Les triumvirs
Ces temps sont affreux, et ceux qui vont les suivre ne
promettent que des accalmies passagères. Les premiers
rôles seront tenus cependant par des hommes quelquefois
accessibles à de vagues retours de justice et de
pitié. L'atrocité ne sera plus que de la
cruauté, au moins quelquefois. Pompée,
César, Crassus, Cicéron, Clodius, Catilina,
Caton, tels sont les noms qui vont remplir la ville et le
monde. Nous n'avons pas à les suivre au loin. Le drame
se joue aux frontières chaque jour reculées,
car Rome ne fut jamais plus glorieusement conquérante
qu'en ces jours de séditions journalières et de
tempêtes civiles, mais le Forum reste la place toujours
disputée, la conquête suprême, le champ
d'une bataille toujours recommencée.
Un premier mariage a fait de Pompée approximativement
le gendre de Sylla, sa fiancée étant la fille
d'une des femmes de Sylla, mais issue d'une
précédente union ; et, pour complaire à
cette apparence de beau-père, le jeune Pompée
s'est si bien essayé aux rigueurs sanglantes, que
déjà le dictateur saluait l'adolescence pleine
de promesse d'un petit bourreau : adolescentulus
carnifex. Mais Pompée, vaillant soldat et qui a
reçu de ce même Sylla des enseignements plus
avouables, car il a servi dans ses armées, n'a pas le
tempérament d'un bourreau, ni même d'un
proscripteur implacable. Il a de l'orgueil, mais aussi, de la
vanité, et la vanité est toujours mauvaise
conseillère. Il aime la gloire, et cela convient
à ce digne fils de Rome. Nous sommes tous sensibles
aux attraits de la gloire, proclame Cicéron, les
grands coeurs plus encore que tous les autres. Mais
Pompée est non moins sensible à la gloriole. Il
se payera de cette fausse monnaie. Tout ce qui brille
l'attire et l'affole. Il éblouira longtemps le peuple
romain, mais il s'éblouira lui-même et partout
et toujours. Il saura gagner des batailles et les vanter, les
fêter ; il apparaîtra comme un dieu au
dénouement prochain d'une tragédie ; il
s'empressera même à moissonner les lauriers des
autres, estimant peut-être que toute victoire est chose
due au grand Pompée et que son génie l'a
inspirée si son bras ne l'a pas décidée.
Il rêvera la toute-puissance, très
médiocrement respectueux des lois et des traditions de
Rome, mais il n'osera directement la saisir. Il attendra des
événements, de la fatigue des uns, de
l'engouement des autres, une dictature qu'il se garderait
bien d'abdiquer à l'exemple de son premier
maître. Il briguera, il obtiendra, et même il
méritera une immense popularité, nais il ne
saura pas la maintenir, et ce grand vainqueur, frappant la
terre du pied, aux jours de crise suprême, bien loin
d'en faire surgir des légions, n'aura d'autre
ressource que l'abandon immédiat de toute l'Italie, la
fuite au delà des mers. Il n'aura rien su
préparer et rien su prévenir. Il prêtera
ses légions à César pour
conquérir les Gaules, imaginant peut-être que
ces soldats, longtemps les siens, le resteraient toujours,
qu'ils accourraient toujours dociles au mot d'ordre qu'il lui
plairait leur adresser, et que les légionnaires de
César, vainqueurs des Gaulois, des Bretons, des
Germains, de cent peuples dont les noms mêmes
jusqu'alors étaient inconnus, redeviendraient les
légionnaires de Pompée. On ne saurait dire ce
qui l'emporte dans ce calcul de l'outrecuidance ou de la
naïveté.
Cicéron |
Les campagnes de Pompée, non plus que celles
de César, ne sont de notre sujet. De l'un à
l'autre de ces deux hommes et plus tard de l'un à
l'autre de tous les remueurs de la plèbe qui vont
se disputer la suprématie sur les ruines des
antiques institutions romaines, nous voyons un homme
aller, venir, reculer, avancer, gémir souvent,
tonner quelquefois, parler toujours, et cet homme, la
gloire de l'éloquence latine, est Cicéron.
Sa vie presque tout entière se déroulera
à Rome, car il se lamente, à peine en
est-il éloigné, et toute sa philosophie ne
saurait tempérer longtemps ses regrets. J'ai
perdu ma lumière, dit-il, dès que le
Capitole n'est plus visible au prochain
horizon. |
Cicéron, cela est un nom, ou plutôt un sobriquet
burlesque et qui prête à rire. Un pois chiche,
cela n'est pas un objet bien rare et d'un usage
relevé. Cicéron ennoblira ce nom de famille, il
signera son nom de l'objet même, son homonyme, et
l'inscrira sur un vase de bronze par lui consacré aux
dieux immortels.
Cicéron n'est pas de bien haute naissance. Son
mariage, ses talents, largement rétribués,
jamais cependant abaissés à quelque indigne
vénalité, lui ont assuré les moyens de
mener une très large existence. Chevalier, et
très attaché à la caste des chevaliers,
il habite aux Carines. C'est un quartier
élégant, et Pompée lui aussi abrite
là ses pénates. Les Carines ne sont pas
éloignées du Forum. Cicéron voudra
cependant s'en rapprocher encore. Dans cette ville si
aimée, le Forum l'attire, le retient, rappelle ses
plus constantes pensées. Quelques patriciens d'humeur
grondeuse s'indigneront qu'un homme nouveau, issu de petites
gens, un provincial, ose venir au Palatin usurper la
mitoyenneté des demeures pleines d'ancêtres
glorieux ; mais Cicéron ne craint pas les propos
railleurs. Il manie le rire et la moquerie comme pas un
orateur de Rome. N'a-t-il pas entretenu commerce si familier
avec la Grèce, qu'au retour de son premier voyage on
l'appelait lui-même le Grec ? Ce n'est qu'un jeu
pour lui de mettre les rieurs de son côté.
Tout enfant il a cadencé dactyles et spondées ;
et les vers lui resteront toujours un exercice facile. La
Grèce l'a enseigné, disons-nous, et dans les
écrits des sages disparus, et dans les harangues
encore tout enflammées des orateurs fameux, et dans
les leçons avidement écoutées de Philon
le philosophe ou du Rhodien Apollonius, fils de Molon.
César à son tour sollicitera les conseils de
celui-ci.
Apprendre à penser n'est pour l'orateur que la
moitié de la tâche. Il lui faut encore
posséder la diction, la mimique et le geste. On ne
saurait trouver meilleurs initiateurs à cette science
que des comédiens. Roscius, le seul acteur qui ait
semblé digne par son talent de monter sur la
scène et par sa vertu de n'y monter jamais, enseigne
Cicéron et reste son familier. Roscius excelle surtout
dans la comédie ; aussi ses avis ne sauraient suffire,
la comédie journalière du prétoire et
des rostres sombre trop souvent aux épouvantes de la
tragédie. Aesopus, acteur tragique, complète
cette précieuse éducation.
Sylla encore debout projetait son ombre redoutée sur
le Forure, lorsque, pour la première fois, le
très jeune Cicéron a pris la parole. Il ne
s'agissait que des intérêts d'un particulier et
d'une affaire civile. Mais le plaignant, un premier Roscius,
non pas le comédien, avait encouru les colères
de Sylla, et si par hasard il avait gardé sa
tête sur ses épaules, ses biens étalaient
des brèches béantes. Défendre cette
victime et ce proscrit, c'était directement attaquer
le proscripteur. Aussi voyons-nous Cicéron, d'autant
plus en danger que sa parole avait triomphé,
déserter aussitôt sa chère Rome et sa
douce Italie pour la Grèce lointaine.
Toutefois le Forum avait écouté, applaudi la
grande voix d'un maître de l'éloquence ; il ne
devait plus de longtemps l'oublier.
La première question, mais celle-ci publique et
intéressant la destinée même de
l'état, qui amène Cicéron aux rostres,
est la loi dite Manilia, du nom de Manilius, le tribun
qui l'avait proposée. Il s'agissait de confier pour
trois ans à Pompée le commandement des
armées d'Orient, le gouvernement de la Colchide, de la
Cilicie, de l'Arménie, de la Cappadoce, bref d'un
empire déjà immense et que de prochaines
victoires devaient grandir encore, enfin la direction
suprême de la guerre contre Mithridate, un digne
adversaire toujours reparaissant, jamais lassé.
Quelques-uns, et non des moins prévoyants,
résistaient à cette prodigalité
d'honneurs et de puissance. Cicéron cependant appuyait
la loi et contribuait plus que personne à la faire
adopter. Il était dans sa destinée de toujours
chérir la liberté romaine, mais non pas
toujours de la servir utilement.
Pompée éloigné, emporté au
tourbillon de ses conquêtes et bousculant du pied les
sceptres et les trônes, Cicéron, tout à
coup va grandir et pour quelques jours il occupera la
scène, très dignement et, ce qui devient plus
rare, très honnêtement.
Cicéron est consul, mais cette dignité, un
patricien la lui a disputée. Ce rival, nous l'avons
déjà rencontré jeune parmi les plus
infimes sicaires, pourvoyeurs des charniers de Sylla.
L'ambition de Catilina, ou plutôt, ce mot est trop
beau, son appétit de jouisseur s'est
exaspéré avec l'âge. On ne saurait
trouver un scrupule qui le gêne. Il a enlevé une
vestale ; il en a fait sa femme. Il a sa bande, on pourrait
dire son armée nombreuse et facilement recrutée
parmi les vétérans de Sylla, les
quémandeurs d'emplois vainement sollicités, les
débiteurs perdus de dettes, tous les
déclassés, tous les mécontents, les
meurtriers publics maintenant sans emploi. Il leur a promis,
il s'est promis à lui-même la curée
triomphante de Rome, et cette conquête plus profitable,
plus prochaine que pas une autre, peut sembler aussi plus
facile, tant de lâches défaillances ont
épouvanté les esprits, tant de
complicités consenties hier, avouées demain,
étendent et forment cette immense conjuration.
«On ne saurait trouver dans une école de
gladiateurs un téméraire, capable de toutes les
violences, qui ne se dise l'ami intime de Catilina, ni au
théâtre un bouffon énervé et sans
âme qui ne se glorifie d'avoir été le
compagnon de ses débauches». Cicéron dit
cela et Rome le sait à merveille, car si les
menées restent secrètes, ou du moins
enveloppées de quelque mystère, le meneur
apparaît devant tous et son effronterie même lui
devient une force redoutable. Ses vices, ses
désordres, ses insolences, ses cruautés, ses
sacrilèges même lui sont des titres aux
épouvantes des uns, aux espérances des autres.
Les vertus et les services rendus a la chose publique ne sont
plus ce qui toujours recommande le mieux. Cicéron dira
: «Je prends sur moi la haine des pervers».
Parole fière, mais d'une portée bien lointaine
et qui ne sera pas oubliée ; défi superbe mais
qui sera relevé.
Cependant la terreur est partout, dans les rues de Rome,
jusque dans le ciel, comme si les violences pressenties, les
crises annoncées ne devaient pas épargner
même la majesté des dieux. La foudre a
frappé le Capitole ; un hibou piaulant s'en est
envolé. La louve de bronze a trébuché
sur son piédestal. Des enfants sont nés, tenant
la main gauche sur la tête. Les tables on sont
écrites les lois se sont fendues, comme
balafrées d'un poignard invisible.
La nouvelle de ces prodiges a couru toute la ville, et
Catilina, audacieux mais habile en ses complots parricides,
n'aurait garde d'y contredire. Ces épouvantes
déjà le grandissent à l'égal de
quelque divinité dévastatrice et vengeresse. On
assure que lui-même et ses complices les plus familiers
ont échangé d'effroyables serments et que le
sang humain, bu dans la même coupe, a sanctionné
leur alliance.
Un homme veille cependant, un homme délicat de
santé et d'un aspect assez débile. Un de ces
gladiateurs, grands amis de Catilina et qui lui prêtent
une escorte plus redoutable encore que celle, jusqu'à
ce jour refusée, des douze licteurs consulaires,
l'assommerait d'un coup de poing ou l'étranglerait,
sans même avoir besoin d'y mettre les deux mains, tant
le cou de cet homme est effilé et mince. Il est
malhabile au maniement du glaive et ce consul peu militaire
proclame que les armes doivent céder à la toge
civile. Sa poitrine est faible, mais une âme vaillante
l'habite, et la voix qui s'en échappe se haussera aux
accents les plus superbes, elle sera, pour quelques jours du
moins, la voix même de la patrie. Le Forum la
reconnaîtra, le Forum qui déjà semblait
n'en plus garder le souvenir.
La parole n'est plus un vain bruit qui retentit et qui passe,
c'est une action. Faut-il dénoncer le complot, mais
aussi l'arrêter ? Cicéron a convoqué le
Sénat au Palatin, dans le temple légendaire de
Jupiter Stator, de Jupiter qui arrête ; et c'est
là devant Catilina venu prendre séance avec sa
confiante audace de joueur sûr d'une partie
gagnée, que la voix révélatrice a
tonné et que le traître flagellé en plein
visage, dissimulant tout d'abord mais bientôt confondu,
s'est lui-même dénoncé. Sa pâle
colère décolore, jusqu'à la
dernière lividité de la mort, sa pâleur
accoutumée ; son geste, le plus souvent lent, a
quelque chose des paresses nonchalantes de la
panthère, puis tout à coup il se
précipite véhément et
désordonné. La parole a suffi, mais quelle
parole à jamais foudroyé de plus haut ? et
Catilina s'est enfui de l'assemblée. Entre les
complices inavoués que peut-être il y comptait,
aucun n'a osé prendre sa défense.
Regagner sa maison, toute voisine cependant, car il demeure
au Palatin, il n'en saurait prendre le temps. La voix de
Cicéron tonne encore sur ses pas et le chasse de Rome.
Là-bas une armée l'attend aux montagnes
d'Etrurie ; il trouvera la bataille, mais aussi la
défaite et la mort.
Faut-il maintenant, l'oeuvre préservatrice
n'étant pas encore achevée, juger les complices
de Catilina, ces misérables qui déjà
avaient organisé la dévastation de Rome,
préparé l'incendie, posté les bandits
armés qui devaient activer les flammes envahissantes
et massacrer quiconque aurait essayé de les
arrêter ? Faut-il, suprême infamie,
révéler l'alliance monstrueuse de ces Romains
et d'une tribu gauloise toute prête à violer la
frontière ? Cicéron encore une fois
traîne à sa suite le Sénat, et cette
fois, évoquant une déesse, suprême
conciliatrice, il a voulu qu'il siégeât dans le
temple de la Concorde.
Le danger n'est pas beaucoup moins grand qu'il ne
l'était la veille ; car les dispositions du peuple
restent incertaines. Brûler la ville de Rome, cela
n'inquiète et n'indigne qu'à demi cette foule
avide et qui n'a d'autre toit que les portiques hospitaliers
des temples et des basiliques. Crassus, enrichi dans l'achat
de patrimoines vendus aux enchères lors des
proscriptions de Sylla et qui possède des rues tout
entières, comme quelques autres fastueux
propriétaires, prendrait de toute cette affaire un
plus juste souci. Cependant quelques soupçons
circulent ; mal démentis, qui font de Crassus un demi
complice de Catilina. O temps ! O moeurs ! comme
s'exclamait hier Cicéron. Combien de peine auront les
juges des enfers à sonder les derniers replis de ces
âmes ténébreuses ! Et combien justement
Cicéron dira à son confident Atticus :
«Nous avons perdu, non pas seulement la sève et
le sang, mais jusqu'à l'apparence et la couleur de
notre ancienne Rome !»
Cet Atticus reste l'un des hommes les plus honnêtes et
les plus estimables de Rome en un temps où le
dénombrement en serait facile. Très habile
toutefois, très prudent et même timoré,
il est l'ami de tout le monde, et sa diplomatie, toujours en
éveil, sollicite et entretient adroitement ces utiles
amitiés. Atticus est de bon conseil, mais de conseil
timide. Correspondant empressé de Cicéron,
dès que Cicéron a quitté Rome soit pour
le délassement des champs et l'apaisement discret de
quelqu'une de ses villas, soit dans les tristesses d'un
bannissement ou d'une fuite involontaire, il écrit
longuement, mais toujours se fait renvoyer ses lettres et
soigneusement les détruit. Pas d'amour-propre d'auteur
ni de prétention littéraire. Cicéron se
ferait étrangler pour sa patrie, aussi pour une phrase
éloquente et harmonieusement pondérée.
Atticus tient beaucoup à vivre, estimant la vie chose
bonne et réjouissante. Aussi, et c'est là un
chef-d'oeuvre de conduite qui témoigne de son adresse,
il vivra longuement, brillamment, heureusement. Sa fille
épousera Agrippa, sa petite-fille l'empereur
Tibère. Ce cher et bon ami Cicéron aura
été égorgé, la liberté
romaine prise au lacet aura jeté son dernier
râle, nul doute que cet excellent Atticus n'en ressente
quelque regret, mais enfin il faut bien penser qu'un long
voyage ne saurait s'achever sans que l'un ou l'autre des
compagnons reste en chemin. Il relira les charmantes lettres
de Cicéron, il les a pieusement gardées, et les
dialogues, les petit traités, de la Vieillesse, de
l'Amitié surtout, et nul doute que ces muettes
causeries ne consolent ce cher Atticus.
Ce n'est pas lui assurément qui aurait vaillamment
soutenu Cicéron dans sa lutte contre Catilina. Par
bonheur Caton est là, et cette haute figure domine la
tourbe grondante que devient le peuple romain, ainsi qu'un
rocher sourcilleux, le flot que la tempête affole et
que souille l'écume.
Le premier Caton, le censeur, est son bisaïeul. Il a
hérité de lui l'indomptable fermeté
d'âme, la rigide et farouche probité, mais non
pas la dureté presque cruelle. Tout enfant,
plutôt que de reconnaître pour légitimes
les revendications des Italiens en quête du droit de
cité, il s'est laissé empoigner par un
contradicteur un peu brutal, suspendre dans le vide d'une
fenêtre béante, et son entêtement se
serait broyé la tête sur les dalles de la rue
plutôt que de fléchir. Il n'apprenait pas vite,
mais n'oubliait jamais. Son enfance est triste, sevrée
de la tendresse d'une mère, curieuse, acharnée
à demander le pourquoi de toutes choses, mais sans
aimable abandon, sans la détente du rire, sans le
rêve qui dore les prochains horizons. A quatorze ans
Caton a jugé, condamné la tyrannie de Sylla, et
cette innocence, indignée de l'universelle
lâcheté, se ferait vengeresse et
meurtrière, si les précepteurs en émoi
ne la tenaient sous clef. Il est peu causeur : il aura bien
le temps de parler, dit-il à ceux-là que cette
réserve étonne, le jour où il aura
quelque chose à dire qui en vaille la peine.
Ces manières ne sont pas pour lui concilier beaucoup
d'amis, encore moins de flatteurs. La fortune de Caton ne
saurait promettre que des orages aux rares fidèles qui
la suivront.
Nous avons signalé, parmi les monuments qui bordent le
Forum, la basilique Porcia, création du vieux Caton.
Il paraît que ses dispositions intérieures ne
convenaient plus aux habitudes nouvelles, peut-être
à l'encombrement d'une affluence toujours
grandissante. Les tribuns projetaient de les modifier,
désireux de faciliter le va-et-vient de leur
clientèle, car c'est là qu'ils ont pris
l'habitude journalière de donner audience. A ce beau
projet, que sa piété familiale réprouve,
le jeune Caton s'est opposé, et tel fut le sujet de sa
première harangue.
Ainsi que son ancêtre, Caton dédaigne les
manières élégantes. Il est souvent mal
mis. Souvent il oublie de se chausser même de vulgaires
sandales. On le voit, les pieds poudreux, traverser le Forum
et siéger dans la Curie. Cependant ce va-nu-pieds sait
imposer l'attention, le respect et même le silence. Les
femmes ne l'aiment guère, la sienne d'abord, qu'il
répudiera, sa soeur qui n'aura de tendresse que pour
le jeune César, un libertin effronté, mais d'un
commerce charmant.
César, fils de Vénus et très fier de
cette origine que ses grâces natives à merveille
confirment et justifient, est déjà un
héros et la renommée lui sourit, pressentant
une éblouissante aurore. Il fait des dettes royalement
et royalement oublie de les payer. Ses créanciers
déjà lui composent une magnifique
clientèle et toujours assidue au seuil de sa maison.
Il trouvera toujours préteur, s'estimant
lui-même très haut. Sylla méditait
d'étouffer cet aiglon dans son aire, devinant
déjà en lui plusieurs Marius. Au reste, Julia,
la femme de Marius, était la soeur du père de
César.
César a dû fuir devant l'hostilité
déjà déclarée du dictateur. Un
roi est devenu son hôte, Nicomède, roi de
Bithynie. Cette hospitalité royale offerte à un
citoyen romain, même proscrit et sans dignité
officielle, n'est plus qu'un incident vulgaire. Les rois en
disponibilité plus ou moins volontaire ne sont pas
rares à Rome, et tel citoyen qui ne saurait compter
entre les plus fameux, y mène plus grand train. Il
n'est pas sûr que les savetiers du Vélabre se
détournent toujours pour voir passer ces
quémandeurs de couronnes. Pompée aux Carines
héberge un Ptolémée ; Ariobarzane, roi
d'Arménie, tient à grand honneur que son fils
habite auprès de Cicéron. Caton lui-même
est l'ami du roi des Galates ; il n'en tire aucune
vanité ; et les cadeaux offerts par l'un,
obstinément refusés par l'autre, refroidiront
cette amitié.
Le lointain exil de César ne l'a pas fait oublier.
Comme personne il sait réveiller l'attention publique,
et toujours, de loin ou de près, il est en
scène. Très élégant, bien
peigné, accoutré selon la mode du lendemain,
affectant quelquefois l'insouciance et je ne sais quel
détachement des soucis qui sont une fatigue, il
déroute les soupçons des uns - tous n'ont pas
la clairvoyance de Sylla - il flatte les ambitions des autres
; il est multiple, il est changeant, il est redoutable ; il
est aimé, parle à merveille, la Grèce a
perfectionné et raffiné les dons
prodigués à ce demi-dieu grandissant, il
plaît souvent à Cicéron, beaucoup moins
à Caton, mais toujours au soldat, qui devine un
puissant meneur d'hommes : au populaire, qu'il flatte avec la
désinvolture superbe d'un digne patricien et la
camaraderie familière d'un bon camarade.
Tombé aux mains des pirates qui hantent les rivages
d'Ionie, taxé à vingt talents, il a voulu
lui-même hausser la rançon à cinquante.
Puis il a semblé prendre le commandement de ses
maîtres d'un jour, les faisant taire lorsque leur
bavardage troublait son sommeil et leur promettant de les
faire pendre au premier jour. La rançon payée,
il a tenu parole. Lui-même a équipé la
flotte, conduit la chasse, mené la campagne,
vengé sa première défaite. C'est
déjà en victorieux qu'il est rentré dans
Rome.
Il est questeur, il est édile, il est grand pontife.
Cependant il se moque très plaisamment des dieux,
pressentant déjà peut-être que les
Césars suffiront à repeupler l'Olympe ; il
croit peu à son âme, beaucoup à sa
fortune. Julia est morte, la femme de Marius, la tante de
César. Bruyamment, pompeusement, César
mène ses funérailles, et les images proscrites
de Marius reparaissent saluées des sympathies,
même de l'attendrissement du Forum. César
prononce l'oraison funèbre de la défunte. C'est
d'un bon parent, aussi d'un politique habile, et le
succès encourageant de nouvelles audaces, un beau
matin les trophées de Marius, replacés sur leur
piédestal, à la grande surprise du Sénat
qui voudrait protester, mais n'ose pas, promettent à
la Rome des batailles, l'épopée de magnifiques
conquêtes.
C'est la coutume des magistrats, des édiles tout
particulièrement, de payer leur bienvenue au peuple en
fêtes, en distributions, en jeux publics. César
inventerait ce bel usage s'il ne le trouvait
déjà établi. Il fait les choses
grandement. Trois cent vingt couples de gladiateurs, par lui
recrutés, toute une petite armée, ont paru dans
le Forum. Déjà César est endetté
de treize cents talents. Les créanciers pensent avoir
placé leurs fonds à très gros
intérêts. Le débiteur est encore un
usurier plus habile, et ce Pactole répandu emportera
bien loin César et sa fortune.
Lui aussi, et bien jeune encore, il donnera
l'hospitalité aux rois, ou plutôt (César
est coutumier d'aimables galanteries) à une reine, une
Ptolémée. Cléopâtre sera la
divinité mystérieuse des jardins de
César et de sa maison des champs. Il habite la
Regia depuis que le suffrage populaire l'a
revêtu de la dignité de grand pontife, et cette
nomination l'a fait le voisin des Vestales. Mais quelques
heures de son existence, et non les moins charmantes,
s'écouleront là-bas, au delà du Tibre.
Il n'accueillera que de rares initiés à ces
réunions intimes. Cicéron cependant y sera
convié, et l'Egyptienne, subtile et ondoyante en ses
pensées, comme les vipères de son pays en leur
fuite capricieuse, lui promettra l'envoi de quelques
curiosités, reliques des anciens Pharaons ; l'oubli de
cette promesse désobligea beaucoup
Cicéron.
César déjà essaye de tout, même de
la clémence, et dans le Sénat il a opiné
à demi en faveur des complices de Catilina. Il
voudrait qu'on épargnât ces précieuses
existences, et cette modération, au lendemain des
proscriptions de Sylla, sous la menace de complots à
grand'peine déjoués, ne laisse pas que de
paraître singulière. Mais Caton parle haut et
ferme, justicier plus rigoureux que Cicéron
lui-même. Il faudra cependant que Cicéron aille
un à un prendre les cinq condamnés, tant cette
répression suprême apparaît encore mal
assurée, que lui-même les escorte à
travers le Forum. Il ne les abandonnera qu'au seuil de la
prison Mamertine. Cinq misérables
exécutés et sacrifiés à la
sécurité de Rome, dans l'évidence
absolue des crimes déjà consommés, c'est
là cependant à peine de la rigueur, et
Cicéron répugne à toute
cruauté.
Il lui faut pourtant justifier sa conduite, d'abord dans le
Sénat, où la tâche est facile, puis dans
l'assemblée du peuple, et l'entreprise est plus
incertaine. Il l'emporte cependant. César reconnu, a
vu sa promenade accueillie de quelques sifflets.
Cicéron, bien au contraire, a fait taire la haine et
des acclamations l'ont salué aux derniers mots de sa
harangue.
Si des jeux inaugurent l'entrée en fonction des
magistrats d'importance, il est encore d'usage qu'à
l'expiration de son année consulaire, le consul rende
au peuple un compte solennel et public de sa gestion.
Très dignement, très simplement, Cicéron
a voulu le faire. Metellus, un tribun, a prétendu lui
défendre l'accès des rostres, osant
prétexter que l'exécution de citoyens romains,
condamnés sans l'accomplissement complet de toutes les
formalités légales, était une de ces
indignités qui interdisent au coupable la parole
publique. Cicéron, cette fois encore, n'a besoin, pour
se frayer passage, que d'un geste et d'un regard.
Il gravit les rostres, et, devant ce peuple mouvant comme une
mer aux surprises redoutables, il arrête l'orage
à ses premiers murmures, et, grandi d'un magnifique
orgueil, il ose dire sans que rien lui réponde que des
acclamations : Je jure qu'à moi seul j'ai
sauvé la république et cette ville.
Voilà donc Cicéron parvenu au terme
suprême de son crédit et de sa gloire. Ce
consulat, il ne l'oubliera jamais et trop complaisamment il
voudra toujours et partout le rappeler.
Un poète grec, Archias, revendiquant la qualité
de citoyen romain, et voulant confier sa cause à
l'éloquence d'un avocat écouté,
affirmera sa résolution de consacrer un poème
tout entier au consulat de Cicéron. Cicéron
cependant, estimant sans doute que deux poèmes valent
mieux qu'un, se chantera lui-même en latin et se
racontera en grec. Il n'est pas d'écho dans l'univers
qu'il ne veuille assourdir de sa gloire. A Cumes, à
Tusculum, l'historien Lucceius est le voisin de
Cicéron ; et Cicéron le visite, le courtise, le
priant de ne pas l'oublier, même à l'occasion de
dénaturer un peu la vérité à son
plus grand profit. Il n'est si bonne cause qui ne soit
meilleure encore aux lèvres et dans les mains d'un bon
avocat. N'est-ce pas d'une naïveté charmante, qui
désarme et fait sourire ?
Un décret du peuple a proclamé Cicéron
second fondateur de Rome, père de la patrie et,
ce qui est un hommage de plus haut prix, la parole de Caton
l'a confirmé. Deux comédiens ont
enseigné l'éloquence à Cicéron
dans sa jeunesse, il semble que leur vanité
inquiète lui soit devenue contagieuse. Il ne
paraît guère au théâtre, où
du reste il a fait ménager et réserver aux
chevaliers, ses collègues, quatorze gradins
particuliers, que pour guetter de flatteuses reconnaissances,
des acclamations toujours espérées.
Cependant Pompée est revenu, triomphant ; le triomphe
lui devient une habitude constante. Déjà, Sylla
régnant, et même un peu malgré Sylla, il
a voulu triompher, et ce lui fut un véritable chagrin
de laisser quelques-uns de ses plus gros
éléphants il la porte. Il les aurait voulu
mener jusque dans sa maison. Pompée a le goût de
l'énorme ; c'est un personnage très
encombrant.
Au retour de son second triomphe, Pompée a
daigné redevenir un simple chevalier, et, sous cet
équipage relativement modeste, il a figuré dans
la revue que passent les censeurs. Mais seul son nom
apparaîtra dans la dédicace du nouveau temple de
Jupiter Capitolin enfin reconstruit, et voici dans quels
termes il voudra immortaliser son moi fastueux, en un
sanctuaire de Minerve, la déesse très sage et
bonne conseillère que du reste il écoute
très peu : «Pompée le grand,
imperator, ayant achevé une guerre de trente
ans, ayant vaincu, dispersé, réduit en
esclavage cent vingt et un mille quatre cent vingt-trois
hommes, ayant coulé ou pris huit cent quarante-six
vaisseaux, ayant reçu la soumission de dix-huit cent
huit places ou citadelles, ayant subjugué toutes les
régions qui sont entre le lac Maréotis et la
mer Rouge, a rempli le voeu fait à
Minerve».
La chlamyde d'Alexandre, après trois siècles et
plus, est bien fripée et décolorée,
Pompée cependant a voulu la revêtir. On ne le
voit aux jeux du cirque que la couronne de laurier en
tête et la robe triomphale sur les épaules.
N'est-il sorti de sa maison des Carines que revêtu de
la robe prétexte, c'est qu'il daignera glorifier de sa
présence quelque représentation
théâtrale.
César lui-même, plus empressé en ces bons
offices que pas un ami de Pompée, a
réclamé dans le Sénat et fait
décréter la permanence de ces honneurs
décoratifs. Ne serait-ce pas que déjà le
sacrificateur se complaît à parer sa victime
?
Mais l'étoile de César, déjà
levée sur l'horizon, va jeter un tel éclat que
tout sera de l'ombre auprès d'elle. Pompée
seul, infatué et satisfait, ne saura pas le
reconnaître.
Cependant Rome vit de sa vie journalière.
Cicéron parle et plaide, assistant de sa parole une
clientèle un peu mélangée. Autrefois il
poursuivait dans Verrès un préteur avide et
pillard. Il l'a montré assisté d'experts
émérites, visitant les temples de Sicile et les
dépouillant, enrichi d'un immense butin et l'exposant
effrontément dans le Forum, ainsi que des
trophées de victoire. Le grossier populaire a pu
contempler, les fins connaisseurs, chaque jour plus nombreux,
ont pu détailler, les uns sottement béats, les
autres empressés et bavards, le Cupidon de
Praxitèle, celui-là même que
Phryné paya de son plus joli sourire, l'Hercule de
Myron et son Apollon, les Canéphores de
Polyclète, une Diane en robe longue, cheminant le
flambeau à la main, trois Cérès,
déesses tout particulièrement chères
à la Sicile, la Sapho de Silanion, la tête
grimaçante, magnifique cependant, d'une Méduse
coiffée de serpents. C'était une attention bien
délicate à Verrès de peupler ainsi le
Forum et de permettre aux plus humbles la vision de cet
Olympe merveilleux avant de refermer sur lui les grilles de
ses jardins, les portes de ses villas. Cette obligeance
devait lui être fatale. La rapine, ainsi solennellement
avouée, ne confirmait que trop bien les plaintes
désolées de la Sicile et les
véhémentes dénonciations de
Cicéron. Verrès, condamné, obligé
de fuir, hélas ! d'abandonner ses chères
statues, a disparu de la scène. Ce pillard, a son tour
pillé, a sauvé quelques vases corinthiens,
quelques marbres, et ces épaves convoitées d'un
autre voleur aussi effronté et plus puissant,
Marc-Antoine, lui vaudront les tristesses d'un nouvel exil.
Telle sera sa dernière détresse que
Cicéron en prendra pitié et la voudra soutenir
de ses aumônes.
En attendant, ce même Cicéron, si vaillamment
secourable à la Sicile, défend Fontéius,
qui a traité les Gaulois comme Verrès les
Siciliens.
Scaurus, en quête des honneurs consulaires, use de
brigue et de captation ; il marchande, achète les
votes. On l'accuse. Cicéron le défend :
«Tu me demandes ce que je pourrai dire en sa faveur,
écrit-il à son ami Atticus : que je meure si je
le sais moi-même !» Mais Cicéron est trop
modeste ; jamais il n'est en peine de belles phrases et
d'excellentes raisons ; c'est son métier d'en tenir
provision. Scaurus est absous. «Après cela,
s'écrie son défenseur, qui pourra-t-on
condamner ?» Scaurus est du reste au Palatin le voisin
de Cicéron. C'est un homme tout à fait
charmant. Sa maison est ornée de colonnes grecques
hautes de trente-huit pieds. Cela devait bien lui valoir une
harangue ornatissima.
Rome, en des jours de repentirs ou de dégoûts,
confie aux lois la tâche vaine de suppléer les
moeurs disparues. La loi De ambitu poursuit et
châtie la captation des votes. Ce nom seul rappelle les
promenades affairées des intrigants allant dans le
Forum, quêtant les voix prêtes à tous les
marchandages. Ainsi l'ambition, les ambitieux viennent du
Forum, du moins sous leurs noms désormais vulgaires.
Que de choses, et qui tiennent large place dans la vie
humaine, sont venues de là !
Vatinius est l'ami de César, son âme
damnée. Il ose disputer la préture à
Caton. Impopulaire et méprisé, en dépit
de son très haut patronage, sa présence est
saluée au Forum d'une bordée de sifflets,
quelquefois d'une volée de pierres. Des pierres, c'est
trop. Vatinius, par l'intermédiaire des édiles,
demande très humblement que le peuple se borne aux
fruits, les plus murs qu'il sera possible.
Cicéron le déclare indigne de toute
défense, cependant il le défend ; c'est que
César est là derrière, et souvent pour
lui César se met en frais de complaisance et de
coquetterie.
Ces débats retentissants et toujours suivis d'une
assistance nombreuse, car Rome aime écouter quand elle
veut bien en accepter le loisir, ont pour
théâtre les basiliques avoisinant le Forum ou,
plus souvent encore, le tribunal du préteur,
maintenant, comme nous l'avons dit, auprès du temple
de Castor, depuis que Scribonius Libo l'a fait transporter
des abords du Comitium vers l'extrémité
orientale du Forum.
L'escrime savante de la chicane et de
l'éloquence trouve aux bords du Tibre la faveur
que l'Athènes des anciens jours lui prodiguait.
Quelquefois Hortensius dispute les victoires de
Cicéron. C'est un orateur disert, abondant et
très ornementé. Il transporte dans ses
discours ses goûts de faste et comme sa gourmandise
affamée du rare et du délicat. Hortensius a
des viviers bien fournis. On l'a vu pleurer la mort d'une
murène, et cette fois ce n'étaient pas des
larmes d'avocat. |
Hortensius |
Pompée conçoit quelque ombrage de l'opulent
Crassus. Rome cependant leur a imposé une
réconciliation publique et les a nommés tous
deux consuls. Il faut bien qu'elle puisse, sans tumulte et
fâcheuse bagarre, emmagasiner le blé promis et
qui suffira durant trois mois à la nourriture de tout
un peuple ; il faut bien encore qu'elle puisse dîner
tranquillement et prendre place aux mille tables que le
généreux Crassus a fait dresser dans le
Forum.
Un personnage, plus turbulent que pas un, usurpe dans la vie
de Rome une importance que rien ne justifie, sinon son
effronterie tapageuse. Patricien de naissance, il passera aux
plébéiens avec armes et bagages. Ce n'est pas
là une expression figurée. Clodius, à
l'exemple de tous les agitateurs populaires, ses
alliés ou ses adversaires, ne paraît dans les
rues et surtout dans le Forum qu'escorté d'esclaves
armés ou de gladiateurs. Ces assortisseurs, ces
égorgeurs de profession, font prime ; on les loue, on
les achète. Ce commerce prospère comme pas un
en ces jours bénis de tous ceux qui préparent
et détiennent pareille marchandise.
Fort jeune encore, Clodius, homme de plaisir, a
été surpris la nuit, dans la maison de
César, en l'absence du maître, car on
célébrait les mystères de la Bonne
déesse, et seules les femmes ont le privilège
d'y assister. Aussi Clodius avait-il revêtu la robe
longue et traînante d'une esclave musicienne et tenait
sous le bras sa double flûte, à moins que ce ne
fût une cithare. Cette belle équipée,
ébruitée par la ville et niée vainement,
décide le divorce. La femme de César,
César l'a proclamé, ne saurait être
effleurée d'un soupçon.
Cependant César n'a pas voué à Clodius
une haine inexpiable. Déjà sa grandeur
répudie toute mesquine rancune. Clodius, non moins
prodigue de ses bons offices, appuie la loi qui maintiendra,
l'espace de cinq ans, César dans le gouvernement des
Gaules.
Il attaque Pompée, et sa brillante faconde
éveille des échos très fidèles.
Quel est le Romain, dit-il, le plus perdu de vices ? Le
Romain qui se gratte la tête avec un doigt ? Et chacun
de répondre Pompée ! et de rire.
S'il se gratte la tête, César aussi affectait
cette habitude nonchalante. Pompée n'est pas perdu de
vices. Il aime sa femme, ou, pour mieux dire, ses femmes, car
il a multiplié ses noces. Julia, que César son
frère lui a donnée en mariage, est
aimée. Elle aime aussi. C'est un lien entre ces deux
hommes qu'une fortune longtemps égale et comme
incertaine en ses préférences dernières,
isole et laisse dans un redoutable
tête-à-tête.
Les quolibets n'ont pas épargné le grand
Pompée, non plus que les calomnies, non plus que les
coups chaque jour plus libéralement
échangés. Couvert de sang dans le tumulte d'une
élection chaudement disputée, il
dépouille sa toge et la remet à l'un de ses
esclaves, lui ordonnant de retourner au logis et d'en
rapporter une autre qui n'ait pas encore sollicité les
suffrages populaires. Julia, déjà
inquiète d'un retour retardé, reconnaît
la toge de Pompée, défaille, tombe sur la
place, et, devenue mère plus tôt que Lucine ne
l'aurait voulu, elle meurt, emportant avec elle toute
espérance d'un accord qui ne soit pas une trêve
mal consentie.
Cicéron a compté Clodius au nombre de ses amis.
Son amitié est indulgente et facile. Mais voilà
Clodius acharné contre lui ; Clodius le fait chasser
de Rome, de cette ville que Cicéron glorifie et qu'il
a sauvée. Ce n'est pas tout, la maison du banni sera
jetée bas, rasée ; elle profane la
sainteté de Rome.
Les pénates abolis, la place est consacrée aux
dieux. On se bâte, Clodius n'étant pas
assuré du lendemain. Lui aussi a pillé la
Grèce d'une main empressée. Une statue, celle
d'une courtisane, est hissée sur un haut
piédestal ; voilà cette Laïs, ou cette
Phryné des anciens jours, passée déesse,
et déesse de la liberté. Clodius a dû
rire de cette métamorphose.
Il l'emporte, mais non sans résistance ; et plusieurs
fois on le voit cantonner sa royauté orageuse au
temple de Castor. Sa bande l'occupe des journées
entières ; il en fait une citadelle et, de là,
surveille le Forum, ainsi qu'un pilote inquiet, les
incertitudes et les mystères de l'horizon.
Après un exil de seize mois, exil
désolé, laborieux cependant, car
Cicéron, réfugié dans le travail
littéraire et les méditations philosophiques,
en a su féconder tous les instants, l'exilé
revient, il traverse l'Italie, porté, semble-t-il, sur
les bras d'un peuple tout entier. Cette rentrée dans
Rome réunit le joyeux attendrissement des
réconciliations désirées et le tapage
d'une marche triomphale. Au retour de Cilicie, une lointaine
province qu'il avait honnêtement et très
humainement gouvernée, Cicéron,
s'enorgueillissant de quelques montagnards traqués,
à peu près soumis, jouant à
l'imperator, a rêvé de triompher comme
César, même ou le grand Pompée. Ce
ridicule lui a été épargné ; il a
dû se contenter de l'ovation ; et le voilà qui
mène le vrai triomphe mérité et
désirable, triomphe peu militaire, tout pacifique,
innocent et d'autant plus précieux.
La réparation est complète. La maison de
l'exilé sera reconstruite sur son emplacement aux
frais du Trésor public, et la liberté de
Clodius cédera la place à la tyrannie de
Cicéron. Il n'aura plus sa fille, sa chère
Tullie, pour réjouir ses pénates
retrouvés. Elle est morte, et le père ne cesse
de gémir. Ce deuil inconsolable étonne,
scandalise quelque peu. Les Romains, les meilleurs
même, ne conçoivent de douleur
ineffaçable que celle qui intéresse les choses
de l'Etat, et cette bruyante désolation, en des
épreuves de la vie intime, est taxée de
faiblesse et de puérilité. Clodius la calomnie
et la raille.
Le rappel de Cicéron témoigne du repentir de
Rome, d'une révolte des consciences, mais non pas d'un
apaisement des esprits. Cicéron a toujours eu, il
garde encore des protégés peu recommandables.
Son ami Coelius fait jeter bas de son tribunal
Trébonius, le préteur urbain, et, maître
du Forum par le droit de ses violences, affiche une loi
proclamant la gratuité des logements, la suppression
des loyers, l'abolition des dettes.
Les Gracques sont dépassés. Ainsi reparaissent
les éternelles questions sociales et les projets de
lois agraires, mais non plus étudiées par des
hommes épris du seul intérêt public. Lois
et réformes ne sont que des armes perfides et
redoutées. On se les jette à la tête
comme les pierres ; elles frappent et souvent par
derrière connue les poignards. Elles tombent dans la
boue, elles roulent dans le sang, et jamais les mains ne
manquent pour les ramasser et les brandir.
Clodius, né patricien, sert le parti
plébéien, ou plutôt il cherche à
s'en servir. Milon, né plébéien, est
inféodé aux patriciens. L'un brigue le
consulat, l'autre marchande la préture. Entre Rome et
l'ancienne Albe, sur l'illustre voie Appienne, que
César de ses deniers a fait réparer, les deux
bandes se sont rencontrées, et sur le très
noble champ de bataille où les Curiaces et les Horaces
croisaient le glaive et grandissaient leur petite
mêlée aux proportions d'une héroïque
épopée, esclaves, sicaires en sont venus aux
mains ; Clodius est resté sur la place.
Son corps, tout sali des poussières de la route,
déchiré, sanglant, rentre dans Rome, et les
fidèles le portent, criant vengeance, attestant les
dieux comme si le ciel même devait prendre parti en ces
misérables querelles. Le cadavre est hissé sur
les rostres, les bras ballants, la tête basse, on l'y
voit pendre ainsi qu'une guenille méconnaissable. Le
populaire, en ses tendresses, est un peu brutal et
très capricieux. Le cadavre est repris, porté
dans la Curie, visite importune et qui ne saurait conseiller
la prompte réunion des sénateurs. Les bancs
sont brisés, entassés, un bûcher
s'improvise. On y met le feu. Le bois brille, le cadavre
brûle, la Curie brûle, la Curie, enceinte
illustre et que tant de souvenirs glorieux auraient dû
sauver de l'outrage et de la ruine, si la Rome des anciens
jours restait une religion. La Curie, pompeusement
dénommée par Cicéron temple de la
sainteté, de la dignité, de l'intelligence, la
Curie, tête de Rome, qui elle-même est la
tête du monde, n'est plus que le bûcher
funéraire de Clodius. Ce misérable mêle
sa poignée de cendre aux cendres les plus illustres
que Rome puisse jeter au vent. Ce n'est pas tout. La
basilique Porcia, celle-là même que la
piété familiale de Caton si âprement
défendait, s'embrase, croule, et longtemps la
fumée noire enveloppe le feront de la cité.
N'est-ce pas qu'elle porte le deuil de ses grandeurs
profanées et de la vieille liberté disparue
?
Certes Clodius mérite une large place dans l'histoire
du Forum. Mort, il y règne toujours, car il le saccage
et le brûle. Les Barbares ne feront pas mieux.
Qui donc maintenant gouverne ? Les lois ? on ne saurait le
dire. Cette Rome, maîtresse du monde, a-t-elle du moins
un maître qui soit l'incarnation de son génie et
de sa pensée ? Elle en a trois. Une trinité
dominatrice, sorte de Cerbère aux têtes
inégales, Crassus, Pompée, César, ont
imaginé une magistrature monstrueuse et que Rome ne
connut jamais. Lucques a vu naître le triumvirat, non
sans protestation des dieux ; ils ont multiplié les
présages funestes. Le Tibre débordé a
détruit le pont Sublicius ; les gradins
écroulés d'un théâtre ont enseveli
de nombreuses victimes. Les protestations de Caton ont
retenti plus haut : elles n'ont pas été moins
inutiles. Le triumvirat désole Cicéron, mais
Caton bataille avec une autre vaillance. Le monde romain,
partagé en autant de lots qu'il y a de partageants,
ainsi qu'aux jours néfastes où Sylla morcelait
et jetait aux enchères les patrimoines des proscrits,
est devenu le butin de trois hommes. Ils ont bien voulu tirer
au sort et même solliciter 1a confirmation complaisante
des lois. Les Gaules sont la part de César, l'Espagne,
l'Italie, l'Afrique la part de Pompée, l'Orient et ses
mirages décevants, qui le doivent dévorer, la
part de Crassus. Ils ont décidé cela entre eux,
d'une bonne amitié, ou plutôt d'une égale
avidité ; et tout cela passerait peut-être dans
le silence d'un peuple oublieux de lui-même et
satisfait, si Caton n'était là debout, plus
solide sur sa vieille foi nationale, plus fier en son
intransigeance impénitente qu'une statue de bronze.
Celle que Pompée s'est fait ériger devant les
rostres, s'abattra de son piédestal plus vite que cet
homme de chair et de sang, chaque jour exposé aux
tempêtes du Forum, toujours ballotté, jamais
englouti.
Déjà le tribun Metellus avait proposé
une loi permettant à Pompée de faire entrer
à Rome une véritable armée. La
résistance de Caton et du tribun Minutius Thermus a
fait échouer cette tentative, mais non sans peine et
sans tumulte, et Caton a payé sa victoire de quelques
blessures. On ne saurait l'intimider. Il a poursuivi en
justice quelques-uns des plus compromis entre les sicaires de
Sylla, et, ne pouvant leur redemander le sang répandu,
il les a du moins contraints à restituer l'argent
reçu. On ne saurait le corrompre. Au retour de son
expédition de Chypre, il a lui-même
escorté les trésors conquis, et, sans
détourner un sesterce, il les a fait déposer
devant lui, ne se fiant à personne de ce soin, dans le
trésor public. Il n'a voulu se réserver qu'une
statue du philosophe Zénon. Il a donc ameuté
contre lui les tueurs mal satisfaits d'avoir tué
gratis, et tous les frelons pillards de la ruche.
Caton est à la tribune, combattant les lois
dictatoriales qui doivent armer et sanctionner le triumvirat.
Il parle, on l'interrompt. Il continue. Un licteur intervient
et l'arrache des rostres, non sans que les ongles aient
marqué sur la pierre. On le croit disparu, il
reparaît. Il a repris la tribune d'assaut ; il parle
encore. Ce n'est plus un licteur, c'est toute la bande,
grossie de complaisants satellites, qui l'environne, le
saisit et, l'entraîne. La prison va se refermer sur
lui, mais il faut cheminer quelque temps, et, la foule
curieuse, émue peut-être de cet entêtement
sublime, ne met aucune hâte à livrer passage.
Caton lui parle, harangue, tonne.
Regardons bien cet homme qui s'en va tout seul, sous les
bourrades, peut-être sous l'écrasement de ces
mains mercenaires ; c'est quelque chose de plus grand
maintenant que tous les triomphes si souvent
étalés, que toutes les magnificences dont le
monde a payé sa servitude, c'est la vieille Rome qui
passe pour ne plus revenir.
César gagne des batailles ; il impose aux Gaulois dont
le nom seul fut longtemps une épouvante, mieux que la
domination de Rome, sa suprématie bientôt
docilement consentie et connue son étroite
parenté. C'est moins de l'asservissement qu'une
cordiale et féconde adoption. Que fait cependant
Pompée pour contrebalancer la fortune grandissante de
César ? Il soutient la lutte et cette redoutable
concurrence ; mais César, en ces enchères de
popularité, maintient plus haut et son nom et sa
gloire. Caton lui-même est trop bon Romain pour ne pas
le reconnaître. C'est du fer que César jette
dans la balance, à l'exemple des anciens Gaulois, et
les jours ne sont pas encore venus où le fer
pèsera moins que l'or.
Pompée donne des fêtes ; Pompée construit
un théâtre, le premier théâtre
permanent que Rome ait connu. Déjà Scaurus, le
beau-fils de Sylla, le client de Cicéron, en avait
improvisé un où quatre-vingt mille spectateurs
pouvaient prendre place. Trois mille statues leur tenaient
compagnie ; trois cent soixante colonnes s'alignaient, et de
précieuses mosaïques fleurissaient le dallage de
l'orchestre. Ce ne fut cependant qu'une vision à peine
entrevue, un rêve dissipé en l'espace de
quelques jours. Pompée, plus soucieux de l'avenir, a
voulu faire oeuvre qui dure. Il a conservé de
Mitylène un souvenir toujours complaisamment
évoqué. Tous les poètes du pays
n'ont-ils pas célébré ses victoires dans
un concours par lui-même institué et
présidé ? Le théâtre de
Mitylène a vu cette apothéose, c'est donc le
plus beau, le plus glorieux théâtre qui soit au
monde ; et le théâtre de Rome en présente
une répétition agrandie.
Les temps ne sont pas encore oubliés de tous où
le Sénat, gardien jaloux des moeurs viriles qui font
les bons soldats, interdisait les sièges dans les
théâtres. Ces rigueurs ne sont plus de saison.
On pourrait, Cicéron l'avoue, dire le
théâtre, les comices du peuple. Il faut donc
à ce maître toutes les prévenances.
Pompée lui a fait ménager des gradins de marbre
assez vastes pour contenir quarante mille souverains. Cette
fois il a pensé à tout, à Vénus
qui assoit son temple au sommet du théâtre et
préside les jeux, au peuple, aux flâneurs
curieux seulement de libres causeries et d'aimables
rencontres, car un vaste portique les attend et les
sollicite, enfin au Sénat qui pourra trouver au sortir
du théâtre une curie toute neuve et sans la
tristesse des souvenirs importuns. La superbe du grand
Pompée offre l'hospitalité aux collègues
de Caton.
Les fêtes d'inauguration assurent au fondateur un
renouveau de gloire et de crédit. On a joué une
tragédie, le Cheval de Troie, régal
très littéraire à l'adresse des
délicats, une tragédie comme les aime
Pompée, avec beaucoup de cortèges, de la
cavalerie, de l'infanterie, toute une armée, trois
mille cratères portés en grande pompe, six
cents mulets défilant. Cela n'est-il pas plus
éloquent qu'une tirade d'Euripide ? Puis, cette
magnifique concession faite aux lettrés,
élèves de la Grèce, on a tué cinq
cents lions et vingt éléphants. Les pauvres
bêtes, menacées de mort, ont supplié le
peuple d'une pantomime si gauche, si lamentable, si
désolée que ce fut grande pitié. Comment
dire après cela que le peuple romain n'a pas
d'entrailles ?
Cicéron réprouve ces grossières
hécatombes ; mais Cicéron n'est
écouté qu'en ses harangues solennelles, et pas
toujours. L'affaire du meurtre de Clodius agite le Forum et
Cicéron accepte d'assister le meurtrier. Milon
n'est-il pas de ses amis ? Encore une amitié bien
compromettante. La mise en scène est magnifique et
telle que le Forum ne devait pas souvent en présenter
une pareille. Le temple de Castor prête ses
degrés à Domitius, qui préside les
débats. Des troupes nombreuses en occupent les abords
et le débouché de toutes les rues avoisinantes.
Pompée, quelquefois perfidement complaisant aux
agitations de la rue, car il a plus d'une fois
espéré qu'une bonne dictature établie
à son profit en serait la conséquence
dernière, cette fois a voulu et ordonné
l'ordre, la tranquille dignité en silence et le
respect des lois. Entouré de soldats, il se tient,
bien en vue, devant le temple de Saturne. Le
tabularium, dépositaire des archives et des
lois, est derrière lui, tel que le consul Catulus l'a
fait remanier et exhausser. Ainsi Pompée étend
et de loin et de haut sa résidence souveraine,
dominatrice de toutes les autres. Les portiques
béants, ouverts sur de confus amoncellements de
décombres, les ruines lamentables et que le souvenir
de la veille montre encore toutes fumantes, le vide et le
silence de la Curie disparue : toute cette immense
désolation accuse les enfants parricides
acharnés à la profanation de leur vieille
mère. Certes Cicéron pourrait tirer de ce
spectacle même de sévères enseignements.
Il se trouble cependant, il balbutie, il défaille, il
se trahit lui-même. Serait-ce que l'innocence de Milon
ne lui apparaît plus en toute évidence et que
ses complaisances d'avocat redoutent le démenti ?
Voilà Milon bien mal défendu. L'avenir
l'acquittera peut-être, l'avenir est un tribunal
toujours attentif à la voix de Cicéron. On peut
douter cependant que cette consolation lointaine ait
compensé une aussi flagrante déconvenue.
César revient ; et lui-même et ses
légions victorieuses, ils roulent du sommet des Alpes
ainsi qu'une avalanche que rien ne saurait arrêter.
Je suis venu, j'ai vu, j'ai vaincu. Et partout et
toujours il peut dire cela. Le Rubicon n'est qu'un ruisseau
franchi d'une seule enjambée. La loi n'est plus qu'un
revenant à peu près inaperçu, et
César ne croit pas aux revenants. Il paraît,
tout se dissipe, tout fuit. Sénat, peuple, magistrats,
armée consulaire tout à coup évanouie,
tout cela n'est plus qu'une poussière soulevée
dans son chemin et qui se dissipe devant lui.
César n'est jamais pris en défaut. Il a depuis
longtemps organisé sa police secrète et
discrète. Ses inspecteurs, ses écouteurs
multiplient ses yeux et ses oreilles et lui assurent une
stupéfiante ubiquité. Il est partout. N'est-ce
pas déjà un attribut divin ?
Faut-il user de corruption ? La main de César mieux
que pas une est adroite et libérale. Un tribun en
crédit, cela vaut deux millions de sesterces ; Curion
le prouve en les empochant. Un consul est de plus haut prix,
quinze cents talents, soit sept millions et demi de sesterces
; Aemilius Paulus s'est lui-même ainsi taxé. Il
est vrai qu'il porte un très grand nom et que la honte
n'en est pas vulgaire. Aemilius Paulus veut du reste faire la
part du peuple en cette fastueuse aubaine. Il lui construit
une basilique nouvelle, à proximité de ce qui
fut l'ancienne Curie et dans la mitoyenneté de la
basilique Fulvia, oeuvre du censeur Fulvius Nobilior. Les
marbres précieux commencent à prendre le chemin
de Rome. Aemilius Paulus met à contribution la Phrygie
et dresse en colonnades des blocs venus de ces lointains
rivages. Cicéron lui-même proclame
l'édifice nouveau une oeuvre très
glorieuse.
César lui-même ne saurait dénombrer les
sommes englouties aux appétits de Marc-Antoine.
Après cela comment s'étonner que les tributs
payés, les immenses pillages ne puissent suffire
toujours ? Le temple de Saturne, l'aerarium, le saint
des saints, est ouvert et vidé. Il s'est trouvé
cependant, pour le défendre de sa présence et
de ses protestations, un tribun ; c'est déjà
beaucoup. César a borné sa victoire à le
faire jeter dehors ; César n'est pas méchant ;
il ne veut que les cruautés nécessaires, ou du
moins utiles.
Pompée a voulu poursuivre la guerre. Il a
trouvé des peuples et des rois qui ont rallié
sa Rome fuyante. La terre est déjà si bien
accoutumée à son asservissement qu'elle
prodigue ses soldats à ses maîtres, serait-ce
pour s'entredéchirer et bientôt appesantir plus
durement le joug de la majesté romaine. Mais les
vainqueurs des Gaules ont fait un pacte avec la victoire.
Frappez au visage ! leur a dit César. Et cette
fleur de la Rome élégante et joyeuse qui s'en
allait traînant dans les camps ses plaisirs et ses
dissipations, toute cette jeunesse dorée, prompte
à gourmander les lenteurs prudentes du vieux
Pompée, a fui plutôt que de se laisser
défigurer. Qu'ils sont loin les jours où l'on
s'enorgueillissait au Forum d'un corps tout couturé de
blessures !
Pompée est mort. Caton est mort, et celui-ci debout,
fièrement, librement comme il convient à la
cause servie. Il s'est déchiré les entrailles,
ne fuyant rien ni personne que la clémence et le
pardon de César. Avec lui meurt la vieille
liberté romaine. De tous les autres qui en assument la
défense, combien l'auraient mieux respectée que
César ?
A la première nouvelle de la bataille de Pharsale, les
statues de Pompée ont disparu. Mais on ne les a pas
détruites, seulement emmagasinées. La fortune a
des surprises et des retours si singuliers ! Pompée
laisse une lignée redoutable. Mais César,
sceptique et sans rancune, grandi jusqu'aux dédains de
bien des choses et de bien des gens, les fait revenir, ces
pauvres statues, les remet en pleine lumière, et
l'ombre consolée du grand Pompée lui en a
dû pardonner sa mort. Il rend aussi à leur
piédestal les statues de Sylla. Il n'est plus de
gloires ni de grandeurs dans Rome qui ne disparaissent dans
la gloire et la grandeur de César.
Il triomphe ; et cependant, au Vélabre, devant
le temple de la Félicité, une roue de son
char s'est rompue ; le triomphateur a failli rouler dans
la poussière, funeste présage et qui,
l'espace de quelques instants, a fait taire les
acclamations. Pour abattre cette idole vivante il suffit
donc d'un caillou ; l'avertissement ne sera pas
perdu. |
Jules César |
Le quatrième jour a prolongé les fêtes
jusque dans la nuit. Des éléphants sont venus ;
ils tiennent dans leur trompe des torches embrasées :
ainsi s'éclaire la promenade du grand César.
Voilà ce que le grand Pompée n'a pas
imaginé.
Rome se rue dans la servitude, et les honneurs tombent sur
César à l'écraser. Ne serait-ce pas, en
effet, dans la pensée de quelques-uns, car il a ses
ennemis, pour l'écraser plus sûrement ? Entre
ces prérogatives prodiguées, il en est, dira
l'historien futur, de trop ridicules pour être
mentionnées. Il est consul pour cinq ans, tribun
à vie, il commande aux choses mêmes du ciel et
de l'éternité. Ne vient-il pas de
réformer le calendrier ? Le droit lui est reconnu de
disposer du sort de tout citoyen qui a suivi la faction de
Pompée ; il n'en abusera pas, mais c'est tout un
peuple qui lui est abandonné. Lui plaira-t-il
déclarer quelque guerre, plus ne sera besoin d'en
référer au Sénat, et quant au triomphe,
il lui est décerné par avance, pour les
victoires qu'il remportera. Enfin il est préfet des
moeurs et cela doit lui sembler plaisant. Quel aveu ! Rome,
paraît-il, n'a plus de citoyen qui l'emporte en vertu
sur Jules César !
Cicéron ne pourrait résister à cet
universel entraînement. Son frère Quintus a
servi dans les armées de César. Cicéron
cependant se fait désirer. Il voyage, mais à
petites journées. Le rejoindre est facile. Il visite
ses villas, c'est sa grande ressource aux jours d'angoisse et
d'incertitude. La conquête du premier orateur de Rome
vaut bien quelques pas ; César met toute la bonne
grâce du monde à les faire, et Cicéron
rentre à Rome, un peu humilié,
apprivoisé cependant.
A quelque temps de là, une cause criminelle occupe le
Forum. Le coupable est de ceux qui ne sauraient
espérer de clémence ou d'excuse. César,
qui préside les débats, le déclare. Il
veut bien écouter l'avocat défenseur, car cet
avocat est Cicéron, mais César condamnera,
César châtiera. Cicéron parle cependant.
L'implacable justicier s'attendrit. César acquitte, il
ne sourit pas. César sourit volontiers, mais jamais
hors de propos.
Depuis longtemps César a rêvé d'affirmer
sa toute-puissance en des monuments d'utilité ou de
splendeur publique. Rome a son Forum, César aura le
sien. Il a fait acheter, au nord de la prison Mamertine et
dans le voisinage de l'ancien Forum, un vaste emplacement. La
dépense, réglée par
l'intermédiaire obligeant et honnête de
Cicéron, a monté à soixante millions de
sesterces.
Le retour de César, sa présence ont
activé, précipité les travaux. C'est une
oeuvre d'architecture remarquable, un présent digne de
César qui le donne et de Rome qui le reçoit.
Tout est là conçu, consacré à la
gloire du maître. Il a son temple, ou plutôt
celui de Vénus mère. Vénus est
l'aïeule de César ; personne n'en doute que
lui-même, mais il n'aurait garde d'en convenir. Un
sculpteur grec de talent et de renom, Arcésilas, a
sculpté l'image de la déesse. Arcésilas
connaît son mérite ; il lui faut la promesse
d'opulentes libéralités pour lui mettre
l'ébauchoir à la main. La seule reproduction en
plâtre d'une coupe par lui ciselée lui a
été payée un talent. Les sujets
légers lui plaisent et le sollicitent. Ses nymphes
joyeuses laissent la vision d'un âge d'or très
accueillant. C'est dire que la Vénus enfantée
par lui tempère sa majesté divine d'un sourire
aimable et d'une grâce très humaine.
Tout est grec dans le forum nouveau, et le plan d'ensemble,
et les détails décoratifs. La Grèce a
été mise à contribution cette fois
encore, non sans recherche et sans examen ; César est
un délicat et un connaisseur. Il juge des oeuvres de
peinture et de sculpture aussi bien élue des hommes.
Une Médée, un Ajax du peintre Timomaque ont
été payés quatre-vingts talents. Le
péristyle du temple leur prête son abri. Mais
plus tard Auguste voudra que l'image de
Cléopâtre habite le temple même et tienne
compagnie à la déesse, jugeant peut-être
que l'Egyptienne était une divinité non moins
séduisante et non moins redoutable.
César lui-même habite son Forum et l'annonce.
Lysippe avait modelé un Alexandre et fièrement
l'avait campé sur le fameux Bucéphale. Quelques
retouches ont d'Alexandre le Grand fait le grand
César. On a corrigé aussi les pieds de
Bucéphale, les pieds du cheval favori de César
présentant en effet des particularités
très remarquables, une forme qui les rapproche d'un
pied humain, et, moyennant cette assimilation un peu brutale,
Jules César apparaît reconnaissable à ses
soldats, reconnaissable il ses sujets.
Quelques-uns de ses trophées de victoire sont
conservés dans le temple : six coffrets remplis de
pierres gravées, une cuirasse toute garnie de perles
ramassées aux rives les plus lointaines où se
soit jamais abattue l'aigle des légions. Elles
viennent de Bretagne, de cette île hier encore
ignorée de tous. En vérité cette
conquête vaut la peine que l'on y songe ; cette
cueillette de perles suffit à la recommander, et ce
n'est pas sans raison que le Sénat ordonna vingt jours
d'actions de grâces sur la seule nouvelle de cette
expédition aux limites du monde.
Tout cela est beau sans doute et curieux, mais silencieux.
César n'a pas voulu de tribune dans son Forum : c'est
un meuble inutile, quelquefois gênant. Seuls quelques
débats judiciaires viendront là promener leur
caquet sans pensée et sans écho. Un bien court
espace sépare le Forum nouveau du Forum ancien, un
passage dallé qu'interrompt un petit Janus. Mais de
l'un à l'autre le contraste est immense. Ces
différences apparaissent non pas seulement dans la
symétrie magnifique, harmonieuse, mais un peu froide
du Forum de César et dans l'irrégularité
pittoresque, instructive surtout, du vieux Forum : l'air
n'est pas le même que l'on respire là-bas, que
l'on respire ici. Les poussières que le vent
soulève et rassemble, ne sauraient se confondre, et le
soleil, semble-t-il, qui dore les marbres de César, ne
vient pas chauffer les vieilles dalles de pierre,
ensanglantées de tant de fureurs, mais aussi
sanctifiées de tant de gloires. Un Forum qui soit
mieux et plus qu'une bâtisse magnifique, cela ne
saurait s'improviser. César a son Forum, mais ce n'est
rien que le Forum de César.
Le Forum ancien - Fragments du plan antique de Rome |
César lui-même a semblé le comprendre. Le
vieux Forum l'occupe, ne vaudrait-il pas mieux dire,
l'inquiète et l'obsède ? Sur l'emplacement de
la basilique Sempronia, en bordure de la voie dite sous les
vieilles boutiques, sub veteribus, il entreprend la
construction d'une basilique qui l'emportera en
étendue sur toutes celles qui ont déjà
ouvert leurs portiques aux flâneries des promeneurs. La
basilique Julia tiendra large place dans la décoration
dernière du Forum romain.
Ceci n'est cependant qu'un travail d'édilité,
un nouvel acte de munificence. Cela faisant, César
fait mieux, mais non pas autrement que tant d'autres
puissants du jour. Le Forum lui devra une transformation, ou
plutôt une révolution autrement
considérable. César déplace la tribune,
il la fait reporter vers le sud. Ce n'est rien qu'un voyage
assez court, mais César l'ordonne et c'est
déjà un signe des temps qu'il soit obéi
sans murmure. Le déménagement s'opère en
bon ordre, en toute régularité, presque
religieusement. Les pierres sont remises en place selon leurs
dispositions premières. Quelques-uns des monuments
commémoratifs, le complément de la tribune et
en quelque sorte le magnifique commentaire de son histoire,
l'ont suivie, les éperons d'Antium, les statues des
ambassadeurs traîtreusement mis à mort, les
figures des trois parques dites communément les
Sibylles, enfin l'indispensable Marsyas que les orateurs sont
depuis déjà si longtemps habitués
à voir à leurs côtés.
Ainsi la tribune est déménagée. Dans un
déménagement bien des choses se perdent,
souvent l'âme même de ces choses. Cette
déchéance n'est pas pour déplaire
à César.
Il a bien fait cependant de remuer ces vieilles pierres et de
les asservir à sa personnalité encombrante, au
moins autant qu'il est possible. Il rêve, il
prépare aux rostres, par lui rajeunis, une
consécration singulière et que ces mêmes
rostres, encore inviolés, auraient acceptée de
bien mauvaise grâce.
Une statue de Jules César a été
dressée dans le Forum, et bien que le bronze
doré resplendisse à faire baisser les yeux des
passants, c'est un hommage assez vulgaire et que Rome
prostitue à le décerner trop souvent. Mais un
beau matin la statue est apparue ceinte d'un diadème.
Quelque gaminerie, sans doute, peut-être un
méchant tour de quelque ennemi acharné à
compromettre le grand César. Le diadème a
été retiré et le premier émoi
s'est bientôt apaisé. Mais César vient de
monter à la tribune. Un nombreux cortège
l'accompagne, presque une cour, on pourrait s'y tromper :
l'empressement des fidèles est si humble, si
obséquieux. Le regard du maître devient une
faveur divine. Il a revêtu la pourpre triomphale : il
est assis sur un siège d'or, un semblant de
trône, on pourrait encore s'y tromper. Il ne dit rien,
tout fait silence. Qu'est-ce donc qu'il attend ? voici qu'un
magistrat accourt, écarte la foule, se hisse
auprès de lui et dépose à ses pieds un
bandeau royal. C'est un tribun, et la commission est
singulière pour un tribun. On applaudit, mais sans
élan. Le tribun ressaisit le bandeau et le veut placer
au front de César. César résiste,
César se défend. On lui fait violence
évidemment. Le maître de la cavalerie,
Lépide, est là dans l'assistance ; il l'appelle
à son aide, Lépide ne bouge non plus qu'un
terme. Un citoyen de quelque renom, Cassius Longinus, prend
le bandeau des mains du tribun et le replace sur les genoux
de César. Il est bien empressé, bien
compromettant, ce Longinus, et César devrait se
méfier. On crie, mais les cris sont traversés
de longs silences. Décidément la pièce
marche mal et se refroidit.
Un acteur nouveau entre en scène, bon comédien
et plein de verve. Si la pièce doit être
sauvée, lui seul peut accomplir ce sauvetage. C'est le
temps des Lupercales, fêtes joyeuses et populaires.
Antoine a grossi son escorte ordinaire de bons camarades, de
mimes, d'histrions. Son entrée fait grand tapage et
réjouit toute l'assistance. Antoine à son tour
prend le bandeau royal ; il en coiffe César. Enfin le
voilà donc couronné ! On applaudit. Cela est-il
sérieux cependant, ou bien serait-ce une incartade de
l'ami Antoine, très égayé des libations
dernières ? Quelques-uns s'étonnent ; les
applaudissements se sont ralentis, voilà que des
sifflets ont répondu, traversant la
sérénité de ce ciel d'apothéose,
comme des éclairs, précurseurs d'un terrible
orage.
Salut, roi ! a-t-on dit. Je ne m'appelle pas
roi, dit le couronné, je m'appelle
César. Et c'est plus rare et plus grand en effet,
bien qu'il semble l'oublier. L'audace d'Antoine ne fait pas
merveille. César se découronne et loin de lui
jette le bandeau qui tombe et roule dans la foule. On le
ramasse cependant, on le regarde, on le soupèse, on se
le passe, et César, précipitant le
dénouement de cette comédie mal engagée,
mal sue, surtout mal accueillie, décide enfin que ces
insignes royaux seront portés au Capitole, offerts
à Jupiter, seul roi des Romains.
Pesante coiffure qu'un diadème, toujours il laisse
quelque trace au front qui l'a porté. Ainsi cette
royauté, si malheureusement essayée,
abdiquée mais non sans regret, a laissé quelque
vertige en la pensée de César. Il ose des
impertinences que sa prudence lui aurait
déconseillées hier encore. La tête lui
tourne. Il savait merveilleusement se garder chez les
Germains et chez les Gaulois ; il ne sait plus se garder dans
Rome, et cependant jamais le péril ne fut aussi
pressant.
Un jour qu'il est assis dans son Forum, ou plutôt dans
la magnificence de sa nouvelle divinité, il oublie de
se lever à l'approche du Sénat ; et
quelques-uns l'ont fait observer non sans colère. Une
autre fois, traversant le Forum, il aperçoit le tribun
Pontius Aquila, et le tribun à son tour affecte de ne
pas se lever. Tribun, redemande-moi la
république, lui a crié César tout en
riant ! Et l'on a ri, mais du bout des lèvres. Jupiter
affole ceux qu'il a résolu de perdre, et le
diadème offert, rebut obligé de César,
n'était pas pour le dieu, il le faut
reconnaître, une offrande bien flatteuse.
César cependant agite les plus vastes desseins. Sa
pensée embrasse les frontières lointaines, la
vengeance de Crassus, en même temps qu'un ensemble, de
travaux publics qui doit transformer la Rome des anciens
jours. Rome ne possède qu'un seul
théâtre, et ce théâtre consacre la
gloire de Pompée, c'est humiliant pour son vainqueur.
Aussi César décide la construction d'un second
théâtre ; déjà il en a
marqué l'emplacement. Le Sénat, si
dédaigné qu'il soit, reste une institution, on
dit moins une décoration traditionnelle, cependant le
Sénat, que l'incendie a dépossédé
de sa curie, vagabonde à travers la ville ; mais
déjà l'hospitalité de César lui
est promise. César construira une curie nouvelle, sous
la seule condition de lui donner son nom.
En attendant, le grand Pompée est l'hôte que le
Sénat a choisi. C'est dans la curie mitoyenne du
théâtre pompéien qu'il tiendra sa
prochaine séance.
Décimus Brutus est allé au-devant de
César qui hésite à venir. Deux Brutus
sont de la solennité ; la rencontre est
menaçante, ce Décimus Brutus, subtil en ses
ruses et ses effronteries de comédien, et Marcus
Brutus, le neveu, le gendre de Caton.
Nous l'avons dit, César demeure à la Regia, au
seuil même du vieux Forum. Les Vestales sont ses
voisines. Parmi les reliques sacrées que leur
vigilance a reçues et doit garder, sont des boucliers
tombés du ciel au jour où le ciel même
prenait soin d'armer les fils de Romulus. L'orage lointain
qu'amenaient les Cimbres et les Teutons, déjà
les a fait résonner dans le silence de la nuit. Les
voilà qui viennent de résonner encore ;
l'épouvante en a traversé tout le sanctuaire
jusqu'à la maison de César. Sa femme,
Calpurnie, s'est éveillée gémissante ;
un rêve lui a montré César percé
de coups. Enfin les chevaux de César, ceux-là
même qui traînèrent son char de triomphe,
ont refusé de manger, et silencieux, immobiles, ils
pleurent. Que de prodiges ! Que d'avertissements !
César en est ému. Décimus Brutus le
vient trouver, le presse, le cajole, amicalement le
gourmande. Il paraît que l'on attend César
à la curie de Pompée ; on l'attend
impatiemment. Décimus Brutus néglige seulement
de dire le nom de ceux qui attendent.
Décimus Brutus a tout prévu. Il a fait apporter
une litière. Il fait monter César, il prend
place à ses côtés ; il stimule la
nonchalance des porteurs.
Ainsi Jules César quitte la Regia, gagne le Forum,
dépasse l'arc de Fabius, suit la voie Sacrée,
laisse derrière lui le temple de Castor, puis,
obliquant sur la gauche, pénètre dans le
vicus Etruscus. Bientôt il tournera le temple de
la bonne Fortune, celui-là même qui, de son
perron heurté au passage, a brisé une roue au
char du triomphateur. Maintenant il est loin du Forum.
Il revient bientôt. Trois esclaves, en ces premiers
instants de surprise et d'émoi, ont pris soin de ce
qu'il en reste. Ils l'ont replacé dans la
litière, sans même en refermer les voiles. Cette
fois ils précipitent le pas, cette charge leur
pèse au coeur plus encore peut-être qu'aux
épaules, et librement le sang de César a
dégoutté tout le long du chemin. Trente-cinq
blessures, profondes, furieuses, acharnées, ont
livré passage au sang divin des Jules.
Les clameurs de Calpurnie ont accueilli le mort, et
César, rentré dans le Forum, semble à
lui seul l'occuper tout entier. Ce mort est de ceux qui
encombrent ; l'écroulement de César couvre Rome
et la terre de ruines. Les meurtriers sont vainqueurs, et les
voilà qui fuient. Le Capitole les accueille. Serait-ce
donc que déjà ils ont besoin d'un refuge ?
Cassius, Marcus Brutus en descendent cependant, mais dans un
très modeste appareil. Ils gagnent les rostres, ils
parlent. On les a laissés faire, on les écoute,
mais c'est tout ; le succès est médiocre et le
cadavre est là tout près ; lui aussi
peut-être il écoute, et peut-être il va
parler.
Il parle en effet. César a laissé un testament
; César a tout prévu et rien n'était
mieux à prévoir qu'une disparition soudaine. Il
lègue à chaque citoyen individuellement trois
cents sesterces, au peuple tout entier ses jardins. Antoine
sera le dépositaire de ce testament ; il en saura
faire un usage merveilleux. C'est une arme offensive et
défensive. Antoine toutefois, en ces heures
premières, use de réserve et de diplomatie.
Cinna, que la veille de sa mort César élevait
à la préture, publiquement en a
dépouillé les insignes, comme si la faveur de
César lui était tout à coup devenue une
souillure. Cicéron applaudit au meurtre, mais
recommande l'oubli et la paix. Antoine ne veut rien
compromettre. Il n'a pas suivi Lépide envahissant le
Forum, ameutant les vétérans de
César.
On va célébrer les funérailles. C'est
une bataille suprême et César est
accoutumé de gagner les batailles. Un citoyen de haut
renom vient-il à disparaître, c'est un usage
consacré de promener dans le Forum la pompe de ses
funérailles ; ainsi la vieille Rome est
associée au deuil des familles qui lui sont une
gloire. Ce n'est là toutefois qu'une étape en
ce voyage dernier. Les funérailles de César
n'auront d'autre théâtre que le Forum. C'est
là qu'elles doivent commencer et qu'elles doivent
finir.
Marc-Antoine |
Le corps est déposé devant les rostres. Debout dans ces mêmes rostres, Antoine le regarde, Antoine le domine, Antoine semble le consacrer. Il a revendiqué l'honneur de prononcer le panégyrique traditionnel. Antoine n'est pas un orateur délicat et d'une éloquence châtiée jusque dans ses véhémences dernières comme Cicéron ; mais il a le geste expressif et puissant, la voix bruyante, la mimique passionnée, et ces dons grossiers suffisent à la domination d'une foule elle-même très grossière et très passionnée. Il n'a pas voulu, selon la coutume, de pleureuses à gage, de joueurs de flûte. Antoine doit suffire à pleurer, à gémir ; il a su prévoir qu'un terrible concert de sanglots et de lamentations éclatera, s'il le sait déchaîner. Il le sait à merveille. Il commence à voix basse et dans l'apaisement d'une sorte de résignation douloureuse. Puis les paroles se sont pressées plus rapides sur la bouche. Les phrases sont plus courtes, bientôt haletantes, inachevées. Ce sont des exclamations, des cris, un tonnerre de désolation et de désespoir. Antoine ne parle plus à l'assistance. Il ne veut plus voir que César ; il l'interpelle, il le gourmande, il le découvre, il a saisi la toge qui l'enveloppait et qu'une pudeur timorée avait ramenée sur le corps tout entier. Antoine le veut nu, ce corps sanglant, à peine reconnaissable, tel que l'ont fait les meurtriers, ne faudrait-il pas déjà dire les parricides ? Puis, cette toge, cette enseigne nouvelle brandie sur le Forum, Antoine s'exalte ; il chante les campagnes lointaines, le monde asservi, cet éblouissement de victoires sans fin que fut la vie de César, il le chante homme et soldat, il le chante fils de déesse, dieu lui-même, et cet hymne improvisé, qui monte et roule dans l'espace, soulève le forum à le faire trembler. |
Ce n'est pas tout. Un dernier usage veut la présence
des ancêtres aux funérailles d'un Romain
illustre ; et leurs figures modelées dans la cire,
drapées ainsi que des fantômes, portées
sur des litières, suivent docilement jusqu'au
bûcher le fils qui les a continués,
peut-être grandis encore. César n'a pas besoin
d'aïeux, le cortège des siens remplirait le
Forum. Il n'en a pas voulu. Cependant ce cadavre gisant
devant les rostres, si fameux qu'il soit, ne saurait
librement apparaître à Rome tout entière.
Antoine le savait bien, et voilà que sur un signe,
auprès de lui, dans son
tête-à-tête, un César s'est
dressé, statue, ou plutôt effroyable simulacre,
poupée énorme, d'autant plus hideuse, qui
peut-être calomnie la mort ; mais le populaire ne
connaît pas les répugnances des raffinés.
Ce spectre est drapé comme César, il a ses
traits, brutalement son apparence. Antoine le secoue, le
tourne, le retourne, compte les blessures et les fait
compter. C'est bien le grand César revenu des enfers.
Qu'il avait donc de sang dans les veines ! Le voilà
qui saigne encore.
Cette fois c'est une formidable explosion de colère,
et des cris de vengeance retentissent grandissants, partout
répétés. Un meurtre politique, cela
n'est pas pour scandaliser ni même étonner des
Romains ; la chose est coutumière, acceptée,
honorée même. L'intime conviction d'un saint
devoir courageusement accompli pénètre
l'âme des conjurés, et l'absolu
désintéressement de Marcus Brutus n'est
contesté de personne. Rien ne peut tenir sous ce front
étroit et sévère qu'une seule
pensée : la pensée du salut public seule a tout
conseillé, tout préparé, tout
consommé. Mais le salut public, les lois, les vieilles
institutions de Rome, c'est bien de cela qu'il s'agit
maintenant ! Ce langage depuis longtemps mal compris devient
inintelligible. Caton le parlait et le comprenait, mais Caton
est mort, désespérant de l'enseigner au
lendemain. Rome a perdu son idole, le peuple a perdu son
père. Cela seul est évident, Antoine l'a dit,
les plaies béantes l'ont crié mieux
encore.
On a saisi le cadavre, on le porte, on le hisse. Il monte au
Capitole, salué d'un triomphe posthume. Le Capitole
cependant refuse cet hommage, les temples sont fermés,
verrouillés. Les Césariens hésitent
devant la nécessité d'une violence
sacrilège. Voilà le cadavre qui redescend ; on
le ramène au Forum et devant la Regia, sa demeure, on
pourrait dire son temple, un bûcher est
improvisé. Il s'allume, il flamboie. C'est une fureur,
c'est un délire. Cette flamme qui monte et
crépite fera du grand César un peu de cendre et
de poussière. On l'attise cependant. Quelques femmes
ne se possèdent plus de douleur et de
désolation. Elles jettent dans le brasier leurs voiles
aussitôt dissipés en une légère
fumée, leurs bijoux qui rougissent et se tordent ainsi
que des salamandres acharnées à vivre dans le
feu. Les soldats dépouillent, leurs insignes, leurs
décorations gagnées aux lointains champs de
bataille, et l'offrande est plus précieuse encore. Les
histrions se dévêtent et sacrifient leurs robes
traînantes. Qu'est-ce donc que le grand César
n'a pas dévoré ?
Des cris de mort ont retenti. On cherche, on appelle Cassius,
Brutus, les autres. Ce serait un massacre s'ils paraissaient.
On les immolerait sur le bûcher du héros, comme
on faisait autrefois des captifs au bûcher du
vainqueur. Cela est-il bien certain que César soit
mort ? il ne gouverne plus, il règne.
Le premier article de son testament institue héritier
son neveu Octave. Antoine a dit cela publiquement ; il ne
saurait plus ressaisir ses paroles. Antoine, en pleine faveur
populaire, dédaigne tout d'abord cet héritier
et ne prend de cette désignation suprême aucun
ombrage. César charge formellement son héritier
du soin d'acquitter ses largesses. La charge est lourde.
Antoine, qui se trouve à l'étroit dans la
maison de Pompée, n'a-t-il pas dit, en la venant
habiter : Où donc soupait le grand Pompée
? Antoine, toujours besogneux, prodigue de l'argent comme
il le sera des royaumes conquis, voit sans regret cette
charge tomber aux épaules d'un autre. Octave en sera
bien vite écrasé. Il a dix-neuf ans ; c'est un
adolescent, presque un enfant, timide, délicat,
maladif et qui ne saurait soutenir, tout le fait pressentir,
les terribles labeurs des camps ou du forum. Octave cependant
accepte le testament. Il fait honneur jusqu'au dernier
sesterce à la parole de César. Ses biens
personnels, il les abandonne et les jette à cette
magnifique curée. Que va-t-il donc lui rester ? Quelle
sera sa part dans l'héritage de César ? Cela
seul que César a sous-entendu, cela seul qui vaut la
peine de se baisser : le monde.
Encore un favori de Cicéron, ce jeune Octave, et qui
lui sera fatal comme la plupart de ses favoris. Il l'appelle
son fils, un petit jeune homme très saint ; et le
petit jeune homme lui répond : Mon père !
Octave ne manque jamais une occasion de rappeler que la
même année a vu sa naissance et le glorieux
consulat de Cicéron, deux événements
d'inégale importance. Le petit Octave voit dans ce
rapprochement le plus heureux présage, et ce bon
Cicéron s'attendrit à le confirmer. Pourvu du
moins qu'il vive, ce frêle roseau, cet adolescent si
poli, si ingénieusement attentionné et si bien
instruit des grands faits de l'histoire ! Ce n'est qu'un
souffle. Que Cicéron se rassure ! Il n'est pas de
tempête qui n'ait commencé par un souffle.
Octave vivra. Il a ses ennemis cependant, et bien que les
vétérans de César lui fassent volontiers
escorte, ainsi que des chiens perdus en quête d'une
main qui les nourrisse et qui les flatte, Cicéron veut
assurer à celui-là, que des railleurs appellent
le beau fils de Vénus, une protection officielle et
publique. Octave n'est que préteur ; le Sénat
cependant l'autorise à relever sa dignité d'une
escorte de licteurs. C'est déjà faire
l'apprentissage du prochain consulat.
La vie est dure cependant qu'il faut mener et combien mal
assurée du lendemain ! Cassius, Brutus ont dû
s'éloigner, mais ils ont trouvé des
armées pour suivre leur fortune. Ils sont morts, mais
la vieille Rome, inconsciente de sa ruine, agonise en des
convulsions furieuses et dont le monde est
ébranlé. Le grand Pompée, vainqueur des
pirates, a laissé à son fils Sextus, les
audaces, l'activité redoutable de ces mêmes
pirates. Sextus affame Rome. Les arrivages de blé
manquent. On s'en prend à Antoine que l'on insulte,
à ce pauvre Octave qui reçoit des pierres par
la figure. Tout n'est pas sourire et joie dans le
métier de meneur d'hommes. Puis les batailles du Forum
ont recommencé. Plusieurs fois Antoine a dû
balayer la place d'une main un peu brutale. On l'a vu camper
au Capitole et de là lancer ses soldats sur le peuple,
souverain de tous les peuples. Dolabella, qui fut le
troisième mari de la fille de Cicéron, avait
fait enlever du Forum l'autel que la piété
populaire avait consacré à César sur
l'emplacement même de son bûcher funéraire
; puis il a soutenu le parti de la plèbe contre
Trébellius dévoué au Sénat. On a
pillé, dans ces désordres, jusqu'au temple de
Vesta. Maintenant Dolabella est l'homme d'Antoine. Il lui a
vendu sa conscience, ce qui ne vaut pas cher, et son bras,
qui vaut un peu plus ; puis, empressé à donner
des gages de sa foi nouvelle, il a fait périr en Asie
Trébonius, l'un des meurtriers de César.
La réaction contre Brutus et les siens n'a pas
tardé beaucoup. Ce sont là des retardataires et
qui ne sont plus en communauté de pensée avec
la Rome nouvelle. Avant qu'ils aient péri en Orient,
Rome les avait déclarés ennemis publics et, du
haut des rostres, au milieu d'un terrible silence, un
héraut les avait sommés de comparaître.
Eux-mêmes sur eux-mêmes, vengeurs et meurtriers,
ils ont exécuté la sentence prononcée,
désespérant de la vertu, qui n'est plus qu'un
nom.
Antoine grandit, et Cicéron, pressentant un Catilina
plus redoutable que l'autre, se prononce contre lui. Entre
tous ces hommes que la fortune élève ou
rabaisse, Antoine est celui que Cicéron a le moins
ménagé. S'il a consenti à le voir, s'il
a même réjoui de ses causeries charmantes
quelques soupers où rayonnait l'astre de la belle
Cythéris, ce ne fut qu'une passagère
condescendance. Antoine, le soldat brutal, le cynique
familier des histrions et des pitres, répugne à
toutes les délicatesses, à toutes les
élégances, à toutes les
honnêtetés un peu timides qui sont l'âme
de Cicéron. Infidèle en ses
préférences, en ses sympathies trop souvent
égarées, Cicéron garde sa
fidélité au culte de la patrie ; ses
espérances versatiles témoignent contre lui
peut-être, mais bien plus encore contre les choses et
les hommes de son temps.
Le plus fameux des orateurs grecs qui soient descendus dans
l'arène des discordes civiles et jusque sur les champs
de bataille, le patriote dont Cicéron ambitionne de
suivre les traces, Démosthène avait
lancé ses harangues enflammées contre le roi
Philippe ; Cicéron à son tour jette aux
échos des âges futurs, ses Philippiques,
et dans leur premier vol, elles ont fouetté en plein
visage Antoine et les siens.
Cicéron est vieux, moins encore des années
révolues que des labeurs subis, de tant
d'épreuves traversées. Jamais sa vaillance ne
s'est plus fortement ressaisie et proclamée. Plus
d'hésitation, plus de défaillance. La guerre
est engagée ; l'athlète de l'éloquence
et de la liberté la soutient, la poursuit sans
fléchir. Il parle devant le Sénat, devant le
peuple, au temple de la Concorde ; encouragé,
lui-même enivré des échos bien connus que
sa parole y réveille ; il semble que le Cicéron
des anciens jours, des jours de victoire, y vienne
écouter le Cicéron des jours nouveaux, non
moins magnifique, non moins superbe, et plus audacieux que
jamais. Il parle aux rostres, et le Forum s'étonne,
déjà bien déshabitué de ces
indignations hautaines, de ces soulèvements de
conscience et de ces terribles mépris. Que les
autres peuples acceptent la servitude, dit-il, la
liberté est le propre du peuple romain.
Et l'on applaudit, n'est-ce pas la parole et le seul bruit
qu'elle mène, plutôt que la pensée ?
Cicéron n'y regarde pas de si près ; il a
toujours mis quelque complaisance à se tromper
lui-même.
La paix avec Antoine, déclare-t-il fièrement,
est honteuse, dangereuse, impossible !
Ainsi quatorze fois, exaspérant sa
véhémence et ses libres fureurs, Cicéron
est apparu comme un dieu de salut et de vengeance. Ce n'est
plus cependant Rome qui parle sur la lèvre de
Cicéron ; ce n'est plus que Cicéron à
peu près tout seul. Il garde le tonnerre, il n'a plus
la foudre ; il étonne, il ne saurait plus
terrasser.
Antoine a dû quitter Rome ; il a
précipité une fuite non moins rapide que ne fut
celle de Catilina. Cicéron triomphe, mais trop vite.
Les images d'Antoine sont menacées, celles aussi de
son frère, Lucius Antonius, un sacripant qui n'est pas
même un bon soldat et qui cependant tout doré,
immortalisé dans le bronze, chevauche au Forum, tout
près du putéal de Libon, rendez-vous des
usuriers. Le rapprochement est significatif. Lucius Antonius,
remueur de vilaines affaires, associé à tous
les commerces, compte ses meilleurs amis dans cette engeance
aux doigts crochus.
Fulvie, la femme d'Antoine, elle aussi menacée. Mais
Atticus intervient, l'officieux Atticus, toujours
ingénieux à ménager le lendemain comme
à prévoir tous les retours. Il épargne
à Fulvie les dernières avanies. Combien cette
prudence de son meilleur ami fait contraste avec les
témérités satisfaites de Cicéron
! Il a toujours eu le succès tapageur et bien
présomptueux.
Une armée a suivi Antoine dans sa retraite. Les six
mille vétérans qu'il avait depuis longtemps
étroitement associés à sa fortune, sont
aisément grossis de recrues nouvelles. La guerre, les
discordes civiles, recrutent aussi facilement que jamais l'a
pu faire le salut public. Les soldats ne manquent pas aux
batailles, non plus que les bourreaux aux
proscriptions.
Antoine cependant a été vaincu à
Modène, avais vaincu par qui ? - Par Rome et la
République ? - Cicéron le dit, peut-il bien le
penser ? - Par Octave et pour Octave ? - Telle est la
vérité vainement dissimulée. Et le
Sénat, qui hésite à décerner au
vainqueur les faisceaux consulaires, alléguant
l'âge d'Octave et sa trop grande jeunesse, s'est
attiré, d'un simple centurion, cette seule
réponse : Voilà qui le fera consul ! et
disant cela, le centurion a tiré son
épée.
Antoine vaincu reste une puissance. Lépide, un
très méchant homme, mais qui a sa
clientèle et son parti, mérite aussi qu'on le
ménage. Octave est de sa nature même l'homme des
ménagements, des compromis ; il sait vaincre et
dissimuler, mieux encore, attendre. Ces trois hommes se sont
rencontrés ; ils se sont compris. Aux portes de
Bologne, une petite île émerge à peine au
lit fangeux du Reno ; elle a réuni Octave, Antoine,
Lépide. C'est le marché où l'empire du
monde est brocanté et partagé. Les
épanchements des nouveaux triumvirs, leurs
confidences, leurs querelles redoutables, leurs accords plus
redoutables peut-être, n'ont voulu d'autre
témoin que les eaux salies de vase, rouges comme si le
sang les avait souillées, qui coulent tout alentour de
leur repaire.
Le second triumvirat est conclu et les dieux connaissent
à quelles conditions. Aussi les prodiges, plus que
jamais effrayants, en apportent la nouvelle. Des loups sont
entrés dans la ville, précédant de bien
peu les triumvirs et les annonçant. Des bruits d'armes
ont traversé les silences de la nuit. Quelques statues
ont sué du sang. Les chiens ont hurlé au seuil
de la maison du maître, pressentant les meurtres
prochains ; et sur le temple consacré au génie
du peuple romain, des vautours ont perché.
Les triumvirs approchent de Rome, mais ils ont voulu n'y
pénétrer que l'un après l'autre. Trois
armées les accompagnent, les suivent. C'est une triple
invasion qui maîtrise et foule la cité.
Cependant un tribun monte aux rostres, proposant et faisant
voter une loi qui établit pour cinq ans le triumvirat.
C'est à cela que servent maintenant les tribuns.
Résister, protester, on ne l'ose plus, et bien peu en
conçoivent la pensée. Au reste une
première liste de proscription, et qui sera suivie de
bien d'autres, appelle et retient la foule. C'est aussi
intéressant, d'une éloquence plus directe et
plus poignante qu'une harangue de Cicéron. Les choses
s'accompliront régulièrement,
administrativement. Octave a le goût de l'ordre, et
c'est un excellent administrateur. Chacun du reste a voulu y
mettre du sien en des concessions d'importance. Antoine
n'abandonne que son oncle ; Lépide livre son
frère, c'est mieux. Octave a vendu Cicéron ; ce
n'est point un parent, mais Octave n'a pas oublié
qu'il l'appelait son père. Deux triumvirs sur trois
vont tricher cependant ; le frère de Lépide
échappera, l'oncle d'Antoine aura le temps de prendre
la fuite ; Octave, plus honnête, tiendra mieux sa
parole, et Cicéron avait bien raison de compter sur
cet excellent jeune homme.
On a fait ainsi le partage des ennemis, même des amis
et des familiers. Les délateurs sont en campagne. Les
portes sont surveillées, les routes incessamment
parcourues de meurtriers en quête des fuyards. Les
biens des proscrits étant mis aux enchères ou
livrés aux favoris du jour, jamais une activité
si grande n'a présidé aux transactions ; et
c'est un crime capital quelquefois de posséder une
belle villa, un jardin bien fleuri, une maison
commodément exposée. Combien de ces
délicats des nouveaux jours ont dû maudire leurs
recherches raffinées de luxe et de vie plaisante
!
Les chiens ont hurlé, saisis d'une lamentable
désolation, disions-nous, les chiens fidèles
sans doute ; mais il en est que les lâchetés
humaines atteignent et déshonorent. Il en est qui
chassent les proscrits et qui d'un flair très
sûr, d'un jappement joyeux, les poursuivent dans les
roseaux des marais, les dénoncent dans les
fourrés des bois qui leur servaient d'asile. Comme au
temps de Sylla, les têtes sont payées au Forum,
et la tribune est un comptoir où les sommes promises
sont fidèlement comptées. Mais au temps de
Sylla, les haines, les rancunes d'un seul homme exigeaient
satisfaction ; il en faut maintenant satisfaire trois fois
plus.
La dépense est lourde : payer les soldats, payer les
meurtriers, le trésor public n'y saurait suffire.
Treize cents femmes, désignées dans les
premières familles de Rome, seront taxées selon
la volonté des triumvirs. Ne leur doivent-elles pas
leur veuvage ou leur abandon ? Cela mérite
récompense. Elles résistent cependant, et leur
lamentable cortège traverse le Forum. Elles vont
trouver Fulvie, sollicitant son intervention auprès
d'Antoine, Fulvie les repousse. Elles affrontent les
triumvirs eux-mêmes, et les triumvirs, plus
accueillants, promettent quelque adoucissement à leurs
rigueurs pillardes.
Les meurtres continuent. Les deux Egnatius, le père et
le fils, sont proscrits. Ils s'embrassent, ils
s'étouffent d'une étreinte si violente qu'un
seul coup les jette morts sur la place.
C'est le tour de Salvius, tribun du peuple, mais un tribun
mal noté. Il connaît son sort et réunit
sa famille, lui voulant adresser un suprême adieu. Le
centurion entre et s'avance. Il commande que personne ne
bouge ; on obéit. Il saisit le père aux
cheveux, le décapite et s'en va. Pas un cri n'est
sorti de toutes ces bouches béantes, de tous ces
coeurs hébétés de terreur ; et toute la
nuit se passe sans qu'un seul ose quitter sa place ou rompre
le silence. Le centurion pourrait revenir.
Le frère de Cicéron et son neveu, Quintus et
son fils, reçoivent semblable visite. Un seul est
condamné cependant, le centurion ne sait plus
exactement lequel. Le père veut mourir pour le fils,
le fils mourir pour le père. Quoi pénible
débat ! Que de temps perdu ! Et le centurion n'a pas
achevé sa tournée. Il les tue tous les
deux.
Quintus, c'est bien, mais il n'a été que le
lieutenant de César : Cicéron, c'est mieux, il
a été le protecteur et le bienfaiteur d'Octave.
Il a pris la fuite, il erre près de Formies, ne
pouvant se résigner à quitter cette terre
d'Italie qui lui est si chère. Le courage seul de
l'exil lui aura manqué. Ses esclaves lui sont
restés fidèles ; il est aimé, il est bon
maître. Les triumvirs lui ont fait les honneurs de
toute une expédition. Herennius, un centurion,
Popilius Laenas, un tribun militaire, ont retrouvé ses
traces, bientôt le rejoignent. Aucune résistance
n'est possible, et d'ailleurs Cicéron est Romain, il
sait mourir, et jamais cette science ne fut plus utile qu'en
ces temps maudits. Laenas tue, et non sans quelque maladresse
; il lui a fallu s'y reprendre à trois fois pour
abattre cette tête déjà vieille et
chancelante et qui ne cherche plus à se
dérober. Ce Laenas cependant n'en est plus à
son apprentissage d'égorgeur. Il a commencé
voilà déjà longtemps, et sur son
père, dit-on ; cela aurait dû l'aguerrir. Ce fut
Cicéron qui le sauva, non sans peine, de cette
accusation.
Laenas emporte la tête, puis revient encore couper la
main droite, celle-là qui écrivait les
Philippiques, estimant que cette main historique lui
vaudra une gratification nouvelle.
Il court, il vole, il est à Rome, il est chez Fulvie,
Fulvie la femelle du fauve, plus cruelle et plus lâche
que lui. C'est une virago plutôt qu'une femme ; elle
joue au consul, ceint le glaive, harangue les soldats et
passe des revues. Il n'est pas de quolibet ordurier qui la
fasse rougir. Le présent de Laenas la réjouit ;
elle en pousse des clameurs qui ameutent toute la
maisonnée. Elle prend la tête à deux
mains, l'installe sur ses genoux, la regarde, la
dévisage, lui rit au nez, puis lui met la main dans la
bouche, tire la langue et d'une épingle d'or elle la
perce tout au travers. Cependant elle songe que son mari
n'est pas là pour partager sa joie. Laenas reprend sa
conquête. Il court au Forum. Que de mouvement il se
donne, que de peine, et comme il gagne bien son argent
!
Antoine est au Forum. Une nombreuse assistance l'entoure.
Laenas crie et de loin, levant le bras autant qu'il est
possible, il montre ses trophées. Antoine les a vus,
il les reconnaît. A son tour il crie, il appelle. On a
fait place et Laenas est devant lui. Lui aussi il prend la
tête, il prend la main, il semble qu'il les voudrait
dévorer.
Des rires, des soufflets, la mort insultée,
profanée et tuée en quelque sorte une seconde
fois, c'est la réplique, c'est là tout ce
qu'ils ont pu faire, ces misérables ! Et ils ne voient
pas que cette bouche muette, que cette main inerte les
accusent, les condamnent, plus éloquentes, plus
terribles que jamais.
Un tabouret est placé auprès de la tribune.
C'est là que vient siéger le tribun, c'est
là que l'on pose enfin la tête, la main de
Cicéron, offrandes faites aux rostres, à cette
tribune qui sera bientôt silencieuse. C'est un outrage
? - Non pas, une gloire, et Cicéron n'aurait pas
souhaité de plus magnifique sépulture. Le
dialogue est achevé ; Antoine et Fulvie ont
répondu à Cicéron.