Prométhée et la création des hommes (1)


   

Prométhée (« celui qui réfléchit avant », « le prévoyant »), est le fils du Titan Japet et de l'Océanide Clyméné dans la version la plus répandue, bien qu'il existe des variantes de sa filiation. Il fait donc lui aussi partie de la famille des Titans. D'après la légende, Prométhée aurait façonné le premier homme à partir de terre et d'eau de ses propres doigts, puis la vie lui aurait été insufflée par la déesse Athéna. Quant à son frère, Epiméthée, qui était chargé de répartir les qualités entre les animaux récemment créés, il oublia les hommes. Prométhée, voulant réparer l'erreur commise par son frère, vola le feu de Zeus et le légua aux hommes. Zeus, trompé par Prométhée à plusieurs reprises, se vengea de différentes façons : il offrit Pandore et sa boîte à Epiméthée et il enchaîna Prométhée à un rocher où chaque jour un aigle lui dévorait le foie qui repoussait chaque nuit.

Comme notre projet concerne les métamorphoses, nous allons nous intéresser ici uniquement au moment où Prométhée façonne l'homme de ses mains, sans parler de la suite de l'histoire et du châtiment de Zeus.


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Comparaison de textes

Ovide - Les Métamorphoses, I, 76-88

Ce premier texte, extrait des Métamorphoses d'Ovide, appartient à un vaste poème épique qui dans le livre I évoque la création du monde et en particulier celle des hommes : il a une portée mythique et cosmogonique.


Cum, quae pressa diu fuerant caligine caeca,
sidera coeperunt toto efferuescere caelo ;
neu regio foret ulla suis animalibus orba,
astra tenent caeleste solum formaeque deorum,
cesserunt nitidis habitandae piscibus undae,
terra feras cepit, uolucres agitabilis aer.
Sanctius his animal mentisque capacius altae
deerat adhuc et quod dominari in cetera posset :
natus homo est, siue hunc diuino semine fecit
ille opifex rerum, mundi melioris origo,
siue recens tellus seductaque nuper ab alto
aethere cognati retinebat semina caeli.
Quam satus Iapeto, mixtam pluuialibus undis,
finxit in effigiem moderantum cuncta deorum,
pronaque cum spectent animalia cetera terram,
os homini sublime dedit caelumque uidere
iussit et erectos ad sidera tollere uultus :
sic, modo quae fuerat rudis et sine imagine, tellus
induit ignotas hominum conuersa figuras.
Aurea prima sata est aetas,

Les astres, longtemps obscurcis dans la masse informe du chaos, commencèrent à briller dans les cieux. Les étoiles et les dieux y fixèrent leur séjour, afin qu'aucune région ne fût sans habitants. Les poissons peuplèrent l'onde ; les quadrupèdes, la terre ; les oiseaux, les plaines de l'air. Un être plus noble et plus intelligent, fait pour dominer sur tous les autres, manquait encore à ce grand ouvrage. L'homme naquit : et soit que l'architecte suprême l'eût animé d'un souffle divin, soit que la terre conservât encore, dans son sein, quelques-unes des plus pures parties de l'éther dont elle venait d'être séparée, et que le fils de Japet, détrempant cette semence féconde, en eût formé l'homme à l'image des dieux, arbitres de l'univers ; l'homme, distingué des autres animaux dont la tête est inclinée vers la terre, put contempler les astres et fixer ses regards sublimes dans les cieux. Ainsi la matière, auparavant informe et stérile, prit la figure de l'homme, jusqu'alors inconnue à l'univers. L'âge d'or commença.

 

Mary Shelley - Frankenstein ou le Prométhée moderne, 1821

Le docteur Victor Frankenstein est le narrateur éponyme d'une l'histoire enchassée dans celle de Robert Walton. Il évoque ici le moment où a pris vie le monstre qu'il avait fabriqué de toutes pièces : cet épisode d'un roman gothique s'inscrit dans un cadre chronologique contemporain de celui de l'auteur, Mary Shelley, au début du XIXe siècle.


« C'est par une sinistre nuit de novembre que je contemplai l'aboutissement de mes efforts acharnés. Avec une anxiété qui confinait presque à la torture, je rassemblai autour de moi les instruments de vie, afin de pouvoir communiquer une étincelle d'existence à la chose inerte gisant à mes pieds. Il était déjà une heure du matin ; lugubre, la pluie fouettait les vitres et ma chandelle était presque entièrement consumée lorsque, dans la lueur de cette lumière expirante, je vis s'ouvrir l'oil terne et jaune de la créature : la chose se mit à ahaner, les membres agités d'un mouvement convulsif.

Comment pourrais-je décrire les émotions que je ressentis devant un tel dénouement, ou dépeindre le misérable, auquel, au prix de peines et d'un soin infinis, je m'étais mis en tête de donner forme. Il avait les membres proportionnés et j'avais choisi ses traits pour leur beauté. Leur beauté - Dieu tout-puissant ! Sa peau jaune couvrait à peine l'entrelacs de muscles et d'artères qui la sous-tendait. Ses cheveux étaient d'un noir luisant, et lui tombaient dans le cou. Ses dents avaient la blancheur des perles. Mais toutes ces luxuriances ne servaient qu'à produire un contraste plus atroce avec ses yeux délavés, qui paraissaient presque de la même couleur que les orbites grivelées où ils étaient logés, ainsi qu'avec son teint parcheminé et ses lèvres toutes droites et noires. »

 

James Whale - Frankenstein - 1931 - avec Boris Karloff et Colin Clive

 

Dans l'analyse qui va suivre nous allons nous demander en quoi ces deux histoires, apparemment différentes en tous points, sont pourtant indissociablement liées.

Dès la première lecture, des écarts majeurs apparaissent, et d'abord dans la forme. Le premier texte est un poème en vers, le second un roman en prose. Mary Shelley utilise un narrateur personnage et un point de vue interne : « Comment pourrais-je décrire les émotions que je ressentis ? » tandis qu'Ovide utilise un narrateur effacé et un point de vue omniscient : « Les étoiles et les dieux y fixèrent leur séjour ». Cette différence de genres et de techniques narratives produit sur le lecteur des effets contrastés : celui d'Ovide est tenu à distance mais dispose d'une vue d'ensemble comparable à celle de la divinité, tandis que celui de Mary Shelley est plongé dans une histoire étonnante et peut s'identifier au protagoniste.

Mais on relève surtout des écarts entre les personnages et les situations : dans la version d'Ovide, c'est un Titan nommé Prométhée qui façonne le premier homme dans de l'argile : « le fils de Japet, détremp[e] cette semence féconde », tandis que dans le roman anglais, il s'agit d'un savant qui reconstitue un homme à l'aide de débris de cadavre : « il avait les membres proportionnés ». Frankenstein ou Le Prométhée moderne serait un peu comme la réédition de l'histoire de la création d'un homme, mais dans un monde où les hommes existent déjà. Le changement le plus important de l'histoire est donc le fait que l'homme est recréé par un homme, dans un contexte scientifique, et non pas créé par un Titan dans un contexte surnaturel. Il s'agit là une différence essentielle de culture et d'époque : le texte d'Ovide explique la création du monde et l'autre pourrait préfigurer sa fin.

Pourtant le simple rapprochement de ces deux textes permet de repérer de nombreuses similitudes. La possibilité de créer un homme est le thème commun aux deux textes mais il faut aller plus loin. C'est le Titan Prométhée qui façonna le premier homme de ses propres doigts ; mais comme nous l'indique le deuxième texte, le docteur Frankenstein prend tout autant de soin à fabriquer le sien. Lorsque Prométhée choisit de créer l'homme « à l'image des dieux  », de son côté, le docteur Frankenstein fit le choix de récupérer les plus beaux corps : « J'avais choisi ses traits pour leur beauté ». Les personnages rêvaient tous deux d'une créature magnifique. Or la déception de Frankenstein est à la mesure de son ambition initiale : on peut noter qu'au milieu de sa narration il insère la phrase exclamative : « Dieu tout puissant !», comparable à la foudre dans le silence de la nuit. 

De surcroît, après avoir donné forme à leur statue de chair, il leur reste à l'animer. L'un utilise « un souffle divin » et l'autre « une étincelle ». Tous deux ont donc recours à une force extérieure, mais la première relève explicitement du divin tandis que le docteur Frankenstein fait appel à celle de l'électricité, la version moderne de la foudre, l'attribut de Zeus / Jupiter, le dieu des dieux.

On peut voir là aussi un écho à la suite de l'histoire de Prométhée, qui se permettra de voler le feu sacré des dieux pour faciliter la défense des hommes mais sera par la suite châtié par Zeus. Le docteur Frankenstein, de son côté, vole un éclair et se prend pour un dieu capable de rivaliser avec l'ordre divin. Mais il connaîtra par la suite lui aussi quelques mésaventures à cause de sa création diabolique...

Nous pouvons donc en conclure que malgré les différences évidentes d'auteurs, de langues, de formes, de genres, d'époques et de personnages, ces deux textes présentent en réalité bien plus de similitudes qu'il n'y paraît. Le texte de Mary Shelley reprend en effet un certain nombre d'éléments essentiels du premier, comme l'allusion à une beauté divine ou au vol du feu de Zeus. Son titre, Frankenstein ou Le Prométhée moderne, nous indique qu'il s'agit d'une réécriture du mythe antique, mais adaptée à l'époque contemporaine : il pose le problème d'une science mal maîtrisée et des dangers que font courir au monde les apprentis-sorciers.

Par la suite, cette histoire de Frankenstein a donné lieu à son tour à de multiples réécritures et adaptations cinématographiques. Mais comme je n'aime pas l'horreur qu'inspire le monstre de Frankenstein, j'ai préféré la version d'Ovide.

 

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Iconographie

 

La création de l'homme
par Prométhée
Bas-relief en marbre
IIIe s. apr.JC
Musée du Louvre


Dans Prométhée ou le Caucase, Lucien de Samosate (IIe s. apr. JC) affirme que la création de l'homme fit intervenir non seulement Prométhée mais aussi Minerve :

« Je mêlai de la terre et de l'eau, et de cette substance molle je formai des hommes, puis j'appelai Minerve et la priai de mettre la main à mon œuvre. Voilà le grand crime que j'ai commis envers les dieux ; tu vois quel tort j'ai pu leur causer en fabriquant des animaux avec de la boue qui, jusque-là immobile, a été douée par moi du mouvement. »

C'est bien cette version du mythe qu'illustre ce bas-relief. Une fois que Prométhée a façonné les créatures humaines comme peut le faire un potier, Athéna approche de leur bouche ce qui ressemble à un oiseau ou un papillon et qui symbolise l'âme qu'elle leur insuffle.

 


La création de l'homme par Prométhée
Sarcophage romain en marbre
IVe siècle apr.JC
Musée national archéologique de Naples


Plusieurs sarcophages romains des IIIe et IVe siècles représentent la création de l'homme par Prométhée, assisté par un certain nombre de dieux qui jouent chacun son rôle. Celui qui a été trouvé à Pozzuoli et est conservé à Naples est particulièrement complexe.

Au centre de la composition, Prométhée est assis devant le corps d'argile du premier homme, qu'il a fini de façonner. Psyché (l'âme) est conduite vers ce corps par deux Cupidons et s'apprête à donner la vie à cette forme encore inerte. Au dessus de sa tête, une Parque est en train de filer son destin avec son fuseau.Tout autour se trouvent les grands dieux olympiens, Vulcain, Hermès ou encore Jupiter. La scène est encadrée par le char de la nuit (Séléné) en haut à gauche, et celui du jour (Apollon) de l'autre côté : cela rappelle le caractère éphémère du destin de l'homme et invite à réfléchir au sens de la vie.


 

Prométhée moulant
l'homme en argile
Huile sur papier
préparant une fresque
de Constantin Hansen
1845
Statens Museum for Kunst
Copenhague
 

 


Constantin Hansen est un peintre danois qui a acquis une grande connaissance de la mythologie et de l'archéologie romaine lors d'un très long séjour en Italie.

Cette esquisse préparait une fresque peinte pour le vestibule de l'Université de Copenhague. Sur le mur principal, Prométhée présente à Athéna une figure en argile qu'il vient de sculpter, mais qui est encore inerte. C'est à la déesse qu'il revient d'insuffler une âme à cette forme sans vie. La répartition des rôles est la même que sur les bas-reliefs et sarcophages antiques, ce qui laisse à penser qu'Hansen avait découvert ces modèles en Italie et s'en était inspiré.


 

Victor Frankenstein becoming disgusted at his creation
Frontispice du roman de Mary Shelley.
Gravure de Theodore Von Holst (1810-1844)
Londres, 1831

 

Theodore Von Holst a été le premier à illustrer le roman gothique de Mary Shelley. Pour ce frontispice, il choisit le moment crucial de l'éveil de la créature sous les yeux horrifiés du docteur Frankenstein, qui s'enfuit en comprenant quel acte insensé il vient de commettre.
Le clair-obscur accentue l'effet mélodramatique de la scène et le danger qui peut s'attacher à une recherche scientifique mal maîtrisée.

 



Félicie D., 203