Claude

I. Naissance de Drusus, père de Claude. Ses victoires. Sa mort. Ses projets pour le rétablissement de la liberté. Auguste est accusé de l'avoir fait empoisonner. - II. Naissance de Claude. Ses maladies. Sa faiblesse. - III. Ses études. Mépris qu'il inspire à toute sa famille. - IV. Lettres d'Auguste sur Claude. - V. Claude, privé de dignités, vit dans la retraite. - VI. On lui rend quelques honneurs. - VII. Il est fait consul sous Caligula. - VIII. Il devient le jouet de la cour. - IX. Ses dangers sous Caligula. Le sénat affecte de le mépriser. Ses biens sont mis en vente. - X. Son avénement à l'empire. - XI. Il accorde une amnistie générale. Il rend de grands honneurs à sa famille. - XII. Sa modération dans l'exercice du pouvoir. Sa popularité. - XIII. Il échappe à plusieurs dangers. - XIV. Ses consulats. Son zèle dans l'administration de la justice. - XV. La singularité de ses jugements le fait tomber dans le mépris. - XVI. Sa censure. Il s'y rend ridicule. - XVII. Son expédition en Bretagne. Son triomphe. - XVIII. Sa vigilance pour l'approvisionnement et la sûreté de Rome. - XIX. Il favorise par tous les moyens le commerce des grains. - XX. Ses travaux. - XXI. Ses spectacles. - XXII. Ses règlements religieux, judiciaires, civils, militaires, etc. - XXIII. Ses règlements religieux, judiciaires, civils, militaires, etc. - XXIV. Ses règlements religieux, judiciaires, civils, militaires, etc. - XXV. Ses règlements religieux, judiciaires, civils, militaires, etc. - XXVI. Ses fiancées et ses femmes. - XXVII. Ses enfants. - XXVIII. Ses affranchis. - XXIX. Il est entièrement gouverné par eux et par ses femmes. Ses meurtres. - XXX. Son portrait. - XXXI. Sa santé. - XXXII. Ses repas. - XXXIII. Sa voracité. Sa passion pour les femmes et pour le jeu. - XXXIV. Sa cruauté. - XXXV. Sa méfiance et ses terreurs. - XXXVI. Sa lâcheté. - XXXVII. Quelques-uns de ses meurtres. - XXXVIII. Son penchant à la colère. Il cherche une excuse à sa stupidité. - XXXIX. Ses inconséquences et ses étourderies. - XL. Ses inconséquences et ses étourderies. - XLI. Ses ouvrages. Il invente trois lettres. - XLII. Sa prédilection pour le grec, et ses productions dans cette langue. - XLIII. Son repentir d'avoir épousé Agrippine et adopté Néron. - XLIV. II est empoisonné. - XLV. Sa mort. Ses funérailles. Son apothéose. - XLVI. Présages qui annoncèrent sa mort.


I. Livie, déjà enceinte lorsqu'elle épousa Auguste, mit au monde, trois mois après, Drusus, qui porta d'abord le surnom de Décimus, puis celui de Néron, et qui fut père du César Claude. Ce Drusus passa pour être le fruit d'un commerce adultère de Livie avec Auguste, avant qu'ils fussent mariés ; et l'on n'entendit plus, à Rome, que ce vers grec :

Il naît aux gens heureux des enfants en trois mois.

Pendant sa questure et sa préture, ce Drusus eut un commandement dans la guerre de Rhétie et dans celle de Germanie, et il fut le premier des généraux romains qui navigua sur l'Océan septentrional. Il fit creuser, au delà du Rhin, des canaux d'une construction nouvelle et d'une étendue immense, que l'on appelle encore les canaux de Drusus. Il battit souvent l'ennemi, le refoula jusqu'au fond de ses déserts, et ne cessa de le poursuivre qu'après avoir vu apparaître une femme de cette nation, d'une grandeur plus qu'humaine, et qui lui défendit, s'exprimant en latin, de pousser plus avant ses victoires. L'ovation et les ornements triomphaux furent les récompenses de ses exploits. Il fut fait consul au sortir de sa préture ; et ayant repris son expédition, il mourut de maladie dans ses quartiers d'été, nommés depuis le Camp du malheur. Son corps fut porté à Rome par les principaux citoyens des municipes et des colonies ; les décuries des secrétaires de l'empire allèrent le recevoir, et on l'ensevelit dans le champ de Mars. Quant à l'armée, elle éleva en son honneur un cénotaphe, autour duquel les soldats devaient, chaque année, s'exercer à la course, et les députés des villes de la Gaule faire des sacrifices solennels. Le sénat, entre autres distinctions, lui décerna un arc de triomphe en marbre, avec des trophées, sur la voie Appienne, et le surnom de Germanicus pour lui et sa postérité. Il aimait, dit-on, la gloire autant que la liberté. Ainsi, toujours jaloux de joindre à ses victoires l'honneur des dépouilles opimes, il poursuivait dans la mêlée, à travers mille dangers, les chefs germains ; et il ne dissimula jamais le dessein de rétablir un jour, dès qu'il le pourrait, l'ancienne république.

Telle est, je crois, la raison qui a fait avancer à quelques auteurs qu'il devint suspect à Auguste, et que celui-ci le rappela de son gouvernement ; mais que le voyant hésiter à revenir, il s'en défit par le poison. Je rapporte cette opinion pour ne rien omettre, et sans la croire ni vraisemblable ni vraie. Auguste aima tellement Drusus tant que vécut celui-ci, qu'il l'institua son héritier au même rang que ses fils, dans tous ses testaments, comme il le déclara un jour dans le sénat. Dans l'éloge public qu'il fit de lui après sa mort, il pria les dieux «de lui donner des Césars qui ressemblassent à Drusus, et de lui accorder à lui-même une aussi belle fin que la sienne». En outre, il composa son épitaphe en vers, qui furent gravés sur son tombeau ; il écrivit même en prose l'histoire de sa vie. Drusus avait eu beaucoup d'enfants de la jeune Antonia ; mais il n'en laissa que trois, Germanicus, Livilla et Claude.

II. Claude naquit à Lyon, aux calendes d'août, sous le consulat de Jules Antoine et de Fabius Africanus, le jour même que l'on y fit la dédicace de l'autel consacré à Auguste. D'abord appelé Tibère Claude Drusus, il prit plus tard le surnom de Germanicus, quand son frère aîné passa par adoption dans la famille Julia. Il était encore au berceau lorsque son père mourut, et il eut à lutter, pendant presque tout le temps de son enfance et de sa jeunesse, contre diverses maladies fort opiniâtres, qui le rendirent si faible de corps et d'esprit, que, même dans un âge plus avancé, on ne le jugea propre à aucune fonction publique, à aucune affaire particulière. Longtemps encore après l'expiration de sa minorité, on le laissa sous l'autorité d'autrui, sous la férule d'un pédagogue ; et il se plaint, dans un de ses écrits, «qu'on ait mis auprès de lui un barbare, autrefois palefrenier, pour lui faire endurer, sous toutes sortes de prétextes, une infinité de mauvais traitements». Cette même faiblesse de santé et de raison fut aussi cause que, contre l'usage, il présida, la tête couverte, au spectacle de gladiateurs qu'il donna conjointement avec son frère, en mémoire de son père ; et lorsqu'il prit la toge virile, on le porta en litière au Capitole, vers le milieu de la nuit et sans aucune cérémonie.

III. Il ne laissa pas pourtant de s'appliquer avec ardeur, dès sa jeunesse, à l'étude des lettres grecques et latines. Souvent même il s'essaya en public dans les deux langues. Mais il ne put, malgré ces preuves de savoir, acquérir aucune considération, ni donner de lui de meilleures espérances. Sa mère Antonia l'appelait ordinairement «une ombre d'homme, une ébauche informe de la nature» ; et lorsqu'elle voulait parler d'un imbécile, elle disait : «Il est plus stupide que mon fils Claude». Son aïeule Livie eut toujours pour lui le plus grand mépris. Elle ne lui adressait que très rarement la parole ; et si elle avait quelque avis à lui donner, c'était par un billet laconique et dur, ou par un tiers. Sa soeur Livilla ayant entendu dire qu'il régnerait un jour, plaignit tout haut le peuple romain d'être réservé à une si malheureuse destinée. A l'égard de son grand oncle Auguste, je ne puis mieux faire connaître ce qu'il en pensait en bien et en mal, que par les passages suivants de ses lettres :

IV. «Je me suis entretenu avec Tibère, comme vous me l'avez demandé, ma chère Livie, sur ce qu'il faudra faire de votre petit-fils Tibère aux fêtes de Mars. Notre avis à tous deux est que nous devons prendre une fois notre parti sur ce qui le regarde, pour ne plus nous en écarter. Car s'il a les qualités requises et, pour ainsi dire, universelles, il n'y a pas à balancer ; on doit le faire passer graduellement par les mêmes honneurs que son frère. Si, au contraire, nous l'en trouvons incapable et indigne, s'il ne jouit ni de la santé du corps ni de celle de l'esprit, il ne faut pas donner à rire de nous et de lui à ces mauvais plaisants qui tournent tout en jeu et en moquerie. Ce serait chose fort incommode, dans le cas où nous n'aurions rien décidé à l'avance, que d'avoir à délibérer, à chaque période de sa vie, s'il peut ou non exercer les emplois publics. Quoi qu'il en soit, dans la conjoncture présente, je ne m'oppose point à ce qu'il tienne la table des pontifes, pendant les fêtes de Mars, pourvu qu'il ait auprès de lui le fils de Silanus, son parent, qui l'empêche de rien faire d'inconvenant ou de ridicule. Je ne suis point d'avis qu'il assiste aux jeux du Cirque sur un lit de cérémonie : il y serait trop en vue, et comme en spectacle lui-même. Je ne suis pas non plus d'avis qu'il aille sacrifier sur le mont Albain, ni qu'il soit à Rome pendant les fêtes latines ; car, enfin, pourquoi ne le chargerait-on d'aucune fonction dans la ville, s'il allait partager celles de son frère sur le mont d'Albe ? Vous connaissez maintenant toutes mes décisions, ma chère Livie ; j'ajouterai encore qu'il faut régler pour toujours notre conduite à son égard, pour ne pas flotter sans cesse entre l'espérance et la crainte. Vous pouvez, si vous le trouvez bon, faire lire à Antonia cette partie de ma lettre». Il dit dans une autre : «Pendant votre absence, j'inviterai tous les jours à ma table le jeune Tibère, afin qu'il ne soupe pas seul avec son Sulpicius et son Athénodore. Je voudrais qu'il choisît avec plus de soin et moins de négligence un ami dont il pût imiter le maintien, le geste et la démarche, le pauvre insensé :

Les affaires d'Etat ne seront pas son fait.

Mais, quand son esprit n'est pas égaré, il fait quelquefois souvenir de sa naissance. Enfin voici ce que dit Auguste dans une troisième lettre : «J'ai entendu déclamer votre petit-fils Tibère, ma chère Livie, et, en vérité, je ne reviens pas de mon étonnement : comment peut-il parler aussi clairement en public, lui qui a d'ordinaire la langue si empâtée ?» Aucun doute sur la résolution que prit ensuite Auguste à son égard. Il ne lui conféra aucune dignité, si ce n'est celle du sacerdoce des augures ; il ne lui assigna qu'un sixième de sa succession, et ne le nomma qu'au troisième rang de ses héritiers, presque parmi les étrangers. Les legs qu'il lui fit ne montaient pas à plus de huit cent mille sesterces.

V. Son oncle Tibère lui accorda, sur sa demande, les ornements consulaires ; mais comme il insistait pour obtenir aussi le consulat, ce prince lui récrivit pour toute réponse : «Je vous envoie quarante pièces d'or pour les Saturnales et pour les Sigillaires». Renonçant alors à l'espoir des dignités, il prit le parti de la retraite. Il vécut caché, tantôt dans ses jardins ou dans une campagne voisine de Rome, tantôt au fond de la Campanie, dans la société des hommes les plus abjects ; et il joignit à son ancien renom d'imbécile la honteuse réputation de joueur et d'ivrogne.

VI. Malgré cette conduite, on lui rendit toujours quelques devoirs : on lui donna même des marques publiques de respect. Les chevaliers le chargèrent deux fois de porter pour eux la parole, à la tête d'une députation de leur ordre : la première fois, lorsqu'ils demandèrent aux consuls la faveur de transporter jusqu'à Rome, sur leurs épaules, le corps d'Auguste ; la seconde, lorsqu'ils allèrent féliciter ces mêmes magistrats d'avoir fait justice de Séjan. A son entrée au spectacle, tout le monde se levait et ôtait son manteau. Le sénat voulut aussi l'adjoindre extraordinairement aux prêtres d'Auguste, que le sort avait désignés ; il voulut faire reconstruire, aux frais de l'Etat, sa maison incendiée ; il voulut enfin lui conférer le droit de donner son avis, au rang des consulaires. Mais Tibère fit révoquer ce décret, alléguant l'incapacité de Claude, et promettant de l'indemniser lui-même de ses pertes. En mourant, il l'inscrivit au troisième rang de ses héritiers, pour un tiers de sa succession ; il lui fit, en outre, un legs de deux millions de sesterces, et le recommanda nommément aux armées, au sénat et au peuple romain, parmi ce qu'il avait de plus cher.

VII. Sous Caïus son neveu, qui, au commencement de son règne, cherchait, par toutes sortes de moyens, à acquérir de la considération, Claude parvint enfin aux honneurs, et fut son collègue au consulat pendant deux mois. On remarqua, la première fois qu'il parut au Forum avec les faisceaux, qu'un aigle vint se poser sur son épaule droite. Le sort lui assigna un second consulat pour quatre ans après. Il présida quelquefois aux spectacles, à la place de Caïus, et le peuple le saluait alors en criant : «Prospérité à l'oncle de l'empereur ! prospérité au frère de Germanicus !»

VIII. Il n'en fut pas moins le jouet de la cour. Arrivait-il trop tard pour souper, on ne le recevait qu'avec peine, après lui avoir laissé faire le tour de la table, à la recherche d'une place. S'endormait-il après le repas, ce qui lui arrivait souvent, on lui lançait des noyaux d'olives et de dattes ; ou bien des bouffons se faisaient un jeu de le réveiller, comme les esclaves, avec une férule ou avec un fouet. On lui mettait aussi des brodequins dans les mains lorsqu'il ronflait, afin que, réveillé subitement, il s'en frottât le visage.

IX. Il subit aussi à cette époque des épreuves plus sérieuses. Pendant son consulat même il faillit être destitué, pour sa négligence à faire poser dans Rome les statues de Néron et de Drusus, frères de l'empereur. Il était d'ailleurs continuellement en butte aux délations des gens de sa maison et même des étrangers. Envoyé en Germanie avec les députés chargés de complimenter Caligula sur la découverte de la conspiration de Lépide et de Gétulicus, il courut risque de la vie, parce que l'empereur s'indigna qu'on eût précisément choisi son oncle, comme s'il se fût agi de régenter un enfant. Aussi quelques auteurs ont-ils prétendu qu'à son arrivée, on le précipita tout habillé dans le Rhin. Depuis ce temps, il fut toujours le dernier des consulaires à dire son avis dans le sénat ; on ne le lui demandait, pour le mortifier, qu'après tous les autres. On reçut même, dans cette assemblée, une accusation de faux contre un testament qu'il avait signé. Enfin son installation dans un sacerdoce nouvellement institué lui ayant coûté jusqu'à huit millions de sesterces, il tomba dans une telle pénurie d'argent, que, ne pouvant acquitter ses obligations envers le trésor, il vit mettre ses biens en vente, conformément à la loi des hypothèques, et sur la mise à prix des préposés du fisc.

X. C'est ainsi qu'il passa la plus grande partie de sa vie, jusqu'à l'âge de cinquante ans, où il fut élevé au trône, par le plus étonnant des hasards. Quand les meurtriers de Caligula écartèrent tout le monde, sous prétexte que l'empereur voulait être seul, Claude, éloigné comme les autres, s'était retiré dans une petite salle à manger, qu'on appelait Herméum. Saisi d'effroi au premier bruit du meurtre, il se traîna jusqu'à une galerie voisine, où il resta caché derrière les tapisseries qui couvraient la porte. Un simple soldat, que le hasard y conduisit, aperçut ses pieds, voulut savoir qui c'était, le reconnut, et le tira de là. Claude se jeta à ses genoux en demandant la vie ; le soldat le salua empereur, et le mena vers ses camarades encore indécis, mais frémissants de colère. Ceux-ci le mirent dans une litière ; et, comme ses esclaves s'étaient enfuis, ils le portèrent jusqu'au camp, sur leurs épaules. Il était triste et tout tremblant, et les passants en avaient pitié, comme d'un innocent que l'on mènerait au supplice. Reçu dans la partie fortifiée du camp, il y passa la nuit au milieu des sentinelles, et plus rassuré sur le présent que sur l'avenir. En effet, les consuls et le sénat occupaient le Forum et le Capitole avec les cohortes urbaines, et voulaient rétablir la liberté publique. Claude lui-même, sommé par les tribuns du peuple de venir donner son avis dans le sénat sur les circonstances présentes, répondit «qu'il était retenu par force». Mais le lendemain, le sénat, en proie aux divisions et déjà dégoûté de son rôle, ayant molli dans l'exécution de ses desseins, et la foule qui l'entourait demandant à haute voix un seul chef et nommant Claude, celui-ci reçut devant le peuple assemblé les serments de l'armée. Il promit à chaque soldat quinze mille sesterces ; et il est le premier des Césars qui ait acheté à prix d'argent la fidélité des légions.

XI. Affermi sur le trône, il n'eut rien de plus pressé que d'effacer le souvenir de ce qui s'était passé pendant ces deux jours, où l'on avait essayé de changer la face de l'Etat. En conséquence, il accorda pour toujours une amnistie générale et complète, qu'il observa religieusement, excepté à l'égard de quelques tribuns et de quelques centurions, qui avaient trempé dans le meurtre de Caïus. Il les fit exécuter, autant pour l'exemple que parce qu'il apprit qu'ils avaient aussi demandé sa mort. Il s'occupa ensuite des devoirs qu'il voulait rendre à sa famille. Il adopta, comme le serment le plus sacré, l'usage de jurer PAR AUGUSTE. Il fit décerner à son aïeule Livie les honneurs divins et, dans les pompes du Cirque, un char attelé d'éléphants, comme celui d'Auguste. A ses parents, il fit voter des cérémonies funèbres, auxquelles il ajouta, pour son père, des jeux annuels dans le Cirque, jour anniversaire de sa naissance ; pour sa mère, un char où son image devait être promenée dans le Cirque, et le surnom d'Augusta, qu'elle avait refusé de son vivant. Plein de vénération pour la mémoire de son frère, il fit représenter à Naples, en son honneur et après un concours, une comédie grecque couronnée par lui comme la meilleure, d'après l'avis des juges. Il donna même des marques de reconnaissance et de respect à la mémoire de Marc Antoine, et il déclara, un jour, dans un édit, «qu'il souhaitait d'autant plus de voir célébrer la naissance de son père Drusus, que c'était aussi le jour où était né son aïeul Antoine». Il acheva l'arc de triomphe en marbre que le sénat avait jadis décerné à Tibère, près du théâtre de Pompée, et auquel on n'avait plus pensé. Il cassa, il est vrai, tous les actes de Caïus ; mais il défendit de mettre au nombre des jours de fête celui de sa mort, quoique ce fût le premier de son règne.

XII. Très réservé dans le choix des honneurs et dans l'exercice du pouvoir, il s'abstint de porter le titre d'empereur, et refusa toutes les distinctions excessives. Il célébra chez lui, sans faste et comme une cérémonie domestique, les fiançailles de sa fille et la naissance de son petit-fils. Il ne rappela aucun exilé, que de l'avis des sénateurs. Il demanda, comme une faveur, qu'il lui fût permis d'amener avec lui au sénat le préfet du prétoire et les tribuns militaires, et qu'on y ratifiât les sentences rendues par ses délégués dans les affaires judiciaires. Il sollicita des consuls le droit d'avoir des marchés dans ses domaines privés. Il assista souvent, comme un simple conseiller, aux instructions faites par les juges. Quand les magistrats donnaient des spectacles, il se levait avec les autres, à leur entrée, et les saluait de la voix et de la main. Les tribuns du peuple s'étant présentés devant son tribunal, il s'excusa auprès d'eux d'être obligé, faute de place, de les laisser parler debout. Cette conduite lui concilia en peu de temps la faveur et l'amour des Romains, au point que le bruit s'étant répandu, pendant un de ses voyages à Ostie, qu'il avait péri assassiné, le peuple, éperdu de douleur, chargea d'imprécations les soldats comme traîtres et les sénateurs comme parricides. Ces terribles accusations ne cessèrent qu'après que les magistrats eurent produit à la tribune aux harangues un citoyen, puis un second et d'autres encore, qui affirmèrent que Claude vivait et qu'il approchait de Rome.

XIII. Toutefois, il ne fut pas, dans le cours de son règne, à l'abri de tout danger : sa vie fut menacée par des entreprises particulières, par des séditions, enfin par la guerre civile. Un homme du peuple fut trouvé, la nuit, auprès de son lit, avec un poignard. On se saisit aussi de deux chevaliers, armés d'un stylet et d'un couteau de chasse et qui l'attendaient pour le tuer, l'un à sa sortie du théâtre, l'autre pendant un sacrifice, dans le temple de Mars. Asinius Gallus et Statilius Corvinus, petits-fils des orateurs Pollion et Messala, tentèrent une révolution et firent entrer dans ce complot plusieurs de ses affranchis et de ses esclaves. Furius Camillus Scribonianus, son lieutenant en Dalmatie, parvint à exciter une guerre civile ; mais il fut réduit en moins de cinq jours, les légions qui avaient trahi leur serment s'en étant presque aussitôt repenties, par un scrupule religieux. Soit hasard, soit volonté des dieux, elles n'avaient pu, en effet, ni préparer les aigles ni arracher les enseignes, quand l'ordre leur fut donné de se mettre en marche pour rejoindre le nouvel empereur.

XIV. Outre son ancien consulat, il fut revêtu quatre fois de cette dignité : les deux premières sans interruption, et les suivantes à quatre ans d'intervalle. Il garda le dernier durant six mois, et les autres pendant deux seulement. Pour le troisième, il fut substitué à un consul mort ; exemple tout nouveau dans un empereur. Mais qu'il fût ou non consul, il rendait la justice avec beaucoup d'assiduité, même les jours consacrés, chez lui ou dans sa famille, à quelque solennité ; quelquefois aussi pendant les fêtes instituées, dès la plus haute antiquité, par la religion. Sans s'attacher toujours aux termes de la loi, il la rendait plus douce ou plus sévère, selon l'équité naturelle ou suivant ses impressions. Ainsi, il rétablit dans leurs droits de demandeurs ceux qui en étaient légalement déchus devant les juges ordinaires, pour avoir trop demandé ; et, ajoutant à la rigueur des lois, il condamna aux bêtes ceux qui furent convaincus de fraudes plus graves.

XV. Dans ses informations et ses jugements, il montrait un caractère extrêmement variable : tantôt circonspect et plein de sagacité ; tantôt inconsidéré, même extravagant. Comme il recensait un jour, en vertu de son pouvoir, les décuries pour le service des tribunaux, et qu'un citoyen, à qui le nombre de ses enfants donnait le privilège de ne pas siéger, répondit à l'appelde son nom, sans se prévaloir de cette excuse, il le renvoya comme suspect de la manie de juger. Un autre, interpellé devant lui par ses adversaires, sur une affaire qui lui était personnelle, prétendit qu'elle n'était pas dans les attributions de l'empereur, mais des juges ordinaires ; Claude lui enjoignit de la plaider sur-le-champ, pour l'obliger à montrer, dans sa propre cause, ce qu'il aurait d'équité dans celles des autres. Une femme refusait de reconnaître son fils : les preuves de part et d'autre étaient douteuses ; Claude lui ordonna d'épouser le jeune homme, et la força ainsi de s'avouer sa mère. Il donnait ordinairement raison aux parties présentes contre les absents, sans avoir aucun égard aux excuses, légitimes ou non, que ceux-ci pouvaient donner de leur absence. Quelqu'un s'étant écrié qu'il fallait couper les mains à un faussaire, il fit venir aussitôt le bourreau avec son couperet et la table du supplice. On contestait à un plaideur la qualité de citoyen, et les avocats discutaient la question de savoir si cet homme devait plaider sa cause en toge romaine ou en manteau grec. L'empereur, croyant faire preuve d'une entière impartialité, lui ordonna de prendre alternativement les deux costumes, l'un pendant l'accusation, et l'autre pendant la défense. On croit que, dans une autre affaire, il rendit par écrit cette sentence : JE SUIS DE L'AVIS DE CEUX QUI ONT RAISON. Ces décisions le déconsidérèrent tellement, qu'on lui donna parfois, même en public, des marques de mépris. Un citoyen, pour excuser l'absence d'un témoin cité par Claude lui-même dans une province de l'empire, se contenta de dire qu'il lui était impossible de comparaître : le motif, il le tint longtemps caché. Après avoir laissé l'empereur lui faire, à ce sujet, une infinité de questions, il finit par répondre : «Il est mort, et je pense que cela lui était bien permis». Un autre, le remerciant de ce qu'il permettait à un accusé de se défendre, ajouta : «Et cependant c'est assez l'usage». J'ai ouï dire à des vieillards que les avocats abusaient de sa patience au point de le rappeler quand il descendait de son tribunal, et de le retenir par le pan de sa toge, quelquefois même par un pied ; ce qui ne doit point passer pour incroyable, puisqu'un plaideur grec osa lui dire, dans la chaleur de la discussion : «Et toi aussi, tu es vieux et imbécile». On connaît aussi le trait de ce chevalier romain qui, injustement accusé par d'implacables ennemis de commettre avec les femmes de monstrueuses obscénités, et qui, se voyant opposer et confronter des prostituées de profession, ne cessa de reprocher à Claude sa bêtise et sa cruauté, lui lança au visage le poinçon et les tablettes qu'il tenait à la main, et lui fit à la joue une blessure assez profonde.

XVI. Claude exerça aussi la censure, qui n'avait plus été donnée depuis Plancus et Paulus. Mais il fit voir dans ces fonctions la même inégalité de caractère et de conduite. A la revue des chevaliers, il renvoya, sans le noter d'infamie, un jeune homme couvert d'opprobre, mais que son père déclarait irréprochable : «Il a, dit-il, son censeur». Il en avertit simplement un autre, bien connu pour ses débauches et ses adultères, «de se livrer aux plaisirs de son âge avec un peu plus de retenue, ou du moins de discrétion» ; et il ajouta : «Pourquoi, en effet, faut-il que je sache le nom de votre maîtresse ?» Il effaça un jour, à la prière de ses amis, la note ignominieuse attachée au nom d'un citoyen : «Je veux cependant, dit-il, que la rature subsiste». Non content de rayer du tableau des juges un des principaux habitants de la province de Grèce, qui ne savait pas le latin, il le fit aussi descendre au rang des étrangers. Il exigea que tout citoyen qui aurait à rendre compte de sa conduite le fît lui-même, comme il pourrait, et sans avocat. Il nota beaucoup de citoyens qui étaient loin de s'y attendre, et pour des causes assez singulières : celui-ci, pour être sorti de l'Italie à son insu et sans permission ; celui-là, pour avoir accompagné un roi dans ses Etats ; et il cita, dans cette circonstance, l'exemple de Rabirius Postumus, autrefois accusé du crime de haute trahison, parce qu'il avait suivi à Alexandrie le roi Ptolémée, son débiteur. Il aurait voulu en noter un plus grand nombre encore ; mais la négligence des commissaires instructeurs lui fit subir l'affront de ne trouver, en grande partie, que des innocents où il croyait trouver des coupables ; ceux à qui il reprochait le célibat, le défaut d'enfants ou le manque de fortune, justifiant aussitôt de leur mariage, de leur paternité ou de leurs richesses. Il y en eut même un qui, accusé de s'être frappé d'une épée pour se donner la mort, prouva, en ôtant ses vêtements, qu'il n'avait aucune blessure. On remarqua aussi, entre autres singularités de sa censure, qu'il fit acheter et briser devant tout le inonde un char d'argent d'un travail merveilleux, qui avait été mis en vente près des Sigillaires ; et que, dans un seul jour, il publia vingt édits, parmi lesquels il y en avait un qui avertissait «de bien goudronner les tonneaux, attendu qu'il y aurait beaucoup de vin dans l'année» ; et un autre qui indiquait le suc de l'if comme un remède souverain contre la morsure de la vipère.

XVII. Il ne fit qu'une seule expédition militaire, et encore de peu d'importance. Le sénat lui avait décerné les ornements triomphaux ; mais ne trouvant pas que ce fût assez pour la majesté de son rang, et aspirant aux honneurs mêmes d'un triomphe mérité, il choisit, pour le théâtre de ses exploits, la Bretagne, qui n'avait pas été attaquée depuis Jules César, et où régnait alors une certaine fermentation, pour des transfuges qu'on n'avait point rendus. Il alla donc s'embarquer à Ostie ; mais il faillit être submergé deux fois par un vent impétueux du nord-ouest, sur la côte de Ligurie, et près des îles Stéchades. Aussi, de Marseille, il se rendit par terre à Gésoriacum, où il passa la mer. Il reçut en peu de jours, sans combat, sans effusion de sang, la soumission d'une partie de l'île, revint à Rome six mois après son départ, et déploya dans son triomphe le plus magnifique appareil. Il permit aux gouverneurs des provinces et même à quelques exilés de venir à Rome, pour jouir de ce spectacle ; et il attacha sur le faîte du palais des Césars, parmi les dépouilles de l'ennemi et à côté de la couronne civique, une couronne navale, comme un monument de son passage et de sa victoire sur l'Océan. Sa femme Messaline suivit dans un char celui du vainqueur. Ceux qui avaient mérité, dans cette guerre, les ornements triomphaux, le suivirent à pied, revêtus de la prétexte : seul, Crassus Frugi montait un cheval caparaçonné et portait une robe ornée de palmes, parce que c'était la seconde fois qu'il obtenait des récompenses militaires. XVIII. Claude s'occupa toujours avec une extrême sollicitude des approvisionnements et de la sûreté de Rome. Pendant l'incendie du quartier Emilien, comme on ne pouvait arrêter les progrès du feu, il passa deux nuits dans le Diribitorium. Les soldats et les esclaves étant épuisés de fatigue, il fit appeler, par les magistrats, le peuple de tous les quartiers de Rome. Il se fit alors apporter des paniers remplis d'argent, et il exhorta tout le monde au travail, promettant à chacun une récompense digne de ses services. Plusieurs années de stérilité ayant fait augmenter le prix des vivres, il fut, un jour, arrêté dans le Forum par la multitude, qui l'accabla d'injures et lui lança des morceaux de pain. Il eut même beaucoup de peine à s'échapper, et il ne rentra dans son palais que par une porte de derrière. Il n'y a pas de moyen qu'il n'imaginât ensuite pour assurer l'arrivée des convois, même en hiver. Ainsi, il offrit aux fournisseurs des bénéfices certains, en prenant à sa charge les pertes causées par les mauvais temps ; il fit, à ceux qui équipèrent des vaisseaux pour le commerce des grains, des avantages [XIX] proportionnés à leur condition dans l'Etat ; accordant aux citoyens les dispenses prononcées par la loi Papia Poppéa ; aux Latins, les droits des citoyens romains ; aux femmes, les prérogatives des mères de quatre enfants. Ces règlements subsistent encore aujourd'hui.

XX. Il entreprit de grands travaux ; mais il s'attacha moins au nombre qu'à l'utilité. Les principaux sont l'aqueduc commencé par Caïus, un canal d'écoulement pour le lac Fucin, et le port d'Ostie. Il n'ignorait pourtant pas qu'Auguste avait toujours refusé l'une de ces contructions aux pressantes sollicitations des Marses, et que Jules César avait été enfin obligé de renoncer à l'autre, à cause des difficultés de l'exécution. Il fit venir à Rome l'eau Claudienne, fournie par des sources aussi fraîches qu'abondantes, que l'on appelle l'une la source Verte, l'autre la source Curtienne ou Albudine. Il y amena en même temps, dans un bel aqueduc, celles du nouvel Anio, qui furent distribuées dans de nombreux et magnifiques réservoirs. Quant aux travaux du lac Fucin, il vit autant de profit que de gloire à les entreprendre, plusieurs particuliers s'étant chargés des frais de l'entreprise, à condition qu'on leur donnerait les terres laissées à sec. Enfin ce canal fut achevé à force de peine, et creusé l'espace de trois mille pas au travers d'une montagne, dont il fallut tailler une partie et raser l'autre. L'ouvrage dura onze ans, quoique trente mille hommes y travaillassent sans relâche. Il construisit le port d'Ostie, en l'entourant de deux bras à droite et à gauche, et en élevant un môle en face de l'entrée, sur un sol déjà exhaussé. Afin d'asseoir ce môle encore plus sûrement, on commença par enfoncer dans l'eau le navire qui avait apporté d'Egypte le grand obélisque ; et sur de solides piliers on bâtit, à une hauteur prodigieuse, une tour, semblable au phare d'Alexandrie, pour guider, la nuit, la course des vaisseaux.

XXI. Il distribua souvent des congiaires au peuple. Il donna des jeux aussi fréquents que magnifiques ; et il ne s'en tint pas aux représentations ordinaires, dans les lieux accoutumés : il imagina d'autres spectacles, il en fit revivre d'anciens, et il y consacra de nouveaux emplacements. Quand il eut reconstruit le théâtre incendié de Pompée, il donna le signal des jeux de la dédicace, du haut d'un tribunal placé dans l'orchestre, après avoir sacrifié aux dieux dans la partie supérieure de l'édifice, d'où il était descendu prendre sa place, en traversant l'enceinte, devant toute l'assemblée assise et silencieuse. Il célébra aussi les jeux séculaires, dont il prétendit alors qu'Auguste avait avancé l'époque, quoiqu'il dise lui-même, dans ses mémoires, «que cet empereur, après une longue interruption, les avait ramenés au temps préfix, par un calcul fort exact des années écoulées». Aussi se moqua-t-on beaucoup de l'annonce du crieur public, lorsqu'il convia le peuple, selon la formule solennelle, «à des jeux que personne n'avait vus et ne reverrait jamais» ; car il existait encore des citoyens qui les avaient déjà vus ; et quelques acteurs, qui avaient paru sur la scène à ces derniers jeux, y reparurent à ceux-ci. Il donna souvent des jeux de Cirque sur le Vatican, et quelquefois, après cinq courses de chars, il y avait chasse de bêtes fauves. Il orna le grand Cirque de barrières de marbre et de bornes dorées, tandis qu'elles étaient autrefois de bois ou de mauvaise pierre. Il y assigna des places aux sénateurs, qui, avant lui, n'en avaient pas de marquées. Outre les luttes des quadriges, il donna le spectacle des jeux troyens et des chasses africaines, exécutées par un escadron de cavaliers prétoriens, leurs tribuns en tête et le préfet lui-même avec eux. Il fit voir aussi ces cavaliers thessaliens qui poursuivent dans le Cirque des taureaux sauvages, leur sautent sur le dos, après les avoir lassés à la course, et les terrassent en les saisissant par les cornes. Il multiplia les spectacles de gladiateurs, et en donna de plusieurs espèces : un qui fut annuel, dans le camp des prétoriens, mais sans appareil et sans combat de bêtes ; un autre, au champ de Mars, dans la forme et de la longueur accoutumées ; un autre encore, dans le même endroit, mais tout nouveau, de peu de durée, et qu'il appela la sportule, parce que, en l'annonçant pour la première fois, il avait dit «qu'il invitait le peuple comme à un petit souper impromptu et sans cérémonie». Il n'y avait point de spectacle où il se montrât plus affable et plus gai : on le voyait compter sur les doigts de sa main gauche et à haute voix, comme le peuple, les pièces d'or offertes aux vainqueurs ; inviter lui-même et exciter tous les spectateurs à la joie, les appelant de temps en temps ses maîtres, et mêlant parfois à ses propos des plaisanteries d'assez mauvais goût, comme le jour où, l'assemblée réclamant le gladiateur Palumbus, il répondit : «Je le donnerai, si on peut le prendre». Le trait suivant avait du moins le mérite d'être un sage conseil donné à propos. Ayant accordé la baguette de congé à un gladiateur de char, dont les quatre fils l'en avaient prié, et voyant toute l'assemblée applaudir, il fit aussitôt circuler des tablettes, où il représentait au peuple «tout l'avantage qu'il y avait à faire des enfants, puisqu'ils étaient une source de faveur et une force, même pour un gladiateur. Il fit représenter dans le champ de Mars, comme une image de la guerre, la prise et le sac d'une ville et la soumission des rois de la Bretagne ; et il y présida lui-même en costurne de général. Avant de dessécher le lac Fucin, il voulut y donner une naumachie ; mais les combattants ayant crié, en passant devant lui, «Empereur Claude, nous te saluons avant de mourir», et Claude leur ayant répondu «Salut à vous !» ils ne voulurent plus combattre, disant que cette réponse était leur grâce. Il délibéra quelque temps s'il les ferait tous périr par le fer ou par le feu : enfin, il s'élança de son siège, courut çà et là autour du lac, d'un pas chancelant et d'une façon ridicule, menaçant ceux-ci, priant ceux-là ; et il finit par les décider à combattre. On vit s'aborder, dans ce spectacle, une flotte sicilienne et une flotte rhodienne de douze trirèmes chacune. Le signal en fut donné par la trompette d'un Triton d'argent, qu'une machine avait fait surgir du milieu du lac.

XXII. Il réforma, rétablit ou institua plusieurs usages relatifs aux cérémonies religieuses, aux moeurs civiles ou militaires, aux droits des divers ordres de l'Etat, dans la ville et au dehors. Jamais il n'agrégea un nouveau membre au collège des pontifes, sans avoir lui-même prêté le serment d'usage. Il avait soin, toutes les fois qu'on avait éprouvé à Rome un tremblement de terre, de faire annoncer, par le préteur, à la foule assemblée, des fêtes expiatoires. Si un oiseau de mauvais augure se montrait dans la ville ou au Capitole, il ordonnait des prières publiques, et, en sa qualité de souverain pontife, il en prononçait le premier la formule, du haut des Rostres, devant tout le peuple convoqué, après avoir fait écarter les esclaves et les manoeuvres.

XXIII. Il rendit continue l'expédition des affaires, partagées avant lui entre les mois d'hiver et les mois d'été. La juridiction des fidéicommis, une commission annuelle, leur fut assurée à perpétuité ; il l'attribua même aux magistrats des provinces. Il abrogea l'article ajouté à la loi Papia Poppéa par l'empereur Tibère, et qui supposait les sexagénaires incapables d'engendrer. Il établit que les consuls pourraient donner extraordinairement des tuteurs aux pupilles, et que ceux à qui les magistrats auraient interdit l'accès des provinces se verraient interdire aussi le séjour de Rome et de l'Italie. Il imagina une nouvelle sorte d'exil, en défendant à plusieurs citoyens de s'éloigner de Rome au delà du troisième milliaire. Quand il avait à traiter dans le sénat une affaire importante, il s'y asseyait sur un siège de tribun, entre les deux consuls. Il fit entrer dans ses attributions les sauf-conduits, que l'on demandait d'ordinaire au sénat.

XXIV. Il accorda les insignes consulaires même aux délégués impériaux appelés ducénaires. Il ôta la qualité de chevaliers à ceux qui refusaient celle de sénateur. Quoiqu'il eût pris, au commencement de son règne, l'engagement formel de ne créer aucun sénateur qui ne fût au moins l'arrière-petit-fils d'un citoyen romain, il donna le laticlave au fils d'un affranchi, mais à condition qu'il se ferait d'abord adopter par un chevalier. Pour aller au-devant du reproche qu'il craignait, il rappela l'exemple du censeur Appius Cécus, l'auteur de sa race, qui avait fait entrer dans le sénat des fils d'affranchis (libertinorum) : mais il ignorait qu'au temps d'Appius, et même encore après lui, on appelait affranchis (libertines) non pas ceux qui avaient obtenu l'affranchissement, mais les hommes libres, nés de ceux-là. Le collège des questeurs fut chargé, au lieu de la réparation des chemins publics, de donner des jeux de gladiateurs. Il leur ôta aussi le gouvernement de la Gaule et d'Ostie, et leur rendit la garde du trésor de Saturne, confiée, depuis Auguste, à des préteurs en charge, ou, comme cela se pratique aujourd'hui, à d'anciens préteurs. Il accorda les ornements triomphaux à Silanus, le fiancé de sa fille, avant qu'il eût l'âge de puberté ; et, en général, il les donna avec tant de profusion et une telle facilité, que les légions lui adressèrent en commun une requête, où elles demandaient «que les lieutenants consulaires reçussent les ornements du triomphe en même temps que le commandement d'une armée, pour qu'ils ne cherchassent pas sans cesse des prétextes de guerre». Il décerna même à A. Plautius les honneurs de l'ovation. Quand celui-ci fit son entrée dans Rome, Claude alla au-devant de lui, et il se tint à ses côtés lorsqu'il monta au Capitole et qu'il en descendit. Gabinius Secundus ayant vaincu les Chauques, nation germaine, fut autorisé par lui à prendre le surnom de Chaucique.

XXV. Il régla l'avancement militaire des chevaliers, en donnant, après la cohorte, l'escadron, et, après l'escadron, le tribunat de légion. Il créa aussi, avec une solde, un genre de service fictif pour les absents, lesquels n'avaient qu'un titre sans fonctions, et s'appelaient surnuméraires. Il fit défendre aux soldats, par un sénatus-consulte, d'entrer dans les maisons des sénateurs, pour leur rendre des devoirs. Il confisqua les biens des affranchis qui se faisaient passer pour chevaliers romains. Il fit remettre en esclavage tous ceux qui étaient convaincus d'ingratitude, ou qui donnaient à leurs patrons des sujets de plainte ; et il menaça leurs avocats de ne pas leur rendre justice à eux-mêmes, en pareil cas, contre leurs affranchis. Quelques citoyens faisaient exposer dans l'île d'Esculape leurs esclaves malades et infirmes, pour s'épargner l'ennui de les faire soigner : il déclara que tous ceux qui seraient ainsi exposés seraient libres, et, en cas de guérison, n'appartiendraient plus à ces maîtres ; ajoutant que quiconque tuerait son esclave plutôt que de l'exposer serait poursuivi pour meurtre. Il interdit aux voyageurs, par un édit exprès, de traverser les villes d'Italie autrement qu'à pied, en chaise à porteur ou en litière. Il établit à Pouzzoles et à Ostie une cohorte, pour les cas d'incendie. Il défendit aux étrangers de prendre les noms des familles romaines. Il fit frapper de la hache, dans la plaine Esquiline, ceux qui avaient usurpé le titre de citoyen romain. Il rendit au sénat les provinces d'Achaïe et de Macédoine, que Tibère avait fait passer sous son administration. Il ôta la liberté aux Lyciens, en punition de leurs querelles intestines ; et il la rendit aux Rhodiens, en récompense du repentir de leurs fautes passées. Il déclara les Troyens exempts pour jamais de tout tribut, comme étant les auteurs de la race romaine ; et, à cette occasion, il donna lecture d'une ancienne lettre grecque du sénat et du peuple au roi Séleucus ; lettre par laquelle les Romains lui promettaient alliance et amitié, à condition qu'il affranchirait de tout impôt les Troyens, leurs frères. Il chassa de Rome les Juifs, qui excitaient des troubles, à l'instigation d'un certain Chrest. Il permit aux députés des Germains de s'asseoir dans l'orchestre, charmé qu'il fut de la simplicité pleine de confiance avec laquelle ces étrangers, qu'on avait placés parmi le peuple, étaient allés, d'eux-mêmes, se mettre à côté des ambassadeurs des Parthes et des Arméniens assis parmi les sénateurs, en disant qu'ils ne leur étaient inférieurs ni en qualité ni en courage. Il abolit entièrement, dans les Gaules, la cruelle et atroce religion des druides, qu'Auguste avait seulement interdite aux citoyens. Il tâcha, au contraire, de faire passer de l'Attique à Rome les mystères d'Eleusis ; et il proposa de reconstruire en Sicile, aux frais du trésor public, le temple de Vénus Erycine, qui était tombé de vétusté. Il fit alliance avec les rois dans le Forum, en immolant une truie, et en faisant lire par les féciaux l'antique formule des serments. Mais ces actes, et, en général, tous ceux de son gouvernement, exprimaient plutôt la volonté de ses femmes et de ses affranchis que la sienne : il n'eut guère d'autre règle que leur intérêt ou leur caprice.

XXVI. Il eut, très jeune encore, deux fiancées : Emilia Lépida, arrière-petite-fille d'Auguste, et Livia Médullina, de l'ancienne famille du dictateur Camille, et qui en avait retenu le surnom de Camilla. Il répudia la première encore vierge, parce que ses parents avaient encouru la disgrâce d'Auguste ; l'autre mourut de maladie, le jour même qui était marqué pour ses noces. Il épousa, dans la suite, Plautia Urgulanilla, d'une famille triomphale ; puis Elia Pétina, fille d'un consulaire. Il se sépara de ces deux femmes par un divorce ; de Pétina pour des fautes assez légères, et d'Urgulanilla pour ses ignobles débauches, auxquelles se joignait un soupçon d'homicide. Il épousa ensuite Valéria Messalina, fille de Barbatus Messala, son cousin. Mais quand il sut qu'outre ses débordements et ses crimes, elle avait osé se marier à C. Silius, et consigner même une dot entre les mains des augures, il la fit périr, et jura aux prétoriens assemblés «de garder le célibat, puisque le mariage lui réussissait si mal, et de se laisser tuer par eux, s'il violait son serment». En dépit de cette promesse, il traita bientôt d'une nouvelle union avec cette même Pétina qu'il avait renvoyée, et avec Lollia Paulina, qui avait été mariée à C. César. Mais les séductions de sa nièce Agrippine, fille de Germanicus, lui inspirèrent un amour qui devait naître aisément du droit de l'embrasser et des facilités de leur commerce. Alors il suborna des sénateurs qui, à la première assemblée, proposèrent de le contraindre à en faire sa femme, sous prétexte que cela importait souverainement à l'Etat, et de donner aux autres citoyens la faculté de contracter de pareils mariages, réputés jusque-là incestueux. Il l'épousa dès le lendemain ; mais il ne trouva personne qui voulût suivre son exemple, excepté un affranchi et un centurion primipilaire, aux noces duquel il assista lui-même avec Agrippine.

XXVII. Il eut des enfants de trois de ses femmes : d'Urgulanilla, Drusus et Claudia ; de Pétina, Antonia ; de Messaline, Octavie, et un fils à qui il donna d'abord le surnom de Germanicus, puis celui de Britannicus. Drusus périt, dans son enfance, à Pompéies, s'étant étranglé avec une poire qu'il jetait en l'air et qu'il recevait dans sa bouche. Il avait été fiancé, peu de jours auparavant, à la fille de Séjan ; aussi m'étonné-je qu'on ait écrit que Séjan fut l'auteur de sa mort. Claude fit jeter et exposer Claudia nue devant la porte de sa mère, comme étant le fruit d'un commerce criminel avec son affranchi Boter, quoiqu'elle ne fût née que cinq mois après le divorce de l'empereur, et qu'il eût commencé à l'élever. Il maria Antonia d'abord à Cn. Pompée, surnommé le Grand, ensuite à Faustus Sylla, jeunes gens de la plus haute noblesse. Il donna Octavie à son beau-fils Néron, bien qu'il l'eût fiancée à Silanus. Quant à Britannicus, qui était né le vingtième jour de son règne, pendant son second consulat, il ne cessait de le recommander publiquement aux soldats, en le leur montrant, tout petit, dans ses deux mains ; au peuple, en le tenant sur ses genoux ou devant lui au spectacle ; et il faisait, en même temps, les plus tendres voeux pour cet enfant, aux acclamations de la multitude. Il adopta Néron, l'un de ses gendres, et, non content de répudier les deux autres, Silanus et Pompée, il les fit périr.

XXVIII. Parmi ses affranchis, ceux qu'il aima le plus furent l'ennuque Posidès, qu'il osa honorer d'une lance sans fer, en présence des plus braves soldats, dans son triomphe sur la Bretagne ; Félix, à qui il donna des cohortes, des escadrons, le gouvernement de la Judée, et qui fut le mari de trois reines ; Arpoeras, à qui il accorda le droit de se faire porter en litière dans la ville, et de donner des spectacles au peuple ; et, plus que ceux-là encore, Polybe, son lecteur, que l'on voyait souvent marcher entre les deux consuls. Mais il aima par-dessus tout Narcisse, son secrétaire, et Pallas, son intendant, à qui le sénat, avec l'agrément de l'empereur, accorda les plus magnifiques récompenses, même les ornements de la questure et de la préture, et dont les exactions, les rapines furent telles, que Claude se plaignant, un jour, de ne rien avoir dans son trésor, on lui répondit assez plaisamment «que ses caisses regorgeraient, si ses deux affranchis voulaient l'admettre dans leur société».

XXIX. Gouverné, comme je l'ai dit, par ses affranchis et par ses femmes, il vécut en esclave plutôt qu'en empereur. Les dignités, les commandements, l'impunité, les supplices, il prodigua tout, suivant leur intérêt, leurs affections, leurs caprices, et le plus souvent à son insu. Je ne veux pas entrer ici dans de minutieux détails ; je ne dirai point ses libéralités révoquées, ses jugements cassés, ses nominations à des offices ou effrontément supposés ou même changés publiquement. Citons des faits plus graves. Il fit périr Appius Silanus, père de son gendre, et les deux Julies, l'une fille de Drusus, et l'autre de Germanicus, sur une accusation vague et sans vouloir les entendre. Il traita de même Cn. Pompée, marié à l'aînée de ses filles, et L. Silanus, fiancé à la plus jeune. Pompée fut égorgé dans les bras d'un jeune homme qu'il aimait ; Silanus eut ordre de se démettre de la préture quatre jours avant les calendes de janvier, et il se tua au commencement de l'année, le jour même des noces de Claude et d'Agrippine. Claude signa aussi l'arrêt de mort de trente-cinq sénateurs et de plus de trois cents chevaliers romains, avec tant de légèreté qu'un centurion, chargé de tuer un consulaire, étant revenu lui annoncer «que ses ordres étaient exécutés», il répondit qu'il n'en avait donné aucun. Il ne laissa pourtant pas d'approuver ce meurtre, ses affranchis lui ayant assuré que les soldats avaient fait leur devoir, en prenant sur eux le soin de venger leur empereur. Mais ce qui passe toute croyance, c'est qu'on lui fit signer à lui-même le contrat de mariage de Messaline et de Silius, son amant, en lui faisant croire que c'était une feinte, pour détourner sur un autre un danger dont le menaçaient quelques prodiges.

XXX. Il y avait dans sa personne un certain air de grandeur et de dignité, qu'il fût debout ou assis, mais principalement lorsqu'il reposait. Il avait la taille haute et riche ; une belle figure ; de beaux cheveux blancs ; le cou gras. Mais, lorsqu'il marchait, ses jambes mal affermies fléchissaient souvent ; et dans ses jeux, comme dans les actes sérieux de sa vie, il avait plus d'un désagrément naturel : un rire tout à fait niais ; une colère plus ignoble encore, qui le faisait écumer, la bouche béante et les narines humides ; un insupportable bégayement et un continuel tremblement de tête, qui redoublait encore, pour peu qu'il s'occupât de la moindre affaire.

XXXI. Autant sa santé fut mauvaise jusqu'à son avènement à l'empire, autant elle fut bonne depuis, à l'exception pourtant de quelques douleurs d'estomac, si vives qu'il songea, dit-il, plusieurs fois à se donner la mort.

XXXII. Il donna souvent d'immenses repas dans de vastes emplacements, et il avait d'ordinaire jusqu'à six cents convives. Il fit dresser un jour, près du canal d'écoulement du lac Fucin, les tables d'un de ces festins ; mais il faillit être submergé par les eaux, qui firent tout à coup irruption. Ses enfants assistaient à tous ses repas, et, avec eux, la jeune noblesse des deux sexes, qui, selon l'ancien usage, mangeait assise au pied des lits. Un convive ayant été soupçonné d'avoir dérobé une coupe d'or, Claude l'invita encore le lendemain, et lui fit donner un vase d'argile. Il méditait, as-ure-t-on, un édit «pour permettre de lâcher des vents à sa table, parce qu'il avait appris qu'un de ses convives avait pensé mourir pour s'être retenu devant lui».

XXXIII. Il était toujours prêt à manger et à boire, à quelque heure et dans quelque lieu que ce fût. Un jour qu'il jugeait dans le Forum d'Auguste, il fut frappé de l'odeur d'un festin que l'on apprêtait non loin de là pour les prêtres Saliens, dans le temple de Mars. Il quitta aussitôt son tribunal, monta chez ces prêtres, et se mit à table avec eux. Il ne sortait presque jamais d'un repas que gonflé de nourriture et de boisson ; il se couchait ensuite sur le dos, la bouche ouverte, et pendant son sommeil on y introduisait une plume, pour lui dégager l'estomac. Il dormait fort peu de temps, et s'éveillait presque toujours avant minuit. Aussi s'endormait-il très souvent pendant le jour, même sur son tribunal ; et les avocats, tout en grossissant leur voix, avaient encore beaucoup de peine à le réveiller. Il aima passionnément les femmes, mais n'eut aucun commerce avec les hommes. Il avait un goût très vif pour le jeu, et il fit de cet art le sujet d'un livre. Il jouait même en voyage, ses voitures et ses tables étant faites de manière que le mouvement ne troublât pas le jeu.

XXXIV. Il donna, dans les petites choses comme dans les grandes, des marques d'un naturel féroce et sanguinaire. Il faisait appliquer avant tout la question et exécuter sans délai les criminels, et il en était toujours le témoin. Il voulut voir, à Tibur, un supplice à la manière des anciens, et déjà les coupables étaient attachés au poteau ; mais le bourreau se trouva absent, et Claude eut la patience d'attendre jusqu'au soir qu'on l'eût fait venir de Rome. A tous les spectacles de gladiateurs, donnés par lui ou par d'autres, il faisait égorger ceux qui tombaient même par hasard, surtout les rétiaires, dont il aimait à regarder le visage mourant. Deux champions s'étant mutuellement enferrés, il se fit faire sur-le-champ de petits couteaux avec leurs glaives. Il prenait tant de plaisir à voir les gladiateurs appelés bestiaires et ceux de la méridienne, qu'il allait s'asseoir à l'amphithéâtre dès le point du jour, et qu'il y restait même à midi, pendant que le peuple allait dîner. Outre les gladiateurs de profession, il faisait descendre dans l'arène, sous le prétexte le plus léger, le plus imprévu, les ouvriers et les gens de service qui se trouvaient là, si une machine, un ressort, quoi que ce soit enfin, venait à manquer. Il força même, un jour, un de ses nomenclateurs à combattre comme il était, c'est-à-dire en toge.

XXXV. Mais le trait le plus marqué de son caractère, c'était la méfiance et la peur. Dans les premiers jours de son règne, quoiqu'il affectât, comme nous l'avons dit, beaucoup d'affab-lité, il n'osait s'asseoir à aucune table de festin sans avoir autour de soi une garde armée de lances, et, au lieu d'esclaves, des soldats pour le servir. Il n'allait voir aucun malade, sans avoir fait d'abord visiter la chambre, tâter les matelas et secouer les couvertures. Dans son palais, il eut toujours auprès de lui des satellites chargés de fouiller ceux qui venaient le saluer ; nul n'était exempté de cette visite, qui se faisait avec la plus grande rigueur. Ce fut seulement vers la fin de son règne, et avec beaucoup de peine, qu'il en dispensa les femmes, les enfants et les jeunes filles, et qu'il cessa de faire ôter aux esclaves et aux scribes les boîtes à plumes ou à poincons qu'ils portaient à la suite de leurs maîtres. Pendant une sédition, Camille, persuadé qu'on pouvait épouvanter Claude sans même recourir à des actes d'hostilité, lui écrivit une lettre injurieuse et menaçante, où il lui ordonnait de renoncer à l'empire, et de mener la vie oisive d'un particulier ; et Claude délibéra, en présence des premiers citoyens de l'Etat, s'il n'obéirait pas.

XXXVI. Il fut si effrayé de quelques complots qui lui avaient été dénoncés sans fondement, qu'il résolut de déposer l'empire. On avait saisi près de lui, pendant un sacrifice, comme je l'ai dit plus haut, un homme armé d'un poignard ; il convoqua sur-le-champ le sénat par la voix des hérauts, pleura, poussa des cris, se lamenta sur sa malheureuse condition, qui l'exposait à des dangers continuels ; et pendant longtemps il ne voulut plus paraître en public. Son amour pour Messaline, si ardent qu'il fût, céda bien moins au ressentiment de ses outrages qu'à la crainte de ses complots ; car il lui supposait le dessein de faire passer l'empire à l'adultère Silius. C'est dans ce temps-là que, saisi d'une frayeur honteuse, il s'enfuit vers le camp des prétoriens, en demandant à tout le monde, sur la route, s'il était encore empereur.

XXXVII. Il n'y avait soupçon si léger, dénonciation si fausse, qui ne le poussât par la peur à des précautions excessives et à la vengeance. Un plaideur, qui était venu le saluer, lui dit secrètement qu'en songe il l'avait vu tuer par quelqu'un. Peu d'instants après, son adversaire s'étant présenté, à son tour, avec un mémoire, il feignit de reconnaître en lui l'assassin, et le montra à l'empereur, qui le fit sur-le-champ traîner au supplice, comme un criminel. On s'y prit, dit-on, de la même manière pour perdre Appius Silanus. Messaline et Narcisse, qui en avaient fait le complot, se partagèrent les rôles : Narcisse entre, un matin avant le jour, et d'un air effrayé, dans la chambre de l'empereur, et lui dit qu'il vient de voir en songe Appius attenter à sa vie ; Messaline, feignant la surprise, ajoute que, depuis plusieurs nuits, elle a fait aussi le même rêve. Un moment après on annonce Appius, qui, la veille, avait reçu l'ordre formel de venir à cette heure-là ; et Claude, persuadé qu'il venait réaliser le songe, le fait saisir et mettre à mort. Le lendemain, il raconta au sénat comment toute l'affaire s'était passée, et il remercia son affranchi de veiller, même en dormant, sur ses jours.

XXXVIII. Se sentant sujet à la colère et au ressentiment, il s'en excusa dans un édit, et, faisant une distinction entre ces deux affections, il promit «que la première serait toujours courte et inoffensive ; que l'autre ne serait jamais injuste». Il s'était emporté contre les habitants d'Ostie, parce qu'ils n'étaient pas venus sur des barques au-devant de lui, un jour qu'il remontait le Tibre ; il leur avait même reproché avec aigreurs de le traiter comme un homme du commun. Mais, touché d'un prompt repentir, il leur fit en quelque sorte satisfaction, et leur pardonna. On le vit repousser de la main plusieurs citoyens qui avaient mal pris leur temps pour l'aborder en public. Il exila, malgré leur innocence et sans vouloir les entendre, le greffier d'un questeur, et un sénateur qui avait été honoré de la préture : l'un, pour avoir plaidé contre lui avec trop de véhémence, avant qu'il fût empereur ; l'autre, pour avoir mis à l'amende, étant édile, quelques-uns de ses fermiers qui vendaient des viandes cuites, malgré les règlements, et pour avoir, en outre, fait battre de verges son régisseur, qui était intervenu dans la cause. C'est aussi pour ce motif qu'il retira aux édiles la surveillance des cabarets. Quant à sa stupidité, il eut même celle d'en vouloir parler ; et il affirma, dans quelques pauvres discours, que ce n'était qu'une ruse imaginée sous Caligula, pour lui échapper et parvenir à ses fins. Mais il ne persuada personne, et peu de temps après il parut en grec un livre intitulé La guérison des imbéciles, où l'on prouvait que personne ne saurait feindre la bêtise.

XXXIX. Il étonnait surtout par ses inconséquences et ses distractions, ou, pour parler comme les Grecs, par ses absences et ses balourdises. Peu de temps après l'exécution de Messaline, il demanda, en se mettant à table, «pourquoi l'impératrice ne venait pas». Souvent il faisait inviter à souper, ou à jouer aux dés avec lui, des citoyens qu'il avait fait mourir la veille ; et, las de les attendre, il envoyait des messagers gourmander leur paresse. Il allait contracter avec Agrippine un mariage réprouvé par les lois, et il ne cessait de l'appeler, dans tous ses discours, «sa fille, son nourrisson né dans ses bras, élevé sur ses genoux». Il allait adopter Néron, et il répétait à tout propos «que personne n'était ja-mais entré par adoption dans la famille Claudia» ; comme si ce n'eût pas été commettre une assez grande faute que d'adopter le fils de sa femme, lorsque le sien était déjà adulte.

XL. Il se montrait souvent si inconsidéré dans ses paroles et dans ses actions, qu'il paraissait ne savoir qui il était, ni avec qui, ni dans quel lieu, ni en quel temps. Il s'écria, un jour, dans le sénat, où il était question des bouchers et des marchands de vin : «Qui de nous, je vous prie, peut vivre sans potage ?» et il se mit à vanter l'abondance qui régnait autrefois dans les tavernes, où il allait lui-même chercher du vin. Il accorda son suffrage à un candidat pour la questure, entre autres raisons, «parce que son père lui avait donné fort à propos de l'eau fraîche dans une maladie». Une femme était appelée en témoignage devant le sénat : «Cette femme, dit Claude, a été l'affranchie et la coiffeuse de ma mère; mais elle m'a toujours regardé comme son patron. Je dis cela parce qu'il y a encore, dans ma maison, des gens qui ne me regardent pas comme leur patron». Sur son tribunal même, il entra en fureur contre les habitants d'Ostie, qui lui faisaient une prière ; et il se mit à crier de toute sa force «qu'il n'avait aucun sujet de les obliger, et qu'il était libre tout comme un autre». Il répétait tous les jours, à toute heure, à tout moment : «Me prenez-vous donc pour l'athlète Théogonius ?» et il ajoutait en grec : «Parlez, mais ne me touchez pas». Il disait enfin mille autres choses inconvenantes même dans un particulier, à plus forte raison dans un prince qui n'était pas sans culture ni sans savoir, et qui montrait beaucoup de goût pour l'étude.

XLI. Dans sa jeunesse, il essaya d'écrire l'histoire, encouragé par Tite-Live, et aidé par Sulpicius Flavus. Il commença, devant un nombreux auditoire, la lecture de son travail ; mais il en refroidit lui-même tout l'intérêt ; voici comment. Dès les premières pages, un auditeur des plus épais avait rompu un banc sous lui, et toute l'assemblée de rire aux éclats. On eut beau ensuite faire silence, Claude ne put s'empêcher de rire encore à chaque instant, par ressouvenir ; et les rires de recommencer de plus belle. Il écrivit beaucoup pendant son règne, et fit toujours lire ses ouvrages en public, par un de ses lecteurs. Son histoire commençait après le meurtre du dictateur César ; mais il passa ensuite à une époque plus récente, c'est-à-dire à la fin des guerres civiles, quand il vit que les plaintes continuelles de sa mère et de son aïeule l'empêchaient d'écrire librement et avec vérité sur les temps antérieurs. Il laissa deux livres de la première de ces histoires, et quarante et un de la seconde. Il composa aussi huit livres de mémoires sur sa vie, lesquels manquent plutôt d'esprit que d'élégance. Il fit, en outre, une apologie assez savante de Cicéron, en réponse aux livres d'Asinius Gallus. Il inventa trois lettres, qu'il croyait fort nécessaires et qu'il voulut ajouter à l'alphabet. Il avait déjà publié un volume sur ce sujet avant que d'être empereur ; et quand il le fut, il n'eut pas de peine à obtenir qu'ou adoptât l'usage de ces lettres. On les retrouve dans la plupart des livres, des actes publics et des inscriptions de cette époque.

XLII. Il ne montra pas moins d'ardeur pour l'étude des lettres grecques, et il témoigna en toute occasion le cas qu'il faisait de ce bel idiome. Un barbare parlait devant lui en grec et en latin : «Je vois avec plaisir, lui dit Claude, que vous savez mes deux langues». Recommandant l'Achaïe aux sénateurs, «Je suis, dit-il, attaché à cette province par le lien des mêmes études». Dans le sénat, il répondit presque toujours en grec aux discours des ambassadeurs ; et, sur son tribunal, il cita souvent des vers d'Homère. Quand il s'était défait d'un ennemi ou d'un conjuré, et que le tribun qui était de garde lui demandait le mot d'ordre, il lui donnait en grec celui-ci :

Me venger aussitôt du premier qui m'offense.

Enfin il écrivit dans cette langue vingt livres de l'histoire des Tyrrhéniens, et huit de celle des Carthaginois. C'est à l'occasion de ces ouvrages qu'à l'ancien musée d'Alexandrie on en ajouta un autre, appelé du nom même de l'empereur ; et l'on statua que tous les ans, à certains jours, il serait fait en entier par les membres de ces deux musées, à tour de rôle, une lecture publique, dans l'un de l'histoire des Carthaginois, dans l'autre de celle des Tyrrhéniens.

XLIII. Vers la fin de sa vie, il donna des marques évidentes du repentir d'avoir épousé Agrippine et adopté Néron. Ses affranchis louant, un jour, devant lui l'équité d'une sentence qu'il avait prononcée la veille contre une femme adultère, il répondit «que le sort lui avait aussi donné des femmes impudiques, mais qu'elles n'étaient pas restées impunies» ; et un moment après, rencontrant Britannicus, il l'embrassa tendrement, et lui dit : «Achève de grandir, et je te rendrai compte de toutes mes actions». Il ajouta même en grec : «Qui a fait la blessure la guérira» ; et quoique Britannicus fût encore bien jeune, il voulait, sa taille permettant d'anticiper l'âge, lui faire prendre la toge virile : «Le peuple romain, disait-il, aura donc enfin un vrai César».

XLIV. Il fit, peu de temps après, son testament, qui fut signé de tous les magistrats. Il aurait sans doute donné suite à ses projets ; mais il fut prévenu par Agrippine, que tourmentait sa conscience, et que de nombreux délateurs commençaient à accuser. On convient qu'il périt empoisonné ; mais on ne sait précisément ni où, ni par qui. Quelques-uns disent que ce fut au Capitole, dans un festin avec les pontifes, et par l'eunuque Halotus, son dégustateur ; d'autres, dans un repas de famille, et par Agrippine elle-même, qui avait, dans ce but, empoisonné un champignon, sorte de mets dont il était fort avide. On ne s'accorde pas non plus sur ce qui suivit. Selon le plus grand nombre, il perdit aussitôt la voix et mourut au point du jour, ayant horriblement souffert toute la nuit. Selon d'autres, après s'être assoupi quelques moments, il vomit tout ce qu'il avait mangé ; et alors on lui fit prendre une seconde dose de poison, ou dans un potage comme pour rendre des forces à son estomac épuisé, ou dans un lavement, comme pour aider, par une évacuation, à une digestion difficile.

XLV. Sa mort fut tenue secrète jusqu'à ce qu'on eût tout disposé pour assurer l'empire à son successeur. On continua donc à faire des voeux pour sa guérison, et l'on appela même au palais quelques comédiens, qu'il avait, disait-on, demandés pour se distraire. Il mourut le trois des ides d'octobre, sous le consulat d'Asinius Marcellus et d'Acilius Aviola, dans la soixante-quatrième année de son âge et la quatorzième de son règne. Ses funérailles furent faites avec toute la pompe convenable à son rang, et on le mit au nombre des dieux. Cet honneur, dont le priva ensuite la jalousie de Néron, lui fut restitué par Vespasien.

XLVI. Plusieurs présages annoncèrent sa mort ; voici les principaux. Il parut au ciel une de ces étoiles chevelues qu'on appelle comètes ; le tombeau de son père Drusus fut frappé de la foudre, et presque tous les magistrats de cette année-là moururent. Lui-même parut prévoir sa fin prochaine, et il n'en fit pas mystère. Ayant à désigner les consuls, il n'en nomma aucun pour une époque plus éloignée que le mois où il périt ; la dernière fois qu'il se rendit au sénat, on l'entendit, à plusieurs reprises, exhorter ses enfants à la concorde, et recommander leur jeunesse aux sénateurs, d'une voix suppliante. Enfin, à la dernière audience qu'il donna comme juge, il dit «qu'il était arrivé au terme de sa vie», et il le répéta, quoique les assistants eussent repoussé avec horreur un tel présage.


Traduit par Théophile Baudement (1845)