Le personnage de César chez Suétone et Plutarque
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![]() Buste de Jules César - Musée d'Arles
Voici pourquoi de nombreux auteurs de l'époque romaine se sont intéressés à cet homme politique à travers maintes biographies, en particulier Plutarque et Suétone. Le premier, Plutarque (46 – 125 après J-C), philosophe, biographe, moraliste, et penseur originaire de la Béotie, a d'abord été influencé par l'école platonicienne d'Athènes, avant de séjourner à plusieurs reprises à Rome, périodes pendant lesquelles il écrivit ses Vies Parallèles des hommes illustres entre 79 et 125 après J-C. Suétone ( 70 – 122 après J-C), quant à lui, est un historien biographe contemporain de l'empereur romain Hadrien (auprès duquel il exerça à partir de 113 après J-C, l'importante fonction de secrétaire ab epistulis latinis, c'est-à-dire de responsable des correspondances personnelles de l'empereur) ; auteur peu fiable, dans les Vies des douze Césars, il se montre parfois peu critique et n'hésite pas à colporter rumeurs et calomnies, dans des portraits souvent orientés et biaisés. Il faut cependant prendre acte de l'écart historique qui sépare les œuvres de Plutarque et de Suétone de la vie de Jules César. Mais en quoi les deux biographes nous livrent-ils deux portraits opposés, orientés par des buts littéraires différents ? Pour répondre à cette question, nous étudierons, dans une vision en diptyque, quatre scènes célèbres de sa vie : sa victoire en Gaule, son passage du Rubicon, sa rencontre avec Cléopâtre et son assassinat.
I/ Une victoire en Gaule présentée sous deux angles différents
D'une part, Suétone décrit cette guerre avec une certaine généralité : il semble s'intéresser seulement à des lieux géographiques précis (des chaînes montagneuses, « Alpes, Pyrénées », et des fleuves importants (« Rhône et Rhin ») qui correspondent aux frontières du territoire conquis, dont il apprend scrupuleusement la superficie au lecteur (« trois millions deux cent mille pas »). Il suggère aussi l'importance de cette conquête en insistant sur l'importance de l'extension de la domination romaine (« Il est le premier », « les Bretons, jusqu’alors inconnus »). A l'inverse, Plutarque s'attache essentiellement à un événement qui s'avère décisif, le siège d'Alésia, et développe surtout une narration globale de ce siège, qui se concentre sur les personnages importants, César et Vercingétorix, et les frontières géographiques entre les deux peuples (« ses murailles »), qui semblent devenir symboliques par leur immensité (« la hauteur de ses murailles (…) la fissent regarder comme imprenable »), renvoyant implicitement à la dureté du siège et de la victoire. D'autre part, on constate un traitement dramatique, parfois même épique, dans le texte de Plutarque. Il simplifie d'abord le lieu du passage (Alésia) et s'attache peu au portrait des personnages. A l'inverse, il dresse un rapport de forces hyperbolique entre les deux armées : d'un côté, César, qui semble seul face aux Gaulois : jusqu'à leur défaite, il semble se battre seul contre eux tous : sept occurrences de son nom, face à des évocations vagues du nombre de ses troupes (surligné en vert foncé). De l'autre, ce sont les effectifs des armées gauloises qui sont complètement exagérés : Plutarque semble insister sur leur puissance numérique (en bleu), qui entoure les armées romaines. De la même manière, l'auteur met aussi en avant leur force militaire et numérique par l'adverbe intensif « si » (en vert) qui tend à exagérer le danger encouru, mais aussi la bravoure de César et des troupes romaines en retour (l'intensif et le plus-que-parfait qui servent ici à montrer le danger mortel qu'encouraient les troupes romaines, face à la seule condition de réunion des deux armées adverses). Ainsi, le biographe grec met en valeur l'enjeu de l'affrontement de César : il se bat pour autrui, au risque d'y laisser la vie pour défendre l'imperium romain. Néanmoins, il oppose le pathétique des Gaulois (« les cris des habitants d'Alésia et par les lamentations de leurs femmes ») au sublime des troupes romaines : « une immense quantité de boucliers garnis d'or et d'argent, des cuirasses souillées de sang, de la vaisselle et des pavillons gaulois » (rythme ternaire qui met en valeur les pillages des soldats romains, symbole de l'effondrement de la puissance gauloise). Mais c'est bien le chiasme suivant, avec son schéma ABBA : « Toute cette puissance formidable se dissipa et s'évanouit avec la rapidité d'un fantôme ou d'un songe » qui suggère, par une formation antithétique, l'effervescence et la force illusoire des troupes de Vercingétorix. Pourtant, on perçoit chez les deux biographes une certaine subjectivité, qui réside dans le caractère élogieux et biaisé de leurs deux portraits. Suétone utilise essentiellement l'image de la domination («la réduisit en province romaine », « imposa ») ainsi que l'évocation de la victoire (« les vainquit », « au milieu de tant de succès ») en l'opposant nettement par la négation restrictive avec le faible nombre de ses défaites (« il n’éprouva que trois revers »), qui ne font que mettre en valeur son succès. Plutarque s'attache quant à lui plutôt à la bravoure du général, par de nombreux atouts hyperboliques (« dans un danger dont on ne saurait donner une juste idée » : impossibilité de traduire la grandeur de l'action avec des mots ; « le plus d'audace et le plus d'habileté » : superlatif de supériorité qui met en valeur sa force mentale réglée par sa raison). De la même manière, après avoir défendu ses valeurs guerrières (« la gloire la mieux méritée », « son triomphe »), il semble vouloir le placer en position d'homme sage, de philosophe, qui rétablit la justice (cf la métonymie du jugement : « assis sur son tribunal »). A l'opposé, il dresse un véritable blâme de Vercingétorix, d'abord représenté comme le véritable responsable («Vercingétorix, qui avait été l'âme de toute cette guerre ») de cette guerre sanguinaire (« ils périrent presque tous dans le combat »). De même, l'auteur grec utilise des connotations péjoratives pour décrire son luxe exagéré et ridicule (« ses plus belles armes (...) un cheval magnifiquement paré »), tout en mettant en évidence sa fierté, mise en valeur par le verbe « caracoler » : la chute du passage est révélatrice du parti-pris choisi (« il [...] le réserva à l'ornement de son triomphe » : le chef gaulois est transformé en objet, véritable tribut de guerre. C'est pourtant de ce texte que s'inspireront, des siècles plus tard, les nationalistes français qui feront de Vercingétorix le symbole de la résistance à l'oppression, et l'un des premiers héros de l'histoire de "France". II Le passage du Rubicon : déresponsabilisation ou vérité philosophique ?
On voit tout d'abord que Suétone et Plutarque marquent nettement le Rubicon comme une frontière géographique. En effet, ce fleuve « sépare la Gaule cisalpine du reste de l'Italie » et marque la « limite de sa province » : les deux auteurs insistent donc bien sur l'idée d'une limite administrative et politique entre un territoire conquis et celui du Sénat et du peuple romain. Cependant, la limite est aussi juridique, comme le montre l'utilisation commune du champ lexical de la justice (« l'injustice de nos ennemis » / « tous les jugements »), et symbolique, puisque Suétone et Plutarque insistent bien sur la notion de point de non-retour (cf l'utilisation du futur simple à valeur d'action achevée : « c'est le fer qui décidera tout » complétant réciproquement le conditionnel de Plutarque, qui tend à mettre en valeur la symbolique de la traversée : « tous les maux dont le passage de ce fleuve allait être suivi (…), qu'on porterait de lui »). Néanmoins, même si l'explication de la transgression reste commune aux deux auteurs, la motivation de César diffère d'un auteur à l'autre. Les deux se rejoignent une nouvelle fois sur l'hésitation (il « hésitait » / « changea plusieurs fois d'avis ») de César, essentiellement exprimée par la position statique (« Il s'y arrêta quelques instants » / « et, fixé longtemps à la même place »), ainsi que sur la réflexion du général (cf le lexique en polyptote : « réfléchissant » / « frappé tout à coup des réflexions »), qui semble peser le pour et le contre des conséquences que pourrait entraîner son acte (« il pesa »). Néanmoins, même si la réaction de César est la même dans les deux textes, il en va autrement en ce qui concerne le motif de la transgression. On observe en effet une très nette différence de responsabilité entre les deux textes. D'une part, Suétone privilégie la déresponsabilisation du général. Il est présenté comme parfaitement conscient de l'action qu'il va commettre (cf l'utilisation du discours direct chez Suétone, dont il faut noter la double énonciation : il s'adresse à « ceux qui l'entouraient » mais aussi au lecteur) ; de même il semble aussi peser les conséquences de son geste à venir, comme le montre le champ lexical de l'hésitation. Pourtant, le biographe romain semble privilégier une explication « divine », grâce au merveilleux. César n'est pas responsable de l'avancée de ses soldats (« un prodige le détermina ») : c'est un présage divin (« Un homme d’une taille et d’une beauté remarquables apparut tout à coup » : apparition qui peut suggérer Apollon dans la beauté physique) qui le pousse à traverser (« allons où nous appellent les dieux »). Voilà comment Suétone termine son récit, par une évocation du dé : « le sort en est jeté », « alea jacta est », qui suggère un abandon au destin de la part de César, qui semblerait donc ne pas être le responsable de la fin de la République romaine, dont la fin aurait été décidée par la volonté des dieux, une véritable Providence divine. D'autre part, à l'opposé, Plutarque se livre à un exposé plus nuancé et rhétorique de la responsabilité du futur dictateur romain. Il exprime d'abord directement la réalité du dilemme auquel César doit faire face : l'opposition entre le risque d'échec encouru dans sa course au pouvoir (« approche du danger ») et la gloire de contrôler Rome (« la grandeur et l'audace de son entreprise »), montre un large éventail d'actions possibles (« les différentes résolutions ») mis en balance par la nécessité d'un choix décisif (« les partis contraires »). L'auteur grec met en valeur la réflexion de César, qui écoute l'avis de ses proches : « il en conféra longtemps avec ceux de ses amis ». On observe donc un choix de la raison, qui tend à étudier objectivement la question. Mais contrairement à Suétone, on observe par la suite que Plutarque tend à attribuer en partie à César la responsabilité de la chute de la République. Dans la phrase « n'écoutant plus que sa passion », l'étymologie nous renvoie au verbe « patior », connoté dans le sens où l'individu reste en état de passivité face à ce qu'il éprouve, contre quoi il ne peut résister, et qui le « précipite aveuglément dans l'avenir ». Plutarque se distingue aussi par son recul par rapport à cette scène fameuse, puisqu'il tend à généraliser l'acte de César en en suggérant la banalité : « il prononça ce mot si ordinaire à ceux qui se livrent à des aventures difficiles et hasardeuses », ce qui relativise beaucoup la fameuse citation : « Alea jacta est ! » Quant au songe de César évoqué par Plutarque, il revêt d'une dimension symbolique : l'inceste maternel renvoie à une allégorie de la déesse de la patrie, présente dans la Pharsale de Lucain, et dont Plutarque s'est peut-être inspiré. En franchissant le Rubicon, César a symboliquement violé la patrie, c'est-à-dire qu'il a véritablement transgressé le droit romain. Mais l'évocation incestueuse, qui marque la chute du passage, qui fait référence à un tabou universel, et transcrit aussi symboliquement la gravité de cette transgression. De même, cela marque aussi le caractère irrévocable de l'action de Jules César, qui a entraîné la guerre civile romaine et la chute de la République romaine.
III Un dictateur romain polygame ou une reine égyptienne manipulatrice ?
Suétone s'attache essentiellement, comme à son habitude, aux faits généraux, grâce à de nombreuses ellipses temporelles, selon un schéma temporel courant : concession rhétorique qui part de la généralité (« il aima aussi des reines ») pour arriver à un événement précis (« Mais il affectionna surtout Cléopâtre » : l'adverbe d'intensité marque la rupture et donc le choix de cette évocation) ; première rencontre (« il remonta le Nil avec elle ») ; venue à Rome (« Enfin il la fit venir » : le connecteur logique est ici destiné à rendre implicite les ellipses utilisées) ; et leur enfant (« le fils qu'il eût d'elle »). Sa narration tient donc dans sa capacité à résumer l'action en quelques lignes, sans trop s'y attarder. Plutarque, quant à lui, privilégie le registre dramatique, destiné à capter l'attention de son lectorat. Le passage relatif à leur relation semble ne tenir qu'en une seule et unique rencontre, pour synthétiser au maximum toute sa longueur. Voilà pourquoi on observe une certaine multiplication d'oppositions verbales (« elle partit / lia » ; « découvrit » ; « il se vit... »...) qui confèrent une rapidité à cette dilatation temporelle. Mais outre deux schémas narratifs distincts, les deux auteurs nous livrent bien deux points de vue différents de la fameuse rencontre. Le bibliothécaire d'Hadrien adopte une vision essentiellement romaine, en transcrivant directement l'avis de différents sénateurs et chevalier romains (« M. Antoine affirma en plein sénat (…) le témoignage de C. Matius »). Il défend donc vigoureusement cette institution romaine qu'il met en valeur à maintes reprises (« tribun du peuple » ; « tenu prête une loi ») et semble renvoyer au second plan une certaine polygamie : « pour que personne ne puisse douter le moins du monde que César eut la plus triste réputation de sodomite et d’adultère ». On reconnaît ici l'amateur de potins, toujours prêt à rapporter des faits croustillants et des traits d'esprit dignes de passer à la postérité, en particulier la sentence au chiasme parfait : « Le mari de toutes les femmes, et la femme de tous les maris ». Par ce trait d'humour, ne le compare-t-il pas allègrement à une courtisane ? Certes, César pouvait se présenter comme au service de tous les Romains et de toutes les Romaines, altruisme en l'occurrence quelque peu étrange, et bien propre à exciter l'intérêt de cette pipelette de Suétone. A l'opposé, Plutarque nous livre une véritable vision grecque, qui rétablit par sa description de la ville d'Alexandrie le génie de son créateur, Alexandre le Grand. On perçoit d'abord le parallèle du siège du palais que subit César avec celui de Damas par le conquérant macédonien (« il eut à résister à une ville puissante et à une nombreuse armée »). Mais on retrouve surtout la vision typiquement grecque de l'auteur dans la narration dramatique de la bataille navale avec les Égyptiens (« les Alexandrins voulurent lui enlever sa flotte, et que pour se sauver il fut obligé de la brûler lui-même »), essentiellement présente dans la nage césarienne (« il se jette à la mer et se sauve à la nage avec la plus grande difficulté »), qui semble faire référence au modèle grec (« il soutint toujours ces papiers d'une main au-dessus de l'eau, pendant qu'il nageait de l'autre ») dont il fait implicitement l'éloge. Pourtant, il paraît aussi dresser le portrait d'un homme manipulé par la reine égyptienne (« Cette ruse de Cléopâtre fut (…) le premier appât auquel César fut pris »), victime de sa propre naïveté qui ne résiste pas aux apparences corporelles (« idée favorable de son esprit, et, vaincu ensuite par sa douceur, par les grâces de sa conversation »), et qui le conduit, après avoir été séduit, à favoriser une autocratie féminine : « César donna tout le royaume d'Egypte à Cléopâtre ». Ainsi, Plutarque semble ici s'amuser du caractère ingénu d'un dictateur romain qui ne sait pas résister aux différentes ruses de cette reine orientale, qui charme plus par son ingéniosité que par sa beauté.
IV/ Un assassinat singulier dans la multiplicité de ses symboles
Comme dans sa description du passage du Rubicon, Suétone place la mort de César sous le signe des dieux (cf le champ lexical du présage divin : « il lui sembla, pendant son sommeil (…) qu'il mettait sa main droite dans celle de Jupiter » ; « tous ces présages » et le lexique temporel : « longtemps » ; « bientôt). On retrouve dans une moindre mesure cette évocation de la Providence divine (« cette entreprise était conduite par un dieu »), dont Plutarque rapproche le présage divin d'une vengeance plutôt politique (« une statue de Pompée ») et qu'il reprend lors de l'apogée du meurtre du dictateur (« soit hasard, soit dessin formé de leur part »). Ainsi, on observe encore une fois un Suétone qui se prête à quelques rumeurs sur les présages de ce meurtre (« quelques écrivains rapportent que... ») face à un biographe plus philosophe qui préfère des réflexions plus matérielles («quoiqu'il fût d'ailleurs dans les sentiments d'Epicure »). En est-il de même de leurs points de vue ? Une nouvelle fois, les deux auteurs s'opposent dans leurs focalisations, conférant ainsi une richesse littéraire à la représentation d'un événement historique majeur dans l'histoire de l'époque romaine. D'un côté, on perçoit, chez le bibliothécaire impérial, une vision sénatoriale, qui semble se séparer de celle des conjurés : il adopte un point de vue omniscient qui traduit à la fois les mouvements des conjurés (« les conjurés l'entourèrent ») et celui de la victime (« s'écrie César »), tout en n'oubliant pas cependant d'évoquer les faits postérieurs à la scène (« trois esclaves le rapportèrent ») et d'élargir historiquement au futur second triumvirat (« la crainte qu'ils eurent de Marc-Antoine et de Lépide »). Plutarque, pour sa part, semble adopter une vision bien plus neutre, qui alterne entre des verbes d'action qui font référence à César (« il se débattait » ; « il s'était défendu ») et une voix passive qui renvoie aux faits et gestes des conjurés (« il fut poussé jusqu'au piédestal de la statue de Pompée, qui fut couverte de son sang »). Pourtant, Plutarque et Suétone s'opposent aussi dans leurs buts littéraires, qui sont ici fortement marqués. L'auteur grec nous présente un César en position de victime, qui fait soudainement face à la traîtrise des sénateurs, dont il était proche (« scélérat de Casca »). De même, on perçoit l'image de l'homme assailli par la force, le faible face au fort, dont la métaphore animale, qui identifie le dictateur à un animal dangereux pour la meute, puisqu'il semble vouloir rétablir la royauté (« telle qu'une bête assaillie par les chasseurs, il se débattait entre toutes ces mains armées contre lui ») Mais si l'on se fie à l'étymologie latine, « victima » renvoie au sacrifice et à l'offrande, thème que l'on retrouve bien dans le texte de Plutarque (« chacun voulait avoir part à ce meurtre et goûter pour ainsi dire à ce sang, comme aux libations d'un sacrifice ») : sacrifice destiné à sauver la République romaine, en vain. La chute de cet extrait est rendue remarquable par une personnification de la statue du républicain antérieurement battu par César, dressé en figure d'allégorie d'une Justice républicaine (« Il semblait que Pompée présidât à la vengeance qu'on tirait de son ennemi... »), dont Plutarque suggère une splendide ironie de situation, grâce au parallèle de l'opposant assassiné à l'agonie et l'expiration de son meurtrier («abattu et palpitant, venant d'expirer à ses pieds, du grand nombre de blessures qu'il avait reçues »). Loin de cette vision philosophique, Suétone met plutôt en scène un homme politique qui meurt avec honneur. En effet, il s'attache à des détails qui semblent contraires à la gravité d'une telle scène pour la victime : César est décrit comme un dominateur, grâce à l'utilisation d'un discours direct sur le ton exclamatif (« c'est là de la violence ! »), renforcé par des verbes d'action violente et résolue (« se refusant à l'entendre » ; « saisissant » ; « veut s'élancer »). De même, il nous le présente comme un homme qui tient à sa réputation, même en face de la mort, dans sa haute considération d'un honneur posthume (« il s'enveloppe la tête de sa toge »), qui ne saurait être taché par le moindre détail indécent (« afin de tomber plus décemment, la partie inférieure de son corps étant ainsi couverte »). Toutefois cette dimension élogieuse, loin de nous tromper, nous force à prendre du recul sur la vision de Suétone, en mettant en doute les paroles de César qu'il nous rapporte ici :: « Et toi aussi mon fils ! ». Suétone ne fait-il pas preuve d'absence d'esprit critique en transcrivant directement des faits rapportés, des rumeurs (« quelques écrivains rapportent que... »), sans réfléchir à la fiabilité de ces informations ? Voilà comment il nous est permis de douter de la précision excessive de l'auteur : « Au premier seulement, il poussa un gémissement, sans dire une parole » : qui, mis à part les conjurés sous le coup de leur action, aurait pu transmettre une telle précision ? Dans cet acmé de leur récit, les deux auteurs multiplient donc les effets dramatiques, pathétiques ou tragiques relevant d'une interprétation personnelle d'un élément historique, au détriment de la neutralité d'un historien.
Dans cette réflexion en quatre tableaux en diptyque, nous avons pu observer une nette différence entre Suétone et Plutarque, que le contexte géographique, politique et littéraire a énormément influencés, entre un homme de lettres impérial et un philosophe biographe sous influence néo-platonicienne. Voilà comment sont expliquées les oppositions de focalisations, où d'un côté la vision d'un Romain privilégie la généralité des faits, des croyances divines et une défense des valeurs et institutions romaines, notamment le Sénat impérial. Et de l'autre, le point de vue d'un rhéteur expérimenté, qui sait d'abord capter l'attention de son lectorat par une véritable tension dramatique constante (la «captatio benevolentiae »), pour pouvoir mettre en jeu une vision plus conceptuelle et philosophique des choses : la raison, les passions, la métaphysique, la justice entre les faibles et les forts. Ainsi les deux biographes utilisent-ils la réalité comme point de départ de leurs créations littéraires, sans trop de souci de la véracité historique et d'une vision objective de toute façon inatteignable, puisque la personnalité d'un auteur influe sur sa propre création et sa représentation de la réalité. N'en va-t-il pas de même dans l'adaptation théâtrale de Shakespeare ? Dans sa pièce historique Jules César, représentée pour la première fois en 1623, près de dix-sept siècles après l'assassinat du personnage éponyme, le dramaturge élisabéthain adopte une vision plus tragique, en transcrivant le Tu quoque mi fili, par une autre signification : « Et tu, Brute ? » jeu de mot sur le vocatif latin, qui renvoie à la violence de son fils. Ainsi, il semble vouloir recadrer la vie de César en la réduisant à son assassinat, qu'il explique par son aspiration au trône royal. Acte ironiquement vain, puisqu'il aura pour conséquence ultime l'instauration du principat par Auguste en -29. Pourtant, d'autres auteurs interprètent différemment cette réplique célèbre, selon eux bien plus polysémique : le ton exclamatif, qui renvoie d'abord à la simple trahison de son propre fils adoptif, pourrait aussi être compris de manière plus prophétique. Le général agonisant aux portes de la mort ne semble-t-il pas révéler à son fils la Vérité philosophique : lui-même sera un jour à la même place que son père, mortel face à la fatalité ? Jules César inviterait donc à se méfier de l'ambition du pouvoir et de la démesure ? Mais un peu d'esprit critique nous fera prendre du recul par rapport à cette interprétation quelque peu extrapolée : une telle pensée philosophique serait-elle concevable en plein milieu d'un assassinat complètement inattendu ? Il faut parfois se méfier d'interprétations hâtives, qui privilégient la profondeur d'une interprétation au détriment de sa pertinence objective... |
Samuel F., 1S3
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