Préambule
I- Empire et papauté
II- Diex el vol
III- Une irruption aragonaise en Languedoc (1286)
IV- Abyssus abyssum invocat

Nous terminerons notre travail par le récit de l'irruption que firent en Languedoc les Aragonais dans l'année 1286, irruption terrible qu'à bon droit nous pouvons considérer comme le lamentable épilogue de la croisade de 1285. Mais hélas ! nous n'avons trouvé pour éclairer notre marche que le récit de Muntaner où éclate toute la jactance aragonaise de ce chroniqueur, et les recherches que nous avons faites aux archives de l'Hérault et ailleurs ne nous ont fourni aucun autre renseignement (1).

Après la mort de Pierre III roi d'Aragon, le trône passa à son fils Alphonse qui ne devait être couronné à Barcelona que vers le milieu de l'année suivante. En attendant cette époque, l'amiral aragonais, Roger de Loria, résolut de tenter sur le littoral français de la Méditerranée, un de ces hardis coups de mains qui semaient la terreur et l'épouvante dans les populations et laissaient après eux la ruine et la mort.

Parti avec sa flotte de Barcelona dans les premiers mois de l'année 1286, Roger de Loria se dirigea vers les côtes du Languedoc et s'approcha nuitamment «de la plage du grau de Sérignan» (à l'embouchure de l'Orb, à 10 kilom. de Béziers) ; il débarqua son monde dès les premières lueurs de l'aube, prit cent cavaliers et s'avança à leur tête sur le village de Sérignan dont les habitants étaient plongés dans le sommeil, mais le réveil pour eux fut terrible : ils virent, impuissants à les défendre, leurs maisons saccagées par les aragonais. L'alarme se répandit dans le pays et immédiatement les troupes de Béziers, soutenues par les compagnies des environs, ce qui d'après Muntaner formait une armée de trente mille hommes dont trois cents de cavalerie, sortirent de cette ville et s'avancèrent vers Sérignan. Roger de Loria à la tête de ses cavaliers fondit sur la cavalerie française ; de leur côté les almogavares au nombre d'environ deux mille firent ensemble jouer leurs arbalètes : chacun de leurs traits tua ou blessa un homme, et au cri d'ARAGON ! ARAGON ! la petite armée de Roger de Loria se précipita sur les Français qui surpris par une attaque aussi violente furent bientôt en débandade et «tournèrent le dos» ; l'amiral aragonais s'élança à leur poursuite et le plus effroyable carnage commença. Quel horrible spectacle ! Que de sang versé ! Que de malheureux massacrés! le bruit lugubre des armes, les hurlements des mourants, les cris de désespoir, les imprécations de rage augmentaient encore l'horreur de cette scène de désolation. «Que vous dirai-je ! s'écrie Muntaner, cette chasse dura jusqu'à une demi-lieue de Béziers». Roger de Loria aurait poursuivi plus loin les Français si les approches de la nuit ne l'eussent engagé à se retirer ; il craignait de n'avoir «plus assez de jour pour retourner aux galères, car ils se trouvaient sur une plage, la pire de toutes les plages qui soient du levant au ponant ; il contint donc ses gens et leur fit rebrousser chemin». Les aragonais, n'ayant perdu que sept hommes !!! regagnèrent leurs vaisseaux, mais en repassant à Sérignan ils complétèrent leur œuvre de destruction en terminant le sac de ce village qu'ils incendièrent ensuite «à l'exception de l'église de Madame Sainte-Marie de Sérignan qui est très belle». Les pertes des Français furent énormes au dire de Muntaner, (dont nous ne pouvons malheureusement contrôler les assertions) à ce point que ce chroniqueur dit : «Ils avaient perdu la majeure partie de leur monde. Ils pouvaient bien le dire en sûreté, car sur dix il n'en revint pas deux». Cet exploit des armes aragonaises nous paraît quelque peu fabuleux ou tout au moins le rude chroniqueur catalan en a singulièrement exagéré les proportions, car dans le pays, rien, pas même une vague tradition, n'indique l'endroit où ce combat aurait eu lieu, tandis qu'au contraire se conserve encore le souvenir des massacres et des pillages dont nous avons parlé et de ceux que nous avons encore à raconter.

Les habitants de Béziers se voyant par suite du grand nombre de leurs morts dans l'impossibilité de défendre cette ville si l'amiral aragonnais venait l'attaquer, envoyèrent «pendant la nuit donner l'alarme dans tout le pays afin qu'on vint défendre la cité» où le lendemain il arriva une grande quantité de gens, mais Roger de Loria ne voulant pas s'attaquer à Béziers fit embarquer tout son monde et après minuit fit voile vers le grau d'Agde (à l'embouchure de l'Hérault) devant lequel il arriva à la pointe du jour et où il débarqua son monde ; il fit remonter le chenal de Vias (ceci nous parait plus que douteux attendu qu'entre la mer et Vias il n'existe aucune communication par eau) à ses lins (c'étaient des navires d'un faible tonnage) et à ses galères légères et envoya par l'Hérault les grosses à Agde en ordonnant à ses marins de s'emparer des barques et des lins qu'ils rencontreraient ; il divisa ensuite sa troupe en deux corps : tandis que le second s'avançait sur Vias qu'il pilla, l'amiral aragonais à la tête du premier composé de la moitié de sa cavalerie, de la moitié des almogavares et d'une bonne partie des marins des galères, marcha sur Agde (et ici nous céderons la plume à Muntaner) «la prit et la saccagea entièrement. Il ne voulut pas souffrir qu'on y tuât ni femme ni enfant, mais toutes les personnes de quinze à soixante ans furent massacrées et tous les autres épargnés. Il mit à feu et à sang toute la ville à l'exception de l'évéché, car il ne permit jamais qu'on fît aucun dommage aux églises, ni qu'on déshonorât aucune femme». La sanglante tuerie d'Agde fut immédiatement connue dans les lieux environnants et les habitants de Saint-Thibéry, Loupian, Gigean, etc., accoururent par l'étang de Thau au secours d'Agde, mais instruits en route de la façon dont l'armée bitteroise avait été traitée par les aragonais, ils jugèrent prudent de rétrograder ; cependant Roger de Loria s'avançait contre eux, et quelque activité qu'ils déployassent dans leur retraite, ils furent atteints par les Aragonais qui en tuèrent plus de quatre mille à coups de lance et qui après cela rentrèrent à Agde où ils séjournèrent quatre jours «mettant tout à feu et à sang».

Roger de Loria fit ensuite rembarquer ses troupes et se dirigea sur Aygues-Mortes où il trouva une grande quantité de galères et de vaisseaux légers qu'il envoya à Barcelona, il se rendit ensuite au cap de la Spiguerra ? et virant tout-à-coup de bord il s'avança sur le soir du côté de Leucate où il arriva le lendemain pendant la nuit et où il s'empara de plus de vingt bâtiments divers «tous chargés de bonnes marchandises» et les fit partir pour Barcelona. Continuant sa marche il arriva à la naissance du jour au grau de Narbonne où il fit encore d'importantes prises soit de galères, soit de vaisseaux légers : «Que vous dirai-je ! s'écrie Muntaner, le butin que firent lui et tous ceux qui l'accompagnaient fut vraiment sans bornes, et ils en auraient bien plus fait encore, s'il n'eût eu hâte de retourner en Catalogne pour assister au couronnement du roi». Cette considération l'engagea à se retirer ; il sortit donc du grau de Narbonne se dirigeant vers Barcelona, où il put aller déposer aux pieds de son souverain, comme droit de joyeux avénement, les nombreuses prises qu'il avait faites dans cette sanglante incursion qui devait venger la guerre de l'année précédente (2).

Dans le récit de cette courte expédition aragonaise, nous avons eu pour unique guide le chroniqueur catalan Muntaner, dont nous ne pouvons malheureusement contrôler les assertions ; sa partialité bien connue, qu'il ne prend même pas la peine de cacher et sa nationalité surtout ne peuvent qu'infirmer la valeur de ses déclarations en ce qui touche les Français, car cette vieille épée ne néglige rien pour rehausser le nom d'Aragon.

Nous ne saurions admettre comme exact le chiffre que donne Muntaner, de trente mille combattants à l'armée bitteroise ; il y a évidemment exagération ; le bon chroniqueur savait déjà qu'«à vaincre sans péril on triomphe sans gloire», aussi dams ses mémoires a-t-il soin de diminuer toujours, en racontant un combat, le nombre des Aragonais et d'enfler considérablement celui des Français. Autant en dirons-nous de la poursuite par l'armée aragonnaise des gens venus au secours d'Agde ; il en périt quatre mille, dit le chroniqueur, ils étaient donc bien nombreux ? Mais l'eussent-ils été bien plus, peu importe ! Rien ne résiste à la vaillance aragonaise, n'est-ce pas brave Muntaner ? Quoique çà, il nous en coûte d'accepter la version de notre modeste chroniqueur relativement à la retraite des hommes qui, des lieux circonvoisins, allaient au secours d'Agde, où ils étaient en petit nombre, et alors Muntaner... se trompe encore sur le nombre des morts ; ou bien ils étaient nombreux et dans ce cas nous n'accepterons pas son dire, car, quoique ne prétendant pas avec Favart, que

Quel qu'il soit, un Français ne peut manquer de coeur.

et concédant aussi qu'au secours d'Agde étaient probablement allés beaucoup d'hommes mais peu de soldats. Nous ne pouvons admettre que, partis pour rencontrer l'ennemi, les gens de Saint-Thibéry, Loupian, Gigean, etc., aient songé à s'en retourner, comme le prétend Muntaner, avant de l'avoir vu ; et au bon chroniqueur catalan qui répète si souvent : Que vous dirai-je ? nous répondrons : A beau mentir qui vient de loin.


© S.A.S.L. des P-O.
Cet article a été publié dans le volume XXI du Bulletin de la SASL, pp.394-454, Perpignan, 1874.


(1)   De nos recherches, la seule indication que nous ayons recueillie est que Pons de Saint-Just, évêque de Béziers, assista aux obsèques de Philippe III à Narbonne.

(2)   Chronique de MUNTANER, p.368-369