Scène 1
AGAMEMNON, ARCAS
AGAMEMNON
Oui, c'est Agamemnon, c'est ton roi qui
t'éveille.
Viens, reconnais la voix qui frappe ton oreille.
ARCAS
C'est vous-même, Seigneur ! Quel important
besoin
Vous a fait devancer l'aurore de si loin ?
A peine un faible jour vous éclaire et me
guide,
Vos yeux seuls et les miens sont ouverts dans
l'Aulide.
Avez-vous dans les airs entendu quelque bruit ?
Les vents nous auraient-ils exaucés cette nuit
?
Mais tout dort, et l'armée, et les vents, et
Neptune.
AGAMEMNON
Heureux qui satisfait de son humble fortune,
Libre du joug superbe où je suis
attaché,
Vit dans l'état obscur où les Dieux l'ont
caché !
ARCAS
Et depuis quand, Seigneur, tenez-vous ce langage
?
Comblé de tant d'honneurs, par quel secret
outrage
Les Dieux, à vos désirs toujours si
complaisants,
Vous font-ils méconnaître et haïr
leurs présents ?
Roi, père, époux heureux, fils du
puissant Atrée,
Vous possédez des Grecs la plus riche
contrée.
Du sang de Jupiter issu de tous
côtés,
L'hymen vous lie encore aux Dieux dont vous
sortez.
Le jeune Achille enfin, vanté par tant
d'oracles,
Achille à qui le Ciel promet tant de
miracles,
Recherche votre fille, et d'un hymen si beau
Veut dans Troie embrasée allumer le
flambeau.
Quelle gloire, Seigneur, quels triomphes
égalent
Le spectacle pompeux que ces bords vous
étalent,
Tous ces mille vaisseaux, qui chargés de vingt
rois,
N'attendent que les vents pour partir sous vos lois
?
Ce long calme, il est vrai, retarde vos
conquêtes,
Ces vents depuis trois mois enchaînés sur
nos têtes
D'Ilion trop longtemps vous ferment le chemin.
Mais parmi tant d'honneurs, vous êtes homme enfin
:
Tandis que vous vivrez, le sort, qui toujours
change,
Ne vous a point promis un bonheur sans
mélange.
Bientôt... Mais quels malheurs dans ce billet
tracés
Vous arrachent, Seigneur, les pleurs que vous versez
?
Votre Oreste au berceau va-t-il finir sa vie ?
Pleurez-vous Clytemnestre, ou bien Iphigénie
?
Qu'est-ce qu'on vous écrit ? Daignez m'en
avertir.
AGAMEMNON
Non, tu ne mourras point, je n'y puis consentir.
ARCAS
Seigneur ...
AGAMEMNON
Tu
vois mon trouble ; apprends ce qui le cause,
Et juge s'il est temps, ami, que je repose.
Tu te souviens du jour qu'en Aulide
assemblés
Nos vaisseaux par les vents semblaient être
appelés.
Nous partions. Et déjà par mille cris de
joie,
Nous menacions de loin les rivages de Troie.
Un prodige étonnant fit taire ce
transport.
Le vent qui nous flattait nous laissa dans le
port.
Il fallut s'arrêter, et la rame inutile
Fatigua vainement une mer immobile.
Ce miracle inouï me fit tourner les yeux
Vers la divinité qu'on adore en ces lieux.
Suivi de Ménélas, de Nestor, et
d'Ulysse,
J'offris sur ses autels un secret sacrifice.
Quelle fut sa réponse ! Et quel devins-je,
Arcas,
Quand j'entendis ces mots prononcés par Calchas
:
Vous armez contre Troie une puissance vaine,
Si, dans un sacrifice auguste et solennel,
Une fille du sang d'Hélène
De Diane en ces lieux n'ensanglante l'autel.
Pour obtenir les vents que le Ciel vous
dénie,
Sacrifiez Iphigénie.
ARCAS
Votre fille !
AGAMEMNON
Surpris,
comme tu peux penser,
Je sentis dans mon corps tout mon sang se glacer.
Je demeurai sans voix, et n'en repris l'usage
Que par mille sanglots qui se firent passage.
Je condamnai les Dieux, et sans plus rien
ouïr,
Fis voeu sur leurs autels de leur
désobéir.
Que n'en croyais-je alors ma tendresse alarmée
?
Je voulais sur-le-champ congédier
l'armée.
Ulysse, en apparence approuvant mes discours,
De ce premier torrent laissa passer le cours.
Mais bientôt, rappelant sa cruelle
industrie,
Il me représenta l'honneur et la patrie,
Tout ce peuple, ces rois à mes ordres
soumis,
Et l'empire d'Asie à la Grèce promis
:
De quel front immolant tout l'Etat à ma
fille,
Roi sans gloire, j'irais vieillir dans ma famille
!
Moi-même, je l'avoue avec quelque pudeur,
Charmé de mon pouvoir et plein de ma
grandeur,
Ces noms de roi des rois et de chef de la
Grèce
Chatouillaient de mon coeur l'orgueilleuse
faiblesse.
Pour comble de malheur, les Dieux toutes les
nuits,
Dès qu'un léger sommeil suspendait mes
ennuis,
Vengeant de leurs autels le sanglant
privilège,
Me venaient reprocher ma pitié
sacrilège,
Et présentant la foudre à mon esprit
confus,
Le bras déjà levé,
menaçaient mes refus.
Je me rendis, Arcas ; et, vaincu par Ulysse,
De ma fille, en pleurant j'ordonnai le supplice.
Mais des bras d'une mère il fallait
l'arracher.
Quel funeste artifice il me fallut chercher !
D'Achille, qui l'aimait, j'empruntai le langage.
J'écrivis en Argos, pour hâter ce
voyage,
Que ce guerrier, pressé de partir avec
nous,
Voulait revoir ma fille, et partir son
époux.
ARCAS
Et ne craignez-vous point l'impatient Achille ?
Avez-vous prétendu que, muet et
tranquille,
Ce héros, qu'armera l'amour et la raison,
Vous laisse pour ce meurtre abuser de son nom ?
Verra-t-il à ses yeux son amante immolée
?
AGAMEMNON
Achille était absent. Et son père
Pélée,
D'un voisin ennemi redoutant les efforts,
L'avait, tu t'en souviens, rappelé de ces bords
;
Et cette guerre, Arcas, selon toute apparence,
Aurait dû plus longtemps prolonger son
absence.
Mais qui peut dans sa course arrêter ce torrent
?
Achille va combattre, et triomphe en courant.
Et ce vainqueur, suivant de près sa
renommée,
Hier avec la nuit arriva dans l'armée.
Mais des noeuds plus puissants me retiennent le bras
;
Ma fille qui s'approche et court à son
trépas,
Qui loin de soupçonner un arrêt si
sévère,
Peut-être s'applaudit des bontés de son
père ;
Ma fille... Ce nom seul, dont les droits sont si
saints,
Sa jeunesse, mon sang, n'est pas ce que je
plains.
Je plains mille vertus, une amour mutuelle,
Sa piété pour moi, ma tendresse pour
elle,
Un respect qu'en son coeur rien ne peut balancer,
Et que j'avais promis de mieux
récompenser.
Non, je ne croirai point, ô Ciel, que ta
justice
Approuve la fureur de ce noir sacrifice.
Tes oracles sans doute ont voulu
m'éprouver,
Et tu me punirais si j'osais l'achever.
Arcas, je t'ai choisi pour cette confidence :
Il faut montrer ici ton zèle et ta
prudence.
La reine, qui dans Sparte avait connu ta foi,
T'a placé dans le rang que tu tiens près
de moi.
Prends cette lettre. Cours au-devant de la reine
;
Et suis sans t'arrêter le chemin de
Mycène.
Dès que tu la verras, défends-lui
d'avancer ;
Et rends-lui ce billet que je viens de tracer.
Mais ne t'écarte point. Prends un fidèle
guide.
Si ma fille une fois met le pied dans l'Aulide,
Elle est morte. Calchas, qui l'attend en ces
lieux,
Fera taire nos pleurs, fera parler les Dieux ;
Et la religion, contre nous irritée,
Par les timides Grecs sera seule
écoutée.
Ceux mêmes dont ma gloire aigrit l'ambition
Réveilleront leur brigue et leur
prétention,
M'arracheront peut-être un pouvoir qui les
blesse...
Va, dis-je, sauve-la de ma propre faiblesse.
Mais surtout ne va point, par un zèle
indiscret,
Découvrir à ses yeux mon funeste
secret.
Que s'il se peut, ma fille, à jamais
abusée,
Ignore à quel péril je l'avais
exposée.
D'une mère en fureur épargne-moi les
cris,
Et que ta voix s'accorde avec ce que
j'écris.
Pour renvoyer la fille et la mère
offensée,
Je leur écris qu'Achille a changé de
pensée,
Et qu'il veut désormais jusques à son
retour
Différer cet hymen que pressait son amour.
Ajoute, tu le peux, que des froideurs d'Achille
On accuse en secret cette jeune Eriphile,
Que lui-même captive amena de Lesbos,
Et qu'auprès de ma fille on garde dans
Argos.
C'est leur en dire assez. Le reste, il le faut
taire.
Déjà le jour plus grand nous frappe et
nous éclaire ;
Déjà même l'on entre, et j'entends
quelque bruit.
C'est Achille. Va, pars. Dieux ! Ulysse le suit.
Scène 2
AGAMEMNON, ACHILLE, ULYSSE
AGAMEMNON
Quoi ! Seigneur, se peut-il que d'un cours si
rapide
La victoire vous ait ramené dans l'Aulide
?
D'un courage naissant sont-ce là les essais
?
Quels triomphes suivront de si nobles succès
!
La Thessalie entière, ou vaincue, ou
calmée,
Lesbos même conquise en attendant
l'armée,
De toute autre valeur éternels monuments,
Ne sont d'Achille oisif que les amusements.
ACHILLE
Seigneur, honorez moins une faible conquête
;
Et que puisse bientôt le Ciel, qui nous
arrête,
Ouvrir un champ plus noble à ce coeur
excité
Par le prix glorieux dont vous l'avez flatté
!
Mais cependant, Seigneur, que faut-il que je
croie
D'un bruit qui me surprend et me comble de joie ?
Daignez-vous avancer le succès de mes voeux
?
Et bientôt des mortels suis-je le plus heureux
?
On dit qu'Iphigénie, en ces lieux
amenée,
Doit bientôt à son sort unir ma
destinée.
AGAMEMNON
Ma fille ! Qui vous dit qu'on la doit amener ?
ACHILLE
Seigneur, qu'a donc ce bruit qui vous doive
étonner ?
AGAMEMNON, à Ulysse
Juste Ciel ! saurait-il mon funeste artifice ?
ULYSSE
Seigneur, Agamemnon s'étonne avec justice.
Songez-vous aux malheurs qui nous menacent tous ?
O Ciel ! pour un hymen quel temps choisissez-vous
?
Tandis qu'à nos vaisseaux la mer toujours
fermée
Trouble toute la Grèce et consume l'armée
;
Tandis que pour fléchir l'inclémence des
Dieux,
Il faut du sang peut-être, et du plus
précieux,
Achille seul, Achille à son amour s'applique
?
Voudrait-il insulter à la crainte
publique,
Et que le chef des Grecs, irritant les destins,
Préparât d'un hymen la pompe et les
festins ?
Ah ! Seigneur, est-ce ainsi que votre âme
attendrie
Plaint le malheur des Grecs, et chérit la patrie
?
ACHILLE
Dans les champs phrygiens les effets feront foi
Qui la chérit le plus, ou d'Ulysse ou de
moi.
Jusque-là je vous laisse étaler votre
zèle.
Vous pouvez à loisir faire des voeux pour
elle.
Remplissez les autels d'offrandes et de sang.
Des victimes vous-même interrogez le flanc.
Du silence des vents demandez-leur la cause.
Mais moi, qui de ce soin sur Calchas me repose,
Souffrez, Seigneur, souffrez que je coure
hâter
Un hymen dont les Dieux ne sauraient s'irriter.
Transporté d'une ardeur qui ne peut être
oisive,
Je rejoindrai bientôt les Grecs sur cette
rive.
J'aurais trop de regret si quelque autre guerrier
Au rivage troyen descendait le premier.
AGAMEMNON
O Ciel ! pourquoi faut-il que ta secrète
envie
Ferme à de tels héros le chemin de l'Asie
?
N'aurai-je vu briller cette noble chaleur
Que pour m'en retourner avec plus de douleur ?
ULYSSE
Dieux ! qu'est-ce que j'entends ?
ACHILLE
Seigneur,
qu'osez-vous dire ?
AGAMEMNON
Qu'il faut, princes, qu'il faut que chacun se
retire,
Que d'un crédule espoir trop longtemps
abusés,
Nous attendons les vents qui nous sont
refusés.
Le Ciel protège Troie. Et par trop de
présages
Son courroux nous défend d'en chercher les
passages.
ACHILLE
Quels présages affreux nous marquent son
courroux ?
AGAMEMNON
Vous-même consultez ce qu'il prédit de
vous.
Que sert de se flatter ? On sait qu'à votre
tête
Les Dieux ont d'Ilion attaché la conquête
;
Mais on sait que, pour prix d'un triomphe si
beau,
Ils ont aux champs troyens marqué votre
tombeau,
Que votre vie ailleurs et longue, et
fortunée,
Devant Troie en sa fleur doit être
moissonnée.
ACHILLE
Ainsi pour vous venger tant de rois
assemblés
D'un opprobre éternel retourneront
comblés ;
Et Pâris, couronnant son insolente flamme,
Retiendra sans péril la soeur de votre femme
!
AGAMEMNON
Hé quoi ! votre valeur, qui nous a
devancés,
N'a-t-elle pas pris soin de nous venger assez ?
Les malheurs de Lesbos, par vos mains
ravagée,
Epouvantent encor toute la mer Egée.
Troie en a vu la flamme. Et jusque dans ses
ports,
Les flots en ont poussé le débris et les
morts.
Que dis-je ? les Troyens pleurent une autre
Hélène
Que vous avez captive envoyée à
Mycène ;
Car, je n'en doute point, cette jeune
beauté
Garde en vain un secret que trahit sa
fierté,
Et son silence même, accusant sa noblesse,
Nous dit qu'elle nous cache une illustre
princesse.
ACHILLE
Non, non, tous ces détours sont trop
ingénieux,
Vous lisez de trop loin dans les secrets des
Dieux.
Moi, je m'arrêterais à de vaines menaces
?
Et je fuirais l'honneur qui m'attend sur vos traces
?
Les Parques à ma mère, il est vrai, l'ont
prédit,
Lorsqu'un époux mortel fut reçu dans son
lit :
Je puis choisir, dit-on, ou beaucoup d'ans sans
gloire,
Ou peu de jours suivis d'une longue
mémoire.
Mais, puisqu'il faut enfin que j'arrive au
tombeau,
Voudrais-je, de la terre inutile fardeau,
Trop avare d'un sang reçu d'une
Déesse,
Attendre chez mon père une obscure
vieillesse,
Et toujours de la gloire évitant le
sentier,
Ne laisser aucun nom, et mourir tout entier ?
Ah ! ne nous formons point ces indignes
obstacles.
L'honneur parle, il suffit : ce sont là nos
oracles.
Les Dieux sont de nos jours les maîtres
souverains ;
Mais, Seigneur, notre gloire est dans nos propres
mains.
Pourquoi nous tourmenter de leurs ordres suprêmes
?
Ne songeons qu'à nous rendre immortels comme
eux-mêmes,
Et laissant faire au sort, courons où la
valeur
Nous promet un destin aussi grand que le leur.
C'est à Troie, et j'y cours ; et quoi qu'on me
prédise,
Je ne demande aux Dieux qu'un vent qui m'y conduise
;
Et quand moi seul enfin il faudrait
l'assiéger,
Patrocle et moi, Seigneur, nous irons vous
venger.
Mais non, c'est en vos mains que le destin la
livre.
Je n'aspire en effet qu'à l'honneur de vous
suivre.
Je ne vous presse plus d'approuver les transports
D'un amour qui m'allait éloigner de ces bords
:
Ce même amour, soigneux de votre
renommée,
Veut qu'ici mon exemple encourage l'armée,
Et me défend surtout de vous abandonner
Aux timides conseils qu'on ose vous donner.
Scène 3
AGAMEMNON, ULYSSE
ULYSSE
Seigneur, vous entendez. Quelque prix qu'il en
coûte,
Il veut voler à Troie et poursuivre sa
route.
Nous craignions son amour. Et lui-même,
aujourd'hui,
Par une heureuse erreur nous arme contre lui.
AGAMEMNON
Hélas !
ULYSSE
De
ce soupir que faut-il que j'augure ?
Du sang qui se révolte est-ce quelque murmure
?
Croirai-je qu'une nuit a pu vous ébranler
?
Est-ce donc votre coeur qui vient de nous parler
?
Songez-y. Vous devez votre fille à la
Grèce,
Vous nous l'avez promise. Et sur cette promesse,
Calchas par tous les Grecs consulté chaque
jour,
Leur a prédit des vents l'infaillible
retour.
A ses prédictions si l'effet est
contraire,
Pensez-vous que Calchas continue à se taire
;
Que ses plaintes, qu'en vain vous voudrez
apaiser,
Laissent mentir les Dieux, sans vous en accuser ?
Et qui sait ce qu'aux Grecs, frustrés de leur
victime,
Peut permettre un courroux qu'ils croiront
légitime ?
Gardez-vous de réduire un peuple furieux,
Seigneur, à prononcer entre vous et les
Dieux.
N'est-ce pas vous enfin de qui la voix pressante
Nous a tous appelés aux campagnes du
Xanthe,
Et qui, de ville en ville, attestiez les serments
Que d'Hélène autrefois firent tous les
amants,
Quand presque tous les Grecs, rivaux de votre
frère,
La demandaient en foule à Tyndare son
père ?
De quelque heureux époux que l'on dût
faire choix,
Nous jurâmes dès lors de défendre
ses droits ;
Et si quelque insolent lui volait sa
conquête,
Nos mains du ravisseur lui promirent la
tête.
Mais sans vous, ce serment que l'amour a
dicté,
Libres de cet amour, l'aurions-nous respecté
?
Vous seul, nous arrachant à de nouvelles
flammes,
Nous avez fait laisser nos enfants et nos femmes.
Et quand, de toutes parts assemblés en ces
lieux,
L'honneur de vous venger brille seul à nos yeux
;
Quand la Grèce déjà, vous donnant
son suffrage,
Vous reconnaît l'auteur de ce fameux ouvrage
;
Que ses rois, qui pouvaient vous disputer ce
rang,
Sont prêts, pour vous servir, de verser tout leur
sang ;
Le seul Agamemnon, refusant la victoire,
N'ose d'un peu de sang acheter tant de gloire ?
Et dès le premier pas se laissant
effrayer,
Ne commande les Grecs que pour les renvoyer ?
AGAMEMNON
Ah ! Seigneur, qu'éloigné du malheur qui
m'opprime,
Votre coeur aisément se montre magnanime !
Mais que si vous voyiez ceint du bandeau mortel
Votre fils Télémaque approcher de
l'autel,
Nous vous verrions, troublé de cette affreuse
image,
Changer bientôt en pleurs ce superbe
langage,
Eprouver la douleur que j'éprouve
aujourd'hui,
Et courir vous jeter entre Calchas et lui !
Seigneur, vous le savez, j'ai donné ma
parole,
Et si ma fille vient, je consens qu'on l'immole.
Mais malgré tous mes soins, si son heureux
destin
La retient dans Argos, ou l'arrête en
chemin,
Souffrez que sans presser ce barbare spectacle,
En faveur de mon sang j'explique cet obstacle,
Que j'ose pour ma fille accepter le secours
De quelque Dieu plus doux qui veille sur ses
jours.
Vos conseils sur mon coeur n ont eu que trop d'empire
;
Et je rougis...
Scène 4
AGAMEMNON, ULYSSE, EURYBATE
EURYBATE
Seigneur...
AGAMEMNON
Ah
! que vient-on me dire ?
EURYBATE
La reine, dont ma course a devancé les
pas,
Va remettre bientôt sa fille entre vos
bras.
Elle approche. Elle s'est quelque temps
égarée
Dans ces bois qui du camp semblent cacher
l'entrée ;
A peine nous avons, dans leur obscurité,
Retrouvé le chemin que nous avions
quitté.
AGAMEMNON
Ciel !
EURYBATE
Elle
amène aussi cette jeune Eriphile,
Que Lesbos a livrée entre les mains
d'Achille,
Et qui de son destin, qu'elle ne connaît
pas,
Vient, dit-elle, en Aulide interroger Calchas.
Déjà de leur abord la nouvelle est
semée,
Et déjà de soldats une foule
charmée,
Surtout d'Iphigénie admirant la
beauté,
Pousse au Ciel mille voeux pour sa
félicité.
Les uns avec respect environnaient la reine,
D'autres me demandaient le sujet qui
l'amène.
Mais tous ils confessaient que si jamais les
Dieux
Ne mirent sur le trône un roi plus glorieux
;
Egalement comblé de leurs faveurs
secrètes,
Jamais père ne fut plus heureux que vous
l'êtes.
AGAMEMNON
Eurybate, il suffit. Vous pouvez nous laisser.
Le reste me regarde, et je vais y penser.
Scène 5
AGAMEMNON, ULYSSE
AGAMEMNON
Juste Ciel, c'est ainsi qu'assurant ta vengeance,
Tu romps tous les ressorts de ma vaine prudence !
Encor si je pouvais, libre dans mon malheur,
Par des larmes au moins soulager ma douleur !
Triste destin des rois ! Esclaves que nous sommes
Et des rigueurs du sort, et des discours des
hommes,
Nous nous voyons sans cesse assiégés de
témoins ;
Et les plus malheureux osent pleurer le moins !
ULYSSE
Je suis père, Seigneur. Et faible comme un
autre,
Mon coeur se met sans peine en la place du vôtre
;
Et frémissant du coup qui vous fait
soupirer,
Loin de blâmer vos pleurs, je suis prêt de
pleurer.
Mais votre amour n'a plus d'excuse
légitime,
Les Dieux ont à Calchas amené leur
victime.
Il le sait, il l'attend ; et s'il la voit tarder,
Lui-même à haute voix viendra la
demander.
Nous sommes seuls encor. Hâtez-vous de
répandre
Des pleurs que vous arrache un intérêt si
tendre.
Pleurez ce sang, pleurez. Ou plutôt, sans
pâlir,
Considérez l'honneur qui doit en
rejaillir.
Voyez tout l'Hellespont blanchissant sous nos
rames,
Et la perfide Troie abandonnée aux
flammes,
Ses peuples dans vos fers, Priam à vos
genoux,
Hélène par vos mains rendue à son
époux ;
Voyez de vos vaisseaux les poupes
couronnées
Dans cette même Aulide avec vous
retournées,
Et ce triomphe heureux qui s'en va devenir
L'éternel entretien des siècles à
venir.
AGAMEMNON
Seigneur, de mes efforts je connais
l'impuissance.
Je cède, et laisse aux Dieux opprimer
l'innocence.
La victime bientôt marchera sur vos pas,
Allez. Mais cependant faites taire Calchas,
Et m'aidant à cacher ce funeste
mystère,
Laissez-moi de l'autel écarter une
mère.
|