Livre III, chapitre 4

Chapitre 3 Sommaire Chapitre 5

Le courant de l'amour poursuit sa route : où va-t-il ?

Les jours sont comme des années dans l'amour des jeunes gens, lorsqu'aucune barrière, aucun obstacle ne s'élève entre leurs cœurs, quand le soleil luit, que le cours de la vie est tranquille, lorsque leur passion enfin est prospère et avouée. Ione ne dérobait plus à Glaucus l'attachement qu'elle éprouvait pour lui, et toutes leurs conversations roulaient sur leur tendresse réciproque. Leurs espérances pour l'avenir se reflétaient sur leur bonheur actuel, comme le ciel sur les jardins du printemps. Ils descendaient le fleuve du temps, pleins de confiance ; ils arrangeaient en idée leur destinée à venir ; ils se plaisaient à répandre sur le lendemain la lumière du jour présent. Peut-être ne s'aimaient-ils que mieux, parce que la situation du monde ne permettait pas à Glaucus d'autre but, d'autre désir que l'amour ; parce que les distractions qui, dans les pays libres, détournent l'affection des hommes, n'existaient pas pour l'Athénien ; parce que son pays ne lui commandait pas de se mêler à la vie civile ; parce que l'ambition n'offrait point chez lui de contrepoids à l'amour. En conséquence, l'amour régnait dans tous leurs projets, dans tous leurs plans : au milieu de l'âge de fer, ils s'imaginaient être dans l'âge d'or, destinés uniquement à vivre et à s'aimer.

L'observateur impassible qui ne s'intéresse qu'à des caractères fortement marqués et hautement colorés trouvera peut-être que ces deux amants sont jetés dans un moule trop commun ; le lecteur croit parfois voir un manque de vigueur dans la peinture de caractères adoucis exprès ; peut-être aussi leur fais-je tort en ne rehaussant pas assez leur individualité. Mais en appuyant si fort sur leur existence brillante et semblable à celle des oiseaux, je subis peut-être involontai-rement l'influence de la connaissance que j'ai des changements qu'ils ont éprouvés, et auxquels ils sont si mal préparés. Cette douceur même et cette gaieté de la vie ne font à mes yeux que contraster davantage avec les vicissitudes qui vont survenir. Pour le chêne privé de fleurs et de fruits, et dont le tronc dur et vigoureux est capable de résister à l'ouragan, il y a moins à craindre que pour les rameaux délicats du myrte et pour les grappes riantes de la vigne.

Le mois d'août s'avançait : leur mariage était fixé au mois suivant, et le seuil de Glaucus était déjà entouré de guirlandes. Chaque nuit, à la porte d'Ione, il répandait de riches libations. Il n'existait plus pour ses gais compagnons. Il ne quittait plus Ione. Le matin, pendant la chaleur du jour, le temps se passait à faire de la musique ; le soir, ils évitaient les lieux fréquentés, pour se promener sur l'eau ou le long des prairies fertiles et couvertes de vignes qui s'étendaient au pied du sinistre Vésuve. La terre ne tremblait plus, les joyeux Pompéiens oubliaient le terrible avertissement qu'ils avaient reçu du destin. Glaucus, dans la vanité de son paganisme, se figurait en quelque sorte que cette convulsion de la nature avait été une intervention des dieux, moins en sa faveur qu'en celle d'Ione. Il offrit des sacrifices de reconnaissance aux temples consacrés à sa foi ; l'autel même d'Isis se couvrit de ses guirlandes votives. Quant au prodige de la statue animée, il rougissait de l'effet qu'elle avait produit sur lui ; il le considérait toujours comme le résultat de la magie humaine ; mais cela même lui prouvait qu'il ne fallait pas y voir le courroux d'une déesse.

Quant à Arbacès, ils apprirent que cet homme vivait encore ; étendu sur un lit de souffrance, il ne se remettait qu'avec peine du choc qui l'avait renversé. Il laissait les amants en repos, tout en se préparant à la vengeance et en attendant cette heure avec impatience.

Soit dans les matinées qu'ils passaient à la maison d'Ione, soit dans leurs excursions du soir, Nydia les accompagnait ordinairement : c'était leur seule société. Ils ne se doutaient pas des secrètes flammes qui consumaient son cœur. La brusque liberté avec laquelle elle se mêlait à leurs entretiens, ses manières capricieuses et quelquefois malintentionnées, trouvaient de l'indulgence dans le souvenir des services qu'elle leur avait rendus et dans leur compassion pour son infirmité ; peut-être même s'intéressaient-ils d'autant plus fortement à elle qu'ils observaient en elle ce caractère contrariant et bizarre, ces singulières alternatives de douceur et de colère, ce mélange d'ignorance et de génie, de délicatesse et de rudesse, de caprices d'enfant et de réserve de femme. Quoiqu'elle refusât d'accepter la liberté, on la laissait constamment libre. Elle allait où elle voulait, on n'imposait de règle ni à ses paroles ni à ses actions. Glaucus et Ione ressentaient pour cette jeune fille, affligée d'une si grande disgrâce et d'une âme si sensible, la même pitié, la même indulgence qu'une mère éprouve pour un enfant malade et gâté, envers lequel, même pour son bien, elle n'ose faire valoir son autorité. Elle profita de cette liberté pour refuser de sortir avec l'esclave qu'on avait attaché à ses pas. Son bâton lui suffisait pour se conduire ; elle allait seule, comme autrefois dans le temps où personne ne la protégeait, à travers les rues les plus populeuses ; c'était vraiment merveilleux de voir avec quelle adresse elle fendait la foule, évitant tout danger et traversant son chemin au milieu des détours de la cité. Mais son principal bonheur, c'était toujours de visiter le petit espace qui composait le jardin de Glaucus, et de soigner les fleurs qui, du moins, lui rendaient son amour. Quelquefois elle entrait dans la chambre où il était assis et cherchait à lier conversation avec lui ; mais elle se retirait bientôt, car toute conversation pour Glaucus était ramenée à un seul sujet : Zone ; et ce nom, quand il sortait des lèvres de l'Athénien, était une torture pour elle. Elle se reprochait par moments le service qu'elle leur avait rendu ; elle se disait intérieurement : «Si Ione avait succombé, Glaucus ne l'aurait plus aimée.» Et alors de sombres et terribles pensées oppressaient sa poitrine.

Elle n'avait pas prévu les épreuves qui lui étaient réservées, lorsqu'elle s'était montrée si généreuse. Elle n'avait jamais été présente aux entrevues de Glaucus et d'Ione ; elle n'avait jamais entendu cette voix, qui était si tendre pour elle, s'adoucir encore pour une autre. Ce coup qui avait frappé son cœur en apprenant l'amour de Glaucus, l'avait d'abord surprise et attristée ; par degrés sa jalousie s'accrut et prit une forme plus sauvage et plus terrible : elle participa de la rage et lui souffla des idées de vengeance. De même que vous voyez le vent agiter seulement la verte feuille sur le rameau, tandis que la feuille tombée à terre et flétrie, foulée aux pieds et broyée jusqu'à ce qu'elle ne garde plus de sève ni de vie, est portée par le moindre souffle çà et là sans résistance et sans trêve, de même l'amour qui visite les gens heureux n'a que de fraîches brises sur ses ailes, sa violence n'est qu'un jeu. Mais le cœur qui est détaché du vert rameau de la vie, qui est sans espérance, qui n'a point d'été dans ses fibres, est déchiré et secoué par le même vent qui ne fait que caresser les autres ; il n'a point de branche où se retenir ; il est poussé de sentier en sentier jusqu'à ce que le vent cesse, et le laisse là pour jamais perdu dans la fange.

L'enfance abandonnée de Nydia avait prématurément endurci son caractère ; peut-être les scènes odieuses de débauche au milieu desquelles elle s'était trouvée, avaient sans souiller sa pureté, mûri ses passions ; les orgies de Burbo n'avaient fait que la dégoûter, les banquets de l'Egyptien n'avaient fait que la terrifier ; mais les vents qui passent légèrement sur le sol laissent quelquefois des semences derrière eux. Comme l'obscurité favorise aussi l'imagination, peut-être la cécité même contribuait-elle à nourrir par de sombres et délirantes visions l'amour de l'infortunée. La voix de Glaucus avait été la première à résonner harmonieusement à son oreille ; la bonté du jeune Athénien avait fait une profonde impression sur elle. Lorsqu'il avait quitté Pompéi, dans les premiers temps, elle avait gardé dans son cœur, comme un trésor, chaque mot qu'elle lui avait entendu prononcer ; et quand on lui disait que cet ami, le patron de la pauvre bouquetière, était l'un des plus gracieux et des plus élégants jeunes hommes de Pompéi, elle mettait un complaisant orgueil à conserver ce souvenir. La tâche même qu'elle s'était imposée de soigner ses fleurs servait à le rappeler à son âme ; elle l'associait avec tout ce qui lui était le plus agréable ; et, lorsqu'elle avait refusé de dire quelle idée elle se formait de la beauté d'Ione, c'était peut-être parce qu'elle rapportait au seul Glaucus tout ce qu'il y avait de doux et de brillant dans la nature. Si quelqu'un de mes lecteurs a jamais aimé à un âge qu'il rougirait presque de se rappeler, à un âge où l'imagination devance la raison, qu'il dise si cet amour, au milieu de ses délicatesses étranges et compliquées, n'était pas, plus que toute autre passion venue plus tard, susceptible de jalousie. Je n'en cherche pas ici la cause : je constate seulement que c'est un fait ordinaire.

Lorsque Glaucus revint à Pompéi, Nydia avait un an de plus. Cette année, avec ses chagrins, sa solitude, ses épreuves, avait grandement développé son esprit et son cœur ; et lorsque l'Athénien la pressait en jouant contre son sein, croyant qu'elle était encore aussi enfant par l'âme que par l'âge, lorsqu'il baisait ses joues si douces ou jetait les bras autour de sa taille tremblante, Nydia sentait soudainement, et comme par révélation, que les sentiments qu'elle avait si longtemps et si innocemment nourris n'étaient autre chose que de l'amour.

Joseph M. Gleeson, 1891

Destinée à être délivrée de la tyrannie par Glaucus, destinée à trouver un abri sous son toit, destinée à respirer le même air pendant un si court espace de temps, et destinée, alors que ses sentiments s'épanouissaient avec le plus de force et de bonheur, à entendre qu'il en aimait une autre ; être cédée à cette rivale, devenir sa messagère, son esclave ; comprendre tout à coup qu'elle n'était rien dans la vie de celui qu'elle aimait sans s'en être doutée jusqu'alors, n'était-ce pas un sort fatal ? Et faut-il s'étonner que, dans son âme sauvage et passionnée, tous ces éléments ne fussent pas d'accord ? Que si l'amour l'emportait et régnait par-dessus tout, ce n'était pas l'amour produit par de douces et pures émotions. Parfois elle craignait que Glaucus ne découvrît son secret ; parfois elle s'indignait qu'il n'en eût aucun soupçon : c'était un signe de mépris. Comment aurait-il pu croire qu'elle eût tant de présomption ? Ses sentiments pour Ione variaient et flottaient d'heure en heure ; elle l'aimait parce qu'il l'aimait ; le même motif la lui faisait haïr. Il y avait des moments où elle eût tué sa maîtresse, qui ignorait ses souffrances, et d'autres où elle aurait donné sa vie pour elle. Ces fortes et timides alternatives de la passion étaient trop vives pour pouvoir se supporter longtemps. Sa santé en souffrit, quoiqu'elle ne s'en aperçût pas. Ses joues pâlirent, ses pas devinrent plus faibles, les larmes vinrent plus fréquemment à ses yeux et sans la soulager.

Un matin où elle se rendait, selon sa coutume, au jardin de l'Athénien, elle rencontra Glaucus sous les colonnes du péristyle, avec un marchand de la ville : il choisissait des bijoux pour sa fiancée. Il avait déjà fait arranger son appartement ; les bijoux qu'il acheta ce jour-là y furent placés : ils n'étaient pas destinés à parer et à embellir encore Ione. On peut les voir aujourd'hui parmi les trésors exhumés à Pompéi, dans la chambre des Etudes, à Naples (1).

«Viens ici, ma Nydia, mets à terre ce vase ; viens, cette chaîne est pour toi. Viens. Je veux la mettre à ton cou. L'y voilà. Ne lui va-t-elle pas bien, Servilius ?

- Admirablement, répondit le joaillier car les joailliers étaient aussi bien élevés et aussi flatteurs que de nos jours ; mais lorsque ces boucles d'oreilles orneront la tête de votre Ione, c'est alors, par Bacchus ! que vous verrez ce que mes bijoux peuvent ajouter à la beauté.

- Ione», répéra Nydia, qui jusque-là avait marqué sa reconnaissance à Glaucus par son sourire et par sa rougeur.

«Oui, répliqua l'Athénien en jouant nonchalamment avec les bijoux, je suis en train de choisir ces présents pour Ione, mais je ne trouve rien qui soit digne d'elle.»

Comme il achevait de parler, il fut surpris d'un brusque mouvement de Nydia. Elle arracha violemment la chaîne de son cou et la jeta à terre.

«Qu'est-ce cela, Nydia ? cette bagatelle ne te convient-elle pas ? t'ai-je offensée ?

- Vous me traitez toujours comme une esclave et comme un enfant», reprit la Thessalienne, le cœur gros de soupirs qu'elle ne pouvait contenir ; et elle passa rapidement à l'extrémité du jardin.

Glaucus n'essaya pas de la suivre ni de la consoler : il était offensé. II continua d'examiner les joyaux et de faire des observations sur leur façon, de repousser l'un, d'accepter l'autre ; et enfin il se laissa persuader par le marchand d'acheter le tout. C'est le plan le plus sage pour un amant, et que chacun ferait bien d'adopter, pourvu toutefois qu'il ait rencontré une Ione. Lorsqu'il eut complété ses achats et renvoyé le joaillier, il se retira dans sa chambre, s'habilla, monta dans son char et se dirigea vers la maison d'Ione. Il ne pensa plus à la pauvre fille aveugle ni à son offense : il avait oublié l'une et l'autre. Il passa la matinée avec la belle Napolitaine, alla ensuite aux bains, soupa (si nous pouvons nous servir de ce mot pour le repas des Romains à trois heures) seul et dehors, car Pompéi avait ses restaurateurs. Il revint ensuite changer de toilette, passa dans le péristyle, mais avec l'esprit absorbé et les yeux distraits d'un homme amoureux, et n'aperçut pas la pauvre fille aveugle, demeurée à la place où il l'avait laissée. Bien qu'il ne l'eût pas vue, elle reconnut à l'instant son pas. Elle avait compté les moments jusqu'à son retour. A peine était-il entré dans sa chambre favorite, qui ouvrait sur le péristyle, et s'était-il assis, rêveur, sur son lit de repos, qu'il sentit sa robe timidement tirée, et qu'il vit Nydia à genoux devant lui et lui présentant une poignée de fleurs, comme gage de paix. Ses yeux, levés sur lui, étaient baignés de larmes.

«Je t'ai offensé, dit-elle en soupirant, et pour la première fois ; je voudrais plutôt mourir que de te causer un instant de chagrin. Vois, j'ai repris ta chaîne, je l'ai mise à mon cou ; je ne la quitterai jamais : c'est un don de toi !

- Ma chère Nydia, répondit Glaucus en la relevant et en baisant son front, ne pense plus à cela. Mais pourquoi, mon enfant, cette colère soudaine ? je n'ai pu en deviner la cause.

- Ne me la demande pas, dit-elle avec une vive rougeur ; je suis pleine de faiblesses et de caprices. Tu sais bien que je ne suis qu'un enfant, tu le répètes assez souvent. Est-ce qu'un enfant peut dire la raison de toutes ses folies ?

- Mais, ma jolie Nydia, tu cesseras bientôt d'être une enfant ; et, si tu veux qu'on te traite comme une femme, il faut apprendre à maîtriser ces impétueux mouvements de colère. Ne crois pas que je te gronde ; non, c'est pour ton bonheur que je parle.

- C'est vrai, dit Nydia, je dois apprendre à me maîtriser. Je dois cacher, déguiser ce que mon cœur éprouve : c'est la tâche et le devoir d'une femme. Sa vertu n'est-elle pas l'hypocrisie ?

- Se maîtriser n'est pas tromper, ma Nydia, reprit l'Athénien ; cette vertu est également nécessaire aux hommes et aux femmes. C'est la vraie toge du sénateur, la marque de la dignité qu'elle recouvre.

- Se maîtriser ! se maîtriser ! bon, bon, tu as raison. Lorsque je t'écoute, Glaucus, mes plus sauvages pensées se calment et s'adoucissent ; une délicieuse sérénité se répand en moi. Conseille-moi, guide-moi toujours, mon protecteur.

- Ton cœur affectueux sera ton meilleur guide, ma Nydia, lorsque tu auras appris à gouverner tes sentiments.

- Ah ! cela n'arrivera jamais, soupira Nydia, fondant en larmes.

- Pourquoi non ? Le premier effort est le plus difficile.

- J'ai fait ce premier effort, répondit Nydia innocemment ; mais vous, mon mentor, trouvez-vous qu'il soit si facile d'être maître de soi-même ? Pouvez-vous cacher, pouvez-vous régler votre amour pour Ione ?

- L'amour, chère Nydia, ah ! c'est une autre question, répondit le jeune précepteur.

- Je le pensais aussi, poursuivit Nydia avec un mélancolique sourire. Glaucus, voulez-vous prendre mes pauvres fleurs ? Faites-en ce que vous voudrez. Vous pouvez les donner à Ione, ajouta-t-elle après quelque hésitation.

- Non, Nydia, répondit Glaucus avec bonté, en devinant qu'il y avait un peu de jalousie dans ses paroles, mais s'imaginant que c'était seulement la jalousie d'un enfant orgueilleux et susceptible.

- Je ne donnerai tes jolies fleurs à personne ; assieds-toi, formes-en une guirlande ; je la porterai cette nuit : ce ne sera pas la première que tes doigts délicats auront tressée pour moi.»

Nydia s'assit avec délices à côté de Glaucus ; elle tira de sa ceinture une pelote de fils diversement colorés, ou plutôt de légers rubans, dont on se servait pour former les guirlandes, et qu'elle portait constamment sur elle, car c'était son occupation, son état. Elle se mit à l'oeuvre avec autant de grâce que de promptitude ; les larmes se séchèrent bien vite sur son visage ; un léger, mais heureux sourire, entrouvrit ses lèvres. Comme un enfant, elle était sensible à la joie de l'heure présente ; elle venait de se réconcilier avec Glaucus. Il lui avait pardonné, elle était assise à côté de lui ; la main de l'Athénien se jouait dans ses cheveux plus fins que la soie ; en respirant il effleurait ses joues ; Ione, la cruelle Ione, était loin... personne n'occupait, ne distrayait Glaucus. Oui, elle était heureuse, et sans soucis ; c'était un des rares moments dont sa vie triste et troublée pût conserver le souvenir comme un trésor. De même que le papillon, séduit par un soleil d'hiver, accourt se baigner un instant dans sa lumière soudaine, avant d'être glacé par la brise qui doit le faire périr en quelques heures, elle restait avec joie sous un rayon qui, par contraste avec son ciel accoutumé, la réchauffait un peu ; et l'instinct, qui aurait dû l'avertir du peu de durée de son bonheur, l'invitait seulement à en jouir.

«Tu as les plus beaux cheveux du monde, dit Glaucus ; ils ont dû faire autrefois le doux orgueil de ta mère.»

Nydia soupira ; on devinait bien qu'elle n'était pas née esclave ; mais elle évitait de parler de sa famille ; et, soit que sa naissance fût obscure ou noble, il est certain qu'elle ne la fit connaître à aucun de ses bienfaiteurs, dans ces climats lointains. Enfant du chagrin et du mystère, elle vint et disparut, telle qu'un oiseau qui entre dans une chambre et en sort aussitôt ; nous le voyons voler un moment devant nous ; mais nous ne savons ni d'où il vient, ni où il va.

Nydia, surprise, et après une courte pause, sans répondre à l'observation de Glaucus, parla ainsi :

«Est-ce que je ne mets pas trop de roses dans ta guirlande, Glaucus ? On dit que la rose est ta fleur favorite.

- Et la fleur favorite, ma Nydia, de tous ceux qui ont l'âme ouverte à la poésie ; c'est la fleur de l'amour, la fleur des festins. C'est aussi la fleur que nous consacrons au silence et à la mort ; elle couronne nos fronts pendant la vie, tant que la vie vaut la peine d'être possédée ; on la sème sur nos sépulcres quand nous ne sommes plus.

- Oh ! je voudrais bien, dit Nydia, au lieu de tresser cette périssable guirlande, dérober à la main des Parques la trame de tes jours, pour y glisser une rose !

- Charmante Nydia, ton voeu est digne de la voix qui chante des airs si délicieux ; c'est l'esprit de la Musique qui te l'inspire, et, quelle que soit ma destinée, je te remercie.

- Quelle que soit ta destinée ? N'est-elle pas la plus brillante, la plus belle de toutes ? Mon souhait est inutile : les Parques te seront aussi propices que je voudrais l'être moi-même.

- Il n'en serait pas ainsi, Nydia, sans l'amour. Tant que la 1a jeunesse dure, je puis oublier par moments ma patrie ; mais quel Athénien, parvenu à l'âge mûr, peut penser à ce qu'était Athènes, et se contenter d'être heureux, lui, lorsqu'elle est déchue, déchue, hélas ! à jamais ?

- Et pourquoi à jamais ?

- De même que les cendres ne peuvent plus se rallumer, que l'amour, une fois qu'il est mort, ne peut revivre ; de même la liberté qu'un peuple a perdue ne se retrouve plus. Mais ne traitons pas ces questions-là, qui ne sont pas faites pour toi.

- Tu te trompes, elle sont faites pour moi. La Grèce a mes soupirs aussi : mon berceau a reposé au pied du mont Olympe ; les dieux ont délaissé la montagne, mais on y voit encore leurs traces ; elles se sont conservées dans le cœur de leurs adorateurs, dans la beauté du climat. On m'a dit qu'il était bien beau, et moi-même j'ai senti son air, auprès duquel l'air de ce pays est rude ; son soleil, auprès duquel celui-ci est froid. Oh ! parle-moi de la Grèce ! Pauvre insensée que je suis, je te comprends, et il me semble que, si j'étais demeurée sur ces rivages, si j'étais restée une fille grecque dont l'heureux destin eût été d'aimer et d'être aimée, j'aurais pu armer mon amant pour un autre Marathon ou une nouvelle Platée ! Oui, la main qui tresse maintenant des roses aurait pu tresser pour toi une couronne d'olivier.

- Si un tel jour venait, dit Glaucus, emporté par l'enthousiasme de la Thessalienne, et en se levant à demi..., mais non. Le soleil s'est couché, et la nuit nous condamne à oublier, à égayer notre oubli... Continue à tresser tes roses.»

Mais ce fut avec le ton d'une gaieté forcée où perçait la mélancolie, que l'Athénien prononça ces dernières paroles. Tombant dans une profonde rêverie, il n'en sortit que quelques minutes après, à la voix de Nydia, qui chantait à voix basse l'hymne suivant qu'il lui avait appris autrefois :

L'APOLOGIE DU PLAISIR

I

Lauriers, votre guirlande sainte,
Appartient aux vieux héros morts ;
Leur tombe, dans sa froide enceinte,
Conserve ces pieux trésors.
Sa feuille est destinée au brave,
Et non à ma profane main.
La rose est faite pour l'esclave,
Elle se flétrira demain.

II

Mais si la gloire est descendue
Près de ceux dont elle est l'appui,
Si la liberté s'est perdue,
Si l'espoir loin de nous a fui,
Qu'une autre couronne repose
Sur nos fronts, ô lauriers vainqueurs !
Notre héritage, c'est la rose,
Héritage des faibles cœurs ! ...

III

Sur la montagne solennelle,
Tout noble pas s'est arrêté ;
Les cœurs, que la mémoire appelle,
Ne battent plus dans la cité ;
Les dieux ont oublié la Grèce,
Ils ont délaissé ses enfants.
Mais bannissons toute tristesse,
Montrons-nous encor triomphants.

IV

On entend, le long du rivage,
Murmurer de tendres accords.
L'oiseau chante sous le feuillage,
Le ruisseau voit fleurir ses bords ;
L'Hymette donne un miel céleste
Aux enfants comme à leurs aïeux ;
Les dieux s'en vont, mais l'amour reste,
Le premier, le dernier des dieux.

V

Tressez donc, oui tressez les roses ;
La beauté nous sourit toujours.
Rien n'a changé le cours des choses,
La beauté charme encor nos jours.
Roses, parlez-moi, je vous prie,
De la Grèce aux parfums si doux ;
Le souffle aimé de ma patrie,
Du moins, je le retrouve en vous !


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(1)  Plusieurs bracelets, des chaînes et des bijoux, ont été trouvés dans la maison de Glaucus.