Homère ne mentionne ni dans l'Iliade ni dans l'Odyssée deux épisodes devenus célèbres par la suite et témoignant tous deux de l'astuce d'Ulysse. Mais l'homme aux mille tours trouve son maître dans le premier, tandis qu'il l'emporte haut-la-main dans le second.

La ruse d'Ulysse déjouée par Palamède

C'est le mythographe Hygin qui dans la fable 95 raconte l'histoire de l'apparente folie d'Ulysse :

Agamemnon et Menelaus Atrei filii cum ad Trojam oppugnandam conjuratos duces ducerent, in insulam Ithacam ad Ulixem Laertis filium venerunt, cui erat responsum, si ad Trojam isset, post vicesimum annum solum sociis perditis egentem domum rediturum. Itaque cum sciret ad se oratores venturos, insaniam simulans pileum sumpsit et equum cum bove junxit ad aratrum. Quem Palamedes ut vidit, sensit simulare atque Telemachum filium ejus cunis sublatum aratro ei subjecit et ait «Simulatione deposita inter conjuratos veni». Tunc Ulixes fidem dedit se venturum ; ex eo Palamedi infestus fuit.

Alors qu'Agamemnon et Ménélas, les fils d'Atrée, rassemblaient, pour attaquer Troie, les chefs qui en avaient fait le serment, ils allèrent trouver Ulysse, fils de Laërte, dans son île d'Ithaque. Mais un oracle lui avait prédit que s'il allait à Troie, il mettrait vingt ans à retourner dans sa patrie, seul, privé de tout, après avoir perdu ses compagnons. Voilà pourquoi, à la nouvelle de leur arrivée, il simula la folie, coiffa son bonnet et attela un cheval et un boeuf à une charrue. Ce que voyant, Palamède comprit qu'il s'agissait d'une ruse : il enleva de son berceau le petit Télémaque, le fils d'Ulysse, et le plaçant devant la charrue il dit : "Allons, cesse de feindre la folie, et rejoins les chefs alliés". Alors Ulysse promit de venir ; mais il en garda une tenace rancune contre Palamède.

Ce récit, qu'il faut mette en parallèle avec celui d'Apollodore (Epitome, III, 6-7), explicite des allusions qu'on trouve déjà chez les tragiques : dans le Philoctète de Sophocle en particulier, le héros, qui a de bonnes raisons de haïr Ulysse, lui rappelle qu'il a fallu recourir à la ruse et à la contrainte pour l'obliger à s'embarquer pour la guerre, ce qui n'est pas à son honneur.

Ulysse à Scyros

Mais Ulysse n'est pas le seul à avoir tenté de se dérober à la guerre. Instruite, par un oracle similaire, de la destinée glorieuse mais tragique de son fils Achille, la Néréide Thétis tente elle aussi de le mettre à l'abri. Telle est l'histoire que raconte Hygin dans la fable 96, à la suite immédiate de l'épisode de la folie d'Ulysse.

Thetis Nereis cum sciret Achillem filium suum, quem ex Peleo habebat, si ad Troiam expugnandam isset, periturum, commendavit eum in insulam Scyron ad Lycomedem regem, quem ille inter virgines filias habitu femineo servabat nomine mutato ; nam virgines Pyrrham nominarunt, quoniam capillis flavis fuit et Graece rufum pyrrhon dicitur. Achivi autem cum rescissent ibi eum occultari, ad regem Lycomeden oratores miserunt qui rogarent ut eum adjutorium Danais mitteret. Rex cum negaret apud se esse, potestatem eis fecit ut in regia quaererent. Qui cum intellegere non possent quis esset eorum, Ulixes in regio vestibulo munera feminea posuit, in quibus clipeum et hastam, et subito tubicinem jussit canere armorumque crepitum et clamorem fieri iussit. Achilles hostem arbitrans adesse vestem muliebrem dilaniavit atque clipeum et hastam arripuit. Ex hoc est cognitus suasque operas Argivis promisit et milites Myrmidones.

Quand la Néréide Thétis apprit que son fils Achille, qu'elle avait eu de Pélée, périrait s'il allait combattre à Troie, elle le recommanda à la protection du roi Lycomède, dans l'île de Scyros ; celui-ci le cachait au milieu de ses filles, sous des habits de femme et sous un nom d'emprunt : les vierges le nommaient Pyrrha, parce qu'il avait les cheveux blonds et qu'en grec pyrrhon est le nom que l'on donne aux roux. Mais les Achéens apprirent que c'était là qu'on le cachait, et envoyèrent au roi Lycomède des émissaires pour le prier de l'envoyer au secours des Danaens. Le roi prétendit qu'il n'était pas ici, mais les autorisa à fouiller le palais : peine perdue ! ils étaient incapables de le reconnaître. Alors Ulysse déposa dans le vestibule du roi des cadeaux de femmes, au milieu desquels il mit un bouclier et une lance. Et subitement, il fit sonner de la trompette, entrechoquer des armes et pousser de grands cris : Achille, croyant à l'arrivée d'un ennemi, se débarrassa de ses habits de femme et s'empara du bouclier et de la lance. Voilà comment il fut reconnu : il promit son aide aux Argiens, ainsi que celle de ses soldats Myrmidons.

Voici la même histoire, racontée cette fois par Apollodore dans sa Bibliothèque (III, 13, 8)

ὡς δὲ ἐγένετο ἐνναετὴς Ἀχιλλεύς, Κάλχαντος λέγοντος οὐ δύνασθαι χωρὶς αὐτοῦ Τροίαν αἱρεθῆναι, Θέτις προειδυῖα ὅτι δεῖ στρατευόμενον αὐτὸν ἀπολέσθαι, κρύψασα ἐσθῆτι γυναικείᾳ ὡς παρθένον Λυκομήδει παρέθετο. κἀκεῖ τρεφόμενος τῇ Λυκομήδους θυγατρὶ Δηιδαμείᾳ μίγνυται, καὶ γίνεται παῖς Πύρρος αὐτῷ ὁ κληθεὶς Νεοπτόλεμος αὖθις. Ὀδυσσεὺς δὲ μηνυθέντα παρὰ Λυκομήδει ζητῶν Ἀχιλλέα, σάλπιγγι χρησάμενος εὗρε. καὶ τοῦτον τὸν τρόπον εἰς Τροίαν ἦλθε.

Quand Achille eut neuf ans, Calchas prédit que Troie ne serait jamais prise sans lui. Thétis, sachant que le destin de son fils serait de mourir s'il prenait part à la guerre, le cacha sous des vêtements féminins, et le confia à Lycomède, comme si c'était une fille. Élevé dans le palais de Lycomède, Achille coucha avec l'une de ses filles, Déidamie ; elle lui donna un enfant, Pyrrhos, qui fut ensuite appelé Néoptolème. Mais, ayant appris qu'Achille se cachait chez Lycomède, Ulysse vint le chercher, et, en faisant sonner la trompette de guerre, il le trouva. C'est ainsi qu'Achille se rendit à Troie.

Achille à Scyros
Fresque de Pompéi
Commentaire de cette fresque

Et voici maintenant un extrait d'une troisième version, bien plus développée : l'Achilléide de Stace (I, 841-885).

Solvuntur laudata cohors repetuntque paterna
limina, ubi in mediae iamdudum sedibus aulae
munera virgineos visus tractura locarat
Tydides, signum hospitii pretiumque laboris,
hortaturque legant, nec rex placidissimus arcet.
heu simplex nimiumque rudis, qui callida dona
Graiorumque dolos variumque ignoret Ulixem !
hic aliae, qua sexus iners naturaque ducit,
aut teretes thyrsos aut respondentia temptant
tympana, gemmatis aut nectunt tempora limbis ;
arma vident magnoque putant donata parenti.
at ferus Aeacides, radiantem ut comminus orbem
caelatum pugnas – saevis et forte rubebat
bellorum maculis – adclinem conspicit hastae,
infremuit torsitque genas, et fronte relicta
surrexere comae ; nusquam mandata parentis,
nusquam occultus amor, totoque in pectore Troia est.
ut leo, materno cum raptus ab ubere mores
accepit pectique iubas hominemque vereri
edidicit nullasque rapi nisi iussus in iras,
si semel adverso radiavit lumine ferrum,
eiurata fides domitorque inimicus, in illum
prima fames, timidoque pudet servisse magistro.
ut vero accessit propius luxque aemula vultum
reddidit et simili talem se vidit in auro,
horruit erubuitque simul. tunc acer Ulixes
admotus lateri summissa voce: «Quid haeres ?
scimus, ait, tu semiferi Chironis alumnus,
tu caeli pelagique nepos, te Dorica classis,
te tua suspensis exspectat Graecia signis,
ipsaque iam dubiis nutant tibi Pergama muris.
heia, abrumpe moras! sine perfida palleat Ide,
et iuvet haec audire patrem, pudeatque dolosam
sic pro te timuisse Thetin.» iam pectus amictu
laxabat, cum grande tuba sic iussus Agyrtes
insonuit ; fugiunt disiectis undique donis
inplorantque patrem commotaque proelia credunt.
illius intactae cecidere a pectore vestes,
iam clipeus breviorque manu consumitur hasta –
mira fides – Ithacumque umeris excedere visus
Aetolumque ducem: tantum subita arma calorque
Martius horrenda confundit luce penates.
inmanisque gradu, ceu protinus Hectora poscens,
stat medius trepidante domo, Peleaque virgo
quaeritur.


Là, dans une salle du palais, Tydée a fait placer, pour attirer les regards des jeunes vierges, les présents, gage d'hospitalité, récompense de leurs fatigues. Il les invite à choisir, et le bon roi ne s'y oppose pas : âme simple, hélas ! et trop confiante, qui ignore la perfidie de ces présents, les ruses des Grecs et les artifices d'Ulysse. Aussitôt toutes, guidées par les goûts de leur sexe, par leur instinct naturel, agitent les thyrses polis, essayent les tambourins sonores, ou se ceignent le front de bandelettes enrichies de pierreries ; elles voient des armes, et s'imaginent que c'est un présent destiné à leur père. Mais, dès que le farouche Eacide aperçoit le bouclier étincelant où sont ciselés d'affreux combats, que la guerre a rougi de ses traces sanglantes, dès qu'il voit à côté la lance homicide, soudain il frémit, la flamme jaillit de ses yeux, et sur son front découvert ses cheveux se sont dressés. Pour lui, plus d'avis maternels, plus de mystère d'amour : Troie tout entière est dans son coeur.

Tel un lion arraché à la mamelle de sa mère oublie sa férocité : il laisse peigner sa crinière, il apprend à craindre l'homme, ne s'abandonne qu'à la fureur qui lui est commandée : mais que le fer vienne à frapper ses regards, c'en est fait, il abjure sa docilité ; celui qui l'a dompté devient son ennemi et la première victime de sa faim ; il a honte d'avoir servi sous un maître qu'il voit trembler.

Achille s'est approché de plus près ; l'éclat du bouclier réfléchit ses traits, et il reconnaît dans l'or sa fidèle image. A cette vue, il a horreur de lui-même et rougit de honte. Aussitôt Ulysse se penche à son côté, et lui dit à voix basse : «Pourquoi hésites-tu ? nous le savons, c'est toi qui es l'élève du centaure Chiron, le petit-fils du Ciel et de l'Océan ; c'est toi que la flotte dorique, toi que la Grèce attend, pour déployer ses étendards ; toi dont le nom seul ébranle déjà les murs de Pergame. Eh bien, suis-moi donc ; plus de retard, viens ; que la perfide Ida pâlisse, que ton père s'enorgueillisse au récit de tes hauts faits, et que ta mère ait honte de ses ruses et de ses alarmes ». Déjà Achille dégageait sa poitrine de sa robe, quand, sur l'ordre d'Ulysse, Agyrte fait entendre une fanfare guerrière ; les jeunes vierges s'enfuient aussitôt, jettent çà et là les présents, et courent implorer leur père : elles croient entendre le signal des combats. Mais la robe d'Achille est d'elle-même tombée de sa poitrine. Déjà un bouclier, une lance plus courte arment son bras. O prodige ! il paraît surpasser de toutes ses épaules et le roi d'Ithaque et le héros d'Etolie ; tant ses armes éblouissantes et ses regards étincelants jettent le trouble et la frayeur dans le palais ! Terrible dans sa démarche, comme si déjà il provoquait Hector, il s'arrête, debout, au milieu des spectateurs épouvantés : on cherche en vain la fille de Pélée.


Références des traductions