L'univers magique de Ludovic Massé
Ludovic Massé est un écrivain qui
échappe aux définitions courantes et dont les
livres n'appartiennent à aucun genre précis.
Ludovic Massé est tout à la fois essayiste,
romancier, conteur et poète. Son oeuvre ne se divise
pas en recueil de contes ou de poèmes, en romans ou en
essais. Son essai sur Tolstoï s'apparente à un
pamphlet, ses romans appartiennent à une
littérature de souvenirs, Les Grégoire,
ou de témoignage, Ombres sur les champs, la
Flamme sauvage, ou tournent au roman d'éducation,
tel le Vin Pur.
De livre en livre, l'écrivain nous parle de
dignité. Sa vie semble guidée tout
entière par un idéal de fidélité
:
à sa terre,
à ses origines populaires,
à son enfance vallespirienne.
La phrase de Bernanos dans Les enfants humiliés
semble être écrite par et pour lui :
«J'ignore pour qui j'écris, mais je sais
pourquoi j'écris. J'écris pour me justifier.
Aux yeux de qui ? Je vous l'ai déjà dit et je
brave le ridicule pour vous le redire. Aux yeux de l'enfant
que je fus».
Dans le monde rêvé que Ludovic Massé
offre dans son oeuvre, s'élève une protestation
contre ce que nous appellerons la perte d'un accord
archaïque avec le monde.
Si cet écrivain a compris le Roussillon et plus
particulièrement le Vallespir comme personne, c'est
qu'il a trouvé dans ce monde clos, immobile et comme
soustrait au temps, ce pays agricole à peine
engagé dans l'ère industrielle jusqu'à
la 2ème guerre mondiale, une terre réfractaire
au progrès, fidèle aux origines, un pays
enfant, contrepoids nécessaire à une
modernité dévastatrice.
Et ce qui donne nous semble-t-il, une unité à
cette oeuvre si diverse, c'est la création d'une
mythologie à la fois personnelle et enracinée
dans une terre. En effet, il y a une répugnance chez
Massé pour l'intellectualisme, pour la psychologie et
sa version récente la psychanalyse. Il y a quelque
chose dans son tempérament d'homme du Sud, de
méditerranéen, qui se dérobe à
l'analyse. Escarbilles est un cahier de notes plus
qu'un vrai journal intime. Le Refus reflète ses
débats face à l'histoire mais «ce livre
clé» comme il disait, relève plutôt
d'un désir obsessionnel de justification pour avoir
choisi l'abstention.
Ainsi Massé n'est point analyste mais mythologue. Ce
trait implique que ces livres sont tournés vers un
âge d'or impossible à atteindre, si ce n'est par
le fragment, la fulguration.
A travers cette mythologie enracinée en pays catalan,
où les recherches poétiques, le goût des
figures mythiques, des «sauvages», dominent, nous
vous invitons à découvrir ou à
redécouvrir l'oeuvre de cet écrivain qui se
sentait profondément «roussillonnais et citoyen
d'Athènes» comme il l'écrivait si
joliment à propos du sculpteur Gustave Violet.
Ce qui est apparaît dès la première
lecture, c'est qu'en transfigurant le réel,
Massé nous offre une vision poétique de sa
terre.
Dans son premier roman, Fièvre au Village qui
devait devenir Galdaras, les descriptions retiennent
l'attention. Les sensations visuelles s'organisent en
tableautins successifs, le réalisme est toujours
coloré et chatoyant, la description devient
poème : l'écriture obéit à une
logique où les mots s'engendrent selon les motivations
poétiques. En décembre, 1936, Massé
devait dire tout le plaisir que lui procurait cette prose
poétique où chaque détail
s'abrège pour mieux fulgurer, où les
idées ont un aspect insulaire.
«Des phrases courtes, hachées de virgules et de
points. C'est agréable à l'oeil. Comme un
archipel sur une mappemonde. La longue phrase, ça me
produit toujours l'effet d'une traversée avec ses
périls et il faut parfois retourner à
l'embarcadère où on a oublié un bagage.
Dans le style concis, on saute d'île en île. Et
si l'île s'enfonce un peu au passage, on a meilleure
conscience de l'audace».
Dans Galdaras on trouve l'une de ces variations, de
ces chatoiements que l'auteur affectionne :
«L'abreuvoir a reflété le ciel toute la
nuit, il est encore plein d'étoiles. Le premier cheval
qui s'approche les fait s'évanouir Le maître
siffle deux petites notes fraîches comme un murmure de
ruisseau. Le niveau de l'abreuvoir baisse sans bruit. A la
fin, on entend le gémissement de l'eau qui
s'égoutte quand le cheval lève la tête
pour montrer qu'il a fini». Et, dans Lam, la
truite, épopée d'une truite et d'un
torrent, les chapitres I et II constituent l'ouverture d'un
opéra de la nature. Nous assistons au printemps
à une parturition gigantesque, celle du gouffre noir
enfantant les sources.
«Il s'en délivre à travers ses flancs
épanouis(...) Sa chair s'en va en lambeaux
animés qui sont des sources, en épanchements,
en sanglots, en fureurs, qui sont de la vie».
Dans sa violence native, l'eau féminine,
véritable plasma de la terre, change brutalement de
sexe. A la vision abyssale de l'eau des profondeurs,
mystérieuse et insondable, succède, celle,
dynamique, des eaux mâles, désordonnées
et sauvages d'Asglaï, le torrent. De l'abîme des
Oubells aux défilés de Tarnère, de sa
descente aux enfers dans le gouffre de Caralbe jusqu'à
l'appel du fleuve côtier, sa vie n'est qu'une suite
d'éclairs, d'attaques, de parades.
«Né en criant du granit entre deux rocs
immenses»,
Ce torrent est un être total qui a un corps, une
âme, une voix :
«Il entre dans la vie avec un coeur
fort»,
«Il est gros comme un bras musclé qui vrille ses
forces dans le soleil»,
«Il est comme un tronc d'homme».
Investi d'une impossible mission,
«conquérir», il court vers son destin
:
«Son chemin est tracé dans le roc, ses
gouffres sont creusés, ses tunnels percés, ses
crevasses béantes, sa route d'enfer n'a pas
d'inconnu».
Dans le Mas de Oubells avec lequel, en 1933,
l'écrivain entre en grande littérature, la
montagne apparaît voleuse de lumière.
Maléfique, immuable, elle circonscrit l'espace
tragique. Elle encercle, fait écran à la
lumière, projetant aux alentours son ombre froide :
«Les montagnes entouraient l'école et le
village. C'étaient elles qui faisaient la nuit, qui
faisaient le froid, elles emplissaient les fenêtres
jusqu'aux vasistas où s'étaient
réfugiées quelques étoiles».
Cette âpreté des Oubells attire
irrésistiblement lors de ses promenades Lucien
Grégoire, le nouveau maître d'école
arrivé depuis peu à Montalbère :
«Ce pays qui décourageait des hommes pourtant
rudes et gardait un air de farouche antagonisme dans le
moindre détail, le faisait penser à une
âme incorruptible et dure».
Cette façon de traiter le paysage de manière
symbolique, Massé nous en livre la clé dans une
note, «âme d'enfant, âme d'homme»,
retrouvée dans le manuscrit de Versants de la
douleur qui allait devenir Le Mas des Oubells
:
«J'aime imaginer l'âme d'un enfant sous l'aspect
d'une pelouse plate et naïve, toute verte et toute
tendre, et qui attend des événements de la vie
des modifications, ses vallons, ses cassures, ses
édifications, ses tremblements de terre, ses
monuments, sa géologie, toute une géographie
sentimentale et physique. L'âme d'un homme c'est le
paysage. Il est plus ou moins heurté, plus ou moins
paisible, plus ou moins peuplé. Il est vaste et la
lumière le baigne. Il est étriqué,
abrupt et des coins inexplorés y restent dans l'ombre
(...) Et c'est pour cela, sans doute, que chaque paysage me
fait penser à une âme d'homme et qu'ainsi
identifié il m'inspire».
Le goût des figures mythiques est une autre constante
dans l'oeuvre de l'écrivain.
L'univers de Massé est, en effet, peuplé d'une
sorte de demi-dieux barbares appartenant à un pays,
à un monde où les passions s'expriment avec une
violence immédiate. Parmi eux se détachent les
brutes élémentaires dont le prototype est
Galdaras.
On sent le goût de l'écrivain pour la
virilité, la force physique crue et nue, son
désir de retrouver l'homme primitif sous les
sédiments déposés par la
civilisation.
A Galdaras, Massé prête une nature proche de
l'animalité ; Galdaras c'est d'abord un énorme
chien qui, «comme le molosse tolère les
taquineries du chiot», ne se soucie guère des
gestes et des cris de son compagnon de travail, Poussou, le
sourd-muet. Sa goinfrerie et son goût de l'ordure le
rapprochent du porc. Sa voracité est
célèbre dans tout le pays. Mais plus encore, il
apparaît comme une bête sauvage lorsque, sous
l'emprise de l'alcool, il bat, assomme, défigure. Dans
un déchaînement de violence sans frein, il se
transforme en sanglier dont il a la puissance
dévastatrice. Son domaine, c'est la forêt
ténébreuse génératrice
d'angoisse, de terreurs ancestrales. Fermée,
silencieuse et ombreuse, elle représente l'antre du
monstre. Son attribut ? La hache, symbole de justice qui
sépare le bien du mal. A la fois arme et outil, elle
fend l'écorce de l'arbre. Elle frappe et tranche, vive
comme l'éclair, les chênes liège au coeur
sanglant, victimes offertes, à sa puissance
destructrice : «La clairière jonchée de
cadavres formait un grand cercle de lumière et de
souffrance».
Comme Galdaras, le Chouline présente toutes les
caractéristiques du monstre. Comme lui encore, ses
attitudes l'apparentent à un animal, à l'ours
dont il a les balancements, soit au porc. Son
animalité surgit de façon irrésistible
lors du carnaval, ce moment où se débrident les
forces et les pulsions de l'être profond. Le visage
recouvert d'un masque de chien le Chouline «aboyait. Il
aboyait sans arrêt depuis la veille. Il aboyait pour
demander à boire, pour remercier en posant son
verre... Il faisait ouah ! ouah! comme un vrai chien au
milieu des rires harassées».
Son attribut ? Le couteau, arme cruelle et outil de travail,
instrument de sacrifice, de vengeance, d'exécution,
tranche, coupe, sépare, ensanglante, égorge
dans les mains de Chouline. La couleur rouge l'accompagne
à chaque évocation. Personnage tchonien, il est
attaché au rouge sombre de l'oppression, du meurtre,
du sadisme : «Le Chouline baignait dans le sang. Il en
avait sur les poignets comme un boucher sur le front comme un
criminel ; et dans ses veux, du sang reflété,
plus sombre encore».
Au-dessus de ces deux figures monstrueuses que
sécrète parfois le village, plane le souvenir
du seigneur Hugues de Cabrenc dont la cruauté reste
légendaire en Vallespir. Dans l'un de ses plus beaux
textes, Le Sang du Vallespir, Massé
évoque le bâtard
«légitimé» à coups
d'arbitraires et d'assassinats. Sa nature diabolique se
manifeste au regard par ses cheveux «roux comme un
incendie». Cette couleur implique le feu impur qui
brûle sous la terre, les délires de la passion
et du désir qui le consument.
Paysages traités de façon symbolique,
personnages mystifiés créent un
véritable univers magique.
Parfois, sortant éblouis de l'exposition d'un grand
peintre, nous constatons que le monde se met à
ressembler aux chefs-d'oeuvre, que nous venons de contempler.
Il en va de même après la lecture de certains
textes de Massé : l'auteur est parvenu à nous
imposer si fort sa vision que, le livre refermé, les
choses et les êtres nous en paraissent
transfigurés.
Le mythe du paradis perdu de l'enfance hante l'oeuvre de
Massé. Certes, le thème subit quelques
variations. Dans Le Livret de famille,
l'écrivain célèbre
l'irresponsabilité heureuse du jeune garçon
qu'il était. Dans La Fleur de la jeunesse il
décrit le traumatisme du passage de l'enfance à
l'adolescence. Dans Le Vin pur, Jantet Paric est
précipité dans l'âge adulte à la
suite d'une effraction qui profane à jamais un bonheur
dont aucune conquête virile ne saurait donner
l'équivalent. Dans La Terre du liège, le
retour à l'enfance ne signifie plus régression
complaisante à un passé historiquement
condamné, mais plongée dans la nudité de
la matrice en vue d'une renaissance de l'homme mûr.
Quant aux adultes, il ne leur reste plus qu'à
entreprendre un pèlerinage aux sources.
Son accord profond avec sa terre natale, l'écrivain
l'a souligné avec un rare bonheur poétique dans
son dernier texte «Quand un catalan...» :
«Les Albères bleues et le Canigou
tutélaire (...) Excellents décors, beaux sujets
de cartes postales, certes ; ils sont plus encore
l'explication et la justification de nos
légèretés et de nos lourdeurs d'unies.
Ils font partie de notre paysage intérieur ; ils sont
le substratum de nos vertus et de nos
défauts». Ce coin de terre impose sa loi
à la pensée et commande ses émotions :
dans ce lieu donné et choisi, il veut vivre et
mourir.
Cette terre originelle qui lui a imprimé sa marque est
aussi terre d'aboutissement et symbole de
régénérescence au point que son
séjour de trois ans à l'Ecole Normale de
Perpignan est ressenti comme un véritable exil :
«Dès ma sortie de l'école, je retournai
dans mes bois. J'y plantai ma tente ; quatre piquets dans une
clairière, à l'abri du vent. J'v suis
toujours».
Son choix restera définitif. Il ne le remettra jamais
en question. Toutes les influences extérieures se
briseront contre cette volonté. Le vent lui-même
«finira par se décourager». De là
une sensation d'arrachement épouvantable dès
qu'il s'éloigne de l'aire catalane - par exemple
durant son séjour en Ariège, quelques mois en
1944 - son goût des replis, son horreur du voyage et du
mouvement.
Dans les moments de désarroi, la terre mère
retrouve pour lui ses fonctions d'asile et de refuge.
Massé insiste sur la puissance salvatrice du sol natal
:
«Comme le soldat, le forgeron et le poète de mes
histoires, il m'arrive de m'enliser, de me tromper, de
m'illusionner (...) Comme mon Catalan de Verdun, je
n'hésite pas davantage à appeler au secours,
à m'agripper aux jupes de notre vieille mère
(...) rien de tel pour recouvrer la
sérénité».
C'est auprès de cette terre mère qu'il va se
purifier et se pacifier. Toute sa vie, il s'est astreint
«à des repliement farouches sur (s)es
maîtres, (s)es sources, (s)a conscience en somme
!» La gravité de l'affirmation
révèle son besoin de communions
fréquentes et ferventes avec la nature
roussillonnaise.
Cette démarche, d'abord instinctive, est aussi
intellectuelle, puisque l'écrivain retrouve, dans sa
terre, ses certitudes. Son pays natal éloigne de lui
le doute, lui évite de tomber dans les pièges
du superficiel, de l'illusoire. Il le ramène à
l'essentiel, à l'authentique.
Massé, le sédentaire, pratique ces sortes de
pèlerinages intérieurs pour se
régénérer spirituellement. Son attitude
païenne s'apparente, en somme, à la plus haute
religiosité.
© Bernadette Truno
© S.A.S.L. des P-O.
Cet article a été publié in A travers
l'Histoire du Roussillon, pp.323-330, CVIIIe volume de la
SASL, 2001.