Scène 1 THISBE, BERSIANE
Thisbé
Du bruit et des fâcheux aujourd'hui séparée,
Ma seule fantaisie avec moi retirée,
Je puis ouvrir mon âme à la clarté des cieux,
Avec la liberté de la voix et des yeux ;
Il m'est ici permis de te nommer, Pyrame,
Il m'est ici permis de t'appeler mon âme ;
Mon âme, qu'ai-je dit ? c'est fort mal discourir,
Car l'âme nous fait vivre et tu me fais mourir.
Il est vrai que la mort que ton amour me livre
Est aussi seulement ce que j'appelle vivre :
Nos esprits sans l'amour assoupis et pesants,
Comme dans un sommeil passent nos jeunes ans ;
Auparavant qu'aimer on ne sait point l'usage
Du mouvement des sens ni des traits du visage ;
Sans cette passion les plus lourds animaux
Connaîtraient mieux que nous et les biens et les maux.
Notre destin serait comme celui des arbres,
Et les beautés en nous seraient comme des marbres
En qui l'ouvrier gravant l'image des humains
Ne saurait faire agir ni les yeux, ni les mains.
Un bel oeil dont l'éclat ne luit qu'à l'aventure,
C'est comme le soleil que cachait la nature
Auparavant qu'il fût entré dans ses maisons
Et qu'il pût discerner la beauté des saisons.
Moi, je crois seulement depuis l'heure première
Que l'amour me toucha d'avoir vu la lumière,
Et que mon coeur ne vint à respirer le jour
Que dès l'heure qu'il vint à soupirer d'amour ;
Et combien que le Ciel fasse couler ma vie
Dans cette passion avec un peu d'envie,
Que mille empêchements combattent mes désirs
Et qu'un triste succès menace nos plaisirs,
Que les discords mutins d'une haine ancienne
Divisent la maison de Pyrame et la mienne,
Qu'hommes, Ciel, temps et lieux, nuisent à mon dessein,
Je ne saurais pourtant me l'arracher du sein,
Et quand je le pourrais je serais bien marrie
Que d'un si cher tourment mon âme fût guérie.
Une telle santé me donnerait la mort ;
Le penser seulement m'en fâche et me fait tort.
Bersiane
Comment vous être ainsi de nous tous éloignée !
Osez-vous bien aller sans être accompagnée ?
Tout le monde au logis est en peine de vous,
Et surtout votre mère en est en grand courroux.
Thisbé
Pourquoi cela ? ma vie est-elle si suspecte ?
Bersiane
Non ! mais toujours les vieux veulent qu'on les respecte ;
Vous deviez pour le moins un de nous avertir,
Faire quelque semblant que vous alliez sortir.
Thisbé
Sais-tu pas bien que j'aime à rêver, à me taire,
Et que mon naturel est un peu solitaire ?
Que je cherche souvent à m'ôter hors du bruit ?
Alors, pour dire vrai, je hais bien qui me suit ;
Quelquefois mon chagrin trouverait importune
La conversation de la bonne Fortune,
La visite d'un Dieu me désobligerait,
Un rayon du soleil parfois me fâcherait.
Bersiane
La chute d'une feuille, un zéphyr, un atome ?
Thisbé
Je te laisse à juger que ferait un fantôme,
Et de quelle façon je me verrais punir.
Bersiane
A ce compte je suis déjà parmi ce nombre.
Thisbé
Jamais rien de vivant ne sembla mieux une ombre.
Bersiane
D'où viennent ces dédains ?
Thisbé
Vieux spectre d'ossements,
Vraiment je cherche bien tes divertissements !
Bersiane
Je connais bien que c'est de moi qu'elle murmure ;
Je suis donc cet objet d'infernale figure.
Thisbé
Je ne dis pas cela, mais tu peux bien penser...
Bersiane
Que de mon entretien on se pouvait passer.
Thisbé
Justement.
Bersiane
Je connais, ou je suis peu sensée...
Thisbé
Qu'autre chose que toi me tient dans la pensée.
Bersiane
Ce n'est pas sans sujet, Thisbé, que nos soupçons
Vous ont fait tous les jours ouïr tant de leçons :
Votre mère a raison d'avoir l'oeil et l'oreille
Dessus vos actions.
Thisbé
N'importe qu'elle y veille,
Je n'ai rien fait jamais à craindre des témoins !
Mon innocente humeur se moque de vos soins.
J'en suis émue autant que du bruit d'une feuille,
Car je vis sans reproche.
Bersiane
Hé ! le bon Dieu le veuille !
Thisbé
Adieu, cherche quelqu'un à qui te faire ouïr.
Bersiane
On a beau tel secret dans les os enfouir,
L'amour, l'ambition, l'orgueil et la colère
Sont toujours sur nos fronts d'une apparence claire.
J'espère en peu de jours que nous viendrons à bout
De cette confidence, et que nous saurons tout.
Scène 2 NARBAL, LIDIAS
Narbal
Malgré moi persister en ce funeste amour !
Après les droits du Ciel l'ingrat me doit le jour.
Toi qui si lâchement flattes sa fantaisie,
Tu veux que ma raison cède à ta frénésie,
Et me remémorant ce qu'autrefois je fis,
Tu me veux conseiller la perte de mon fils !
Il est vrai qu'autrefois j'ai senti cette flamme,
Lorsqu'un sang plus subtil faisait agir mon âme ;
Esclave que je suis des naturelles lois,
Comme un autre en mon temps de ce feu je brûlois,
Mais toujours mes desseins étaient avec licence,
Et mes justes désirs pleins d'heur et d'innocence.
Lidias
Vous en avez depuis perdu le souvenir,
Mais si les mêmes ans pouvaient vous revenir,
Et qu'en votre faveur la loi de la nature,
Vous effaçant l'horreur que fait la sépulture,
A vos membres cassés leur force rapportât
Et remît vos esprits en leur premier état,
Je crois que vos rigueurs changeraient bien de termes
Et que vos sentiments ne seraient plus si fermes ;
Ce pauvre fils à qui vous voulez tant de mal
Vous verrait transformé de censeur en rival.
On ne saurait dompter la passion humaine :
Contre Amour la raison est importune et vaine,
Toujours l'objet aimable a droit de nous charmer
Lorsqu'on est en état de le pouvoir aimer,
L'âme se voit bientôt d'une beauté forcée
Par le rapport des yeux avecque la pensée.
Narbal
Ton esprit tient encore un peu de la saison
Qui ne voit point mûrir les fruits de la raison.
Moi qui suis bien guéri de cette humeur volage,
Ayant déjà passé tous les degrés de l'âge,
Je connais mieux que toi la vie et le devoir,
Et bientôt mieux que toi je lui ferai savoir.
Aimer sans mon congé et s'obstiner encore
D'un amour qui le perd et qui me déshonore !
D'un ennemi mortel la fille rechercher !
Je t'aime mieux le coeur hors du sein arracher !
Tu démordras, mutin, je te ferai connaître
Le respect que tu dois à ceux qui t'ont fait naître
Et que tu ne dois point suivre ta passion
Ni faire des desseins sans ma permission !
Lidias
Quand on s'engage au sort d'une pareille affaire,
Une permission n'est jamais nécessaire ;
On n'y saurait pourvoir quand c'est un accident ;
A cela le plus fin est le plus imprudent.
On ne demande point congé d'une aventure ;
S'il en faut demander c'est donc à la nature
Qui conduit notre vie, et s'adresser aux Dieux
Qui tiennent en leurs mains nos esprits et nos yeux.
Narbal
Ne sait-il pas qu'il est obligé de me plaire ?
Que cet amour furtif irrite ma colère ?
Qu'il va dans ce projet mes jours diminuant,
Et fait un parricide en le continuant ?
Les Dieux trouvent-ils bon, puisqu'ils sont équitables,
Qu'on fasse des forfaits ?
Lidias
S'ils sont inévitables,
Les Dieux ne veulent point en retirer nos pas ;
Même, puisqu'en amour le crime a des appas,
Que la rigueur des lois l'entretient et l'augmente,
Les amants trouvent grâce auprès de Rhadamante ;
Mais une noire humeur qui meut des assassins,
Une nature lâche encline à des larcins,
C'est ce qui fait horreur au Ciel et à la terre,
Et sur quoi justement doit tomber le tonnerre,
Où la nécessité d'un amoureux désir,
Qui de l'âme et du corps n'aspire qu'au plaisir,
Mérite qu'on l'assiste, et vouloir sa ruine
Tient un peu d'une humeur envieuse et chagrine.
Narbal
Tes discours ne sont point assez persuasifs.
Ce mal ne prend qu'aux coeurs mols, délicats, oisifs,
Où jamais le bon sens n'a choisi sa demeure,
Où jamais la vertu ne trouve une bonne heure.
Suffit. Quand la raison le contraire voudroit,
L'empire paternel conservera son droite.
Mon pouvoir absolu rompra cette entreprise
Et mon autorité lui fera lâcher prise.
Lidias
Vous voulez qu'Ixion, lié dans les Enfers,
S'arrache de sa roue et qu'il brise ses fers,
Qu'un homme déjà mort sa guérison reçoive,
Que Sisyphe repose et que Tantale boive.
Tous nos efforts ne sont que d'un pouvoir humain ;
Qui tend à l'impossible il se travaille en vain.
Scène 3 LE ROI, SYLLAR
Le Roi
C'est trop faire de voeux, c'est trop verser de larmes,
Il faut avoir recours à des meilleures armes;
Cette ingrate farouche, avecque ses mépris,
A donné trop longtemps la gêne à mes esprits.
La qualité de Roi, l'éclat de ma fortune,
Au lieu de l'attirer, la choque et l'importune ;
Elle aime mieux, ignoble et honteuse qu'elle est,
Un simple citoyen.
Syllar
Son semblable lui plaît.
Le Roi
Je le rendrai pourtant, si le soleil m'éclaire,
Seulement aujourd'hui peu capable de plaire.
Syllar
A quel si bon moyen pouvez-vous recourir
Pour le rendre odieux ?
Le Roi
Je le ferai mourir.
Toute autre invention est douteuse et grossière ;
Lorsqu'elle le verra sanglant sur la poussière,
Que les yeux en mourant, les regards à l'envers,
Hideux, sans mouvement, demeureront ouverts,
Il faut que l'amitié soit bien dans la pensée
Si par un tel objet elle n'en est chassée.
Je sais bien que Thisbé sans des vives douleurs
Ne verra point sa mort, ni sans beaucoup de pleurs ;
Mais avecque le temps jusqu'à la moindre trace
La plus forte douleur se dissipe et s'efface.
Ayant vu que l'objet de son premier amour
N'aime plus, ne sent rien, n'a plus de part au jour,
Elle encore vivante et encore sensible
A mon affection sera plus accessible.
Syllar
L'aimez-vous jusqu'au point de violer la loi ?
Le Roi
Tu sais que la justice est au-dessous du Roi.
La raison défaillant, la violence est bonne
A qui sait bien user des droits d'une couronne.
Syllar
Mais toujours vous savez que l'équité vaut mieux.
Le Roi
Les grands Rois doivent vivre à l'exemple des Dieux.
Syllar
Aussi vous ont-ils faits leurs lieutenants en terre.
Le Roi
Leur colère à son gré fait tomber le tonnerre,
Et quoiqu'ils soient portés, ce semble, à nous chérir,
Pour montrer leur puissance ils nous font tous mourir ;
Et moi je tiens du Ciel ma meilleure partie,
Mon âme avec les Dieux a de la sympathie ;
J'aime que tout me craigne, et crois que le trépas
Toujours est juste à ceux qui ne me plaisent pas.
Pyrame est en ce rang, sa mort est légitime,
Car déplaire à son Roi, c'est avoir fait un crime.
Il n'est pas innocent. Ceux que la loi du sort
Rend mal voulus du Prince, ils sont dignes de mort.
Mon amour l'a conclu. Ce tyran implacable
En donne avecque moi l'arrêt irrévocable.
Il sera ma victime, et je jure, devant
Qu'aucun ait jeté l'oeil sur le soleil levant,
Dussé-je par ma main exécuter ma haine,
Son trépas résolu me tirera de peine.
Ici me fera voir cet acte officieux
Celui de tous les miens qui m'aimera le mieux ;
Ici dois-je tirer une preuve assurée
De la fidélité qu'on m'a cent fois jurée.
Syllar
Le temps et la raison pourraient-ils point ôter
Ces violents désirs ?
Le Roi
Rien que les augmenter.
Le temps et la raison feront du feu la glace
Et m'ôteront plutôt le coeur hors de sa place.
Syllar
Puisque c'est un dessein qu'on ne peut divertir,
A quel prix que ce soit il en faut donc sortir.
Sire, me voici l'âme et la main toute prête
A quoi que vos desseins aient destiné ma tête.
Le Roi
Comment ! tu me préviens ! Ha ! véritablement
Je vois bien que tu veux m'obliger doublement.
Un plaisir est plus grand qui vient sans qu'on y pense ;
Qui souffre qu'on demande a pris sa récompense,
Même quand le besoin de nos désirs pressés,
A qui ne fait le sourd, se fait entendre assez.
Syllar
Je m'en vais de ce pas vaquer à l'entreprise.
Le Roi
O qu'en ton amitié le Ciel me favorise !
Syllar
Dans deux heures d'ici nous y mettrons la main.
Le Roi
Il est vrai qu'il vaut mieux aujourd'hui que demain.
Je ne te parle point encore du salaire.
Syllar
Sire, tout mon espoir est l'honneur de vous plaire.
Le Roi
Je sais que tout service est digne de loyer.
Syllar
Il sait bien comme il faut les hommes employer ;
Une telle action dessus le gain se fonde ;
C'est le plus libéral de tous les Rois du monde,
Il en est mieux servi. L'argent a des ressorts
Qui font aller partout nos esprits et nos corps.
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