Chapitre 42 |
La veille de notre départ d'Alger, un corsaire
déposa, chez le consul, la malle de Mayorque qu'il
avait prise sur un bâtiment dont il s'était
emparé ; c'était la collection complète
des lettres que les habitants des Baléares
écrivaient à leurs amis du continent.
«Tenez, me dit M. Dubois-Thainville, voilà de
quoi vous distraire pendant la traversée, vous qui
gardez presque toujours la chambre à cause du mal de
mer ; décachetez et lisez toutes ces lettres, et voyez
si elles renferment quelques renseignements dont on puisse
tirer parti pour venir en aide aux malheureux soldats qui
meurent de misère et de désespoir dans la
petite île de Cabrera.» A peine arrivé
à bord de notre bâtiment, je me mis à
l'oeuvre et remplis sans scrupule et sans remords le
rôle d'un employé du cabinet noir, avec cette
seule différence que les lettres étalent
décachetées sans précaution. J'y trouvai
plusieurs dépêches dans lesquelles l'amiral
Collingwood signalait au gouvernement espagnol la
facilité qu'on aurait à délivrer les
prisonniers. Dès notre arrivée à
Marseille, on envoya ces lettres au ministre de la marine,
qui, je crois, n'y fit pas grande attention.
Je connaissais presque tout le grand monde à Palma,
capitale de Mayorque. Je laisse à deviner avec quelle
curiosité je lisais les missives dans lesquelles les
belles dames de la ville exprimaient leur haine contre los
malditos cavachios (Français), dont la
présence en Espagne avait rendu nécessaire le
départ pour le continent d'un magnifique
régiment de hussards : combien de personnes j'aurais
pu intriguer, si, sous le masque, je m'étais
trouvé avec elles au bal de l'Opéra !
Plusieurs de ces lettres, dans lesquelles il était
question de moi, m'intéressèrent
particulièrement ; j'étais sûr pour le
coup que rien n'avait gêné la franchise de ceux
qui les avaient écrites. C'est un avantage dont peu de
gens peuvent se vanter d'avoir joui au même
degré.
Le bâtiment sur lequel j'étais, quoique
chargé de balles de coton, avait des papiers de
corsaire de la Régence, et était censé
l'escorte de trois bâtiments marchands richement
chargés qui se rendaient en France.
Nous étions devant Marseille le 1er juillet,
lorsqu'une frégate anglaise vint nous barrer le
passage : «Je ne vous prends pas, disait le capitaine
anglais ; mais venez devant les îles d'Hyères,
et l'amiral Collingwood décidera de votre sort. - J'ai
reçu, répondait le capitaine barbaresque, la
mission expresse de conduire ces bâtiments à
Marseille, et je l'exécuterai. - Vous ferez
individuellement ce que bon vous semblera, reprit l'Anglais ;
quant aux bâtiments marchant sous votre escorte, ils
seront, je vous le répète, conduits devant
l'amiral Collingwood.» Et il donna sur-le-champ
à ces bâtiments l'ordre de faire voile à
l'Est.
La frégate s'était déjà un peu
éloignée, lorsqu'elle s'aperçut que nous
nous dirigions vers Marseille. Ayant appris alors, des
équipages des bâtiments marchands, que nous
étions nous-mêmes chargés de coton, elle
vira de bord pour s'emparer de nous.
Elle allait nous atteindre, lorsque nous pûmes entrer
dans le port de la petite île de Pomègue. La
nuit, elle mit ses chaloupes à la mer pour tenter de
nous enlever ; mais l'entreprise était trop
périlleuse, et elle n'osa pas la tenter.
Le lendemain matin, 2 juillet 1809, je débarquai au
lazaret.