Olivier Rayet - "Notes sur un fragment inédit de table iliaque du cabinet de M. Thierry"
in Mémoires de la Société Nationale des Antiquaires de France, tome XLIII, Paris (1883)
et Etudes d'Archéologie et d'Art - Paris (1888)
Photographie éditée par Olivier Rayet |
Par M. O. Rayet, membre résidant. Lue dans la séance du 22 novembre 1882.
Dans la séance du 12 avril, notre confrère M. Edmond Guillaume nous a présenté un fragment de plaque en une sorte de pierre intermédiaire entre le marbre et le calcaire lithographique, que son possesseur, M. Thierry, avait trouvé dans les fouilles faites par lui en 1860 autour du temple d'Hercule vainqueur à Tivoli, et dont la face antérieure était décorée de figures en relief. Ce fragment, large de 10 centimètres et haut seulement de 7, est, ainsi que je l'ai dit alors, le reste d'une table iliaque, c'est-à-dire d'un de ces bas-reliefs, destinés à l'enseignement des écoles, où étaient figurés en résumé les principaux épisodes des divers poèmes relatifs au cycle troyen. Il prend place à côté des monuments analogues réunis et savamment commentés par Otto Jahn et Michaelis dans leur ouvrage intitulé : Griechische Bilderchroniken (Bonn, 1873).
Le marbre de M. Thierry provient du coin supérieur gauche d'une table. Le bord antique est conservé, en haut sur une longueur d'environ 32 millimètres, à gauche et tout en bas sur 6 millimètres environ : l'angle même est écorné. D'après la manière dont est arrangée l'ornementation et dont sont disposées les lettres d'une inscription de restitution certaine dont je parlerai dans un instant, je ne crois pas qu'il manque à droite une longueur beaucoup plus considérable que celle de la partie conservée. Quant à la hauteur primitive du monument, il est impossible de la déterminer.
La face antérieure de la table est couverte de bas-reliefs. Au milieu est une grande composition entourée d'un encadrement rectangulaire formé d'un bandeau plat. De ce sujet central, il ne subsiste plus que la partie voisine de l'angle supérieur gauche. Autour de l'encadrement sont disposés d'autres sujets de moindre importance, qui forment comme une sorte de bordure. Ceux du côté gauche, étant superposés, ont été séparés l'un de l'autre par des bandeaux plats portant en général des inscriptions indicatives. Entre les deux scènes contiguës qui sont encore visibles sur la partie supérieure de la bordure, il n'y a aucune séparation.
Le sujet du tableau central est emprunté à une Ἰλίου πέρσις, soit celle d'Arktinos de Milet, soit celle de Stésichore d'Himère. La composition est, à peu de chose près, semblable à celle de la partie correspondante de la table A et du fragment E de la planche IV, dans le livre d'Otto Jahn. Cette similitude vient de ce que les ouvriers qui, à Rome, au commencement de l'empire, fabriquaient ces petits monuments mnémotechniques s'inspiraient tous de la suite de tableaux de Théodore qui décoraient le portique de Philippe et représentaient les divers épisodes de la guerre de Troie (Pline, H. N. XXXV, 40, 19).
C'est ce que démontrent l'inscription Θεο]δώρηον μάθε τάξιν Ὁμήρου, « apprends l'arrangement Théodorien d'Homère», qui se lit sur la table A d'Otto Jahn, celle Θεοδώρηος ἡ(ι) τέχνη sur le fragment G1 de la planche III, et celle Ἀσπὶς Ἀχίλλειος Θεοδώρηος καθ’ Ὅμηρον sur un « bouclier d'Achille » en marbre tout récemment découvert à Rome.
En haut de ce tableau central, est la moitié gauche d'une place bordée de portiques sur ses deux côtés et au fond : c'est l'Agora d'Ilion. Sur l'aire de cette place est représentée une mêlée de Grecs et de Troyens ; à gauche un fouillis de maisons s'étend jusqu'aux murailles de la ville, dont on aperçoit par-dessus les toitures la ligne dentelée de tours.
A gauche encore, mais un peu en avant de l'extrémité du portique qui, de ce côté, borde l'Agora, est un temple périptère, et, devant l'entrée du temple, un espace découvert rempli de groupes de combattants.
Au premier plan, devant l'Agora, est une autre place rectangulaire comme elle, bordée pareillement de portiques au fond et des deux côtés (celui de droite n'existe plus). Elle représente, comme on le voit par la table A d'Otto Jahn, où cette partie est intacte, le palais de Priam avec sa cour centrale. La scène de carnage qui se passe au milieu de la cour devait être exactement semblable comme arrangement, à en juger par le seul personnage conservé, le Néoptolème, qui se précipite sur Priam assis auprès de l'autel de Zeus Herkeios.
Sur la bande supérieure du cadre qui limite ce sujet, on lit l'inscription ΙΛΙΑΣ ΜEΙΚΡΑ ΚΑ, qui, d'après l'inscription analogue gravée sur la table A d'Otto Jahn, doit être restituée ΙΛΙΑΣ ΜEΙΚΡΑ ΚΑ[κατὰ Λέσχην Πυρρᾶιον], « Petite Iliade selon Leschès de Pyrrha. » La petite Iliade venait, dans la série des poèmes du cycle troyen, après l'Aethiopide d'Arktinos, suite elle-même de l'Iliade d'Homère. Elle prenait les événements au lendemain des funérailles d'Achille et les conduisait jusqu'à l'entrée du cheval de bois dans les murs de Troie. Si cette inscription se rapporte à quelqu'un des sujets représentés, cela ne peut être qu'à celui qui est au-dessus, puisque celui de dessous, nous l'avons vu, est tiré d'une Ἰλίου πέρσις. Ce sujet de dessus est malheureusement mutilé dans la partie droite et l'explication n'en est point facile. Il se compose de deux groupes. Deux guerriers, dont il ne reste plus que les jambes et le bas des tuniques, se tiennent debout, tournés vers la droite. Derrière eux est un cheval tout bridé. Au-dessus de l'échine du cheval, un objet indistinct, qui peut être un casque. Trois femmes (de la dernière il ne reste plus que le contour antérieur, et la tête et le buste de la première sont brisés) se dirigent lentement vers les deux guerriers. Il y a dans l'Iliade d'Homère deux scènes dont on pourrait voir ici la représentation : soit la première apparition de Thétis à Achille, lorsqu'elle vient le consoler, soit la seconde, lorsque, assistée des Néréides, elle lui apporte les armes fabriquées par Héphœstos. Mais dans le poème de Leschès je ne vois aucun épisode auquel rattacher ce sujet. Le cheval a l'air trop vivant pour qu'il me semble possible de songer au δούρειος ἵππος et aux Troyennes venant le regarder. Je suis donc porté à croire qu'il n'y a aucune connexité à établir entre ce relief et l'inscription gravée au-dessous. Restent les scènes de la colonne gauche de la bordure. Toutes celles-là sont empruntées à l'Αἰθιοπίς d'Arktinos de Milet, poème qui, continuant immédiatement le récit d'Homère, racontait les derniers exploits d'Achille et finissait sur le récit des funérailles du héros.
Tout en haut, on aperçoit un guerrier, tourné vers la gauche et se fendant en avant. Son adversaire n'existe plus, mais l'inscription ΠΕΝΘΕΣΙΛΗΑ ΑΜΑΖΩΝ, gravée dans le vide existant entre le dos du guerrier et le cheval de la composition que je viens de décrire, nous indique que l'artiste avait ici figuré le combat d'Achille contre Penthésilée. Au-dessous est un sujet encore plus mutilé; on n'en voit plus que la partie droite, où se trouve un guerrier renversé à terre, s'appuyant sur son bouclier : de l'ennemi qui.fondait sur lui et s'apprêtait à l'achever, on n'aperçoit que le bouclier tendu en avant. En bas, on lit l'inscription ΕΜΝΩΝ, reste du nom du vaincu. Ici était donc sculpté le combat d'Achille contre Memnon.
Du troisième sujet, il reste moins encore. Je crois distinguer à droite soit une tour, soit une porte de ville, et, à côté, un guerrier tombé s'appuyant sur son coude gauche. L'inscription ΣΑΧΙΛΛΕΩΣ pourrait se restituer Φόνο]ς Άχιλλέως. La scène serait donc la mort d'Achille.
Le sujet qui vient ensuite est mieux conservé. Le centre est occupé par un bûcher sur lequel est étendu un cadavre nu, la tête vers la gauche. A droite du bûcher, du côté des pieds du cadavre, est un personnage debout, peu distinct, mais qui me semble être une femme. Le cadavre est évidemment celui d'Achille : la femme ne peut être que Thétis.
De ces quatre scènes, les deux premières, le combat contre Penthésilée et celui contre Memnon, étaient déjà figurées sur la table A d'Otto Jahn. Les deux autres sont nouvelles.
L'exécution de ces petits sujets, surtout de ceux de la bordure, est beaucoup plus fine et beaucoup plus ressentie que dans les autres tables iliaques. La scène du haut surtout, le groupe des deux guerriers et des trois femmes, est d'une excellente composition et d'une facture très intéressante, quoique les personnages n'aient pas tout à fait 9 millimètres de hauteur.
Ajoutons, pour compléter la description du marbre de M. Thierry, que par derrière est gravée une sorte de table quadrillée comme celle de Pythagore, mais disposée en losange. A toutes les lignes, le dernier carré contient un 2, l'avant-dernière case est vide. La suivante contient un iota ; celle d'après, rien. A la 8e ligne, l'avant-dernière visible, je crois voir ΕΡΣΙΣ, les lettres étant disposées de 21 en 21 cases. Evidemment il y avait là un logogriphe comme celui de la planche III, n° C2 de Jahn, et comme celui qui est gravé au revers du bouclier récemment trouvé à Rome. Ici le mot serait-il Ἰλίου πέρσις ?