PERPIGNAN : DES AMIS
UNE OEUVRE A MATURITE, LE DERNIER HAVRE DE RAOUL DUFY
(Le Havre, 1877- Forcalquier, 1953)

Conférence donnée par Marie-Claude Valaison pour les Journées du Patrimoine, en septembre 2002.


Cette conférence reprend les recherches que j'avais faites pour l'exposition Dufy et le Midi, au Palais des Rois de Majorque en 1990. A l'occasion de cette exposition, j'avais été conduite à préciser les titres de dessins de Dufy, et à les situer géographiquement dans le département, et ce, bien avant l'exposition de Céret qui a repris ces identifications. Cette exposition mettait pour la première fois en évidence l'importance, dans son oeuvre, des dix années que Dufy a passées à Perpignan. Les dix dernières années de sa vie... Ce texte est un modeste hommage à ceux qui furent les amis fidèles de Dufy à Perpignan : la famille du docteur Pierre Nicolau, sa femme, Yvonne, ses enfants, la famille du docteur René Puig, sa femme et leurs enfants ; Pau Casals et Ludovic Massé.


Chassé par l'occupation allemande, Dufy quitte l'Orne au début de 1940 pour se réfugier en zone libre. Après un court séjour à Nice où il retrouve sa femme, il va à Céret dont on lui a vanté le climat, favorable, lui a-t-on dit aux crises de rhumatismes qui le harcèlent. Il y fait la connaissance du peintre Pierre Brune qui avertit son ami le Docteur Pierre Nicolau de Perpignan de la détresse morale, physique et matérielle dans laquelle se trouvait «le maître Raoul Dufy».

Le docteur Bernard Nicolau, fils du précédent, raconte comment son père est allé chercher Dufy à Céret, et a trouvé un grabataire quasiment paralysé par une crise de rhumatismes déformants. Il ramène Dufy à Perpignan, et l'hospitalise dans sa clinique des Platanes. Il y trouve les soins appropriés à son état, un meilleur confort, et l'amitié que la famille Nicolau ne cessera de lui prodiguer (Pierre Nicolau connaissait Dufy de réputation, était un admirateur de son travail, mais n'avait encore jamais eu l'occasion de l'approcher). Ces rhumatismes se soignaient alors aux sels d'or : un mieux ne tarda pas à se faire sentir, et Dufy put se mouvoir. Bernard Nicolau poursuit que, les difficultés de logement étant grandes à Perpignan à cette époque, Raoul Dufy fut logé dans la maison familiale, rue de la Poste (actuellement rue Jeanne d'Arc). Il y resta plus de six mois. Le salon fut aménagé pour qu'il puisse y installer son atelier. Jusqu'à la mort de Dufy, les liens d'amitié, d'affection, resteront très profonds entre le peintre et les Nicolau.

Plus tard, et toujours grâce aux Nicolau, Dufy trouva un petit studio, dans la même rue, en face du Centro Espanol, que tous les Perpignanais connaissent bien ! Ce studio lui était loué par la famille Sauvy, propriétaire du beau domaine de l'Esparrou à Canet-Plage, où Dufy était souvent invité. Ce studio était un peu sombre. Joseph Sauvy lui loue alors un appartement laissé libre par le décès de sa mère, rue de l'Ange. Les fenêtres de cet appartement donnent sur la Place Arago, l'une des plus animées de Perpignan. De sa fenêtre, Dufy pouvait voir les fêtes et l'animation de la Place Arago (sardanes et carnavals) mais aussi les fenêtres de l'appartement de son ami l'écrivain roussillonnais Ludovic Massé, qui habitait rue Vauban, de l'autre côté de la place !

Grâce aux Nicolau et sans doute à la Clinique des Platanes, Dufy qui était un grand amateur de musique, rencontra le Docteur René Puig, sa femme, violoncelliste à ses heures, mais aussi Pau Casals, il y retrouve son amie la pianiste Yvonne Lefébure, et le violoncelliste Nicolas Karjinsky venu poser dans l'atelier de Dufy, rue Jeanne d'Arc.

C'est donc peu de dire que les années passées par Dufy à Perpignan ont été riches en amitié, fructueuses en travail. Il reprend les séries sur lesquelles il avait commencé à travailler (les Arlequins, les instruments de musique et les orchestres, le Dimanche ou Kiosque à Musique, le thème de l'atelier, la série du Cargo Noir). Grâce à Lurçat et Firmin Bauby, à Sant Vicens, il réalise des tapisseries. Il fait la connaissance du peintre et céramiste Jean-Jacques Prolongeau qui met à sa disposition son atelier et son four. Il peint aussi la vie de Perpignan (sardanes et coblas, carnavals) et les paysages de ce département. Son collaborateur André Robert le suit à Perpignan et l'aide dans la préparation des toiles, des aquarelles. Et puis à ses côtés, la toute dévouée Berthe Reysz est venue aussi, pour lui prodiguer les soins qui lui sont nécessaires.

Ce seront les dix dernières années de sa vie. Il ne quitte guère Perpignan que pour de courts séjours à Paris, aux Etats-Unis où il est soigné à la cortisone, dans l'Ariège ou la Haute Garonne chez ses amis Dorgelès, chez Simone Laval fille de Pierre Nicolau, à Caldas de Montbuy (Catalogne), où il suit des cures thermales. Son installation définitive à Forcalquier date de septembre 1952. Dans sa dernière lettre à Ludovic Massé datée du 24 février 1953, Dufy écrit : «Je me débats avec mon foie, mon intestin et mon estomac ravagés par l'auréomycine et la pénicilline qui m'ont délivré d'une congestion pulmonaire. Je suis encore très faible et au repos complet».

Ludovic ne recevra plus de lettre de son ami : Dufy meurt à Forcalquier le 25 mars 1953. Il est enterré au cimetière de Cimiez, près de son épouse.

Les différents historiens d'art qui ont travaillé sur l'oeuvre de Dufy ont assez peu parlé de ce séjour perpignanais, bien qu'il ait correspondu à la maturité de l'oeuvre, et que Dufy lui-même en ait dit la grande importance. Seule Dora Pérez-Tibi, dans un ouvrage extrêmement complet sur Dufy, a fait une place de choix à ce séjour, en donnant une chronologie précise. Il est vrai qu'elle n'a pas hésité à venir et revenir à Perpignan, à rencontrer tous ceux qui avaient connu Dufy, à venir consulter les archives et toute la documentation du musée Rigaud sur ce sujet. Dora poursuit son travail sur le peintre avec passion et compétence. Ses efforts ont été reconnus, puisque son livre a reçu le prestigieux prix Elie Faure, destiné à récompenser une recherche novatrice en Histoire de l'Art.


C'est donc un homme malade qui arrive à Céret en ce début de 1940. Il trouvera à la clinique des Platanes les soins nécessaires, mais il va surtout trouver une ambiance stimulante pour lui. Les Nicolau ont évidemment bien facilité son adaptation perpignanaise en le faisant profiter de leurs relations amicales. Dufy jamais ne se plaint des souffrances qu'il endure ; il conserve une joie de vivre, un optimiste que sa peinture traduit sans relâche.

Cette joie de vivre est éclatante dans la série des Arlequins, série reprise à Perpignan. Un Arlequin les bras croisés sur fond champêtre est un souvenir de Montsaunès : un autre dit Arlequin à St Georges de Venise, resté à Perpignan, est à rapprocher du célèbre Arlequin à la manière vénitienne. Dufy considérait que l'Arlequin à St Georges n'était pas terminé, et se proposait toujours de le terminer...

En 1945/46, Dufy fait une cure dans la station thermale catalane de Caldas de Montbuy, où était installé le sculpteur Manolo Hugué. Se sont-ils rencontrés là-bas ? Nous n'en savons rien, et cela a pu être difficile puisque Manolo est mort en 1945. Par contre, ils ont très bien pu se rencontrer à Perpignan chez les Puig, chez qui Manolo se rendait souvent, ou chez M. et Mme de Lazerme qui recevaient de très nombreux artistes, dont Dufy. Il semble d'ailleurs que ce soit le docteur René Puig qui l'ait incité à faire cette cure thermale. Il rapporte de Caldas de Montbuy des Arlequins au violon, à demi allongés sur une terrasse, sous des ombrages. Le violon occupe le centre de ces petits tableaux. Il va même jusqu'à costumer Berthe Reysz en Arlequin ! Il n'est cependant pas certain que cet Arlequin ait bien été peint à Perpignan.

Issu d'une famille de musiciens, musicien lui-même, Dufy garde toute sa vie un grand amour pour la musique. On sait qu'il a tenté de représenter les différents timbres des instruments, le rythme musical, par des formes ou des couleurs, et par le mouvement donné à la couleur. On prête d'ailleurs à Pau Casals cette réflexion : «Je ne peux pas dire le morceau que joue votre orchestre, mais je sais dans quelle clé il est écrit». A Perpignan, entre 1946 et 1948, il accompagne les Nicolau au théâtre municipal, où il peut écouter des orchestres et poursuivre son travail sur ce thème : il est sans doute permis de voir la salle du théâtre de Perpignan dans la série des Quintette. Orchestres symphoniques ou de chambre, dans un théâtre, mais aussi, et c'est plus nouveau, musiciens en plein air : c'est la série des musiciens à la campagne.


Musiciens à la campagne, huile sur contreplaqué, circa 1942
Coll. Musée Hyacinthe Rigaud, dépôt de l'Etat
Photo musée Rigaud - © Adagp, Paris 2007


Sur un des tableaux du musée Rigaud, des personnages se reposent, assis de part et d'autre d'une table ; un homme joue de la trompette, un autre du bandonéon, tandis que le dépiquage se poursuit à l'arrière plan. Ces scènes de dépiquage se retrouvent dans les tableaux faits à l'occasion des séjours de Dufy dans la Haute-Garonne, à Montsaunès chez les Dorgelès en 1942 et 1943. Le musée Rigaud conserve aussi des dessins sur ce thème. Dora Pérez-Tibi a bien montré comment les tableaux à thème rustique sont nés dès 1924, mais les séjours chez Roland et Hania Dorgelès renouvellent le thème : ils lui offrent l'occasion de peindre sur le motif de nouveaux sites, et de nouvelles activités des paysans, qu'il découvre en parcourant la région en carriole. Il continue à traiter ce thème à l'occasion de ses séjours en 1948, dans le domaine de Rozès (près de St Lizier, dans l'Ariège) où il est accueilli par la comtesse de Tessac à qui Ludovic Massé l'a recommandé. Il reprend ce thème lorsque le Dr Roudinesco lui demande d'illustrer les Bucoliques de Virgile, traduites par Valéry. Dufy, ce chantre de la couleur, veut faire des illustrations en noir et blanc, ce que refusent ses commanditaires. Dufy tient bon. Il écrit le 27 octobre 1947 à Ludovic Massé, depuis le domaine de Rozès : «Je fignole et bichonne mon Virgile, mais je suis toujours dans les mêmes difficultés avec les couleurs et Mme Paul Valéry et Roudinesco. Mais ma décision est inébranlable ; les dessins sans couleurs et si on ne veut pas m'écouter je me servirai de ces dessins pour les Bucoliques à moi, avec tout bêtement une traduction élastique (sic), celle de Delille par exemple». (Cette lettre est de la main de Berthe Reysz à qui Dufy l'a dictée).

D'autres orchestres vont fasciner Dufy : ce sont les coblas, orchestres qui accompagnent les sardanes. De son atelier donnant sur la Place Arago, Dufy voit toute l'animation de la place, et il en fait des séries de dessins, d'aquarelles éblouissants. Le touche alerte, vive, allusive, sait rendre les rondes concentriques de sardanes, les mouvements caractéristiques des bras et des mains des danseurs. Les coblas sont décrites avec un soin tout particulier, et Dufy prend même la peine de noter le nom catalan des instruments : fiscorn, tenora, prima.

Il est très émouvant de penser que ce peintre, immobilisé dans son atelier par sa maladie, ce peintre qui ne pouvait marcher sans cannes et sans aide, qui ne pouvait monter les escaliers, et qu'on était obligé de pousser sur son fauteuil roulant, ce peintre qui ne pouvant tenir ses pinceaux avait appris à peindre de la main gauche et se faisait aider par André Robert, ce peintre reste le peintre de la couleur, le peintre de la joie de vivre, et jamais ne se plaint...


Portrait du Dr René Puig - Ed. de la Monnaie de Paris
Graveur Miquel Paredès (1963)
Coll. Musée des monnaies et médailles de Perpignan
Cliché Sabine Castellvi


Peut-on imaginer la difficulté qui était la sienne lorsqu'il se rendait chez le Docteur René Puig, mélomane, ami de Pau Casals, qu'il recevait chez lui, rue Fontfroide ? Dufy devait d'abord descendre de son premier étage rue de l'Ange, se faire accompagner chez ses hôtes, et monter à nouveau jusqu'au premier étage... et refaire cet effort en sens inverse quelques heures plus tard. Le Docteur René Puig explique comment on faisait : «Je suis allé le chercher dans son appartement. Je le descendais sur une chaise avec son valet de chambre, et nous le posions dans la voiture. On le remontait part le même moyen dans le salon de musique». La fille de Monsieur et Madame Puig se souvient de cet homme aux cheveux blancs qu'on hissait (le mot n'est pas trop fort) dans les escaliers, et qui ne se départissait jamais de sa courtoisie et de sa bonne humeur. Une fois dans le salon, Dufy rencontrait Pau Casals, mais retrouvait aussi sa chère amie la pianiste Yvonne Lefébure, et le violoniste catalan Lluis Pixot, ami très proche de Dali. Et autour du piano à queue des Puig, on jouait de la musique, Mme Carcassonne, l'épouse de Pixot, tournait les pages pour Yvonne Lefébure, et Dufy dessinait ; pendant les pauses, on refaisait le monde de la musique, on imaginait un festival de musique à Prades... Le célèbre festival de musique de Prades, le célèbre festival Pau Casals, devenu le «souvenir de Pau Casals», est né dans ce salon au cours de discussions en ces années 1949 et 1950. Dufy, c'est promis, dessinera la couverture du premier programme. Mais, en 1950, Dufy est à Boston pour se faire soigner. Il ne peut donc réaliser cette illustration. Cependant, il autorise la reproduction de son oeuvre Hommage à Mozart en frontispice : le programme est illustré par le catalan Louis Jou avec des textes de Marcel Durliat et de René Puig, pour présenter les sites et monuments des Pyrénées-Orientales.

C'est chez les Puig encore qu'il rencontre le violoncelliste Nicolas Karjinsky dont il fait le portrait dans l'atelier de la rue Jeanne d'Arc, en 1942. Est-ce le violoncelle de Casals ou celui de Karjinsky dont Dufy a laissé des études au crayon et à l'encre ? Nous l'ignorons, comme nous ignorons aussi l'identité du violoniste qui a posé pour un autre dessin, non daté. Il ne peut s'agir de Pixot, qui avait une grande barbe ! Est-ce Alexandre Schneider venu aussi chez les Puig, mais un peu plus tard, vers 1949 ?

On connaît bien la série des Hommages, à Bach, à Mozart, à Debussy, de 1945 à 1952. Sait-on qu'elle a été faite dans l'atelier de Perpignan, par un homme rongé par la douleur ? Quant aux déclinaisons du Violon Rouge, elles sont nées aussi à Perpignan. Laissons Bernard Nicolau raconter dans quelles circonstances : «Je prenais des leçons avec le violoniste Pixot que Dufy a bien connu. Un jour, j'ai laissé traîner mon violon d'études sur un linge posé sur une table. Dufy en fait le fameux violon rouge, thème de plusieurs de ses toiles».

Un kiosque à musique se trouve dans la grande promenade dite des Platanes à Perpignan. On y donnait encore quelques concerts. Ce thème du Kiosque à musique, Dufy l'affectionnait et il l'a repris à Perpignan, où il conduit ce thème à son aboutissement. Cela donnera le célèbre tableau Le Dimanche de 1943, recomposition de plusieurs éléments des paysages qui ont marqué Dufy : le kiosque à musique (est-ce celui d'Hyères, ou celui de Perpignan, ou un mélange des deux ?), est transporté sur des champs du plateau de Langres sous un ciel de Normandie. Le musée Hyacinthe Rigaud en possède une étude à l'huile, et un dessin préparatoire.

Tous ces thèmes, Dufy les traite dans son atelier. Il se contente de prendre quelques croquis sur le vif, quand son état physique le lui permet ; il rajoute ensuite des détails au tableau qui l'attend sur son chevalet. Le mouvement d'un personnage, la couleur d'une robe, la silhouette d'un musicien, la ligne d'un instrument. L'atelier est toujours, pour un peintre, le lieu de l'alchimie secrète, où se font et se défont, dans la solitude et les angoisses bien souvent, leurs oeuvres. Pour Dufy particulièrement, l'atelier est ce lieu. Et ce lieu intime, il le représente, il nous le donne à voir, il nous y accueille. Sur ses pas, nous découvrons ses différents ateliers à Perpignan. Par discrétion pour ses hôtes, il n'a pas représenté le salon des Nicolau transformé en atelier, mais l'atelier dit «Atelier Rue Jeanne d'Arc», chez les Sauvy, avec ses grands carreaux, sa table de style catalan, la vue sur le Centro Espanol, et la copie en plâtre de la Frileuse de Houdon. Ce plâtre restait un peu mystérieux pour Dora Pérez-Tibi lorsqu'elle préparait son livre sur Dufy. Et puis, un jour, elle rencontre Bernard Nicolau et les siens : Dora garde le souvenir ému de l'accueil reçu chez eux, et de sa joie, lorsque Bernard Nicolau la conduit dans son petit coin de bricolage, (un chirurgien, cela a des doigts habiles et minutieux !) pour lui faire voir un objet à quoi il tient, et qu'il est en train de restaurer. Dora, médusée, se trouve face... à la copie de la Frileuse qu'elle tenait pour disparue ! Nous n'avons pas pu savoir ce qu'est devenu le torse à l'antique qui est sur l'Atelier dit au Torse de 1946, conservé au Musée d'Art Moderne de la Ville de Paris, et qui est un don de Berthe Reysz. Toujours est-il que la table sur lequel il est posé est bien de style catalan !

Installé au numéro 2 de la rue de l'Ange, Dufy trouve un atelier spacieux dont les fenêtres donnent sur la Place Arago. Entre les deux fenêtres, une console de style Louis XV, surmontée d'une glace. Par les fenêtres, on voit les maisons et les arbres de la place. Le sol est carrelé de tomettes rouges. Une méridienne est là. Dans l'Atelier conservé au musée du Havre, un modèle pose sur cette méridienne. Sur le chevalet, la toile à laquelle travaille Dufy est une des études du Cargo Noir : elle est entourée des dessins préparatoires.


L'atelier place Arago, huile sur toile, circa 1942
Coll. musée Hyacinthe Rigaud, dépôt de l'Etat
Photo musée Rigaud - © Adagp, Paris 2007


L'atelier à Perpignan, conservé au musée Rigaud, met l'accent sur les instruments du métier de peintre : carton à dessins, Vie Silencieuse oubliée sur une table, et l'omniprésence de la console jaune, qui illumine l'espace de l'atelier.

Dès 1946, le thème du Cargo Noir, déjà abordé en 1925, revient dans les tableaux de Dufy. Il le situe dans la baie de Sainte Adresse, encore encombrée par les blocs de béton qu'on y avait mis pendant la guerre. Il est soit cerné de blanc, soit cerné de vert, soit noir comme dans celui de Perpignan, soit sur un fond plus clair, soit encore, comme dans celui du musée de Sète, blanc (c'est le fond de la toile qui est laissé vierge) comme s'avançant sous un violent projecteur qui laisserait dans l'ombre (bleu et vert foncés) les quais du port. Le noir de ce cargo est pour Dufy la couleur qui symbolise le mieux l'éblouissement du soleil au zénith. Est-ce aussi l'éblouissement du soleil catalan ? Celui du soleil sur cette place Arago où les palmiers et les magnolias récemment plantés, en 1946, ne font pas la belle ombre que nous connaissons ?

Il était à Perpignan un lieu magique, animé par une sorte de génie bienfaisant : c'est le Mas de Sant Vicens, au temps où Firmin Bauby en était l'âme. Firmin Bauby avait restauré cette propriété de sa famille, en avait fait un lieu enchanteur où le maître de maison ne quittait son four de céramiste que pour recevoir ses hôtes avec une courtoisie, un raffinement que nous ne pouvons oublier. Céramiste, nous l'avons dit : il mettait son four, ses ateliers à la disposition des artistes. Sant Vicens, grâce à Firmin Bauby, dès les années 40 était synonyme de talent. Lurçat, Picart Ledoux, Perrot y ont rénové l'art de la tapisserie. Dès 1941, Dufy, sur les conseils de Lurçat, rencontré chez Pierre Nicolau, fait des cartons de tapisserie. Il réalisera Le Bel Eté et Collioure. Ces tapisseries ont été tissées dans les ateliers Tabard, à Aubusson. Plus tard, en 1948, il fera des cartons de tapisserie pour la galerie Louis Carré. Bernard Nicolau était très fier d'avoir pu «aider» Dufy lorsqu'il faisait les cartons de ces tapisseries : «Je me souviens d'avoir aidé Dufy dans la préparation d'un carton de tapisserie. C'était à Vernet-les-Bains et Dufy inscrivait le numéro de référence des couleurs sur le grand papier kraft où il avait dessiné son projet. Je lui faisais passer les échantillons de laine, et il en notait la référence». Bernard Nicolau se souvient d'une lettre où Dufy dit son plaisir d'avoir retrouvé, mieux qu'il ne pensait, une tapisserie conçue à Perpignan.

Quand Dufy a recommencé à faire des céramiques, c'est bien à Perpignan, mais non avec Firmin Bauby. C'est Jean-Jacques Prolongeau qui lui prête son four. Ils font ensemble, en particulier, une très belle série de carreaux, décorés de baigneuses. Jean-Jacques Prolongeau est à ce moment-là professeur à l'école des Beaux-Arts de Perpignan, il en deviendra le Directeur, avant d'aller diriger l'école des Beaux-Arts de Limoges, où il pourra mieux mettre en valeur son talent de céramiste.

Dora Pérez-Tibi fait bien remarquer que Dufy, tout au long de sa carrière, n'a pas fait de différence avec la peinture et les arts décoratifs, pratiquant l'une et les autres sans qu'il y ait pour lui une activité mineure. Avec la complicité du céramiste catalan Llorens Artigas, avec qui il travaille depuis les années 20, il a grandement contribué à rénover l'art de la céramique, comme le fera Picasso plus tard à Vallauris. Il a réalisé en particulier de merveilleux jardins japonais, mais aussi de grands vases somptueusement décorés de coquillages ou de motifs végétaux. Il n'a pas dédaigné de faire des cartons pour des décors de tissus, et sa collaboration avec les couturiers Paul Poiré et Bianchini-Férier a toujours été fructueuse. Dans ses années perpignanaises, c'est cependant avec le seul Jean-Jacques Prolongeau qu'il a travaillé la céramique : sans doute par commodité et amitié pour un artiste installé à Perpignan.

On peut aussi se demander quelles ont été ses relations réelles avec les Perpignanais en général, et les artistes catalans en particulier, et si Perpignan et sa région ont été des sujets à part entière dans ses peintures et ses dessins.

Naturellement, le docteur Pierre Nicolau, sa femme Yvonne, leurs enfants, Jacques, Simone, Colette et Bernard ont introduit Dufy dans leur cercle familial, amical, médical, puis dans celui des grands bourgeois et des personnes qui, à cette époque là, manifestaient un grand intérêt pour les «choses de l'art».

Bernard Nicolau se plaisait à rappeler combien Dufy «faisait partie de la famille», et combien il partageait la vie de ses hôtes. Pierre Nicolau mettait à la disposition de Dufy sa demeure de Vernet-les-Bains, pour qu'il puisse profiter des soins thermaux. Située en Conflent, au pied du Canigou, (tout près de la propriété occupée au début du siècle par George-Daniel de Monfreid), la ville de Vernet jouit d'un climat vivifiant surtout appréciable l'été, lorsque la touffeur de Perpignan est oppressante. Dufy s'y réfugie donc avec ses amis : nous retrouvons Vernet dans de nombreuses aquarelles ou dessins, conservés au musée d'Art Moderne de la Ville de Paris, donnés par Berthe Reysz : le château, le jardin d'hiver des Nicolau au beau salon en rotin, une vue de la ville haute datée par Dufy de 1941, et dédicacée à Yvonne Nicolau.

Collioure donne son nom à une tapisserie : il ne s'agit pas d'une représentation de Collioure, nulle part on n'y peut trouver un quelconque élément qui rappelle le petit port. Seule la blondeur de la lumière... Quelques aquarelles représentant Collioure sont aussi connues, dont une (dans une collection privée), porte un joli texte de Dufy : «Collioure sans barques est un ciel sans étoiles». Le musée Rigaud possède aussi une belle aquarelle représentant Collioure. Il s'agit d'une dédicace au peintre Willy Mucha, à qui Dufy avait offert le livre que le critique d'art Pierre Courthion venait de lui consacrer.

Le musée d'art moderne de la Ville de Paris possède deux dessins dont nous avons pu identifier le sujet avec précision : il s'agit pour l'un, d'un paysage des Pyrénées-Orientales, peint précisément depuis la propriété que les Sauvy avaient au Boulou. De la même façon, le dessin nommé La grille du jardin du musée d'art moderne de la Ville de Paris, est en fait la porte d'entrée du domaine de l'Esparrou, à Canet Plage, construit au début du siècle par l'architecte danois Petersen, pour la famille Sauvy qui l'occupe toujours, et où Dufy était reçu régulièrement... Le «jardin» était un parc de plusieurs hectares ! L'alignement des ceps de vignes qui se déroulent sur tout le paysage va être aussi le sujet de nombreux croquis, avec, en marge, le dessin d'une ou deux feuilles de vigne, ainsi que des plates bandes et des platanes du parc que les Perpignanais appellent modestement «le square».

Les relations avec les Sauvy ont toujours été cordiales et amicales. Joseph Sauvy, après avoir accueilli Dufy dans un studio rue Jeanne d'Arc (anciennement rue de la Poste), lui a loué le bel appartement qu'il occupait rue de l'Ange, et dont les fenêtres donnaient sur la Place Arago.


Place Arago, dessin, circa 1942
Coll. musée Hyacinthe Rigaud, Perpignan, dépôt de l'Etat
Photo musée Rigaud - © Adagp, Paris 2007


Cette place Arago, pleine de vie, de mouvements, occupée en son centre par un café, le Palmarium, point de rassemblement festif de tous les Perpignanais, est le sujet de très nombreux dessins faits par Dufy depuis ses fenêtres. La place elle-même, avec la statue de bronze d'Arago au centre, les maisons qui la bordent et, au fond celle où habite Ludovic Massé dont Dufy dessine la rangée de fenêtres ; mais aussi palmiers et magnolias, de toute petite taille, qui ne cachent en rien tout ce qui se passe sur la place. La sardane et son orchestre, la cobla, ont fasciné Dufy. Il en a laissé des croquis alertes, vifs, des aquarelles légères, où une simple petite touche colorée suffit à indiquer un personnage, les masques du carnaval. Ces dessins sont cependant de la plus grande précision en ce qui concerne les instruments de musique : il note, nous l'avons vu, le nom des instruments en catalan.


Sardane place Arago, dessin, circa 1942
Coll. musée Hyacinthe Rigaud, Perpignan, dépôt de l'Etat
Photo musée Rigaud - © Adagp, Paris 2007


Lorsque les personnages de carnaval sont traités à la seule mine de plomb, il prend la peine de noter la couleur des vêtements pour pouvoir ensuite en faire des aquarelles ou des gouaches : violet, rouge, jaune...

C'est tout un peuple en liesse qui se retrouve sous les fenêtre d'un peintre qui, tout au long de sa vie, même immobilisé par les douleurs, chante la joie de vivre. Nous sommes alors bien loin des rendez-vous mondains des régates ou des courses à Dauville que Dufy a célébrés dans ce qui semble avoir été une autre vie.

Il avait profité de ces séjours à Caldas de Montbuy, pour aller à Tolède et assister à une corrida, dont il ramène des peintures. Il jure bien qu'il ne pourra plus voir de corridas à Céret ou à Collioure après celle-là ! Ce qui ne l'empêche pas d'y retourner, et d'en parler à Ludovic Massé le 28 août 1946. A Collioure, il va naturellement chez René et Pauline Pous, à l'Auberge des Templiers, chez ce couple qui a toujours aimé les artistes, les accueillis et aidés avec chaleur et amitié. Il y rencontre le peintre Willy Mucha.

La maladie de Dufy a été suivie avec la plus grande attention par ses amis médecins : Pierre Nicolau et René Puig. Tous deux ont tenté sur lui un traitement aux sel d'or, traitement novateur qui l'a soulagé, mais qui n'était pas admis par la communauté médicale internationale (Il faut attendre 1973 pour que les Américains reconnaissent son efficacité et sa relative inocuité !) Bernard Nicolau remarque : «Après des soins aux sels d'or (remède alors utilisé pour ce type de rhumatisme) Dufy, en quelques semaines, put mieux se mouvoir».

Sur les conseils de ces deux amis, il va faire des cures à à Caldas de Montbuy, à Thuès-les-Bains (Conflent). «Je vais partir samedi à Thuès-les-Bains : j'espère que je vais m'améliorer à l'aide de ces célèbres eaux sulfureuses, et que je pourrai, en revenant, arpenter les rue de Perpignan la canne à la main (allusion au fauteuil roulant grâce auquel il se déplaçait) : pour danser la sardane, je crois que ce sera plus long !» (Lettre à Ludovic Massé du 28 août 1946). Il fait des séjours à Font Romeu où il rencontre un ostéopathe qui lui fait grand bien : il l'écrit à Ludovic Massé, le 4 août 1947. Il fait une autre cure à Amélie-les-Bains (Vallespir), et dans une lettre non datée, sans doute de mai 1948, Dufy parle à Ludovic Massé de la beauté du pays et de l'agrément que lui donne la compagnie des Courthion. En effet, Pierre Courthion et sa femme sont venus rendre visite à Dufy à Amélie, ils ont séjourné à l'hôtel Pujades. Berthe Reysz avait tout organisé. Courthion garde un souvenir attendri de cette visite, et rend un hommage sincère à Berthe Reysze : «Berthe Reysz était ... entièrement dévouée au peintre dont elle tenait le ménage lorsque, seul, il dut affronter une maladie redoutable.... C'est elle qui, en plus des soins corporels dont il avait besoin, dosait et lui faisait prendre les médicaments prescrits, elle qui, du matin au soir, le servait avec abnégation....Je la revis à Perpignan, en mai 1948, quand elle était avec Dufy dans l'appartement au sol carrelé de rouge qu'il a peint souvent et qui donnait sur la place Arago. Dufy peignait alors la série du Violon Rouge et de son Cargo Noir... (Il) nous fit découvrir les sardanes que l'on dansait au son aigu de la ténora devant le Café de France (place de la Loge) : vous verrez, nous avait-il dit, c'est presque aussi, beau que Bach !... Nous partons, nous dit Berthe Reysz un matin. Nous allons tous à Amélie-les-Bains, dans la vallée du Tech, où Dufy fera sa cure. Elle avait tout préparé. L'hôtel des Thermes Pujades était là-bas, une sorte de palace à galeries et dépendances 1900, avec de grands halls vitrés, de vastes chambres, plusieurs salons, nous mettions une demie heure pour aller de nos chambres à la salle à manger. Je revois Dufy marcher devant nous sur ses béquilles...»

Ses amis catalans ont tous suivi avec angoisse les progrès de la maladie de Dufy, surtout, naturellement, les docteurs Nicolau et Puig. Ils ont tous deux très vite diagnostiqué une polyarthrite, et l'ont soigné aux sels d'or, comme nous l'avons dit, ce qui avait amélioré son état, au point que Dufy avait pu faire l'ascension du Canigou, en 1942 avec les Nicolau. Cependant, Dufy souffre de nombreuses rechutes en 1941 et 1942, malgré une hospitalisation à Montpellier, à la Clinique des Violettes, où exerçait le père du Dr Viard, pour qui Dufy avait travaillé, à Paris, à la réalisation d'un grande fresque murale pour sa salle à manger. Marie Viard, sa fille, se souvient que le Dr Viard de Montpellier avait autorisé Dufy à faire des croquis de salles d'opération ou d'interventions chirurgicales dans cette même clinique. Elle rappelle la gentillesse de Dufy qui lui prodiguait des conseils pour qu'elle se perfectionne en peinture. Dufy qui ne se plaint jamais, avait appris à peindre des deux mains : lorsque la douleur devenait trop forte à la main droite, il peignait de la main gauche ; dans son atelier, comme le dit joliment le Dr Puig «le tube d'aspirine voisinait avec la palette, les crayons et les pinceaux».

Lors de la préparation du premier festival P. Casals de Prades, dans les salons du Dr Puig, un photographe américain de la revue Life vint rencontrer le violoncelliste. Il demanda aussi à voir Dufy, alors à Caldas de Montbuy, et publia une photo où on le voit dessiner de la main gauche. Cette photo est tombée sous les yeux d'un médecin américain, le professeur Homburger, qui écrit à Dufy pour lui proposer un nouveau traitement, encore expérimental dont on venait de découvrir les effets miraculeux. Dufy accepte, et part pour Boston au Jewish Memorial Hospital, où il est admis, dans un état grabataire, le 25 avril 1950. Il y reste jusqu'au 22 juillet. Il partit ensuite en Arizona se reposer. Ce traitement lui causa un réel mieux, mais il faut aussi la cause de très nombreuses complications, bien décrites par le Dr Lamboley. Le 16 juin 1950, Dufy écrit à Ludovic Massé : «Le traitement de cortisone de l'ACTH est terriblement fatigant pour moi... Je peux marcher 10 minutes sans cannes ni béquilles, les articulations sont bien dégagées mais l'atrophie musculaire est extrêmement dure à récupérer. Mes articulations sont plus libres, mais sans muscles pour les tenir me font comme un pantin désarticulé». Au printemps 1951, il écrit au Dr Puig : «Ma santé est assez bonne. J'ai bien récupéré 90% de mon état général, et de 60 à 70% de mon état rhumatismal après tous les incidents et accidents du traitement cortisone qui est très dur. Je vous promets que je me souviendrai des trois mois au Jewish Hospital... Avec un peu d'aspirine et des béquilles je travaille assez bien».

Lorsqu'il rentre en France, Bernard Nicolau se souvient «qu'il était bouffi et violacé, et dans un état de faible résistance». A ce moment-là il songe à s'installer définitivement à Perpignan, auprès de tous ses amis. Mais la marinade qui souffle souvent et l'humidité dont elle est porteuse, était très défavorable à sa santé. Après s'être renseigné auprès du service de la météorologie nationale pour connaître l'endroit le plus sec de France, il choisit Forcalquier, proche de Nice où habite sa femme, et où il achète un mas qu'il fait restaurer. Il s'y installe alors que la maison n'est pas encore terminée, et écrit à ses amis combien ils lui manquent...

Si l'on en croit Jean-Jacques Prolongeau, les relations de Dufy avec les peintres du Roussillon ont été à peu près inexistantes. Le musée des Beaux-Arts de la ville, qui ne porte pas encore le nom de musée Hyacinthe Rigaud, n'a acheté aucune oeuvre de Dufy, ni organisé d'exposition de lui. Il est vrai que la période de guerre n'est pas très favorable à ces manifestations, mais on peut noter que de nombreuses peintures d'artistes roussillonnais ont été achetées à cette époque. Que s'est-il donc passé ? Le prix des oeuvres de Dufy était certainement plus élevé que celui des oeuvres des peintres locaux. Nous ne pensons pas que ce soit une raison suffisante. Lorsque Picasso a séjourné à Perpignan de 1954 à 1956, les temps étaient plus favorables puisque le musée était refait entièrement. La ville n'a cependant acheté (ou tenté d'acheter !) aucune oeuvre de Picasso ! En ce qui concerne Dufy comme en ce qui concerne Picasso, il n'y a même pas eu la moindre réception officielle à l'Hôtel de Ville. Pas le moindre geste pour reconnaître son talent et l'honneur qu'il faisait à Perpignan en s'y installant. L'USAP, l'équipe de rugby locale a été plus honorée par la ville ! Prolongeau pensait à une sorte de jalousie de la part des artistes locaux, et racontait une anecdote à ce sujet : les artistes locaux se réunissaient régulièrement à l'occasion de repas, mais n'ont jamais invité Dufy à se joindre à eux. Une année cependant, Dufy a manifesté le désir de se joindre à eux à l'occasion d'un repas, et on a accédé à son désir. Le jour venu, Dufy n'est pas venu au repas, mais l'a offert à tous ceux qui étaient là...

Que faut-il réellement penser de la façon dont Dufy a été accueilli par ces artistes ? Au même moment, en effet, le peintre Martin Vivès, qui n'est pas encore le conservateur du musée, note dans un de ses carnets, qu'il a porté des pommes de terre à Dufy...

Dufy a-t-il rencontré Jean Cocteau, Jean Marais et Charles Trenet chez les Nicolau ? C'est probable, même s'il n'en parle pas. En effet pendant les dernières années de la guerre, Cocteau, rejoint par Jean Marais dès sa démobilisation, était hébergé chez le Dr Pierre Nicolau, et Charles Trenet venait leur rendre visite. Il a dû continuer à voir le peintre Pierre Brune, soit chez les Nicolau dont il était un familier, soir chez M. et Mme de Lazerme qui recevaient aussi Cocteau, et des critiques d'art ou galeristes, comme les Leiris.

Dufy a beaucoup vu Maillol, puisque ce dernier était un grand ami des Nicolau. Bernard nous disait un jour que Maillol avec ses yeux bleus et sa grande barbe était comme le Père Noël pour les enfants Nicolau. On sait que le Dr Pierre Nicolau conduisait souvent Dufy à Banyuls voir Maillol, ou Maillol à Vernet ou Perpignan pour voir Dufy. Le 15 septembre 1944, le Dr Pierre Nicolau rencontre Maillol en ville, triste et désemparé : son fils a été arrêté par les Allemands et emprisonné à la Citadelle de Perpignan (le Palais des Rois de Majorque). Pour le distraire, le Dr Nicolau lui propose de l'emmener à Vernet-les-Bains où se trouve Dufy. On sait la suite : le pneu qui éclate, la voiture qui fait une embardée ; Maillol souffrant d'une fracture de la mâchoire, est hospitalisé à la Clinique des Platanes, où il est bien soigné et se rétablit. Il est ramené chez lui, et il meurt à Banyuls le 27 septembre 1944 à cause de complications médicales. (Entre temps, son fils avait été libéré).

Les relations de Dufy avec l'écrivain Ludovic Massé sont bien connues à travers la correspondance qu'ils n'ont jamais cessé d'échanger, du 13 août 1946 au 24 février 1953. Ils se sont écrit en amis attentionnés, partageant leurs joies et leurs peines familiales, leurs joies et leurs doutes en tant que créateurs, parlent des personnes qu'ils ont vues (les Dorgelès, F. Bauby, le peintre de Collioure Willy Mucha ..), donnent librement leurs sentiments sur le travail artistique des uns et des autres. On y sent toujours pour Dufy un profond attachement pour le Roussillon et ses habitants.

C'est d'ailleurs dans l'une des lettres de Dufy à Ludovic Massé, datée du 11 décembre 1952, postée de Forcalquier, que le peintre explique ce qu'il doit à ce pays :

«J'ai pris une exacte connaissance de moi-même, je suis plus tranquille... Je continue à développer ... tout ce qui découle du violon rouge et du cargo noir, les orchestres sont plus sonores, plus grandioses... J'ai repris aquarelles et petites peintures de l'atelier de Perpignan, avec la console jaune et les mallons (sic) rouges, et je suis arrivé à une synthèse très exacte avec ces sujets du caractère de la lumière de Perpignan. De sorte que cet intérieur que vous avez connu de la Place Arago contient pour moi tout le Roussillon, avec ses montagnes, ses vignobles et ses rochers et j'ai, avec tous ces travaux faits à Perpignan, la même révélation que Matisse à Collioure...»

Dufy est malade, cette lettre est dictée, elle est dactylographiée...

Dufy meurt à Forcalquier le 23 mars 1953.


© Marie-Claude Valaison, Conservateur en Chef du Patrimoine, Musée des Beaux-Arts Hyacinthe Rigaud, et Musée des Monnaies et Médailles J. Puig

Perpignan, novembre 2002

Mise en ligne sur Méditerranées le 16/03/2007