Prométhée et la création des hommes (2)


   

L'humanité désire depuis toujours comprendre les phénomènes qui l'entourent, en particulier ce qui concerne ses propres origines. Or si à notre époque les connaissances scientifiques sont assez poussées pour donner à notre existence des explications qui nous paraissent rationnelles, cela n'était pas le cas dans les civilisations passées : c'était alors le mythe qui proposait une explication surnaturelle, dans laquelle hommes et dieux étaient intimement liés.

Le mythe de Prométhée est l'une de ces histoires à visée étiologique. Il se situe dans la théogonie grecque après la prise du pouvoir des dieux olympiens, fils de Cronos, au détriment des divinités primordiales dont font partie les Titans. Mais les versions de la création des hommes par Prométhée diffèrent : chez certains poètes, Prométhée agit de son propre chef, tandis que dans le mythe du Protagoras de Platon il le fait à la demande de Zeus. C'est à cette version que nous allons d'abord nous intéresser.


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1. Textes antiques


Platon - Protagoras, 320-322d

Il fut jadis un temps où les dieux existaient, mais non les espèces mortelles. Quand le temps que le destin avait assigné à leur création fut venu, les dieux les façonnèrent dans les entrailles de la terre d'un mélange de terre et de feu et des éléments qui s'allient au feu et à la terre. Quand le moment de les amener à la lumière approcha, ils chargèrent Prométhée et Epiméthée de les pourvoir et d'attribuer à chacun des qualités appropriées. Mais Epiméthée demanda à Prométhée de lui laisser faire seul le partage. Quand je l'aurai fini, dit-il, tu viendras l'examiner. Sa demande accordée, il fit le partage, et, en le faisant, il attribua aux uns la force sans la vitesse, aux autres la vitesse sans la force ; il donna des armes à ceux-ci, les refusa à ceux-là, mais il imagina pour eux d'autres moyens de conservation ; car a ceux d'entre eux qu'il logeait dans un corps de petite taille, il donna des ailes pour fuir ou un refuge souterrain ; pour ceux qui avaient l'avantage d'une grande taille, leur grandeur suffit à les conserver, et il appliqua ce procédé de compensation à tous les animaux. Ces mesures de précaution étaient destinées à prévenir la disparition des races. Mais quand il leur eut fourni les moyens d'échapper à une destruction mutuelle, il voulut les aider a supporter les saisons de Zeus ; il imagina pour cela de les revêtir de poils épais et de peaux serrées, suffisantes pour les garantir du froid, capables aussi de les protéger contre la chaleur et destinées enfin à servir, pour le temps du sommeil, de couvertures naturelles, propres a chacun d'eux ; il leur donna en outre comme chaussures, soit des sabots de corne, soit des peaux calleuses et dépourvues de sang ; ensuite il leur fournit des aliments variés suivant les espèces, aux uns l'herbe du sol, aux autres les fruits des arbres, aux autres des racines ; à quelques-uns même il donna d'autres animaux à manger ; mais il limita leur fécondité et multiplia celle de leurs victimes, pour assurer le salut de la race.

Cependant Epiméthée, qui n'était pas très réfléchi, avait, sans y prendre garde, dépensé pour les animaux toutes les facultés dont il disposait et il lui restait la race humaine à pourvoir, et il ne savait que faire. Dans cet embarras, Prométhée vient pour examiner le partage ; il voit les animaux bien pourvus, mais l'homme nu, sans chaussures, ni couverture, ni armes, et le jour fixé approchait où il fallait l'amener du sein de la terre à la lumière. Alors Prométhée, ne sachant qu'imaginer pour donner à l'homme le moyen de se conserver, vole à Héphaïstos et à Athéna la connaissance des arts avec le feu ; car, sans le feu, la connaissance des arts était impossible et inutile ; et il en fait présent à l'homme. L'homme eut ainsi la science propre à conserver sa vie ; mais il n'avait pas la science politique ; celle-ci se trouvait chez Zeus, et Prométhée n'avait plus le temps de pénétrer dans l'acropole que Zeus habite et où veillent d'ailleurs des gardes redoutables. Il se glisse donc furtivement dans l'atelier commun où Athéna et Héphaïstos cultivaient leur amour des arts, il y dérobe au dieu son art de manier le feu et à la déesse l'art qui lui est propre, et il en fait présent à l'homme, et c'est ainsi que l'homme peut se procurer des ressources pour vivre. Dans la suite, Prométhée fut, dit-on, puni du larcin qu'il avait commis par la faute d'Epiméthée.

Quand l'homme fut en possession de son lot divin, d'abord à cause de son affinité avec les dieux, il crut à leur existence, privilège qu'il a seul de tous les animaux, et il se mit à leur dresser des autels et des statues ; ensuite il eut bientôt fait, grâce à la science qu'il avait, d'articuler sa voix et de former les noms des choses, d'inventer les maisons, les habits, les chaussures, les lits, et de tirer les aliments du sol.


Comme dans les légendes, Platon utilise l'expression « Il fut jadis un temps » qui indique une incertitude sur l'époque des événements, non pas historique mais mythique.

Il parle tout d'abord d'un monde sans êtres mortels, dans lequel les dieux ont décidé, à un moment donné, de nous amener à la lumière, comme si notre existence devait être une évidence pour ces derniers : nous devions être créés un jour ou l'autre, sans que le narrateur nous explique pourquoi. Mais les dieux, eux, savaient ce qu'ils faisaient.

La création dont il s'agit ici est une métamorphose comme une autre, mais contrairement à celles qui sont le plus connues et qui procèdent par animalisation ou végétalisation, celle de Prométhée transforme une chose, un objet inanimé, en un être vivant. Prométhée a façonné l'homme et la femme à l'aide de l'argile et c'est avec ces « patrons » que les hommes vont être créés, grâce à la vie que les dieux vont leur insuffler.

Ce que ce mythe met surtout en avant, c'est que Prométhée n'a pas pu tout prévoir, et surtout les actes d'Epiméthée, ce qui est paradoxal puisque son nom signifie "prévoyant". De cette évidence là, Platon souligne que lorsque l'on ne se trouve plus maître de ce qu'on contrôle habituellement, on agit sans réfléchir aux conséquences de nos actes.

Pourtant c'est aussi à cause de ce manque initial de prévoyance que Prométhée a dû offrir aux hommes des attributs auxquels seul les dieux avaient droit, ce qui les conduisit à inventer la religion et toutes sortes de techniques, qui leur donnèrent une supériorité absolue sur les autres espèces, alors que nous ne devions pas théoriquement y accéder.

 

Apollodore, épitomé, I, 7

Prométhée, ayant formé les hommes avec de la terre et de l'eau, leur donna le feu à l'insu de Jupiter, l'ayant dérobé dans une tige de férule. Jupiter, s'en étant aperçu, ordonna à Vulcain de le clouer sur le Caucase, qui est une montagne de la Scythie. Prométhée y demeura attaché un grand nombre d'années, et un aigle venait lui manger chaque jour le foie, qui renaissait pendant la nuit. Ce fut ainsi que Prométhée fut puni d'avoir dérobé le feu, jusqu'à l'époque à laquelle il fut délivré par Hercule, comme on le verra par la suite.


Prométhée est un personnage grec à l'origine, dont l'histoire a été adaptée par les Romains puis diffusée dans tout l'Empire. Par la suite, il a inspiré les poètes de la Renaissance et de nombreux auteurs du XIXe et du XXe siècle : c'est un personnage mythique essentiel, auquel font référence les expressions : « un personnage prométhéen », « une entreprise prométhéenne ».

Pour Platon, ce mythe est un moyen d'aborder la question de l'Homme sur un plan philosophique et d'utiliser une fiction à des fins argumentatives. L'acte de Prométhée bravant la loi des dieux n'est pas présenté par lui comme une transgression majeure, comme si le Titan ne pouvait avoir eu recours à d'autres solutions. Ce qui est important pour lui, c'est que ce sont les caractéristiques offertes par Prométhée qui nous ont permis de survivre face aux autres espèces : les autres attributs ne nous auraient pas différenciés des animaux, seules les techniques et l'intelligence nous différencient et nous permettent de cohabiter. Ainsi, dans ce texte de Platon le mythe de Prométhée est un moyen de définir ce qui fait la spécificité de l'être humain.

Pour Apollodore au contraire, ce qui fonde son histoire est surtout la transgression de Prométhée, un acte qui constitue un affront envers les dieux. Cette version met en scène le vol et le don du feu aux hommes, puis le châtiment atroce sur le Caucase qui s'en suit logiquement : c'est celle qui était la plus populaire dans le monde gréco-romain et qui a été abondamment illustrée dans l'art.

On constate donc une opposition entre ces deux versions, qui développent chacune une perception différente du sens à donner à cette histoire : la célébration du début de la civilisation dans le premier cas, et l'insistance sur les rapports plus conflictuels entre le monde des dieux et celui des hommes dans le second.


 
La création de l'homme
par Prométhée
Bas-relief en marbre
IIIe s. apr.JC
Musée du Louvre

 

Ce bas-relief romain représente Prométhée, assis sur une pierre, en train de modeler l'homme à partir d'argile. Devant lui, une forme humaine finit d'être modelée, tandis qu'à gauche Athéna insuffle la vie à trois autres créatures déjà plus autonomes.

 

2. Deux mythes prométhéens aux XIXe et XXe siècles


Nous allons à présent nous intéresser à deux œuvres romanesques qui appartiennent au genre de la science-fiction et mettent en scène des savants fous, cherchant à rivaliser avec la divinité pour créer à leur tour des êtres vivants, mais avec des moyens modernes, scientifiques. Dans les deux cas, ils ont agi comme des apprentis sorciers et éprouvent un fort regret, quand ils n'en subissent pas des conséquences tragiques, comme cela a été le cas de Prométhée.


Mary Shelley - Frankenstein ou le Prométhée moderne, 1821

« Avec une anxiété qui confinait presque à la torture, je rassemblai autour de moi les instruments de vie, afin de pouvoir communiquer une étincelle d'existence à la chose inerte gisant à mes pieds. Il était déjà une heure du matin ; lugubre, la pluie fouettait les vitres et ma chandelle était presque entièrement consumée lorsque, dans la lueur de cette lumière expirante, je vis s'ouvrir l'oil terne et jaune de la créature : la chose se mit à ahaner, les membres agités d'un mouvement convulsif [...]

C'est alors qu'à la lueur blafarde et jaunâtre qui se frayait un chemin au travers des volets, je vis cet être vil - le misérable monstre que j'avais créé. Il soulevait le rideau du lit et avait les yeux - si l'on peut les appeler ainsi - fixés sur moi. Ses mâchoires s'ouvrirent et il bredouilla quelques sons inarticulés, tandis qu'un rictus ridait ses joues. Peut-être dit-il quelque chose, mais je ne l'entendis pas. Il tendit une main comme pour me retenir, mais je m'échappai et descendis précipitamment les escaliers. Je me réfugiais dans la cour de la maison que j'habitais ; j'y demeurai le reste de la nuit, marchant de long en large dans un état d'agitation extrême, écoutant attentivement, percevant et redoutant le moindre son, comme s'il devait annoncer l'approche de ce cadavre démoniaque auquel j'avais si malheureusement donné la vie.

Ah, personne au monde ne pourrait supporter l'horreur de son expression ! Une momie ressuscitée ne pourrait être aussi hideuse que ce misérable. Je l'avais observé encore inachevé ; il était déjà laid, alors ; mais une fois que ces muscles et ces articulations furent capables de bouger, ce devint une chose que même Dante n'eût pu concevoir. »

Dans cet extrait, on constate la manière extrêmement dépréciative avec laquelle le savant Frankenstein qualifie la bête qu'il vient de créer et l'horreur qu'il éprouve, mais trop tard, de ne pas avoir respecté les lois imposées par les dieux, tout comme le Prométhée antique. Mais la différence fondamentale est l'aboutissement du projet : le savant fou rejette son monstre tandis que Prométhée assume ses actes jusqu'au bout.

Par ailleurs, si le scientifique réalise ce monstre, c'est pour son égo personnel tandis que Prométhée, dans le mythe du Protagoras, l'a fait pour ne pas décevoir et par crainte des dieux d'une certaine manière. Il l'a fait aussi à cause de son attachement envers les bêtes que son frère a créées. Dans le mythe d'Apollodore au contraire, Prométhée agit par dévouement pour les hommes, au risque de devoir se sacrifier lui-même pour qu'ils puissent progresser, ce qui n'est absolument pas la perspective de Frankenstein.

Enfin les conditions matérielles de la création sont différentes : Frankenstein est obligé d'utiliser de la matière première déjà humaine et reconditionne des cadavres auxquels il insuffle une animation par une méthode scientifique, tandis que Prométhée les a créés à partir de matérieux minéraux et non pas organiques.



Dans cet extrait vidéo du film Mary Shelley's Frankenstein en 1994, le savant fou arrive à l'apogée de son travail, le moment de donner vie à sa créature. Il faut pourtant signaler que le choix et l'interprétation de l'acteur Kenneth Branagh diffèrent de l'image que nous nous faisons d'ordinaire d'un savant fou : sa jeunesse et son corps assez musclé en font un athlète de la science plus qu'un chercheur à lunettes manipulant des éprouvettes dans son laboratoire.

On voit que les scénaristes ont insisté sur la difficulté et le travail herculéen qu'a réalisé le scientifique pour créer les conditions de la vie, avec l'énergie électrique, la grande quantité d'appareils et de câbles, et surtout une sorte de contrôleur central à la forme particulière. On voit que les éléments permettant le don de la vie sont l'électricité provenant des anguilles et les injections dans la bête composée de restes de cadavres assemblés entre eux pour former un être se rapprochant de l'homme, mais en bien plus terrifiant. Une fois réalisées toutes ces étapes préliminaires, la mise en scène crée une impression de folie à son paroxysme : les cris, une certaine animalité et des courses d'un bout à l'autre de son immense laboratoire sont soutenus par des mouvements de caméra très dynamiques, des travellings et une musique omniprésente. Mais le caractère presque surnaturel de cette entreprise est aussi suggéré par certains cadrages, en particulier des contre plongées qui font apparaître parfois Frankenstein comme un dieu sur son piédestal... jusqu'au moment où les premiers mouvements de la créature le jettent à terre au milieu des flaques d'eau. Pour lui, les ennuis ne font que commencer.

 

Herbert George Wells - L'île du Docteur Moreau, 1896

Dans ce roman, contrairement à Frankenstein, le docteur Moreau est un scientifique fou qui n'a plus rien d'humain. Le fait qu'il vive séparé de l'humanité amplifie son absence de sentiments, d'empathie et de morale. De son côté, il fait vivre de nouvelles espèces qu'on pourrait considérer comme humaines, par leur intelligence et leur capacité à accéder à la connaissance. Mais ces créatures ne ressemblent aux hommes que par leur conscience ;  leur autres caractéristiques sont animales et très diversifiées.

Ceci est un point très important qui nous permet de lier l'histoire du docteur Moreau avec celle de Prométhée : ces êtres vivants sont proches de l'idée initiale de l'homme selon Prométhée, avant qu'il n'apprenne que son frère Epiméthée a dépensé pour les animaux l'intégralité des attributs qu'on lui avait confiés. On peut donc dire que le docteur Moreau reprend le projet de Prométhée en utilisant ce que ce dernier lui a légué (avec la connaissance), mais en y ajoutant les attributs de force, de vitesse, etc des animaux dont Prométhée voulait doter l'Homme.

« Les créatures que j'avais vues n'étaient pas des hommes, n'avaient jamais été des hommes. C'étaient des animaux - animaux humanisés - triomphe de la vivisection. »

La vivisection explique en effet la création du scientifique : contrairement à Frankenstein, dans cette vision de la métamorphose, on utilise des êtres vivants comme « matière première », dans le but de les doter de conscience.


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L'histoire de Prométhée de nos jours

De nos jours, pour apporter de la culture aux nouvelles générations, il faut user de procédés dans l'air du temps, faciles de compréhension et accessibles à tous ; c'est pour cela que la bande dessinée, avec ses histoires mises en scène et ses personnages facilement reconnaisssables, est un moyen d'expression très utilisé, même par des philosophes comme Luc Ferry.



Luc Ferry, Prométhée et la boite de Pandore, 2016


L'histoire de Prométhée est donc à peu près la même depuis l'antiquité, mais racontée avec des techniques différentes selon les époques. Cependant de nos jours, l'épisode dont on se souvient le plus et qui a la plus grande valeur symbolique est la transmission du feu aux hommes, bien plus que leur modélisation.



Yann A., 203