ATTENTION, ILS ARRIVENT !

En réalité, ils n'ont pas d'âge. Peut-être sont-ils contemporains des origines. Mais s'il lui fallait absolument les dater, l'archéologue du troisième millénaire qui retrouvera leurs restes dans les futurs décombres de Perpignan pourrait à la rigueur prétendre que les Patots sont nés en 1979. C'est en effet cette année-là que Claude Massé s'est mis à sculpter, dans du «boudin» de liège, des armées d'étranges petits bonshommes au regard fixe, des bonshommes d'autant plus inquiétants que ce sont des capsules de coca-cola qui, parfois, leur tiennent lieu de prunelles. Ces créatures préhistoriques sont-elles pensables, nommables, classables dans une rubrique quelconque ? Disons qu'elles possèdent, tout au plus, un sobriquet : le terme de Patots dont Massé les a baptisées est un mot catalan qui, dans les Pyrénées Orientales, signifie tantôt «poupée, tantôt «vaurien», «voyou». Maurice Roelens, rêvant sur ces processions de nains qui se bousculent les uns les autres comme les passagers du métro aux heures de pointe, trouve que les Patots sont, par homophonie, patauds, palôts, falots et quelque peu ballots. J'ajouterai que ce sont de drôles de paltoquets. Il est sûr, en tout cas, que des êtres aussi imprécis, qui semblent tenir à la fois du végétal et du minéral, de l'arbre et du totem, de l'autruche et de l'homme (mais quel bizarre type d'homme!), ne peuvent relever que d'un concept lui-même approximatif.

Laissons donc les catégories : elles se révèlent impuissantes devant une création aussi imprévisible, aussi surprenante. La question serait plutôt : d'où un tel monde sort-il ? Quelles causes pourraient expliquer son surgissement soudain dans la vie de Claude Massé ? Mais là aussi nous plongeons en plein mystère. Certes, un biographe attentionné ne manquerait pas de relever que le fils de Ludovic Massé (l'un des grands romanciers français de notre siècle) a été très tôt en contact avec toutes sortes d'artistes, entre autres avec Jean Dubuffet et, à travers celui-ci, avec le monde de «l'art brut». Mais cela ne nous aidera guère. Si Claude Massé s'intéresse à toutes les formes d'art marginales et anti-culturelles, la démarche qui le pousse à collectionner, à conserver les oeuvres des créateurs les plus anticonformistes, est elle-même une démarche culturelle. Quelqu'un qui travaille à l'Ecole des Beaux-Arts de Perpignan, qui «baigne» - si je puis dire - dans le milieu de l'art contemporain, est évidemment tout sauf un artiste brut. Les Patots ne sont qu'en apparence la création d'un autodidacte. Donc, je reprends : d'où sortent-ils ? Rien à faire : ils refusent de répondre et se contentent de nous regarder, de leur regard ironique et absent, comme s'ils étaient en train de nous mettre à nu. Peut-être avions-nous mal posé le problème : qui sait si ce ne sont pas les Patots qui, en fin de compte, ont créé Claude Massé ?

Mais le public aime bien les références. Alors je vais en hasarder une, qui vaut ce qu'elle vaut : ces personnages hagards, vaguement désemparés, drôles et tragiques à la fois, mais surtout dépassés par leur nombre même, ainsi que par leur impuissance à s'élever bien haut, à s'arracher à la matière, ces créatures dégingandées qui semblent toujours sur le point de trébucher, moitié clochards et moitié clowns, me rappellent étrangement les personnages du théâtre de Beckett. Eux aussi, à leur façon, ils attendent Godot. Sans doute est-ce pour cela que nous ne pouvons nous empêcher de nous identifier à eux. Jusqu'au malaise parfois. Mais sans perdre le sourire.

© Christian DELACAMPAGNE