Antoine Quatremère de Quincy
Dissertation sur la mosaïque dite d'Alexandre à
Arbèles
En 1830, dans la rue de Pompéi, qui, du temple de
la Fortune et de l'arc triomphal de Tibère,
s'étendait jusqu'à la porte d'Isis, fut
découverte, et en partie déblayée, une
des plus belles habitations de cette ville. Cependant, ce ne
fut qu'en 1831 que l'on vit les opérations plus ou
moins lentes du déblayement mettre au jour la
totalité d'un superbe pavé en mosaïque,
qui décorait une des salles de cette maison.
Cette salle, située entre cour et jardin, est de forme
quadrangulaire, et n'avait de murs que sur ses deux petits
côtés. Ouverte sur les deux grands, elle
était décorée, à l'entrée
donnant sur la cour, de deux colonnes corinthiennes
coloriées en cinabre. Quant à la partie qui
regardait le jardin, elle n'en était
séparée que par un petit mur à hauteur
d'appui, suffisant pour interrompre, par en bas, la
communication, par conséquent sans ôter la vue
des arbres ou des fleurs du jardin. Il ne reste plus
aujourd'hui que les vestiges de la disposition
générale des bâtiments, avec quelques
éléments architectoniques, d'après
lesquels il est permis seulement de deviner ce que
l'éruption du volcan a détruit.
Mais ce qui peut consoler ou dédommager de cette
perte, c'est le grand tableau en mosaïque qui se
déployait, comme un brillant tapis, sur toute
l'étendue du sol de cette salle, et lui servait de
pavement.
![]() Mazois - 4eme partie - Planche XLVIII bis |
Cet ouvrage, sans aucun doute, n'a pu être
exécuté par le mosaïquiste, que
d'après un véritable tableau, ou une
composition peinte qui ne doit pas avoir été
d'une moindre dimension. Dès lors, la conjecture la
plus probable est que ce qui aura servi de modèle au
travail de la mosaïque, aura dû être une
copie faite exprès, dans la mesure prescrite, et
d'après quelque original, peut-être beaucoup
plus grand, soit pour l'étendue, soit pour la
dimension des figures, dimension qui, comme on le verra, se
trouve ici rapetissée à peu près d'un
tiers de la proportion naturelle, évaluée de
cinq pieds et demi à six pieds.
Toujours peut-on dire, d'après l'étendue de
cette composition, longue de 19 palmes 1/2 sur 10 et 1/4 de
hauteur, que l'on possède l'ensemble d'un ouvrage qui,
surtout en le supposant rapetissé par le fait de son
nouvel emploi, aura dû être compté
autrefois parmi les grands ouvrages de la peinture. Si
ensuite on prend en considération le sujet qui s'y
trouvé développé, il faudra convenir que
jusque-là nous ne possédions rien qui pût
donner une idée positive de l'étendue des
grandes compositions que la peinture antique a
traitées, surtout en fait de batailles. A en croire
les notices de Pline, la peinture aurait, chez les Grecs,
réalisé, en ce genre, des entreprises de la
plus vaste étendue : témoin la bataille contre
les Perses, du peintre Aristide de Thèbes, où
l'on comptait jusqu'à cent personnages.
Rien, on doit le dire, n'est plus difficile pour le peintre
que l'obligation d'exprimer, dans l'espace borné d'un
tableau proprement dit, ou autrement dans un espace soumis
à l'unité physique d'un point de vue, et
à l'unité d'action, les scènes
variées d'un conflit entre deux armées,
c'est-à-dire deux multitudes. L'art doit consister
alors dans le choix d'un petit nombre d'incidents, de traits
ou d'actes significatifs sur les plans antérieurs de
la scène. Là seulement, et de cette seule
manière, peut être rendu clair aux yeux et
intelligible à l'esprit, par un petit nombre de faits
caractéristiques, le résultat d'une vaste
scène, dont la seule multiplicité d'acteurs
ferait une foule, au milieu de laquelle le spectateur ne
saurait reconnaître ni le moteur, ni le résultat
de l'action qu'on lui voudrait représenter.
Ici donc, c'est-à-dire dans le sujet de sa grande
composition, le peintre, d'après les bornes
affectées à la nature de son art, a dû
chercher à en restreindre l'image dans un petit nombre
de circonstances les plus propres à l'expliquer aux
yeux. Il nous paraît l'avoir fait avec autant de
justesse que de clarté par les traits qui, sur les
premiers plans, en résument l'ensemble.
Effectivement, le sujet se divise d'abord, avec la plus
grande clarté pour les yeux et l'esprit, en deux
principales parties, et d'une dimension égale.
L'une est celle de l'armée grecque, dont le
général, suivi de nombreux combattants, vient
de percer de sa lance et de renverser avec son cheval le chef
présumé de l'armée barbare.
L'autre partie, ou celle de l'armée asiatique, se fait
clairement distinguer, outre la différence de costume,
par le personnage principal porté dans le char dont le
conducteur pousse hors du champ de bataille, et dans un
mouvement évidemment de fuite ou de retraite, les
quatre chevaux qui y sont attelés. Le même
mouvement est encore rendu visible par l'action et
l'expression de ce cavalier qu'on voit à pied, sur le
premier plan, s'efforcer de faire retourner son cheval, vu
par derrière et en raccourci.
Telles sont les principales masses de cette composition,
à laquelle manquent toutefois les détails que
le temps a détruits du coté gauche, qui est
celui de l'armée grecque, et dont il ne reste que des
indications de fragments, qu'il ne serait pas très
difficile de restaurer, en complétant la
composition.
Pour en juger, avec le discernement convenable, l'ensemble et
les détails, il y a donc deux observations à
faire et qu'il ne faut pas perdre de vue : l'une, que ce
n'est qu'une répétition, probablement
réduite et modifiée d'après une copie
(modifiée peut-être elle-même) d'un
tableau très probablement original ; l'autre que le
nouvel emploi, auquel le travail du mosaïquiste dut
l'affecter, put exiger des concessions, surtout dans la
dimension de la scène générale, comme
dans la proportion des personnages, pour s'assortir aux
mesures d'un local donné.
Nous ne prétendons pas que jamais peintre n'aurait
produit une composition originale pour être
transformée ou copiée en mosaïque.
Cependant, lorsqu'on sait (par Pline) à quelle
époque l'usage des pavements en mosaïque fut
introduit en Italie, lorsqu'on pense que ce genre de travail
dut s'exercer uniquement sur des espaces soumis à des
mesures prescrites par la diversité des locaux et des
habitations, on est tenu de reconnaître que de
véritables originaux, surtout en grand, et ouvrages
des plus célèbres peintres de la Grèce,
n'auraient pu être employés à ce genre de
copie, que d'après d'autres copies, déjà
subordonnées à de nouvelles exigences.
On ne saurait donc se permettre de croire que la
mosaïque de Pompéi, qui est le sujet de notre
dissertation, ait été exécutée
immédiatement et rigoureusement d'après
l'original identique d'un peintre célèbre de la
Grèce. Il serait en effet difficile d'admettre qu'en
un sujet d'une telle importance, l'artiste original n'aurait
donné à ses personnages que les deux tiers ou
un peu plus de la grandeur naturelle. Rien au contraire de
plus admissible à l'égard du mosaïquiste
soumis à une dimension forcée. La copie
d'après laquelle il eut à travailler, aura
dû se conformer à l'étendue de la salle.
Qui sait même si d'autres réductions ou
modifications n'auront pas eu lieu en d'autres genres ?
Ainsi, l'on a vu que les mosaïquistes modernes, qui ont
orné les grands maîtres-autels de Saint-Pierre,
se sont trouvés dans un cas tout contraire,
obligés, vu la hauteur de leurs retables,
d'opérer sur des copies augmentées en
dimension, d'après leurs originaux. Qui sait encore,
en supposant que la mosaïque de Pompéi ait
été copiée d'après un ancien
tableau, quelles autres réductions ou modifications
son exécution aurait pu commander ?
Quoi qu'il en ait pu être, il faut dire que, dans la
composition, telle que la mosaïque actuelle nous la
présente, l'idée essentielle du sujet est
rendue avec autant de clarté et de justesse que l'art
pouvait le faire, resserré qu'il était dans un
espace aussi étroit. Difficilement on imaginerait une
meilleure manière de rendre sensibles, et de mettre
sous les yeux du spectateur, les points essentiels et
principaux d'une action aussi étendue, aussi multiple
que l'est celle d'une bataille.
On ne pouvait donc pas faire voir avec une plus grande
clarté, ni resserrer dans un moindre espace, les
résultats opposés de chacune des deux
armées. Généralement on doit dire de
cette composition, que ses masses et ses détails
s'enchaînent et se développent avec beaucoup
d'art, dans un espace qui, bien que grand, doit toujours
être fort resserré, si on le mesure par
l'étendue naturelle du sujet. On peut dire encore que,
d'une part, il n'y a rien de redondant, et que, de l'autre,
rien de nécessaire n'y manque.
Ce grand ouvrage antique, et unique jusqu'à
présent dans son genre, nous offre donc une de ces
compositions qui manquaient à nos connaissances de
l'art antique, et ce sujet abonderait en
considérations de tous genres, tant sur la nature de
son sujet historiquement considéré, que sur les
variétés de détail dont l'art et la
critique de l'art pourraient faire leur profit.
Il faut présumer que ce tableau en mosaïque,
d'une composition si remarquable, d'un artifice si
soigné et d'une dimension si considérable, a
dû dériver de quelque peinture beaucoup plus
antique, et dont il faut faire remonter la date à une
époque de l'art de peindre où la
décadence du talent et du goût n'avait pas
encore fait les progrès que la critique est
forcée de reconnaître dans ceux des ouvrages qui
constatent, aux yeux du connaisseur, la dernière
période des monuments et des peintures de la ville de
Pompéi.
Au mérite que cette copie nous
découvre dans le tableau original, dont elle
n'est probablement, comme on l'a fait observer, qu'une
répétition soumise à une mesure
réduite, il faut encore ajouter celui de
l'exécution technique. Rien de plus
précieux que le choix des matériaux
employés dans l'exécution de l'ouvrage.
La mosaïque est formée, non de pâtes
de verre, mais de marbres rares, taillés en
petits cubes d'une singulière
exiguïté, et assemblés avec une
finesse parfaite. On pourra juger jusqu'à quel
point ce double mérite a été
porté dans cette partie, en considérant
que la célèbre mosaïque des colombes
au Capitole, la plus fine que l'on connaisse, renferme,
en un fort petit sujet, cent soixante cubes dans chaque
once du palme romain, et que, dans le même
espace, mais pour un sujet d'une immense étendue
comparative, la mosaïque de Pompéi en
renferme cent vingt-cinq. |
![]() Mazois - 4eme partie - Planche XLIX |
Nous avons déjà fait observer que cette
mosaïque n'est parvenue jusqu'à nous qu'avec un
vide assez considérable dans le côté qui,
pour le spectateur, est le côté gauche, et avec
des restaurations assez maladroites en quelques parties.
Probablement le tremblement de terre qui
précéda de quelques années
l'ensevelissement de la ville, l'an 78, avait
endommagé ce pavement, surtout dans l'ensemble des
figures qui accompagnaient le héros grec. Presque
toute cette partie avait disparu. Il paraît que dans
l'espace de temps dont on a parlé, on n'avait fait que
remplir provisoirement cette lacune par un simple enduit de
stuc. Les restaurations partielles qu'on observe en d'autres
endroits, où le dégât avait
été moins grave, furent exécutées
dans un travail de mosaïque beaucoup moins fine. Ce
travail ne fait aujourd'hui que mieux ressortir la finesse de
tout le reste.
Il est bien probable que dans l'état premier de son
exécution complète, cette grande scène
en mosaïque, répétition de quelque
original célèbre, avait dû reproduire
pour les yeux l'image de quelque victoire éclatante
d'un héros grec, que toutes les vraisemblances
autorisent à croire être Alexandre.
Les exploits du héros macédonien durent, et
pendant son siècle, et encore longtemps après,
exercer les pinceaux les plus habiles. Ainsi, quoique les
notices de Pline ne fassent nominativement mention d'aucune
des batailles d'Alexandre contre les Perses, il doit suffire
du simple et bref énoncé de cet écrivain
que nous avons rapporté plus haut, sur le tableau
représentant une bataille contre les Perses
(proelium cum Persis), contenant cent figures
(centum homines complexus), pour prouver d'abord que
ces vastes sujets occupèrent le pinceau des artistes
grecs, et ensuite, combien il est vraisemblable que les
batailles d'Alexandre auront dû avoir une sorte de
privilège sur toutes les autres. Qui nous dira que le
sujet de la bataille contre les Perses, du peintre Aristide,
n'aurait pas été un des exploits du
héros macédonien ? Et qui nous dira que la
mosaïque de Pompéi n'aurait pas été
une imitation réduite d'une scène beaucoup plus
étendue, en longueur surtout, et que le
mosaïquiste aurait, par plus d'un retranchement,
réduite aux dimensions de son local ?
Les auteurs des quatre seuls écrits qui aient
été jusqu'à présent
publiés sur cette mosaïque y ont vu chacun un
sujet différent. L'un, la bataille de Platée,
et, conséquemment, Pausanias, commandant de
l'armée grecque d'une part, et de l'autre, Mardonius
et Artabaze. Selon le second, ce serait le combat
livré au passage du Granique, entre Alexandre et
Mithridate, gendre de Darius. Le troisième y a vu la
bataille d'Issus, où Darius lui-même se trouve
en présence du héros macédonien. Suivant
le dernier, ce serait un épisode de la bataille
d'Arbelles.
Le sentiment commun, et ce qu'on peut appeler une sorte
d'instinct, juge qu'il ne faut pas trop récuser en de
pareilles matières, semblent porter à rejeter
la première de ces explications, qui ne se fonde sur
aucun argument solide. Ceci accordé, il ne restera
plus à choisir qu'entre les trois batailles
d'Alexandre. Or, c'est déjà beaucoup que de
reconnaître comme chef de l'armée grecque le
héros macédonien. Maintenant sera-t-il facile
de démêler et démontrer au lecteur de
quelle bataille il s'agit ? D'après le vague qui doit
régner dans les caractères propres et
nécessairement communs à de tels sujets,
surtout quand il s'agit du même héros, de la
même guerre, et entre les mêmes ennemis, la
critique doit se montrer très réservée
en fait de décisions. S'il fallait toutefois faire
pencher la balance entre une opinion de
préférence aux autres, nous adopterions
volontiers les considérations déjà mises
en avant dans un écrit périodique, et dont le
résultat simplement probable se fonde sur un
bas-relief votif de marbre jaune antique. On y voit
représentée dans une suite de figures
groupées ou isolées, et disposées sur le
plan convexe et circulaire d'un bouclier, la bataille
d'Arbelles. Au centre de ce bouclier, se trouve
représenté Alexandre à cheval, comme il
l'est sur notre mosaïque.
En attendant que les antiquaires se soient mis d'accord sur
le sujet précis ou le nom de la bataille en question,
il est un point qui ne saurait donner lieu à aucun
dissentiment ; c'est l'extrême importance et le haut
mérite de la découverte nouvelle sous le
rapport de l'art. Cette répétition, en quelque
sorte mécanique, d'un ouvrage original de l'art grec,
devient une révélation de ce que la peinture
antique a pu produire. Une mosaïque destinée,
comme l'était le genre de son art, à
être, par sa position et son emploi, plus ou moins
foulée aux pieds, quoiqu'on y observe d'assez grands
mérites, ne laisse pas de nous apprendre la mesure
avec laquelle une judicieuse critique doit apprécier
la supériorité de mérite que dut
présenter l'oeuvre du pinceau original qui lui servit
de modèle.
Jusqu'à présent les découvertes de la
peinture antique, dans les restes d'ornements de quelques
tombeaux, et dans les panneaux de cloisons des chambres de
Pompéi et d'Herculanum, ne nous avaient
présenté, pour la plupart, que de ces
légères compositions de petits sujets, ou
improvisés par le peintre décorateur, ou
puisés dans ces nombreux répertoires d'objets
d'ornements qu'on voit encore, de nos jours, se reproduire ou
se multiplier sans motif obligé, au gré des
espaces qui peuvent les recevoir.
C'est donc une découverte des plus importantes, et
pour l'histoire de l'art, et pour la critique du goût
antique, qu'une scène aussi étendue, et qui
probablement le fut beaucoup plus dans l'original, dont elle
aura pu n'être qu'un extrait commandé par
l'espace du local.
Dissertation d'Antoine Quatremère de Quincy, in Les Ruines de Pompéi, de François Mazois, 4eme partie, Paris, Firmin-Didot (1838)