Un essai d'industrie de luxe dans la première moitié du XVIIIe siècle
Au Moyen Age, le Roussillon est un pays traditionnellement
tourné vers l'industrie lainière. La ville de
Perpignan connaît alors son heure de gloire avec la
production de luxueux draps de laine exportés dans tous
les comptoirs de Méditerranée. Récemment
annexée par le Royaume de France en 1659, et dans le
sillage de l'impulsion donnée par Colbert pour inciter au
regroupement des capitaux et la création de manufactures
importantes, Perpignan se dote au début du
XVIIIème siècle d'une manufacture
dédiée au tissage de la soie, se tournant une fois
de plus vers la fabrication d'ouvrages de qualité.
1- L'industrie textile en Roussillon avant 1700
Le travail de la soie est ancien en Roussillon.
Intégrée à l'espace hispanique, cette
partie septentrionale de la Catalogne jouit des avancées
technologiques venues d'Orient par l'intermédiaire de
l'Espagne musulmane. Il est donc probable qu'à la fin du
XVIème siècle les mûriers faisaient partie
du paysage, garnissant le bord des chemins. La
sériciculture relevait alors de la simple économie
domestique, fabrication et vente de fils sur les marchés,
fabrication traditionnelle de rubans à l'aide de
minuscules métiers munis d'une passette. Une
confrérie des veloutiers et tordeurs de soie existe
à Perpignan dans la première moitié du
XVIIème siècle. Elle obtient en 1644 que les
marchands qui font entrer de la soie dans la ville leur payent
un droit équivalent à six deniers la cane (1) .
Le prestige dont était
auréolée la soie (à la fois dû
à sa valeur marchande mais aussi aux lois somptuaires qui
restreignaient l'usage des étoffes de soies à la
noblesse) conduit les producteurs d'étoffes de laines
à diversifier leur activité. Celle-ci n'allait
pourtant se produire qu'après la quasi disparition de
l'industrie lainière. Elle intervient suite aux
événements politiques du premier tiers du
XVIIème siècle. Le siège de Perpignan en
1639 conduit à la destruction des ateliers de tissages
qui depuis le début du XVIème siècle
jouissaient de privilèges accordés par le roi
d'Espagne Philippe II
(2) . Ces privilèges qui accordaient de pouvoir
vendre les draps aux foires de Pézenas et de Montagnac
sans payer de taxes, avaient permis aux tisserands réunis
en Confrérie à l'église saint Jacques de
financer un magnifique retable. Une enquête indique
«qu'au commencement des Révolutions de Catalogne,
la garnison espagnole (avait) mis le feu dans les maisons qui
sont au quartier appelé le Puig où demeuraient la
plupart des ouvriers ne trouvant de quoi travailler ni
débiter leurs marchandises, la manufacture de draps fut
entièrement abandonnée» (3) .
Il faut attendre les années 1663/1664 pour que soient
à nouveau produits des draps en grande quantité
à Perpignan et à Ille sur Tet par des marchands
facturiers du nom de Roussy et de Bernard. Leur production leur
permet de débiter quelques 500 pièces de draps par
an, exportés vers Marseille puis l'Italie. Cet
élan pourtant allait se heurter aux droits de foraine
(taxes à la sortie de la Province) qui, unis aux droits
de bouille allaient rapidement s'élever et engendrer
l'abandon de la production de draps de laine. En 1661, ces
différents droits avaient été
adjugés à un nommé Tron-Coffin. Seule
subsistait alors une petite manufacture à Prats de Mollo
ainsi que de nombreux métiers permettant aux paysans de
réaliser eux mêmes des draps communs
qualifiés dans le pays de «draps de la
terre».
2- Alourdissement des
droits de douane
Les productions roussillonnaises lorsqu'elles quittent la
Province sont pénalisées. Une alternative envisage
de faire respecter les anciennes exemptions de droits sur
l'importation. Une demande de ce type est adressée au
juge baille de Perpignan dans les années 1685 (4) pour que soit à
nouveau accordée l'exemption des droits de douane sur les
marchandises de soie. La puissante confrérie des
marchands réclame le retour à la situation d'avant
1669 date à laquelle se situe l'imposition.
Le régidor de la confrérie, Pierre Aubaret,
demande à ses confrère d'attester qu'avant cette
date, les marchands n'avaient aucun droit à payer. Les
marchands déposants, tous installés rue de la
gallinerie (paroisse saint Jean), sont au nombre de sept :
Boutier Jacques, natif de Colobreve (diocèse de
Béziers), Depene Pierre, natif de Capestan (dioc.
Béziers), Airal Simon, natif de saint Sauveur de la Muga
(dioc. de Gerone), Dupré Pierre, natif de Pézenas,
Damiase Jacques, natif de Mèze(dioc. d'Agde) Comte
Barthélémy, natif de Marseille. Aubaret
lui-même installé depuis 1654 atteste avoir
acheté en différentes foires de France (Beaucaire,
Lyon...) des marchandises de soie (boutons, rubans, taffetas,
fils...) sans payer de droits de douane en sortant du Languedoc
pour venir en Roussillon. Ces impositions portent sur la soie
crue, la soie à coudre, les rubans ou galons de soie, les
taffetas ou autres étoffes de soie, et enfin les boutons
de soie. Au droit de douane se surajoutait le droit de la
foraine. Probablement déboutés de leur
requête, les marchands d'étoffes de Perpignan
allaient eux mêmes devenir les promoteurs
insoupçonnés de l'établissement d'une
manufacture d'étoffes de soie dans la ville.
L'initiative revient à un citoyen noble (ou bourgeois
honoré) de la cité du nom de Jean
Maris(1695/1753). Celui-ci est déjà
impliqué dans la production manufacturière de
draps communs de la Miséricorde, ou dépôt de
mendicité uni à l'Hôpital saint Jean de
Perpignan. Maris contrôle cette petite industrie sous
forme de société
(5) . Son père était marchand
immatriculé de Perpignan. Il était marié
à la fille de Josep Dulçats, bourgeois d'Ille sur
Tet, et occupait en 1684 une maison située rue de la
Fusterie Neuve dans la paroisse Notre Dame de la Réal (6) .
Vers 1710/1720 Jean Maris et
Dulçats marié à Marguerite Tixeira et Ducup
native de Carcassonne est un notable de la ville, docteur es
lois et avocat au Conseil Souverain du Roussillon. Il
réunit autour de lui les capitaux de deux marchands de
tissus, Jacques Tabariès dont la famille est native de
Saint Pons de Thomière et le dénommé Serres
de Saint Roman (7) ,
son beau frère. La manufacture peut alors commencer ses
activités dans un local appartenant à Maris et
situé dans le Faubourg de la Ville Neuve (8) .
Cantonné dans le tissage de différentes sortes
d'étoffes (velours appelé rissou, ras de
saint Maur, gros de Naples, Pou de soie, gros de Tours, taffetas
et mouchoirs) la production se diversifie avec la production de
bas de soie qui nécessite l'achat de métiers
particuliers. Cette activité complexe est
maîtrisée compte tenu de l'expérience de la
sériciculture des différents associés
d'origine languedocienne. L'étape de coloration des fils,
très importante car elle permet de garantir la
solidité des couleurs, est parfaitement au point tout
comme le travail de finition des produits.
3- Des privilèges
royaux
Pour parfaire ses chances de réussite, Jean Maris se
rend à Paris devant le Roi Louis XV pour obtenir ses
faveurs et éviter les démêlés avec le
corps des marchands. Ces derniers s'opposent à ce que
Maris puisse vendre lui-même sa production aux
particuliers. Le Roi accorde sa protection en érigeant en
«Manufacture Royale» l'établissement (9) . Il permet aussi
à Maris et ses descendants masculins de tenir en ville
une boutique pour la vente de sa production en gros et en
détail et le sollicite à augmenter à la
fois le nombre des vers à soie mais aussi le nombre de
plants de mûriers. Maris est autorisé à
mettre au dessus de son portail un tableau aux armes du Roi avec
l'inscription suivante : Manufacture Royale de velours et de
toutes sortes d'étoffes et de bas de soie et de
filoselle. Le roi exige que les tissus soient marqués
d'un plomb particulier qui permet de les identifier, plomb
orné d'un cachet aux armes de la ville de Perpignan.
L'imposition des plombs sous contrôle public ne doit
occasionner aucun frais et permet de mesurer la quantité
produite et sa qualité.
La manufacture de Perpignan réalise des produits de
grande qualité, remarqués dans le recueil
d'échantillons des productions françaises
réalisé par des enquêteurs requis par le Duc
de Richelieu en 1734/1739
(10) .
Caraco, étoffe de soie verte à décor
façonné de fils d'argent
milieu XVIIIe siècle
coll. Casa Païral, Perpignan
Les lettres patentes datées du 23 décembre 1732
obligent les Consuls à accorder 250 livres par an d'aide
au sieur Maris, cela pendant huit années. En
échange, les consuls demandent à Maris de former
un apprenti tous les ans, apprenti probablement issu de
l'Assistance. Le syndic de la ville enregistre les
«prétentions» de Maris le premier juin 1734.
Ces prétentions ne seront jamais obtenues, comme le
prouvent les comptes du consulat.
Il obtient aussi en 1732 du sieur de la Thibaudière
procuration pour la régie des droits et offices de
directe, censives, lods et ventes pour Perpignan et ses
alentours
(11) .
4- Organisation de la
Manufacture
Dans une enquête non datée, provenant de
l'Intendance du Roussillon, nous savons que le local de la
manufacture était vaste et commode et contenait à
la fois les métiers mais aussi le matériel pour
préparer les soies et les teindre (12) . Les métiers
à bras sont au nombre de dix dont six seulement
fonctionnent, fautes de débouchés (nous sommes
probablement vers 1740). Maris fait toutefois travailler treize
ouvriers ainsi que dix neuf fileuses ou dévideuses. Pour
les bas, il faut rajouter quatre métiers en
activité et qui nécessitent entre vingt et vingt
cinq fils pour les bas ordinaires et beaucoup plus pour les bas
de qualité supérieure.
La manufacture emploie dix quintaux de soie par an, sans que
nous sachions si les vers à soie sont
élevés sur place ou s'ils sont achetés
à des intermédiaires (magnaniers ou
particuliers).
Le lieu où se situait la manufacture est difficile
à déterminer. Nous savons seulement qu'elle se
trouvait à la Ville Neuve, plus particulièrement
au faubourg des blanquerias. Cette partie de la ville
située entre les rivières de la Basse et de la Tet
était traditionnellement occupée par les
mégisseries et les tanneries ainsi que, comme son nom
l'indique par les blanchisseries. Ces activités
étaient approvisionnées en eau par des canaux et
la manufacture de soie, réalisant en son sein la
teinture, trouve à cet endroit des conditions favorables.
Des cuviers remplis d'eau pure étaient
imprégnés de substances teignantes d'origine
naturelle. Les échantillons témoignent de l'usage
de divers coloris comme le rouge écarlate, le bleu
indigo... servant à teinter les fils avant qu'ils ne
soient tissés. L'opération de mordançage
qui permet d'accrocher les couleurs est bien
maîtrisée à Perpignan comme le
démontre l'enquête.
5- Disparition de la
Manufacture
L'enquête démontre aussi que le problème de
la vente aux particuliers, déjà soulevé en
1734, pouvait face aux puissants mercadiers avoir des
retombées fâcheuses : «Il se consomme peu
d'étoffes dans la Province à cause de la jalousie
des marchands qui ne seraient pas fâchés de voir
tomber cette manufacture». Les productions sont toutefois
vendues hors du Roussillon quand elles ne sont pas
achetées localement. Quelques lots sont achetés
par des marchands de Catalogne.
Le problème des droits de douane élevés
aux frontières du Roussillon se pose toujours (13) . Cette surtaxe,
malgré les demandes d'exemption et sa réduction en
1741 (14) , ne
permet pas d'approvisionner les villes de Montpellier, Toulouse
et Bordeaux. La rencontre entre le producteur et des marchands
de ces villes s'effectuait probablement aux foires de Montagnac
et de Beaucaire. Les échantillons relevés par les
enquêteurs du Duc de Richelieu ont eux aussi
été prélevés sur ces foires.
Une telle accumulation de difficultés, envie des
marchands et surtaxes, va en quelques années plonger la
manufactures dans la mévente et la diminution des
activités. 1745/47 marque donc une date butoir et signe
la disparition rapide d'une des productions les plus
éclatantes de l'artisanat roussillonnais.
Dans un mémoire daté du 13 mai 1748, Maris fait
le bilan de l'arrêt de cette manufacture et prévoit
les moyens propres à la relever. Des moyens financiers
plus importants sont demandés pour qu'il y ait reprise du
local et des outils de production, comme une subvention annuelle
de 400 livres en échange de la formation de deux
apprentis (15) .
Jean Maris est enterré à la paroisse Notre Dame de
la Réal
(16) en 1753
(17) , après s'être remarié avec la
nièce de son épouse. La même année,
sa veuve Françoise Ducup i Maris rédige son
testament et institue comme héritier faute de descendants
vivants son neveu Pierre François Ducup de Saint Paul (18) .
En 1788, le médecin Carrère montre encore le
souvenir de cette activité en ces termes : «Il y
avait au commencement de ce siècle une manufacture de
soieries et de velours dans le faubourg de la Blanquerie de
Perpignan, mais le défaut de débouchés pour
les étoffes qu'on y fabriquait l'a fait tomber dans peu
de temps»
(19) .
La deuxième moitié du XVIIIème
siècle retourne donc à la situation
antérieure de l'élevage et du dévidage
comme activité de surplus dans la population paysanne, le
tissage de la soie ne semble plus exister que comme une
activité très occasionnelle (20) .
Caraco, étoffe de soie verte à décor
façonné de fils d'argent
milieu XVIIIe siècle
coll. Casa Païral, Perpignan
CONCLUSION
La sériciculture roussillonnaise ne disparaît pas
pour autant de l'ensemble des activités pastorales des
foyers paysans. Au début du XIXème siècle,
poussés par la Société Agricole,
Scientifique et Littéraire des Pyrénées
Orientales, les essais de magnaneries reprennent. Ce renouveau
peut bénéficier de la persistance des
mûriers du siècle précédent ainsi que
de nombreuses replantations. L'approvisionnement en graines de
nouvelles races plus résistantes, milanaises ou
d'Andrinople permet de contrecarrer les maladies qui touchent
régulièrement les vers à soie. Il ne s'agit
plus de tissage, mais seulement de production de fils, une
production toutefois fragilisée par l'apparition sans
cesse de nouvelles maladies ou bien par les rigueurs du climat.
© Laurent Fonquernie
|