Les illustrateurs de Ludovic Massé

Un tempérament d'esthète, le fait de résider à Céret, même si alors bien des artistes avaient gagné la côte, son entourage familial, tout avait amené Ludovic Massé à s'intéresser très tôt à la peinture.

En 1985, Claude Massé confiait à Bernadette Truno : «Denise, sa soeur, lui présenta Othon Friez dans les années 1920/1924. Là est le déclic. Ludovic va lire et voir dès ce moment là la peinture». Il va alors connaître écrivains et artistes locaux : Jean Amade, Louis Bausil, Victor Craste, Etienne Terrus, Gustave Violet, Pierre Brune, le fondateur du musée d'Art Moderne de Céret.

A 25 ans, il commence une collection d'oeuvres d'art et acquiert alors une pochade de Matisse, dont le coût pèsera lourdement sur son traitement d'instituteur. Il rencontre Manolo, qu'il aurait bien voulu voir illustrer la couverture de son ouvrage Chopinette dans le monde du rugby. Le sculpteur lui demande 20 frs et le projet échoue. Faut-il voir là l'origine d'un certain désintérêt de l'écrivain pour l'illustration de son oeuvre, ou plutôt faut-il le trouver dans l'influence de l'école prolétarienne et de son mentor Henri Poulaille ?

I - Les Journaux

Pourtant, avant la guerre il publie en 1935 dans plusieurs journaux nationaux, généralement de gauche et plus tard proches du Front Populaire, nombre de chroniques et de contes qui auront souvent des illustrateurs de qualité. Quelquefois, la signature manque, mais il y a là Nitro, qui donnera de belles images au Chat et au Phylloxéra, paru dans le Soir en 1938, Martin Vives, qui sera plus tard conservateur du Musée Rigaud et donnera vie aux Harmonies ouvrières dans le Populaire en 1938, et Albert Detaille, célèbre illustrateur provençal, qui, toujours en 1938, saura évoquer le drame des vignerons de 1907 dans Le Sang de Narbonne.

 

Désertion en chambre
Vendredi,
20-27/12/1935
Illustr. de Elf
Carnaval
Syndicats, 20/9/1936
Illustr. non identifié

 

La Fête
Syndicats, 27/11/1936
Illustr. Georges Cresson
Visages de la
Catalogne française

Vendredi, 23/7/1937
Illustr. de Miroulle

 

Pêcheur de gros
Ce Soir, 7/11/1937
Illustr. non signée
Le Phylloxera
Ce Soir, 5/1/1938
Illustr. de Nitro

 

Le sang de Narbonne
(1907)
La Tribune provençale,
7/1/1938
Illustr. de A. Detaille
Harmonies Ouvrières
Le Populaire,
26/1/1938
Illustr. de Martin Vives

 

Le Chat
Ce soir, 1er/3/1938
Illustr. de Nitro
Le Manège
Marianne, 3/8/1938
Illustr. non signée

 

Le Livret de famille
Vendredi, 19/8/1938
Illustr. de la Rocha
Soir de Fête
Nouvelles Littéraires
artistiques
et scientifiques
,
23/7/1953
Illustr. de Roger Wild

II - Les Revues illustrées

Mais c'est dans les revues illustrées, dans ce style très particulier à son époque, que sa production littéraire sera le mieux mise en valeur. Il publie en effet du 3 janvier 1934 au 21 mars 1934 dans le journal Vu, fondé par Vogel, Ombres sur les champs, roman illustré par Touchagues. Cet artiste lyonnais, aux talents multiples, protégé par le couturier Paul Poiret, a travaillé comme décorateur avec Charles Dullin. Tour à tour peintre, graveur, dessinateur, il a illustré les oeuvres de nombreux écrivains reconnus comme Verlaine, Léo Paul Fargues, Colette, Marcel Aymé, Joseph Delteil, Jean Cassou. Ses compositions sont, là encore, très fidèles au texte. Dans la revue Regards, les 9 et 16 septembre 1937, Massé publie Monsieur Antonio, illustré par Martin Vives. Le 5 août 1937, c'est la publication d'un conte inédit : En toute simplicité, illustré par R. Unik. Il a également donné, toujours à Regards en juin 1937, Fièvre au village, illustré par Lingner.

 

Ombres sur les champs
Vu, 3/1/1934-21/3/1934
Illustr. de Touchagues
Fièvre au village
Regards, 25/6/1937
Illustr. par Lingner
En toute simplicité
Conte inédit
Regards, 5/8/1937
Illustr. de R. Unik
Monsieur Antonio
Regards 9-16/7/1937
Illustr. de Martin Vives

La guerre va lui faire connaître alors certains artistes qui se replient en Roussillon, et une amitié solide va se nouer avec eux, par exemple avec Jean Dubuffet et Raoul Dufy. Déplacé d'office par Vichy, Massé se consacre pleinement à la peinture. L'après-guerre ne sera pas facile pour lui : son ami Dufy, qui s'était engagé à illustrer les Contes en sabots, meurt en 1953 sans avoir réalisé le projet. L'espoir de voir consacrer une de ses oeuvres par un grand artiste comme Dufy s'évanouit alors pour Massé. Il éprouve néanmoins une satisfaction en 1952 avec l'accueil que lui fait Claude Belliard, directeur de l'Amitié par le Livre, à ne pas confondre avec l'Amitié par les livres, créée le 3 octobre 1952 par Claude Tchou, fondateur de nombreux clubs du livre.

III - L'Amitié par le livre

Cette coopérative d'édition, «s'adressant à des abonnés, instituteurs et professeurs», comme l'indiquait Ludovic Massé dans sa correspondance, avait été créée en 1929 par Claude Belliard, qui présidait également la Société des Amis de Phileas Lebesque et l'Association de sauvegarde de l'enfance et de l'adolescence de la Manche. Une participation aux frais d'édition était demandée à l'auteur, et une illustration de l'ouvrage était prévue. Les ouvrages de l'APL se présentaient d'une manière soignée, avec des caractères élégants, des culs de lampe, une illustration souvent agréable choisie par l'auteur, et même un tirage de tête sur grand papier. Tout était fait pour donner à son public le goût du livre, avec une volonté de lui faire connaître une littérature provinciale peu diffusée.

Jean Rogissart, prix Renaudot 1937 et lecteur de l'APL, apprécie la Terre du liège, et Massé demande à Marcel Gili de l'illustrer. Gili, sculpteur et peintre né à Thuir en 1914, est le fils d'un tailleur de pierre. A 16 ans, il entre à l'atelier de Gustave Violet à Perpignan. Il va donc réaliser 12 bandeaux et 12 culs de lampes et un frontispice. L'ouvrage paraît en mars 1953 et reçoit un bon accueil. Gili a un crayon d'illustrateur né. Son dessin est précis et puissant. Il s'intègre parfaitement dans la page. Les personnages et les paysages sont évoqués avec une vérité et une élégance remarquables.

En 1955, le 15 novembre, sont publiés les Trabucayres, illustrés par François Salvat. Ce peintre et graveur roussillonnais était illustrateur chez Grasset, et avait une renommée justifiée. Ami de longue date, il encourage Massé et lorsqu'en 1934, lisant Aspres, qui deviendra la Flamme sauvage, il est emballé à cause des contrastes et de cette exagération où il voit la marque de la Catalogne roussillonnaise. Ses illustrations font de cet ouvrage un des plus réussis de la collection. Le trait de Salvat est net et élégant. Il suit le texte de très près, et donne de la terre roussillonnaise et de ses hommes des images fortes et authentiques. L'enfant du pays a su accompagner parfaitement l'écriture et le récit de Ludovic Massé.

L'Indépendant, la même année, publie les Trabucayres en feuilleton avec des illustrations de Balbino Giner, un artiste valencien, premier prix de Rome en 1934, qui s'est fixé en Roussillon en 1944.

En octobre 1962, c'est la publication du Refus, une oeuvre à laquelle Massé tient beaucoup «pour qu'elle ne reste pas à l'état de manuscrit et tombe dans quelques centaines de mains». L'ouvrage est illustré par Robert Lapoujade, que Claude Massé a fait connaître à son père. Ce peintre, sculpteur et cinéaste fut professeur à l'Ecole Nationale des Arts décoratifs et de peinture. Cette oeuvre difficile est illustrée de manière longiligne et présente un style tourmenté qui s'harmonise avec le texte, mais qui a pu paraître déroutante aux lecteurs de l'APL.

Puis c'est en juin 1969 la publication de Simon Roquère, illustrée par Andreou. Claude Massé, lui aussi passionné de peinture, avait rencontré Constantin Andreou par l'entremise du peintre Lapoujade. C'est à la demande du fils de Ludovic qu'Andreou avait accepté d'illustrer Simon Roquère. Ce peintre et graveur grec qui vivait en France depuis 1945 travailla pour Le Corbusier jusqu'en 1952. Là, le trait est surprenant et a dû paraître abscons aux lecteurs, car il s'éloigne de l'illustration traditionnelle. Un parti-pris d'abstraction et de contrastes étonnants donne à cette lecture du texte une vision hachée et sombre, inquiétante même. Certes Simon Roquère est une oeuvre dure, mais un autre artiste saura plus tard porter sur elle un regard apaisé. Ce fut en tout cas le dernier titre de Massé que publia l'APL.

IV - Editions de l'Olivier

En 1992, les éditions de l'Olivier devaient, en effet, republier Simon Roquère avec huit dessins de Catherine Morro-Massé, l'épouse de Claude Massé, qui apporte une vision pleine de tendresse, d'intimisme et de sérénité à ce récit tourmenté auquel elle est néanmoins fidèle. Catherine Massé a un réel talent, auquel le procédé offset de cette édition ne rend pas pleinement justice, et qui aurait mérité une édition lithographique.

V - Les éditions bibliophiliques

Il est paradoxal qu'un auteur comme Ludovic Massé, qui a vécu quasiment toute son existence dans le commerce des artistes, en particulier peintres et sculpteurs, n'ait jamais véritablement réalisé de son vivant d'éditions bibliophiliques de ses oeuvres. Les liens qui l'unissaient à des artistes de talent comme Maillol ou Gustave Violet auraient dû lui permettre de réaliser avec eux des éditions de qualité. Gustave Violet avait accepté d'illustrer une série de chroniques qui devaient être éditées sous le titre de Visages de mon pays. Il réalisa les 90 gravures de l'ouvrage qui devait être publié chez Flammarion, mais le projet en resta là.

Il appartenait au fils de l'écrivain, Claude Massé, lui aussi plasticien, de réaliser des projets que son père n'avait pu mettre en oeuvre de son vivant, et de mettre en chantier des publications que lui ont permis ses relations avec les milieux artistiques.

Dès 1980, Claude Massé publie, à tirage limité (40 exemplaires), chez Sitjet imprimeur à Céret, le Sang du Vallespir, illustré de gouaches de Jean Capdeville qui avait été élève de Ludovic Massé.

Celui-ci avait offert à son fils une nouvelle, Monsieur Antonio et autres. L'année même de la mort de l'écrivain, Claude Massé, qui par l'intermédiaire de Jacques Quéralt avait fait la connaissance de Jacques Gaudel à Canohès, publie chez cet artisan graveur et imprimeur la nouvelle en question. Gaudel réalise là un tirage limité (83 exemplaires) des bois d'une très grande qualité. Ancien des Beaux Arts de Paris, cet artisan du livre a eu comme maître pour la xylographie Paul Baudier. Certes, inspiré initialement par le surréalisme, il retrouve, véritable artisan du livre, un classicisme authentique dans l'expression. Durant son séjour en Roussillon, il publie La Nomade de Georges Roquefort en 1975, Le Rendez-vous de Perpignan, Georges Sand et Chopin de Casimir Carrère en 1976, les Contes moraux et fantasques de Jean-Louis Roure en 1977. Monsieur Antonio est sa dernière publication en 1982. Les cinq bois gravés qu'il donne au conte de Massé sont d'une exceptionnelle qualité, même si le texte n’est pas obligatoirement suivi de près.

La même année, il publie en décembre 1982, à 75 exemplaires, aux éditions de La Voix, Soir de fête, avec des dessins de Claude Viallat, un hymne à la tauromachie.

C'est ensuite, le 30 juin 1984, la publication du Fer rouge, tiré à 50 exemplaires avec les illustrations de Jean-Louis Vila et une préface de J. Quéralt et C. Massé.

L'année du centenaire de Massé a vu enfin la publication aux éditions du Trabucayre, grâce à la persévérance de Claude, de Visages de mon pays illustré par Gustave Violet en tirage d'artiste. Un lien profond unissait l'artiste et l'écrivain. Ils étaient roussillonnais tous deux, de toutes leurs fibres. En 1972 Massé rendait hommage à son ami qu'il qualifiait de «sculpteur catalan et citoyen d'Athènes», et chez qui il reconnaissait un «amour commun de la nature, du terroir et des petites gens». L'édition de luxe qu'a publiée le Trabucaire et dont, grâce à l'obligeance de sa directrice Mme Falques, nous reproduisons quelques gravures, témoigne pleinement des qualités de celui que Massé considérait avec Maillol comme le plus grand sculpteur roussillonnais.

VI - Ludovic Massé illustrateur de ses contes.

L'attachement de Ludovic Massé à sa famille était très fort et se manifestait entre autres par un courrier très fréquent, quasi quotidien. Il est dommage qu'un certain nombre de textes aient été détruits, en particulier une partie de la correspondance à Claude Massé.

Il reste  néanmoins fort heureusement encore bien des écrits, parmi lesquels nous avons choisi deux contes à Christophe Massé, son petit fils.

Huhu le Hibou L'Oeuf de Pâques

 

Conclusion

Certes, on peut dire que les circonstances ont joué contre Ludovic Massé : la guerre, la mort de plusieurs de ses amis artistes comme Maillol et Dufy, et bien sûr le fait qu'il se soit arrêté d'écrire très tôt. Mais lorsqu'on fait le bilan de son oeuvre illustrée, on s'aperçoit que très tôt, dès les années 30, ses contes et chroniques ont bénéficié d'une mise en valeur par des artistes de renom tels que Touchagues, A. Detaille, Lingner entre autres. Ses romans ont reçu l'appui d'artistes locaux comme Gili ou François Salvat. Et il doit à la piété filiale de n'avoir pas été oublié : grâce à son fils Claude, les éditions bibliophiliques se sont succédé depuis 1982, avec le concours d'artistes comme Gaudel, Viallat, ou Capdeville. Et il est certain qu'il aurait apprécié de voir fêter son centenaire par la publication de Visages de mon pays, illustrés par son ami Gustave Violet.


© F.G. Belledent
© S.A.S.L. des P-O.
Cet article a été publié in A travers l'histoire du Roussillon, pp.331-341, CVIIIe volume de la SASL, 2001.