Pourquoi Rabelais a-t-il eu à affronter la censure ?


   

 Guillaume de Baskerville, Adso et le vénérable Jorge en pleine discussion sur le rire


Dans le film de Jean-Jacques Annaud Le Nom de la Rose, dont l'intrigue se déroule en 1327 dans une abbaye médiévale bénédictine, le personnage principal, Guillaume de Baskerville, s'écrie en s'adressant à son interlocuteur Jorge, au cours d'une discussion dans le scriptorium : « Mais le singe ne rit pas. Le rire est le propre de l’homme...»

On a reconnu dans cette citation la célèbre phrase de François Rabelais : « Mieux est de ris que de larmes écrire, pour ce que rire est le propre de l'homme ». La phrase de Guillaume, prononcée deux siècles avant la Renaissance, constitue donc un bel anachronisme. Mais Guillaume de Baskerville est bien un personnage fictif qui, par son identité de moine, ses capacités intellectuelles et  ses convictions religieuses, a été conçu par le romancier Umberto Eco en référence avec Rabelais.

Moine franciscain et par la suite bénédictin, Rabelais, un auteur français humaniste, se risque à user d'une plume crue pour dénoncer les travers de son « siècle austère », en particulier les nombreux combats religieux. En s'appuyant sur le rire, en réinventant le style burlesque, l'inventeur du roman moderne publie son œuvre révolutionnaire, Gargantua, en 1534 ou probablement 1535, mais sous la signature d'« Alcofribas Nasier », qui sera ensuite modifiée et remplacée, mais plus tard, par le réel nom de l'auteur, preuve du danger qu'il y a à provoquer la censure.

Nous allons donc montrer comment les censures de la Sorbonne se multiplient au XVIe siècle, dans un contexte politique et religieux marqué en particulier par l' « Affaire des placards », à l'encontre des écrits critiquant le dogme religieux. Puis nous nous intéresserons au cas plus précis de Gargantua, pour étudier comment ce roman s'oppose lui aussi, par la satire, à un grand nombre d'idées, de croyances et de pratiques considérées par Rabelais comme critiquables et méritant d'être combattues.

 

1. Un climat de censure religieuse, politique et intellectuelle


Au XVIe siècle, en France, il existe un climat de répression et de guerres religieuses qui se propagent et s'accroissent sur le territoire. Le développement de l'imprimerie à partir de 1453 a constitué une étape cruciale pour l'avenir, c'est-à-dire la modernité de la Renaissance. Alors que la Bible était écrite en latin, et donc réservée à une élite ecclésiastique capable de la lire, un groupe de réformateurs, sous l'impulsion de Luther, a pris parti pour le peuple et décidé de la traduire en langue vulgaire, moderne, accessible à un plus grand nombre. C'est alors qu'on découvre l'incohérence des hommes d'Église, qui est rapidement considérée comme une tromperie envers les croyants. Cet abus de pouvoir incite à relire la Bible et à se la réapproprier, ce qui devient embarrassant et délicat pour l’Église, de plus en plus remise en question, et qui perd peu à peu le contrôle sur les esprits.

 

L'une des manifestations de cet esprit nouveau est l'Affaire dite "des placards". Le 18 octobre 1534, le pasteur protestant de Neuchâtel, Antoine Marcourt, affiche un peu partout et jusque sur la porte du roi François Ier des placards (affiches) contre la célébration de la messe. D'autres protestants se joignent à lui, et en placardent simultanément dans plusieurs grandes villes. Pour eux, l'hostie ne représente pas le corps du Christ, puisque ce dernier ne peut être dupliqué. Le roi est furieux, et afin de juger les suspects, une commission de douze parlementaires est créée. La Sorbonne, une université célèbre de théologie chargée de veiller à l'orthodoxie de la foi, se félicite de l'affection vive de François Ier : dès lors, de nombreuses exécutions et persécutions se multiplient.

Dans le domaine de l'expression des idées et de la littérature, l'effet de la condamnation de la Sorbonne est que l'auteur et ses lecteurs risquent ses foudres et celles du Parlement. Pour éviter ces ennuis, les auteurs en général décident de ne pas assumer publiquement leurs écrits provocateurs, et publient de manière anonyme ou s'exilent à travers l'Europe.

François Ier par Clouet (vers 1530)

   

 

2. Rabelais et la censure


Pour illustrer cela, nous allons prendre le cas particulier de François Rabelais. Cet homme de lettres, censuré par la faculté de théologie après la publication de Gargantua, a pour obligation de modifier certains termes de son roman. Par exemple la phrase : « Je n'y ferais pas de beaux placards de merde », publiée probablement en 1535 et faisant référence à l'affaire des placards, devient dans les éditions successives : « pour les mettre en évidence et confréries de ma paroisse ». Les idées restent cependant présentes dans son récit, mais sont exprimées indirectement, avec les utilisations de sous-entendus.

De plus, il fait d'abord le choix de publier ses œuvres sous un anagramme, Alcofribas Nasier, qui sera, mais plus tard, remplacé par son vrai nom de François Rabelais. Certains historiens supposent que Rabelais finit par fuir et trouver refuge auprès de Geoffroy d'Estissac, face aux menaces constantes de la Sorbonne.

D’après Rabelais, les vrais chrétiens sont des hommes et des femmes qui ne se laissent pas soumettre à des règles étouffantes et hypocrites, mais qui ont une piété sincère aux services de leurs semblables et de Dieu.

 

3. Les critiques de Rabelais dans Gargantua


Dans Gargantua, nous retrouvons une critique constante de la Sorbonne. Et de fait, en 1542, François Rabelais est censuré par la faculté de théologie.

 

Pour la liberté contre le formalisme


Tout d’abord, il y a dans Gargantua une opposition à tout asservissement à une ligne doctrinale de l’Église et au formalisme de la faculté de théologie. Nous le voyons au chapitre 54, avec le droit à la création et à la fiction, quand les pharisiens sont chassés de l’abbaye de Thélème :


Ci n'entrez pas, hypocrites, bigots,
Vieux matagots, souffreteux bien enflés,
Torcols, idiots plus que n'étaient les Goths
Ou les Ostrogoths, précurseurs des magots,
Porteurs de haires, cagots, cafards empantouflés.
Gueux emmitouflés, frappards écorniflés,
Bafoués, enflés, qui allumez les fureurs ;
Filez ailleurs vendre vos erreurs.

Ci n'entrez pas, juristes mâchefoins,
Clercs, basochiens, qui le peuple mangez,
Juges d'officialité, scribes et pharisiens,
Juges anciens qui les bons paroissiens
Ainsi que des chiens jetez au charnier ;
Votre salaire est au gibet.
Allez-y braire ; ici on ne fait nul excès
Qui puisse en vos cours susciter un procès.

 

Opposition de deux éducations

Maître Jobelin Bridé, le vieux précepteur,

et l'éducation humaniste de Gargantua

vus par Gustave Doré (1851)


De même, contre la Sorbonne qui s’opposait aux idées humanistes, considérées comme hérétiques, Rabelais oppose deux conceptions de l'éducation dans l'épisode de la formation de Gargantua. Alors que l'éducation scolastique (ancienne) est une catastrophe, parce que les maîtres sont ignorants et ne savent que faire réciter sans réfléchir, l'éducation humaniste de Ponocratès au contraire porte ses fruits.

 

Critiques contre les moines


De surcroît, dans ce récit, Rabelais reproche aux moines les récitations de prières mécaniques et l'inaction. Au chapitre 40, frère Jean déclare que les moines sont haïs parce qu’ils mangent de la merde du monde. Il met en évidence l’hypocrisie de leur foi, ils ânonnent leurs prières. Au chapitre 27, les moines de l’abbaye de Seuilly sont lâches lorsque les hommes de Picrochole s’attaquent à l’abbaye. Ils se réfugient pour partager une réunion. Rabelais montre alors la stupidité des moines dans l’emploi d’expressions latines qui n’ont aucun sens et qui sont censés éloigner les ennemis. De même, l’ordre monastique est tout aussi critiqué au chapitre 45, avec une allusion à la paillardise et à l’esprit entreprenant des moines vis-à-vis des épouses délaissées, mais également au chapitre 41 quand l’abbaye de Thélème est opposée aux monastères déjà existants.

 

La joyeuse vie des moines vue par Dubout (1938)

 

Critique de la superstition


Au chapitre 43, lorsque la patrouille de Picrochole se dote d’eau lustrale et d’étoles pour faire disparaître les diables, l’auteur se moque des pratiques superstitieuses, qui semblent être pour lui totalement incohérentes et stupides. Au chapitre 45, il en va de même avec les pèlerins qui invoquent saint Sébastien contre la peste. Ici, Rabelais décide de dénoncer le culte des reliques.

 

Une conception évangélique de la religion


Enfin, on trouve dans Gargantua une esquisse de l’évangélisme rabelaisien, c’est-à-dire l’opposition aux discours de l’Église contraignant et empêchant une foi individuelle. C’est le cas au chapitre 23 avec Ponocratès, appelant à se débarrasser des gloses pour avoir une lecture directe et personnelle de la Bible. Pour Rabelais, la véritable foi est avant tout un acte au service de Dieu et d’autrui. Il l'exprime au chapitre 45, lorsque l’homélie de Grandgousier et sa référence à Paul servent à vanter un engagement civique et une foi directe, mais également au chapitre 50 avec l’exemple de la générosité des rois : les gargantuistes aident le peuple de Picrochole à rebâtir leur ville détruite par la guerre. Le devoir des chrétiens est ici très prononcé.

 

Nous pouvons conclure que, malgré les nombreuses censures qu'il a subies, Rabelais, avec sa propre vision du catholicisme, a pleinement confiance en la nature humaine et professe une religion plus réaliste que celle des autres humanistes, mais fondée sur la revendication personnelle de la liberté intellectuelle et spirituelle du chrétien. En ce sens, le personnage de Guillaume de Baskerville, moine franciscain mais aussi esprit libre attaché à l'exercice critique de la raison, apparaît bien comme un précurseur de Rabelais, deux siècles avant la Renaissance.



Jeanne M. et Emma M. 203.