loi Julia avait donné des terres dans
la Campanie, voulant bâtir des maisons de campagne,
détruisirent des sépultures de
l'antiquité la plus reculée, et avec d'autant
plus d'empressement qu'ils découvraient de temps en
temps, dans leurs fouilles, des vases d'un travail fort
ancien. Ils trouvèrent, dans un tombeau où
était, dit-on, enseveli Capys, fondateur de Capoue,
une tablette d'airain qui portait, en caractères grecs
et dans cette langue, une inscription ainsi conçue :
«Quand on aura découvert les cendres de Capys,
un descendant d'Iule périra de la main de ses proches,
et sera bientôt vengé par les malheurs de
l'Italie». Pour qu'on ne croie pas que c'est là
une fable inventée à plaisir, je citerai mon
autorité, Cornélius Balbus, le plus intime des
amis de César. Quelques jours avant sa mort, il apprit
que les chevaux qu'il avait consacrés aux dieux avant
de passer le Rubicon, et qu'il avait laissés errer
sans maître, refusaient toute espèce de
nourriture et versaient d'abondantes larmes. De son
côté, l'aruspice Spurinna l'avertit, pendant un
sacrifice, de prendre garde à un danger qui le
menaçait jusqu'aux ides de mars. La veille de ces
mêmes ides, un roitelet qui était venu
s'abattre, avec une petite branche de laurier, sur la salle
du sénat dite de Pompée, fut poursuivi et mis
en pièces par différents oiseaux sortis d'un
bois voisin. Enfin, la nuit qui précéda le jour
du meurtre, il lui sembla, pendant son sommeil, qu'il volait
au-dessus des nuages, et qu'il mettait sa main dans celle de
Jupiter. Sa femme Calpurnie rêva aussi que le
faîte de sa maison s'écroulait, et qu'on tuait
son époux dans ses bras ; et les portes de la chambre
s'ouvrirent brusquement d'elles-mêmes. Tous ces
présages, et sa santé, qui se trouva mauvaise,
le firent hésiter longtemps s'il ne resterait pas chez
lui, et ne remettrait pas à un autre jour ce qu'il
avait à proposer au sénat. Mais Décimus
Brutus l'ayant exhorté à ne pas faire attendre
en vain les sénateurs, qui étaient
réunis en grand nombre et depuis longtemps, il sortit
vers la cinquième heure. Sur son chemin, un inconnu
lui présenta un mémoire où était
dévoilée toute la conjuration ; César le
prit, et le mêla avec d'autres qu'il tenait dans sa
main gauche, comme pour les lire bientôt. Plusieurs
victimes, qu'on immola ensuite, ne donnèrent que des
signes défavorables ; mais, bravant ces scrupules
religieux, il entra dans le sénat, et dit, en
raillant, à Spurinna «qu'il s'inscrivait en faux
contre ses prédictions, puisque les ides de mars
étaient venues sans amener aucun malheur». -
«Oui, répondit l'augure, elles sont venues, mais
ne sont pas encore passées».
LXXXII. Lorsqu'il s'assit,
les conjurés l'entourèrent, sous
prétexte de lui rendre leurs devoirs. Tout à
coup Cimber Tillius, qui s'était chargé de
commencer l'entreprise, s'approcha comme pour lui demander
une faveur ; et César se refusant à l'entendre
et lui faisant signe de remettre sa demande à un autre
temps, il le saisit, par la toge, aux deux épaules.
«C'est là de la violence», s'écrie
César ; et, dans le moment même, l'un des Casca,
auquel il tournait le dos, le blesse un peu au-dessous de la
gorge. César, saisissant le bras qui l'a
frappé, le perce de son poinçon, puis il veut
s'élancer ; mais une autre blessure l'arrête, et
il voit bientôt des poignards levés sur lui de
tous côtés. Alors il s'enveloppe la tête
de sa toge, et, de la main gauche, il en abaisse en
même temps un des pans sur ses jambes, afin de tomber
plus décemment, la partie inférieure de son
corps étant ainsi couverte. Il fut percé de
vingt-trois coups : au premier, il poussa un seul
gémissement, sans dire une parole. Toutefois quelques
écrivains rapportent que, voyant s'avancer contre lui
Marcus Brutus, il dit en grec : «Et toi aussi, mon fils
!» Quand il fut mort, tout le monde s'enfuit, et il
resta quelque temps étendu par terre. Enfin trois
esclaves le rapportèrent chez lui sur une
litière, d'où pendait un de ses bras. De tant
de blessures, il n'y avait de mortelle, au jugement du
médecin Antistius, que la seconde, qui lui avait
été faite à la poitrine. L'intention des
conjurés était de traîner son cadavre
dans le Tibre, d'adjuger ses biens à l'Etat, et
d'annuler ses actes ; mais la crainte qu'ils eurent du consul
M. Antoine et de Lépide, maître de la cavalerie,
les fit renoncer à ce dessein.
LXXXIII. Son testament fut
donc ouvert, sur la demande de L. Pison son beau-père,
et on en fit la lecture dans la maison d'Antoine.
César l'avait fait aux dernières ides de
septembre, à sa terre de Lavicum ; il l'avait ensuite
confié à la première des vestales. Q.
Tubéron rapporte que, dans tous ceux qu'il
écrivit depuis son premier consulat jusqu'au
commencement de la guerre civile, il laissait à Cn.
Pompée son héritage, et que sa volonté
à cet égard était connue de
l'armée. Mais dans le dernier il nommait trois
héritiers ; c'étaient les petits-fils de ses
soeurs, savoir : C. Octavius pour les trois quarts, et L.
Pinarius avec Q. Pédius pour l'autre quart. Par une
dernière clause, il adoptait C. Octavius et lui
donnait son nom. Il désignait parmi les tuteurs de son
fils, pour le cas où il lui en naîtrait un, la
plupart de ceux qui le frappèrent. Décimus
Brutus était aussi inscrit dans la seconde classe de
ses héritiers. Enfin, il léguait au peuple
romain ses jardins près du Tibre, et trois cents
sesterces par tête.
LXXXIV. Le jour de ses
funérailles étant fixé, on lui
éleva un bûcher dans le champ de Mars,
près du tombeau de Julie, et l'on construisit, devant
la tribune aux harangues, une chapelle dorée, sur le
modèle du temple de Vénus Genitrix. On y
plaça un lit d'ivoire couvert de pourpre et d'or, et
à la tête de ce lit un trophée, avec le
vêtement qu'il portait quand il fut tué. La
journée ne paraissant pas devoir suffire àla
marche solennelle de tous ceux qui voulaient apporter des
présents funèbres, on déclara que chacun
irait, sans observer aucun ordre et par le chemin qui lui
plairait, déposer ses dons au champ de Mars. Dans les
jeux, on chanta des vers propres à exciter la
pitié pour le mort et l'indignation contre les
meurtriers ; vers qui étaient tirés du
Jugement pour les armes d'Achille, de Pacuvius, par
exemple :
Les avais-je épargnés, pour tomber sous leurs coups ? |
et des passages de l'Electre d'Atilius, qui
pouvaient offrir les mêmes allusions. En guise
d'éloge funèbre, le consul Antoine fit lire par
un héraut le sénatus-consulte qui
décernait à César tous les honneurs
divins et humains, puis le serment par lequel tous les
citoyens s'étaient liés pour le salut d'un
seul. Il ajouta fort peu de mots à cette lecture. Des
magistrats en fonction ou sortis de charge portèrent
le lit au forum, devant la tribune aux harangues. Les uns
voulaient qu'on brûlât le corps dans le
sanctuaire de Jupiter Capitolin ; les autres dans la salle du
sénat de Pompée. Tout à coup, deux
hommes, portant un glaive à la ceinture, et à
la main deux javelots, y mirent le feu avec des torches
ardentes ; et aussitôt chacun d'y jeter du bois sec,
des sièges et jusqu'aux tribunaux des magistrats,
enfin tout ce qui se trouvait à sa portée.
Bientôt après, des joueurs de flûte et des
acteurs, qui avaient revêtu, pour cette
cérémonie, les ornements consacrés aux
pompes triomphales, s'en dépouillèrent, les
mirent en pièces, et les jetèrent dans les
flammes ; les vétérans légionnaires y
jetèrent de même les armes dont ils
s'étaient parés pour les funérailles ;
et la plupart des femmes, les bijoux qu'elles portaient, avec
les bulles et les prétextes de leurs enfants. Une
foule d'étrangers prirent part à ce deuil
public, et s'approchèrent tour à tour du
bûcher, chacun à la manière de son pays.
On remarqua surtout les Juifs, lesquels veillèrent
même, plusieurs nuits de suite, auprès de ses
cendres.
LXXXV. Le peuple,
aussitôt après les funérailles, courut
avec des torches aux maisons de Brutus et de Cassius, et n'en
fut repoussé qu'avec peine. Sur sa route, cette foule
tumultueuse rencontra Helvius Cinna, et, par suite d'une
erreur de nom, le prenant pour Cornélius, à qui
elle en voulait pour avoir prononcé, la veille, un
discours véhément contre César, elle le
tua, et promena sa tête au bout d'une pique. Plus tard
on éleva dans le forum une colonne de marbre de
Numidie, d'un seul bloc et de près de vingt pieds,
avec cette inscription : AU PERE DE LA PATRIE ; et ce fut
pendant longtemps un usage d'y offrir des sacrifices, d'y
former des voeux, et d'y terminer certains différents,
en jurant par le nom de César.
LXXXVI. Il laissa
quelques-uns des siens persuadés qu'il ne voulait pas
vivre plus longtemps, et que cette indifférence, qui
lui venait de sa mauvaise santé, lui avait fait
mépriser les avertissements de la religion et les
conseils de ses amis. Il en est aussi qui pensent que,
rassuré par le dernier sénatus-consulte et par
le serment prêté à sa personne, il avait
renvoyé une garde espagnole qui le suivait partout,
l'épée à la main. D'autres, au
contraire, lui prêtent cette pensée, qu'il
aimait mieux succomber une fois aux complots de ses ennemis,
que de les craindre toujours. Selon d'autres encore, il avait
coutume de dire «que la république était
plus intéressée que lui-même à sa
conservation ; qu'il avait acquis, depuis longtemps, assez de
gloire et de puissance ; mais que la république, s'il
venait à périr, ne jouirait d'aucun repos, et
irait s'abîmer dans les effroyables maux des guerres
civiles».
LXXXVII. Mais ce dont on
convient plus généralement, c'est que sa mort
fut à peu près telle qu'il l'avait
désirée. Car lisant un jour, dans
Xénophon, que Cyrus avait donné, pendant sa
dernière maladie, quelques ordres pour ses
funérailles, il témoigna son aversion pour une
mort aussi lente, et souhaita que la sienne fût prompte
et subite. La veille même du jour où il
périt, à un souper chez M. Lepidus, un convive
ayant soulevé cette question : Quelle est la fin la
plus désirable ? «Une mort brusque et
inopinée», répondit César.
LXXXVIII. Il périt
dans la cinquante-sixième année de son
âge, et fut mis au nombre des dieux, non seulement par
le décret qui ordonna son apothéose, mais aussi
par la foule, persuadée de sa divinité. Pendant
les premiers jeux qu'il avait fait voeu de
célébrer, et que donna pour lui son
héritier Auguste, une étoile chevelue, qui se
levait vers la onzième heure, brilla durant sept jours
de suite, et l'on crut que c'était l'âme de
César reçue dans le ciel. C'est pour cette
raison qu'il est toujours représenté avec une
étoile au-dessus de la tête. On fit murer la
porte du palais où il avait été
tué ; les ides de mars furent appelées jours
parricides, et il fut défendu pour jamais
d'assembler les sénateurs ce jour-là.
LXXXIX. Presque pas un de
ses meurtriers ne lui survécut plus de trois ans, et
ne mourut de mort naturelle. Condamnés tous, ils
périrent tous, chacun d'une manière
différente ; ceux-ci dans des naufrages,
ceux-là dans les combats : il y en eut même qui
se percèrent du même glaive dont ils avaient
frappé César.
Traduit par Théophile Baudement (1845)