NB - L'auteur de cette contribution conseille de la lire avec la page sur Troïlus dans la littérature tardo-latine et médiévale, et avant celle qui sera consacrée à Troïlus et Cressida avant Shakespeare. La section 3 sera à lire après la page consacrée au devin Calchas dans la littérature tardo-latine et médiévale.
En lisant Homère, on pourrait penser à Briséis et à Chryséis comme à deux belles jeunes filles que se disputent Achille et Agamemnon. Mais une lecture plus attentive d'Homère, et surtout des témoignages plus tardifs, modifie sensiblement cette impression : les deux étaient mariées à deux rois, Minès et Eétion, morts lors du saccage de leurs villes par Achille. Les écrivains confondent souvent les deux personnages, aux noms semblables et probablement mal distingués déjà dans la tradition manuscrite. Encore, pour les auteurs tardo-latins et médiévaux, leurs pères (Brisès ou Calchas et Chrysès), prêtres tous les deux, sont mentionnés comme les parents de la jeune fille appelée alternativement Briséis ou Chryséis...
1. Les témoignages du Cycle et des mythographes
Homère parle souvent (surtout dans les chants I, II et XIX de l'Iliade) des deux vierges conquises par Achille et devenues butin de guerre pour lui-même et Agamemnon. Les Kypria nous donnent d'autres renseignements, et ajoutent un détail intéressant sur Troïlus :
Proclus, Chrestomathie, 1 |
A propos de Chryséis, une discordance apparaît chez Homere entre sa patrie et sa condition ; et son nom se réfère à sa ville d'origine (Thèbes ou Chrysè), et non plus à son père : est-ce l'une des causes des confusions mentionnees ci-dessus ?
Kypria, 18 : schol. T in Il. 57 |
Bien plus tard, une lacune dans l'Epitome d'Apollodore paraît contribuer à cette confusion, que la similitude des noms rendait presque inévitable :
Apollodore, Epitome IV, 1
Achille ne participait pas à la guerre, car il était en colère à cause de Briséis [...] la fille du prêtre Chrysès. Les Barbares reprirent ainsi courage et sortirent de la ville. |
Plus lié à la tradition d'Homère est sans doute le témoignage d'Hygin :
Hyginus, Fabulae 106HECTORIS LYTRA |
2. La tradition tardo-latine et byzantine
Dares ne parle pas de Chryséis, et ne nous donne qu'un bref portrait de Briséis :
Daretis de excidio Troiae, 13Briseidam formosam, alta statura, candidam, capillo flauo et molli, superciliis iunctis, oculis uenustis, corpore aequali, blandam, affabilem, uerecundam, animo simplici, piam. |
Au contraire, Dictys (qui rend les choses plus claires en nous donnant les < vrais > noms des deux jeunes filles : Chryséis = Astynome et Briséis = Hippodamie... n'épargne aucun détail, antérieur ou postérieur à l'Iliade ; même s'il paraît globalement suivre le récit d'Homere, souvent il s'en detache : Agamemnon rend Chryséis à son père et Achille lui rend Briséis sans trop d'histoires, gagnant ainsi l'admiration de l'auteur. Au contraire, Malalas, qui d'habitude se tient près de Dictys, critique ici vivement Achille pour avoir caché Briséis, dont il était épris, au lieu de la destiner au butin commun des Grecs. Les funérailles de Patrocle et, plus tard, celles d'Achille, la font plaindre sincèrement, ce qui arrive aussi chez Quintus de Smyrne et Dion Chrysostome, qui cependant en critique la volubilité : on en reparlera à propos de son histoire avec Troïlus et Diomède.
Dictis Ephemerides belli Troiani, passim[2,17] Caeterum Achilles haud contentus eorum quae gesserat Cilicas aggreditur ibique Lyrnessum paucis diebus pugnando cepit. Interfecto deinde Eetione, qui his locis imperitabat, magnis opibus naues replet, abducens Astynomen, Chrysi filiam, quae eo tempore regi denupta erat. Propere inde Pedasum expugnare occoepit, Lelegum urbem : sed eorum rex Brises ubi animaduertit in obsidendo saeuire nostros, ratus nulla ui prohiberi hostes aut suos satis defendi posse, desperatione effugii salutisque, attentis caeteris aduersum hostes, domum regressus laqueo interiit. Neque multo post capta ciuitas, atque interfecti multi mortales et abducta filia regis Hippodamia. Quintus de Smyrne, Posthomerica, III, 544-558
Autour de lui, les esclaves fidèles qu'il avait conquises lui-même en prenant la sainte Lemnos, la haute ville des Ciliciens et la Thèbes d'Eétion, se tenaient versant des larmes, lacérant leur corps et meurtrissant à deux mains leur poitrine ; elles pleuraient du fond du coeur le généreux fils de Pélée ; car il avait de la bonté pour elles, quoique filles de ses ennemis. Surtout Briséis, qui partageait sa tente, avait le coeur ému d'une profonde douleur ; elle était près du cadavre, et, déchirant de ses deux mains son corps délicat, elle criait ; sur sa poitrine blanche des meurtrissures rouges se gonflaient ; on eût dit du sang mêlé à du lait ; car dans sa douleur brillait encore sa beauté et la grâce parait son visage. III, 685-693
Les Myrmidons coupèrent leurs cheveux et en couvrirent le corps de leur roi ; Briséis elle-même, triste et gémissante, coupa ses longues tresses et en fit un présent suprême à son maître. Enfin ils versèrent sur le bûcher des amphores de graisse, de miel et de vin, dont la suave odeur s'exhalait pareille au nectar, et aussi quantité de parfums agréables, que produisent la terre et la mer. VII, 715-727
Ainsi parmi les chênes épais, au fond des vallées hérissées de broussailles, dans l'antre d'un grand lion tué par les chasseurs, un jeune lionceau pénètre, parcourt la demeure vide, et voyant en monceau les ossements des chevaux et des boeufs dévorés, il s'afflige et regrette son père ; ainsi le fils du magnanime Achille fut saisi de douleur. Les esclaves l'admiraient en silence, et Briséis elle-même, en apercevant le fils d'Achille, tantôt sentait une grande joie, tantot s'affligeait en pensant à celui qu'elle avait perdu ; son coeur était frappé d'étonnement comme si elle eût revu réellement l'intrépide Achille. Dion Chrysostome, Discours 61,7Ἡ γοῦν Βρισηὶς ἀγαπᾶν ἔοικε τὸν Ἀχιλλέα καὶ ταῦτα ὅν φησιν ἀποκτεῖναι τὸν ἄνδρα αὐτῆς καὶ τοὺς ἀδελφούς. τῷ δὲ Ἀγαμέμνονι τοιοῦτον οὐδὲν ἐπέπρακτο περὶ τὴν Χρυσηίδα.Vraiment Briséis paraissait éprise d'Achille, dont Homère dit pourtant qu'il lui avait tué mari et frères ! Agamemnon au contraire n'avait rien fait de tel à l'égard de Chryséis. Joannes Malalas, Chronographia, V 100100. Achilles interim [...] rursus etiam egressus ad Pontum Euxinum regionem illam devastat praedamque abigit. Quin et Lyrnessum urbem cepit, Eetione rege, qui loci dominus erat, e medio sublato : cuius etiam uxorem Astynomen, quae et Chryseis dicta est, Chrysae Apollinis sacerdotis filiam captivam abduxit : abreptas etiam regis ipsius et regionis opes ad naves reportavit. Erat autem Astynome, quae et Chryseis, statura curta, gracilis,candida, flavicoma, naso eleganti, maxillis parvis, annos vero XIX nata. Sed et exercitum Cilicum quem sibi asciverat Troianorum in auxilium Eetion Achilles profligavit. Exinde vero discedens Legopolim petit : agebant hic Brisseidae, Brissi, Priami patruelis, filii. Vastata vero undique regione illa, urbi ipsi imminebat obsidione eam cingens. Plurimis autem occisis et occupata urbe, Hippodamiam quae et Briseis vocata est, Brisi filiam, Menetis Legopolitani regis uxorem captivam abduxit fratresque eius Andrum et Thymetem e medio sustulit. Menetes autem ipse tunc Legopoli quidem aberat in auxiliis Lycia et Lycaonia pro bello comparandis occupatus. Statim vero a captis ab Achille regione, urbe et uxore Hippodamia Menetes cum copiis suis a Lyciis et Lycaonibus redux, nihili itineri cedens, laborioso licet, Achillem cum copiis ipse defessus aggreditur proelioque commisso fortiter cum eo dimicavit, usque dum lancea percussus ab Eurytione quodam ex ducibus Achillei exercitus interfectus est ipse cum toto exercitu. Erat autem Hippodamia quae et Briseis procera, candida, maxillis pulchris, decora, iunctis superciliis, naso pulchro, oculis grandioribus, palpebris adhaerentibus, crispa, crinibus a tergo flexis, jocunda, annos nata XXI. Huius amore captus Achilles eam tentorio suo secreto sibi habuit nec ad exercitum adhibuit. Caeterum opes Astynomenque quae et Chryseis est aliaque omnia quae bello ceperat coram regibus exercituque toto in medium protulit. Ubi vero omnibus innotuisset Achillem Brissi filiam, Menetis vero regis uxorem, cum ornatu eius omni apud se celasse, aegre hoc in eo tulerunt iraque in eum commoti sunt, quod ob amorem quem erga eam habuit periurus factus fuisset : quin et conviciis eum exceperunt, celatam amasiam ei exprobrantes.sed et a congregatis in concilio ducibus interdictum est Achilli ne amplius esset in urbibus vel occupandis vel invadendis, neve regiones praedatum ut exiret, suffectis in locum eius Teucro, Aiacis Telamonii fratre, et Idomeneo : qui Cyprum, Isauriam Lyciamque captas et vastatas praedati sunt. |
Malalas est le seul à parler de la mort de Briséis, après la mort d'Achille et l'arrivée de Néoptolème :
104. (Pyrrhus, qui et Neoptolemus) [...] solvens autem atque litus Troianum appulsus patris tentorium petivit, ubi Hippodamiam sive Briseidem rerum omnium quae Achillis fuerant custodem invenit. Hanc itaque amplexus summo habuit in honore eamque uti suis etiam in tentorio paterno prospiceret obtestatus est. Non longo autem post temporis Briseis in morbum incidens interiit. |
3. La tradition médiévale : Briséis et Calchas
La confusion des noms et des personnages se poursuit pendant le Moyen Age, mais on doit reconnaître à Benoît de Sainte-Maure le mérite d'une invention littéraire extraordinaire, et dont il a tout le mérite : Briséis devient chez lui Brigida, la fille de Calchas, et est l'objet de l'amour de Troïlus, le plus beau des fils de Priam et le plus valeureux apres Hector ; elle est aussi aimée de Diomede. Chantée par Boccace dans le Filostrate, elle reprend avec Chaucer et Shakespeare l'identité de Chryseis (dans Troïlus and Cressida). Le héros troyen est tué lâchement par Achille, et après sa mort se perdent les traces de cet amour célèbre et tragique.
Mais cet argument sera l'objet d'une contribution à venir : nous désirons ici parler de l'image de Briséis que l'on peut tirer des oeuvres médiévales, et qui peut-être a contribué au fait que l'on se représente fréquemment ce personnage comme une vierge : elle rencontre son père Calchas, passé aux Grecs sur ordre d'Apollon, lors d'un échange de prisonniers et ne manque pas de lui reprocher cette espece de trahison. Calchas lui répond affectueusement qu'il n'est pas facile de désobéir aux dieux et que sa désertion n'est pas l'effet d'un choix personnel.
Benoit de Sainte Maure, Roman de Troie en prose, passim71. Portraits |
Guido delle Colonne, Historia destructionis Troiae, passim
Le portrait de Briséis, moins positif que celui de Benoît, paraît se ressentir d'une évaluation morale, bien qu'au livre XIX Guido la juge « morum venustate conspicuam »...
VIII Briseyda autem, filia Calcas, multa fuit speciositate decora, nec longa nec breuis nec nimium macillenta, lacteo perfusa candore, genis roseis, flauis crinibus, sed superciliis iunctis, quorum iunctura, dum multa pilositate tumesceret, modicam inconuenienciam presentabat. Multa fulgebat loquele facundia; multa fuit pietate tractabilis. Multos traxit propter suas illecebras amatores multosque dilexit, dum suis amatoribus animi constantiam non seruasset. |
Merci au professeur Francesco Chiappinelli, auteur de l'Impius Aeneas, de nous avoir fourni ces textes.