Myrrha et Adonis
Princesse maudite et mère d'Adonis : l'histoire telle que la conte Ovide est pour le moins étrange. Suite à un sort jeté par Vénus, Myrrha tombe secrètement amoureuse de son père Cinyras, le roi de Chypre ; et bien qu'elle se sente coupable de son désir incestueux, elle arrive à ses fins et tombe enceinte. Elle fuit alors dans les bois, et désespérée, implore les dieux de la bannir du monde des vivants et de celui des morts. Vénus (qui tombera amoureuse de son fils Adonis) la prend finalement en pitié et exauce son vou en la changeant en arbre à myrrhe, dont les gouttes de sève sont ses larmes. Au terme de la grossesse, l'arbre se fend en deux et le bébé Adonis naît avec l'aide des Naïades et de Lucina, la déesse romaine des naissances.
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Comparaison de textes
Ovide - Métamorphoses, X, 483-516
Toute la deuxième moitié du livre X des Métamorphoses d'Ovide (début Ier s. apr.JC) est consacrée au dieu Adonis, fils incestueux de Myrrha et Cinyras.
Après avoir longuement évoqué l'amour coupable de Myrrha pour son père Cinyras, le roi de Chypre, Ovide raconte comment, après avoir consommé leur union, Myrrha s'enfuit désespérée. Neuf mois plus tard, vient le moment de déposer son fardeau.
« O siqua patetis
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« Ah ! si le repentir vous désarme, entendez-moi, dieux justes ! Oui, j'ai mérité mon sort et j'en accepte la rigueur ; mais épargnez aux morts comme aux vivants l'opprobre de ma présence ; bannissez-moi de l'un et de l'autre séjour ; changez mon être, et que la mort et la vie me soient également refusées ». Le ciel, que le repentir désarme, bénit les voeux suprêmes de Myrrha. Elle parle encore, et déjà la terre recœuvre ses pieds, ses ongles se divisent ; il en sort des racines tortueuses, solide appui du tronc qui s'allonge ; les os deviennent bois, et la moelle y circule toujours ; le sang a formé la sève ; les bras sont les grands rameaux ; les doigts, les branches légères ; la peau se durcit en écorce ; déjà l'arbre s'élève : il presse le sein que le crime a fécondé ; la gorge est ensevelie : le cou même va disparaître. Myrrha n'attend pas son destin ; elle prévient le bois qui la gagne, et s'affaissant sur elle-même, elle se plonge au fond de son tombeau. Mais tout en perdant, avec sa forme, le sentiment de ses douleurs, elle pleure encore, et l'arbre qui l'emprisonne distille goutte à goutte de tièdes et précieuses larmes ; cette liqueur embaumée, c'est la myrrhe qui conserve son nom, et qui perpétuera sa mémoire jusque dans les siècles futurs. Cependant le fruit de l'inceste a crû sous le bois maternel, et cherche à se dégager des liens qui le captivent. L'arbre en travail s'enfle, se tend. Le fardeau de l'amour déchire ses flancs douloureux, et la voix manque à l'expression de la souffrance. Myrrha ne peut invoquer le secours de Lucine ; mais elle semble prête à enfanter. Elle se recourbe, elle pousse des soupirs profonds, et des larmes roulent sur son écorce humide. L'indulgente Lucine accourt : elle touche de la main les rameaux gémissants et prononce les paroles libératrices. L'arbre s'entr'œuvre, l'écorce fendue rend à la vie son tendre dépôt. L'enfant crie : les Naïades le reçoivent, le couchent sur l'herbe molle, et l'arrosent des pleurs de sa mère. Sa beauté forcerait le suffrage de l'envie elle-même. Telle, oui, telle est la gracieuse nudité que le pinceau prête aux Amours. |
Charles-Louis Rey - Myrrha, 483-516
Il existe très peu de textes modernes traitant du mythe de Myrrha. Vittorio Alfieri a composé une tragédie en cinq actes en italien, écrite entre 1784 et 1786, dont s'est inspirée Charles-Louis Rey pour sa propre tragédie en cinq actes, publiée en 1855. Voici un extrait de sa préface :
La passion incestueuse de Myrrha, dans sa monstrueuse naïveté, telle que l'a peinte Ovide, était inadmissible au théâtre. Il n'a fallu à Alfieri rien moins que tout son fécond et vigoureux génie, pour l'y rendre tolérable, en s'écartant de la fable, par l'horreur dont il représente la fille de Cinyre remplie elle-même pour un crime auquel elle se sent poussée par une force surnaturelle, passion telle qu'elle s'épuise en efforts impuissants pour n'étouffer dans son sein jusqu'à la pensée. Ce combat opiniâtre de l'innocence, de cour, ou au moins d'intention contre l'arrêt irrévocable d'une déesse, offre un spectacle fort touchant et tout à fait dramatique. Aussi cette tragédie est-elle représentée toujours avec succès sur les théâtres d'Italie, et sans aucune opposition de la censure ecclésiastique. Voyant donner tous les jours à ces premiers de bien autres preuves de tolérance, j'entrepris cette imitation. Séduit par la beauté de l'œuvre originale, je ne m'aperçus pas d'abord de l'extrême simplicité du plan [...] En effet, le secret de la malheureuse fille-amante de Cinyre, si bien gardé par elle et si mal deviné, ou même si peu soupçonné par tous les au1res personnages, ne donne lieu à aucun changement de situation et de rapports entre eux n'amène aucune péripétie dont tout à coup la vérité connue change tout, donne à tout une face imprévue [...] |
Je fus un moment tenté de réduire ma pièce à trois actes ; car j'avais épuisé, à la fin du troisième, mon vocabulaire et ma faconde; il ne me restait que la péripétie qu'amène l'aveu arraché à Myrrha par son père qui, dans la pièce italienne, amène le dénouement. Mais j'avoue que, dans l'original, ce dénouement ne me plaît pas[...] J'osai donc concevoir un dénoûment nouveau amené assez naturellement par le même ressort caché qui donne la vie à tout l'ouvrage : je veux dire par l'orgueil blessé et l'implacable vengeance de Vénus, qui, en faisant tomber le père dans le même égarement de cour et d'esprit que sa fille, me fournissait, par une grande péripétie inattendue, un moyen puissant pour ranimer l'action et soutenir l'intérêt jusqu'au bout.
Acte V, scène IV (dernière)Cécri en entrant lève les bras avec force vers le ciel et reste comme pétrifiée, en s'écriant : Dieux ! dieux vengeurs, que fait la foudre entre vos mains ? (La foudre éclate et tue Cinyre et Myrrha.) |
Le premier texte est extrait du vaste poème épique et mythologique écrit par Ovide au début du Ier siècle après J-C, les Métamorphoses. Le second appartient à un genre différent puisqu'il s'agit d'une tragédie écrite au milieu du XIXe siècle par Charles-Louis Rey, d'après une picèe de Vittorio Alfieri. Si leur sujet est commun, les deux œuvres présentent aussi bien des différences.
Dans les deux cas le personnage principal est Myrrha, tombée amoureuse de son père, et sa nourrice Euris joue un rôle très important.
Cependant ces deux versions sont bien différentes. Dans l'histoire contée par Ovide, seule Myrrha tombe amoureuse de son père et s'en trouve punie (elle est transformée en arbre à myrrhe) tandis que dans la pièce de théâtre de Charles Rey, son père tombe lui aussi amoureux de sa fille et les deux s'en trouvent punis (ils sont foudroyés).
Comme Rey l'explique dans sa préface, la pièce de théâtre dont il s'est inspirée (tout comme l'histoire contée par Ovide) ne présentent pas vraiment un schéma actantiel fourni. En effet, personne ne semble s'apercevoir de l'amour de Myrrha pour son père à l'exception de sa nourrice. Dans la pièce de Rey, Cécri, la mère de Myrrha et femme de Cinyre, décœuvre leur amour réciproque.
Dans la version d'Ovide, Myrrha après avoir subi sa métamorphose donne naissance à Adonis : ce dernier est un personnage important dans le livre X, et il fallait qu'Ovide raconte les circonstances exceptionnelles de sa naissance. Dans la pièce de théâtre, il n'est plus question de métamorphoses, et surtout l'unité de temps interdit d'attendre neuf mois : Myrrha ne donne donc pas naissance à un enfant.
Ma version préférée est celle d'Ovide, car elle présente une métamorphose plutôt extraordinaire et est plus simple à comprendre.
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Iconographie
On ne trouve pas de représentations de Myrrha dans l'antiquité : il semble que les artistes n'aient commencé à représenter cette histoire qu'à partir du Moyen Âge. Par ailleurs, même si certains manuscrits d'Ovide moralisé représentent la métamorphose proprement dite, les peintres se sont plutôt intéressés à la naissance d'Adonis et montrent le plus souvent le bébé sortant du tronc d'un arbre qui n'évoque plus rien de sa forme humaine antérieure.
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On constate cependant qu'à partir du XVIe siècle une deuxième tradition picturale plus spectaculaire redonne à l'arbre qu'est devenue Myrrha une silhouette humaine, au point que certains peintres suggèrent une sorte de césarienne pratiquée au cour de l'écorce sur une créature très anthropomorphique.
La naissance d'Adonis |
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Gravure d'Antoine Lafrery d'après Salviati |
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1544 | |
British Museum |
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Nicolas Poussin, peintre français du XVIIe siècle, a réalisé des dessins afin d'illustrer le poème écrit par Giambattista Marino, le cavalier Marin, l'Adone, écrit en 1623, et qui conte l'histoire d'Adonis et de Vénus. Il a choisi de représenter la naissance d'Adonis en suivant les deux traditions picturales que nous venons de voir.
Nicolas Poussin, La naissance d'Adonis, dessin d'étude, 1623, Royal Library, Windsor Castle
Ce premier dessin, daté de 1623, s'inspire du mouvement pictural le plus récent et représente Myrrha à mi-chemin entre une forme humaine et végétale pendant que des accoucheuses sortent de son ventre en écorce le bébé Adonis : Poussin revient ici au texte original d'Ovide, qu'il respecte à la lettre en s'intéressant autant à l'épisode pathétique de Myrrha qu'aux circonstances exceptionnelles de la naissance d'Adonis. Trente ans plus tard, les formes sont moins tourmentées, plus équilibrées : l'arbre de Myrrha n'a plus de forme particulièrement humaine et la naissance d'Adonis n'est plus liée à la transgression majeure de sa mère, comme si les bienséances classiques avaient atténué toute la première partie scandaleuse de l'épisode mythologique.
Julie D., 207