L'amphithéâtre
Le but fatal, l'oeuvre suprême de Rome, c'est la
conquête : Pour la conquête, elle est née,
elle a vécu, plusieurs fois elle a failli
périr.
Une philanthropie attendrie que l'antiquité classique
n'a jamais connue, que notre âge avait entrevue, mais
qu'il se plaît à méconnaître, peut
refuser sa sympathie et ses éloges complaisants
à cette oeuvre de violence, à cet idéal
de guerre, de batailles, d'oppression et d'asservissement. Le
condamner cependant serait un déni de justice. On ne
fait pas de grandes choses, quelles qu'elles soient, sans de
grandes vertus.
L'amour de la patrie est une très noble et très
haute vertu, il ne saurait être cependant sans quelques
préjugés, quelques mépris superbes pour
le prochain, quelques heureuses ignorances. Les Romains, qui
de tous les peuples de l'antiquité l'ont
personnifié le plus glorieusement, élevaient
leur orgueil au-dessus de tout et de tous. Toujours
acharnés à reculer leurs frontières, ils
ne voyaient au delà que des peuples à
soumettre, que des victoires à gagner. Directement ou
indirectement tout devait être romain ou n'être
pas.
Avoir soumis, sinon aux mêmes lois, du moins à
de communes influences, les batailleuses peuplades du Latium,
les Etrusques si longtemps fiers d'une très vieille
civilisation et qui s'étaient faits les premiers
éducateurs de leurs maîtres, avoir soumis les
Grecs à l'esprit subtil, puis tous les confus
troupeaux des peuples de l'Asie et ce qui restait encore
debout de tant de royautés qui furent glorieuses, de
cités qui rayonnèrent illustres et puissantes
à l'égal des plus vastes empires, avoir soumis
les Gaulois braves jusqu'à la folie, puis les rudes
Ibères, puis, ces nomades Africains qui tourbillonnent
dans l'immensité des déserts et fuient
vainement l'aigle des légions, avoir soumis l'Egypte,
la terre des Pharaons qui donne à ses rois des
montagnes pour tombeaux, avoir appris à tous ces
peuples, à tous ces mondes qui n'ont rien de commun,
ni dieux, ni passé, ni climats, ni rêve
d'avenir, le nom formidable et redouté de Rome,
l'avoir fait respecter sinon aimer de tous, avoir si bien
cimenté tous ces matériaux épars qu'ils
n'ont pu se rompre qu'après quatre ou cinq
siècles et que leurs débris gardent encore,
écrits dans le marbre ou dans le souvenir, ces lettres
fatidiques : S. P. Q. R., le sénat et le peuple
Romain, quelle tâche prodigieuse dont se grise
l'histoire, dont s'épouvante la pensée ! Ce
qu'il fallut de temps, d'obstination, de fermeté, de
constance, de tact, de courage, de confiance en soi et dans
sa destinée, de connaissance des hommes, de finesse
politique, d'adresse diplomatique, de science administrative,
de labeurs et de patience pour mener à fin une telle
entreprise, pour réaliser ce rêve inouï,
c'est à donner le vertige.
Nous avons dit quelle fut la joie de la Grèce
délivrée et comment elle trouva une
merveilleuse récompense dans le développement
de son génie, dans la floraison exquise de tous les
arts, enfin dans ce plaisir essentiellement grec, le
théâtre. Quel sera donc le prix que Rome
triomphante va s'adjuger à elle-même ?
Le théâtre, lorsqu'il se résigne à
parler latin, garde vivants tous les souvenirs de sa
première patrie : Melpomène enfin refuse de
s'exiler chez un peuple qui a mis dans l'histoire de telles
tragédies, qu'il ne saurait plus les aimer sur la
scèrie d'un théâtre. Quel sera donc le
plaisir essentiellement romain, que Rome voudra retrouver
partout, le plaisir qui deviendra une institution nationale,
le passe-temps qui finira par supplanter, absorber tous les
autres et qui, toujours plus chéri, maintiendra sa
faveur et sa vogue tant que dura la Rome des Césars ?
Les ruines partout le proclament, ce plaisir tout romain, ce
prix dont Rome se paya tant de siècles de batailles et
de victoires, ce monument obligé de toute cité
romaine, c'est l'amphithéâtre.
En cela même les Romains ne furent pas les premiers
inventeurs, l'Etrurie, l'éducatrice de leur enfance,
leur enseigna les combats de gladiateurs ; qu'elle en garde
dans l'histoire la lourde responsabilité !
Nous savons que la civilisation étrusque se
complaisait en des habitudes cruelles ; les moeurs
étaient dures, les sacrifices humains
fréquents. Les combats de gladiateurs devenaient
l'accompagnement obligé des funérailles que
l'on voulait solennelles. Le fleuve de sang qui traverse les
innombrables amphithéâtres élevés
par les Romains, prend sa source dans l'Etrurie. Les Romains
toutefois devaient singulièrement le grossir ; en
toutes choses ils ont voulu faire grand.
En 264 avant notre ère, Marius et Décimus
Brutus, voulant honorer la mémoire de leur
père, donnèrent dans le forum Boarium le
premier combat de gladiateurs que Rome ait vu ou du moins
dont le souvenir nous soit resté. Une intention
religieuse s'attachait à ces massacres, au moins
primitivement. Chez ces peuples rudes et toujours en guerre,
le sang humain semblait une offrande précieuse et rien
ne devait être plus agréable aux mânes
toujours altérés de ceux qui n'étaient
plus. Mais ce prétexte plus ou moins acceptable ne
tardera pas à disparaître, bientôt les
gladiateurs ne tueront et ne mourront que pour la joie
féroce des vivants.
Tant que les institutions républicaines ne furent pas
à Rome de vaines et mensongères formules, le
forum où l'on élevait à la hâte
quelques échafaudages de bois, servit à ces
spectacles. De jour en jour le peuple les goûtait,
davantage, et que sera-ce donc quand le peuple ne sera plus
que la plèbe ? Aussi voyons-nous tous les ambitieux,
tous les quémandeurs de popularité flatter ce
goût. Il est toujours plus aisé de prendre les
hommes par leurs vices et les bas instincts de leur nature
que par leurs vertus.
Scaurus, gendre de Sylla, dépensa des sommes
énormes dans les jeux dont il amusa les Romains ; il
fit si bien les choses que Scribonius Curion,
désespérant de dépasser ou même
d'égaler la munificence de Scaurus, s'ingénia
du moins à trouver du nouveau. Par ses ordres,
à ses frais, et ces dépenses donnent une
idée grandiose des pillages qui devaient les
alimenter, deux grands théâtres de bois furent
construits. On y donna des représentations
scéniques. Mais ce n'était là qu'un
modeste prologue, quelques bagatelles destinées
seulement à stimuler la curiosité de la foule.
Les deux théâtres étaient adossés
; les pièces venaient à peine de finir, que les
deux théâtres, sans même que les
spectateurs eussent à se déranger de leurs
places, se mirent en mouvement, tournèrent sur une
machinerie ingénieusement dissimulée, et
vinrent se rejoindre. Les scènes ont disparu, les deux
orchestres réunis forment une arène. Thalie et
Melpomène n'ont plus là rien à faire.
Arrière ces belles parleuses ! Place aux fauves ! Les
deux théâtres ne sont plus qu'un seul
édifice ; c'est un amphithéâtre, un
théâtre des deux côtés, comme le
disent les deux mots grecs qui composent ce nom bientôt
illustre entre tous.
Mais l'arène ainsi obtenue par la juxtaposition de
deux orchestres était circulaire. C'est encore la
forme qu'elle présente dans les
amphithéâtres espagnols, dits vulgairement
plazas de toros.
Dans les amphithéâtres romains au contraire
l'arène est presque toujours elliptique. Deux grandes
entrées, se faisant pendants, y donnent accès
le plus souvent. Le mur où elle s'enferme est dit
podium, et ce nom s'applique aussi aux
premières places, aux gradins qui immédiatement
le surmontent. Comme dans les théâtres, les
gradins sont partagés, dans leur hauteur et dans leur
développement horizontal, en sections par des
escaliers, des passages, praecinctiones. Les couloirs,
qui débouchaient sur les gradins, étaient dits
vomitoria.
Les gradins, presque toujours de pierre, portaient sur des
arcades étagées qui s'accusaient en
façade et prêtaient ainsi une majestueuse et
symétrique ordonnance aux dehors d'un
amphithéâtre.
Souvent les arcades se superposaient, formant plusieurs
étages. Au rez-de-chaussée quelques-unes de ces
arcades, deux le plus souvent, s'ouvraient plus largement,
s'encadraient dans une ornementation plus riche et marquaient
l'entrée du maître ou des magistrats de la
cité. On nommait carceres les salles basses,
à demi ténébreuses, où l'on
enfermait les animaux qui devaient combattre.
Capoue a conservé le souvenir, sinon les ruines du
plus ancien amphithéâtre qui ait
été mieux qu'un baraquement provisoire.
Les voluptueux sont aisément cruels ; donc il n'y a
pas lieu d'être surpris que le premier
amphithéâtre ait été construit
à Capoue. Le grand César l'avait fait
ériger, mais la reconstruction ordonnée par
Hadrien ne nous a rien laissé qui soit reconnaissable
du premier monument.
L'amphithéâtre de Capoue a cruellement souffert.
Les triples arcades autrefois majestueusement
étagées, ont croulé. Deux seulement
subsistent de celles qui, ouvertes au rez-de-chaussée,
donnaient directement dans l'intérieur ; elles sont
flanquées de colonnes à demi engagées et
coiffées de simples chapiteaux doriques. Une
tête de déesse forme clef de voûte, et ces
visages placides laissent errer un triste sourire sur ces
champs de ravage et de dévastation.
Ces ruines en effet ne se sont pas seulement
émiettées pour donner des pierres aux masures
de Santa Maria, elles ont dû livrer les fûts de
marbre qui se dressent en colonnades dans la
cathédrale de la nouvelle Capoue, et ceux qui mettent
un peu de splendeur et d'imprévu dans les solennelles
banalités du palais de Caserte.
L'arène de l'amphithéâtre de Capoue,
comme celle de l'amphithéâtre de Pouzzoles,
présente des dispositions particulières qu'il
convient de signaler. Cette arène tout entière
repose sur un sous-sol aussi vaste qu'elle ; les voûtes
effondrées permettent d'embrasser sans peine le
labyrinthe compliqué de ces constructions. Le soleil
pénètre librement dans ces couloirs, ces salles
basses, ces réduits où sans doute autrefois
régnait une ombre discrète.
Quelle était la destination de tout cela ? Il nous
semble assez difficile de le préciser. L'arène
était-elle machinée comme la scène d'un
théâtre ? Il est permis de le supposer. Nous
n'ignorons pas que les surprises des décorations
improvisées et changeantes variaient quelquefois la
monotone uniformité du spectacle. Toujours du sang,
cela peut lasser, même un public de Romains.
L'arène du Colisée, elle aussi, cache un
immense sous-sol, mais c'est là, semble-t-il, un
perfectionnement postérieur aux empereurs Flaviens.
L'amphithéâtre Flavien, si justement
appelé, dans la suite des temps, le Colosse,
fut commencé par Vespasien, inauguré par Titus
en 80, terminé par Domitien. Antonin y ordonna
quelques travaux de restauration. Au temps de Macrin, la
foudre alluma un incendie qui détruisit les galeries
supérieures, construites évidemment en bois.
Rien ne put arrêter ou limiter les ravages du feu. Il
fallut encore réparer et reconstruire, et durant des
années le Colisée ne fut plus accessible qu'aux
ouvriers. Alexandre Sévère se fit une gloire de
le l'ouvrir. N'est-il pas remarquable que dans cette histoire
de l'amphithéâtre de Rome, ce monument qui fut
en quelque sorte le coeur de la Rome impériale comme
le forum avait été le coeur de la Rome
républicaine, nous trouvions les noms des empereurs
les plus doux et les plus humains : Titus, Antonin, Alexandre
Sévère lui-même qui, s'il ne fut pas
chrétien, connaissait les enseignements de la foi
nouvelle. Tant il est vrai que l'amphithéâtre et
ses jeux avaient conquis un droit de cité que les plus
puissants et les meilleurs auraient contesté
vainement.
Tant que le Colisée resta fermé, bêtes et
gladiateurs émigrèrent dans le grand cirque ;
Rome n'aurait pu s'en passer.
La Sicile fut longtemps grecque plutôt que romaine,
cependant cette île charmante était trop voisine
de Rome pour ne pas docilement en accepter le mot d'ordre,
bientôt les modes et les usages. La Sicile eut ses
amphithéâtres ; elle en garde
quelques-uns.
C'est à peine si Catane laisse deviner le sien sous
l'amoncellement des bâtisses modernes. Errant dans ces
couloirs devenus de ténébreux souterrains,
perdu dans un labyrinthe sans fil d'Ariane, il nous souvient
d'avoir vu tout à coup, par une brèche
béante, rayonner un coin d'azur. Là se penche
curieux un petit citronnier, une brise légère,
moins qu'un baiser, le vient balancer ; aussitôt un
beau fruit se détache et tombe à nos pieds,
douce et jolie offrande qui nous fit sourire. Il faut savoir
gré, même aux plus humbles choses, d'un sourire
et d'une joie.
Libre de toute bâtisse parasite,
l'amphithéâtre de Syracuse étale, en
pleine lumière, son arène que partagent deux
longs canaux formant la croix. Peut-être amenaient-ils
l'eau lorsque l'arène, transformée en lac,
amusait le public d'un combat naval. Autrefois la libre
Syracuse avait vu dans son golfe, sous ses murs, de terribles
batailles, le choc héroïque de ses galères
et des trirèmes athéniennes ; mais alors il
valait la peine de mourir. Syracuse, Athènes
étaient des patries, des mères assez glorieuses
pour exalter tous les courages, mériter tous les
dévouements. Trois siècles à peine sont
écoulés, c'était hier que
s'écrivait avec le sang le plus généreux
cette si belle histoire ; quel changement, hélas ! et
quel déclin ! Les gladiateurs remplacent les
soldats.
L'amphithéâtre de Syracuse est tout voisin du
théâtre. Quelle différence de l'un
à l'autre ! Que de nobles souvenirs là-bas, ici
combien les pierres sont moins éloquentes ! Ces ruines
cependant sont pittoresques et d'un effet charmant. Un chemin
rapide se fraye passage au milieu des décombres et
débouche devant l'une des entrées principales.
A droite, à gauche, deux puissantes murailles à
grand appareil, portent les escaliers qui desservaient les
gradins. Les figuiers de Barbarie ou nopals les escaladent et
constellent de fleurs les raquettes épineuses qui leur
sont tout à la fois le tronc, les branches et les
feuilles. Quelques mignonnes fougères
frémissent, découpées comme une
dentelle, aux petits coins mieux ombragés.
La voûte de cette entrée, largement,
fièrement ouverte, encadre dans son demi-cercle
l'arène ensoleillée, la seconde entrée
qui la termine, les gradins à demi effondrés,
l'azur éblouissant du ciel. Jamais empereur entre tous
fastueux n'étendit, sur la foule qui l'acclame, plus
magnifique velarium.
Lorsqu'on 79 de notre ère la ville de Pompéi
disparut sous les cendres du Vésuve, elle avait
déjà son amphithéâtre, donc c'est
le plus ancien qui subsiste. Nous avons vu, nous verrons que
tous les autres furent construits ou du moins reconstruits
plus tard. Bien qu'elle ait eu la gloire de voir reculer
Sylla, la ville de Pompéi, nous le
répétons, n'avait qu'une médiocre
importance ; son désastre a fait sa fortune.
En 59 de J.-C. un certain Livineius Regulus, qui n'avait rien
de son homonyme et qui s'était fait exclure du
sénat romain, non pas pour ses bonnes moeurs, bref un
personnage assez peu recommandable, donnait un combat de
gladiateurs dans l'amphithéâtre de
Pompéi. On était venu de toute la ville, aussi
des environs, de Nuceria surtout.
Les Pompéiens aiment à rire. On plaisante ces
lourdauds de Nucériens, ce sont des campagnards mal
éduqués. Une querelle éclate,
bientôt une rixe, on lance des pierres, on court aux
armes. La bataille reflue de l'arène jusque sur les
gradins. Les Nucériens sont vaincus, mis en
déroute ; quelques-uns restent sur la place.
Néron, qui régnait alors, prit fort mal la
chose. Sans doute ce jour-là il se rappelait par
hasard les sages préceptes du bon
Sénèque ; et Pompéi, de par la
volonté impériale, fut condamnée pour
dix ans à la privation de tous jeux publics.
Empoisonner son frère, faire égorger son
précepteur et sa mère, passe encore ; cela ne
sort pas de la famille. Mais empêcher une ville de
s'amuser, c'est sans nom ! Jamais Néron ne
s'était montré aussi cruel.
Au reste nous doutons que Pompéi ait subi, jusqu'au
terme prescrit, cette inhumaine pénitence. Ce que nous
pouvons affirmer en toute certitude, c'est qu'à la
veille du grand cataclysme de 79, de prochains combats de
gladiateurs étaient annoncés. Dans
l'édifice d'Eumachia, l'album, pan de mur
destiné à porter ce que nous autres modernes
nous appellerions des affiches, les annonce, comme si nous
pouvions encore nous mettre par avance en quête de
bonnes places. Nous traduisons ces curieuses annonces, voici
la plus simple :
Troupe de gladiateurs, chasse et velarium.
En voici une autre plus détaillée :
La troupe des gladiateurs de l'édile Aulus
Svettius Cerius
combattra à Pompéi la veille des calendes de
juin ;
il y aura chasse et velarium.
Nous ne saurions quitter l'Italie sans faire visite
à l'amphithéâtre de Vérone. Ce
n'est pas qu'il remonte aux siècles glorieux où
l'art romain reflétait, sans l'altérer trop
cruellement, son ancêtre et son éducateur, l'art
grec. Cet amphithéâtre paraît avoir
été construit au temps de Dioclétien.
Alors le vieux paganisme est miné de toutes parts, sur
la frontière gronde le flot déjà plus
prochain des barbares, les architectes commencent ou
plutôt continuent à désapprendre.
Les dehors du monument ne présentent pas un ensemble
remarquable. L'enveloppe première, la façade a
disparu, ne laissant debout que quatre travées. Les
arcades à plein cintre, flanquées de pilastres
d'un ordre dorique incertain et bordées de moulures
d'un dessin lourd et négligé, forment trois
étages et majestueusement montent les unes sur les
autres jusqu'à une hauteur de 32 mètres.
Partout ailleurs c'est la puissante ossature des murailles et
des corridors où le jour ne devait pas directement
pénétrer, qui apparaît tout à
découvert. Quelques artisans s'étaient
réfugiés à l'ombre des voûtes
béantes ; on les en a délogés. La
municipalité se montre maintenant impitoyable pour ces
nids parasites plus gênants que des nids d'hirondelles.
Les oiseaux, les fleurs devraient seuls avoir le droit
d'usurper les ruines ; ils les bercent et les consolent si
bien !
On a dit que dans ces corridors inscrits les uns dans les
autres et qui portent quarante-deux rangées de gradins
dans les cercles concentriques d'arcades toujours plus
sombres, le Dante avait pris la première idée
des cercles maudits où il enferme ses damnés.
L'amphithéâtre serait l'ébauche
première de l'enfer, tel que le grand poète l'a
conçu. C'est là sans doute une légende ;
elle nous agrée cependant. Tant de blessures ont
saigné dans cette enceinte, tant de supplices l'ont
remplie, tant de douleurs y ont gémi, tant d'agonies y
ont râlé, que l'enfer a pu leur porter
envie.
L'amphithéâtre de Vérone est fort bien
construit de beaux blocs à grand appareil, et à
défaut des élégances oubliées,
des finesses désapprises, cette force reste une
beauté.
Les amphithéâtres que nous avons visités,
ceux que nous visiterons encore, ont presque tous perdu leurs
gradins ; les blocs réguliers, aisément
accessibles dont ils étaient formés, presque
partout ont été mis en exploitation comme une
carrière commode et qui épargnait aux ouvriers
la plus rude besogne. Au contraire à Vérone,
les gradins conservés ou plutôt refaits, montent
sans qu'une brèche y soit ouverte, du moins
jusqu'à la hauteur de ce qui fut le second
étage ; le troisième, avons-nous dit,
n'étant plus qu'indiqué par un dernier
fragment.
Le monument ne fut jamais abandonné au cours des longs
siècles qu'il a déjà vécus. Les
preux y sont venus, panache en tête, écharpe
à la ceinture, rompre des lances en l'honneur de leurs
dames ; les fastueux seigneurs de la Renaissance, moins
jaloux de beaux coups d'épée que de faste et de
magnificence, y sont venus donner des joutes courtoises et
des carrousels. Enfin notre siècle lui-même a
plus d'une fois troublé ce grand silence et
promené ses fêtes, ses cortèges au sable
de la vieille arène.
En 1805 c'est Napoléon qui passe et ordonne quelques
travaux de restauration ; il ne pouvait lui déplaire
de reprendre la tradition des Césars. On le
reçoit, nous dit l'inscription plausu maximo,
par d'unanimes applaudissements. L'aigle impérial
s'est cassé les ailes et voilà qu'il tombe au
rocher de Sainte-Hélène. La Sainte-Alliance
triomphe et règne. François d'Autriche, un
empereur de moindre envergure, vient à Vérone,
il visite l'amphithéâtre accompagné des
princes et des illustres diplomates qu'un fameux
congrès avait réunis ; c'est en 1822, et les
nouveaux passants, nous dit encore le marbre non moins
véridique, non moins sincère, sont reçus
plausu maximo.
Vient Garibaldi, vient Victor-Emmanuel : l'antique
édifice attire ces gloires, quelquefois à peine
viagères, comme si elles espéraient trouver
là le secret d'une moins précaire
immortalité ; et jamais ne leur manque, le marbre le
dit toujours, jamais ne leur manquera, s'il en vient encore
demain, l'éternel plausu maximo.
Ces blanches tables de marbre enchâssées aux
murailles grises, fraternellement se font pendants. Touchante
impartialité. Il en a tant vu, le vieil
amphithéâtre, il en a tant écouté
de ces joyeuses acclamations, qu'il en connaît le prix
: il en sourirait s'il lui était permis de sourire, et
nous dirait que la faveur des gladiateurs fut plus constante
que celle de la plupart des rois.
Ainsi nous ne voyons pas à Vérone un
intérieur dévasté, des escaliers rompus
et le confus squelette des couloirs et des corridors
écroulés. L'aspect est parfaitement uniforme de
ces gradins où des trous noirs,
régulièrement espacés, marquent l'issue
des vomitoria. Aucune décoration, rien que des
grosses pierres étagées et alignées ;
cela est grand cependant d'une grandeur que ne voient pas
seulement les yeux ; la pensée en est émue,
presque effrayée ; enfin c'est bien romain.
Puis le cadre est si beau ! Cette ville de Vérone,
tout à la fois romaine et féodale,
hérissée de tours et de clochers,
traversée de Adige qui s'en va précipitant ses
eaux fauves comme la crinière d'un lion, cette antique
Vérone, avec ses ponts crénelés, ses
collines lointaines où les cyprès font
sentinelle, est si charmante, si pittoresque, si glorieuse,
qu'elle a mérité de retenir longtemps le Dante,
d'inspirer l'un des rêves les plus sublimes dont se
soit bercé Shakespeare.
Aux portiques de ses vieux palais, au seuil de ses maisons
où pâlissent les fresques à demi
effacées, sur ses petites places encombrées de
tombés triomphales, de colonnes et de statues, on
revit la vie du moyen âge, comme dans ce prodigieux
amphithéâtre, sauvé par miracle, on revit
la vie des rudes légionnaires et d'un peuple qui ne
trouva jamais rien d'assez terrible, d'assez grand pour lui
que le massacre et que la mort.
Nous avons dit que la civilisation romaine ne fut nulle part
plus docilement acceptée qu'au pays des Gaules.
Vainqueurs et vaincus bientôt s'entendirent à
merveille ; au reste les gouverneurs
s'ingénièrent à faire grandement et
magnifiquement les choses. Pour ne parler que des
théâtres, cirques et amphithéâtres,
il y a une quarantaine d'années, et les fouilles
réservaient de nouvelles surprises, on avait reconnu
en France les ruines ou du moins les traces de cinquante-huit
monuments de ce genre.
Poitiers a laissé émietter le sien et
bâtir un marché couvert dans ce qui fut
l'arène ; Périgueux, plus vigilant, s'est enfin
préoccupé de conjurer les dernières
dévastations : son amphithéâtre reste
découpé en plusieurs propriétés,
mais on ne le saccage plus, et la parure est charmante, qu'il
emprunte aux jardins, aux vergers abrités,
étages, groupés dans ses ruines. Les espaliers
s'accrochent aux murailles ; la gaîté des beaux
fruits qui se dorent tout gonflés de soleil, fait un
curieux contraste avec les tristes ténèbres des
voûtes à demi comblées.
Une large entrée, sillonnée de pilastres et
coupant la perspective d'une rue interminable, est connue
à Bordeaux sous le nom de palais Gallien. On peut
découvrir encore au-dessus des remparts de
bûches dont s'encombre un chantier de bois, quelques
arcades toutes grandes ouvertes ; et l'on dirait un pont par
miracle suspendu dans l'air. Si ce ne fut jamais là un
palais, mais en toute évidence un
amphithéâtre ; on peut accepter pour lui la
paternité, au reste médiocrement glorieuse, de
l'empereur Gallien.La construction où la brique
alterne avec la pierre à petit appareil, trahit une
assez basse époque, non moins que la pauvreté
et la lourdeur de l'ornementation.
L'amphithéâtre de Saintes enferme une fontaine
renommée dans tout le pays. On y vient en
pèlerinage, ce sont surtout de jeunes
pèlerines. Cette source chétienne, ou
peut-être en secret obstinément païenne,
rend en effet des oracles désirés. Les
fillettes qui rêvent d'un mari, celles surtout qui
redoutent la triste échéance de sainte
Catherine, viennent là et jettent dans l'eau deux
épingles. Si les épingles tombent en se
croisant, l'époux n'est pas loin et la noce est
prochaine, l'an ne finira pas sans qu'elle soit
célébrée. Si au contraire les
épingles se séparent et tombent l'une deci
l'autre delà, Hélas ! il faut encore s'armer de
patience, ce ne sera pas pour cette année.
En ces dernières années, le vieux sol de
Lutèce a rendu, contre une rançon de douze cent
mille francs, à peu près la moitié d'un
amphithéâtre gallo-romain. Rançon
princière qu'il ne faut pas cependant regretter. C'est
là le vénérable doyen des monuments de
Paris ; il remonte pour le moins à l'époque des
Antonins, tandis que le palais dit des Thermes est, selon
toute probabilité, une création de Constance
Chlore.
Trêves, colonie romaine, germée aux limites
dernières du pays des Gaules, grandie jusqu'à
devenir une capitale, au jour où les Césars, au
milieu des alarmes de guerres sans fin et sans merci,
n'osaient plus s'éloigner de la frontière,
Trêves qu'a chantée Ausone et que les derniers
empereurs ont remplie du bruit de leurs dernières
victoires, devait, elle aussi, avoir son
amphithéâtre.
Il n'est pas tout entier un ouvrage de la main des hommes ;
les pentes d'un étroit vallon lui servent de
fondations et de piédestal. Certes la ville de
Trêves mérite d'attirer et de retenir quiconque
a le respect du passé et le souci de l'histoire. Quand
disparurent les Césars païens ou à peu
près chrétiens, Trêves reçut en
échange son archevêque, bientôt prince
électeur. Ce n'était pas un prélat sans
crédit et sans puissance ; jusqu'au
dix-huitième siècle il menait grand train et
faisait grand tapage. Les vastes hôtels aux balcons
pansus, les palais lourdement blasonnés nous disent
cette vie à la fois ecclésiastique et
princière : fastueux cortèges,
défilés des carrosses pesants, opulences
grasses d'interminables festins. Mais si l'empereur a reparu,
il n'est plus d'Electeurs, la décadence abaisse,
dépeuple, dégrade cette ville deux fois
découronnée. C'est déjà le
suranné, ce n'est pas l'antique, et rien n'est plus
pitoyable que les magnificences abolies de la veille, rien
n'est plus triste qu'un bouquet de fête qui vient de se
faner.
L'amphithéâtre de Trêves a vu Constantin
vainqueur jeter aux bêtes ses prisonniers de guerre ;
c'étaient des gladiateurs au rabais, et dans ces temps
de misère grandissante, il n'était pas
d'économie à dédaigner.
Dans notre Provence, Nîmes et Arles s'enorgueillissent
à bon droit de ce qu'elles appellent, nous ne saurions
dire pourquoi au pluriel, leurs arènes.
Celles de Nîmes, les mieux conservées, à
peu près complètes à l'extérieur,
servirent longtemps de citadelle. Charles Martel eut grande
peine à en déloger les Sarrasins, et l'honneur
d'avoir longtemps arrêté ce rude batailleur
faillit coûter cher à
l'amphithéâtre. Charles y fit mettre le feu.
Quelques pierres fendues et calcinées attestent cette
rage de vengeance. Le monument sortit blessé, mais
vainqueur de cette nouvelle bataille, et plus tard la
chevalerie chrétienne s'en fit un repaire longtemps
redouté. Nîmes eut ses chevaliers des
arènes qui vivaient là retranchés et
groupés. Ils prêtaient serment solennel de
défendre la place jusqu'à la mort, et bien des
fois bravèrent impunément les magistrats de la
cité.
Les arènes d'Arles, plus vastes que celles
de Nîmes (140 mètres de diamètre au lieu
de 150), superposent elles aussi deux rangs d'arcades
encadrées de pilastres formant saillie à
l'étage inférieur, de colonnes engagées
à l'étage supérieur. A Nîmes comme
à Arles ces arcades sont au nombre de soixante par
étage.
Les arènes d'Arles, comme tant d'autres, ne pouvaient
échapper à l'honneur redoutable d'une
destination militaire. Les Sarrasins s'y étaient
fortifiés, et les deux tours carrées qu'ils
élevèrent au-dessus des deux entrées
principales, ajoutent quelque pittoresque fantaisie à
la majesté un peu grave, un peu solennelle de
l'édifice romain.
Les arènes de Nîmes, celles d'Arles surtout
n'ont pas abdiqué sans esprit de retour. Elles ont
quelquefois des réveils subits et qui ne vont pas sans
tapage. Le goût des spectacles violents est
resté cher à bien des gens dans notre belle
Provence ; c'est un virus mal étouffé et qui
leur remonte au coeur. Les courses de taureaux retrouvent
aisément faveur ; la foule, au premier appel,
s'entasse sur les gradins ébrécliés. Il
semble qu'elle n'en ait jamais oublié le chemin.
Nous-mêmes, et certes sans en avoir cherché
l'occasion, nous avons vu aux arènes de Nîmes
une course de taureaux.
Les toréadors que les mauvais plaisants de la ville
qualifiaient dédaigneusement de vachéadors,
accusaient une sotte inexperience. Il nous souvient d'un
taureau débonnaire et qui ne demandait qu'à
brouter. L'arène n'étant pas un pré
fleuri, il mugissait à faire pitié ; son
inquiétude, ses grands yeux hagards, tout disait :
«Je voudrais bien m'en aller». Au lieu de lui
donner une botte de foin, on se mit à le taquiner : il
fut d'une angélique patience ; nous prenions parti
pour lui, la bête nous paraissant avoir ici le beau
rôle. On la frappait, on lui tirait la queue. Enfin la
mesure se trouva comble, un mouton se serait
fâché plus vite. Le taureau se lance, il part,
son tourmenteur détale à toutes jambes : il est
rejoint, bousculé, renversé ; le voilà
couché de tout son long. Le taureau abaisse ses
cornes, racle un peu le dos du vaincu, correction toute
paternelle : il semble qu'il veuille seulement le brosser,
puis il le laisse et s'éloigne. L'homme se
relève et piteusement s'en va se frottant les
épaules. Huées, sifflets, quolibets
précipitent et saluent sa retraite. Qu'est-ce donc que
la foule voulait de plus ? on frémit de le penser.
Cependant le taureau, rentré dans son placide
caractère, et le museau dans le sable, cherche une
herbe, hélas ! toujours absente. Ces spectacles
n'échappent à l'horrible que pour tomber dans
le grotesque.
Nous avons dit que la Grèce, Athènes surtout,
resta toujours hostile à ces jeux grossiers. Elle
voulut bien applaudir Néron, un méchant
histrion égaré au palais des Césars,
mais Néron déclamait et chantait ; un mauvais
chanteur vaut mieux encore qu'un bon gladiateur. Cependant
auprès de Corinthe, une excavation elliptique,
taillée dans le tuf, semble avoir servi d'arène
à un amphithéâtre. Au reste, s'il
était, dans toute la Grèce, une ville où
l'on pût établir, sans résistance, un
amphithéâtre, c'était là sans
aucun doute. Comme il arrive de toutes les villes maritimes
en pleine prospérité, Corinthe était une
cité cosmopolite. Aux rivages où la vague jette
sa bave et son écume, elle peut bien aussi charrier
toutes les infamies et tous les vices.
Il nous reste à parler de deux
amphithéâtres qui doivent être
comptés entre les plus magnifiques et les mieux
conservés. C'est en Istrie, aux rivages de
l'Adriatique, que nous irons chercher le premier. Les mornes
solitudes de la Tunisie nous gardent le second.
Pola est une ville charmante, et qui présente tout
à la fois, contraste amusant et pittoresque, la
joyeuse animation d'un port fréquenté, la
gravité un peu morose d'un arsenal, la majesté
superbe d'une cité romaine. Le passé n'y est
point seulement écrit aux parchemins poudreux des
archives ; il est debout, il trône, il se dresse en
portes triomphales au seuil de la ville, il enserre le palais
municipal aux murailles d'un temple, il prête l'ombre
des colonnades corinthiennes aux étalages d'un
marché, enfin il domine de haut le présent, et
fièrement lui offre l'hospitalité.
En vain l'empire Austro-Hongrois a-t-il fait de Pola
son premier arsenal et un port de guerre qui, dans toute
l'Adriatique, ne connaît pas d'égal, Rome reste
sûr ce rivage la souveraine incontestée, et
son amphithéâtre suffirait à
consacrer ses droits.
Un peu en dehors de la ville, il enferme un vaste espace :
du côté de la mer il compte trois étages
; deux seulement de l'autre côté, car le sol se
relève, et les architectes ont profité de cette
complicité de la nature. On peut dire que le monument
est complet à l'extérieur. Construit de beaux
blocs bien appareillés et que la sollicitude des
édiles a dans ces dernières années
fortifiés d'un peu de chaux ou de mortier,
primitivement il n'avait pas connu cette aide longtemps
inutile. On compte par étage soixante-douze
travées ; à Nîmes nous n'en avons
trouvé que soixante.
Le rez-de-chaussée et le premier étage
présentent des arcades à plein cintre,
séparées par des piliers d'une ornementation
très sobre. L'étage supérieur est
percé d'un même nombre d'ouvertures
carrées. Là il n'est plus de piliers, mais de
longues rainures correspondant à des trous
ménagés à intervalles égaux dans
la corniche qui termine tout le monument. On y fixait les
mâts qui portaient le velarium.
Nous ne dirons pas comme un auteur dramatique fameux :
«aux quatre coins de la machine ronde». D'abord
l'amphithéâtre que nous visitons n'est pas rond,
mais elliptique, puis il nous semble malaisé de
trouver les coins d'un rond ; nous dirons cependant que par
une disposition singulière et dont nous ne connaissons
pas d'autre exemple, quatre avant-corps se détachent
en saillie de la masse de l'amphithéâtre et
rompent, non sans bonheur, la perspective un peu monotone de
ces portiques interminables. L'ornementation toujours d'une
extrême simplicité, harmonieuse cependant, se
permet là quelques variantes. Du côté de
la mer, les arcades du rez-de-chaussée, au nombre de
deux, répètent les proportions et les
dispositions de toutes les autres, mais à
l'étage supérieur elles sont à demi
murées et, dans leur partie semi-circulaire, alignent
des meneaux de pierre. Les piliers là aussi
disparaissent, indiqués, rappelés seulement par
un petit chapiteau accroché à l'architrave et
qui ne porte sur rien.
Les ouvertures carrées du dernier étage se
rétrécissent beaucoup, groupées quatre
par quatre, et la pierre s'y combine, s'y croise, composant
une véritable grille.
Les deux avant-corps fondés sur le rocher et qui sont
à l'opposé de la mer ont, comme tout
l'édifice, un étage, de moins et pas d'arcades
ouvertes au ras du sol.
Ces avant-corps, dit-on, et cette opinion docilement nous
rallie, renfermaient des escaliers qui donnaient facile
accès jusqu'aux derniers gradins.
Ces gradins sont partis avec les constructions qui les
soutenaient. Etaient-ils entièrement de rocher, ou de
pierres rapportées ? nous hésitons beaucoup
à le dire. Cette disparition totale autorise les
doutes. Nous savons que les édifices de Pola servirent
longtemps de carrière. Venise, triomphante et
prospère, voulait des églises, voulait des
maisons, des quais, des palais, et Venise envoyait ses
vaisseaux ramasser partout les marbres et les pierres. Pola
fut mise impitoyablement à contribution ; la
proximité de sa suzeraine devait lui être
fatale. Mais enfin, si considérable que nous
supposions le butin conquis, les façades étant
si bien conservées, cet anéantissement de
l'intérieur étonne. Les blocs qui composent les
gradins attirent tout d'abord, mais les massifs, qui leur
servent de base, construits à petit appareil, sont une
proie misérable et que les plus enragés
pillards épargnent presque toujours. A Pola, les
constructions subsistant à l'intérieur
émergent à peine du sol et ne sont que
débris confus. Aussi sommes-nous tenté de
conclure que les gradins et les constructions qui les
soutenaient, étaient de bois, au moins pour la plus
grande partie.
L'amphithéâtre n'est donc qu'une enveloppe, mais
tout inondé de lumière, et laissant l'azur
rayonner librement dans ses arcades béantes, il
s'étale, il grandit, nul que nous ayons salué,
ne compose un ensemble d'une plus saisissante majesté.
Quelques vergers se blottissent à l'en-tour. Lorsque
le hasard d'un heureux voyage nous permit de
pénétrer dans cette enceinte toute vide et
silencieuse, le printemps faisait germer les premières
herbes, épanouir les premières fleurs. Ce
n'était rien encore qu'une parure bien
discrète, quelques petites taches roses sur les
chaudes rougeurs de la pierre, quelques perles blanches,
quelques petits grains d'or tombés sur les ruines, non
pas dé la joie, mais,seulement un sourire,
l'espérance et la promesse du renouveau.
Autrefois la mer s'avançait jusqu'au pied de
l'amphithéâtre ; ce miroir était digne de
refléter le colosse. Les remblais, un quai importun
ont reculé le rivage. C'est fâcheux, et
cependant le joli golfe de Pola complète bien le
tableau. Entre les îles prochaines et les récifs
de ses bords, il est si bien resserré,
encaissé, qu'il semble un lac radieux et
clément. Là-bas la mer fait rage, les sanglots
du vent nous apportent un écho de ces plaintes
lointaines. Le golfe reste calme ; les mignonnes barques
glissent au rythme cadencé des avirons. Près du
bord s'amarrent les lourds bateaux de pèche ; leur
proue relevée se termine par une tête. Deux
grands yeux troués, où passent les
chaînes, sont peints à l'avant ; cette
décoration toute barbare donne à cette
flottille un aspect tout archaïque. On ne
s'étonnerait qu'à demi si l'on voyait Ulysse et
ses compagnons la traîner sur le rivage. Enfin de
blanches mouettes, peut-être les alcyons de la
légende, passent et souvent s'abattent sur la mer qui
les balance doucement, comme une mère balance un
enfant dans son berceau.
Thysdrus comptait au nombre des plus grandes et des plus glorieuses cités de la province d'Afrique. El-Djem, qui la remplace, n'est qu'une misérable bourgade, éloignée de Tunis de plus de deux cents kilomètres. Ce voyage n'était pas sans danger avant l'occupation française, et le consul général de France à Tunis nous l'avait déconseillé avec une insistance du reste parfaitement inutile. Un voyageur ne doit marchander ni ses fatigues ni même ses périls. Si Thysdrus ne vaut pas que l'on se fasse égorger, comme il advint à une pauvre femme indigne la veille de notre arrivée, Thysdrus mérite bien quelques inquiétudes, quelques petits frissons de crainte ; et qui sait ? voyageant aujourd'hui sous la vigilance d'une police mieux faite, peut-être Thysdrus et son amphithéâtre n'éveilleraient plus en nous qu'un enthousiasme attiédi. |
© Agnès Vinas |
Nous sommes en calèche et traînés
triomphalement à quatre chevaux. Ce n'est pas trop,
car il n'est rien, en Tunisie, qui ressemble même de
loin à une route ; bêtes et gens doivent se la
frayer eux-mêmes.
Nous avons passé la nuit à Sousa. Dès le
matin nous quittons la ville et bientôt nous
dépassons Zaouiet-Sousa, puis Meuzal, pauvre hameau,
tristement assoupi. Jusqu'à El-Djem où nous
arriverons avant le soir, si Allah et les brigands le
permettent, nous ne devons plus rencontrer une masure. Une
plaine, un ciel embrasé nous enfermeront entre leurs
deux immensités. Et cependant cette implacable
uniformité étonne plutôt qu'elle ne
fatigue.
La mer, qui réjouissait hier encore l'horizon de sa
splendeur et de son sourire, a disparu ; les montagnes ont
fui ; plus de frontière, et la faiblesse de nos yeux
limite seule ces solitudes formidables. Pas un arbre, pas un
buisson, pas une branche où quelque oiseau vienne se
reposer, rien qui jette un peu de joie dans cette morne
tristesse. Les fleurs plus rares pâlissent,
éteignent leurs couleurs. Si quelques plantes encore
consentent à végéter, elles rampent
contre terre ou s'élèvent à peine en
touffes arides ; les feuilles épaisses s'enveloppent
d'un duvet bleuâtre. Souvent ces plantes portent plus
d'épines que de feuilles. Parfois cependant
frémit et ondule, librement caressée du vent,
la chevelure verte de l'alfa. La piste que nous suivons,
serpente incertaine, peut être mensongère et
perfide.
Tout à coup nos chevaux s'arrêtent. Une
bête morte est là devant eux, à demi
pourrie et gisante. C'est un chameau. Un chien le ronge ; un
instant il interrompt son hideux repas, et quand nous
repartons, sans un cri, sans un aboi, sinistre et
menaçant, il nous suit de ses yeux jaunes.
Voici qu'au loin nous découvrons un troupeau de
moutons ; deux hommes tout à coup apparaissent et nous
ne saurions dire d'où ils sont venus, dans quelle
mystérieuse cachette ils se tenaient blottis. Il ne
semble pas que ces vastes plaines soient propices à
l'embuscade. Ils bondissent cependant, ils courent et
saisissent un mouton. Le pauvre animal bêlant est
déjà loin de ses frères. Mais le berger,
qui lui aussi restait invisible, a tout vu, il se
lève, il se met à la poursuite des voleurs.
C'est une course folle, acharnée, haletante. Enfin,
serrés de près, les maraudeurs abandonnent leur
butin. Ils disparaissent comme ils étaient venus, ils
se dissipent, ils s'évaporent, et nous pourrions nous
croire le jouet d'un rêve, si nous ne voyions la
bête délivrée rejoindre son troupeau et
le pâturage accoutumé.
Il est donc vrai, le pays n'est pas très sûr ;
par bonheur nous traînons avec nous tout un attirail de
guerre redoutable et toujours prudemment mis en
évidence, les rôdeurs hésiteront
peut-être à se dédommager sur nous de la
perte d'un mouton. Toujours la plaine ; les roues de notre
calèche y creusent librement leurs ornières.
Nous faisons toutefois un brusque détour. Le sol,
affaissé tout à coup, creuse des trous perfides
jusqu'à 5 ou 6 mètres de profondeur. Ces
ravines se coupent, s'entre-croisent ; quel-ques pas de plus,
et nous tombions à pic, bêtes et gens, dans un
mystérieux labyrinthe. Quelques oliviers y
végètent, heureux de trouver un peu d'ombre et
de fraîcheur. A peine si leurs branches extrêmes
dépassent les falaises qui les entourent.
Une masse confuse surgit à l'horizon. C'est une montagne, disons-nous ; c'est El-Djem ou plutôt c'est son amphithéâtre, nous dit le juif Abraham qui nous sert de drogman ; c'est El Djem, répète Sidi-Ali, le janissaire que le vice-consul de France à Sousa nous a obligeamment donné pour compagnon et sauvegarde. Comment reconnaître cependant un monument dans cette croupe qui domine la campagne ? Si c'est une montagne, elle ne se rattache à rien ; elle est à elle-même, à elle seule son commencement et sa fin. Quel bizarre caprice de la nature ! Mais si c'est un édifice, quelles sont donc ses proportions formidables ? |
Les heures passent. Impatients du but qui nous est
maintenant visible, nos chevaux précipitent leur
course. Le sol que nous foulons s'enfuit en toute hâte.
Et cependant ce sont toujours les mêmes solitudes, la
même immensité, toujours à l'horizon
cette masse mystérieuse. Nous avons parcouru,
dévoré quatre lieues pour le moins depuis
qu'elle nous est apparue ; elle reste immobile, morne, et
l'espace qui nous en sépare, s'allonge, grandit en
même temps que nous courons. Notre poursuite semble
vaine. Les déserts s'obstinent à nous
dérober le mot de cette énigme. Serait-ce
quelque jeu d'un mirage décevant ?
Enfin la masse, si longtemps confuse, se débrouille
lentement, la montagne supposée révèle
un monument ; ou plutôt on dirait que la montagne
elle-même se découpe, se taille, prend forme
à la voix de quelque génie. Les contours
s'accusent, se précisent. Le rêve devient
réalité.
Voilà que les arcades, ouvertes maintenant,
superposent leurs rangées solennelles. On nous a dit
vrai : c'est un amphithéâtre.
La voiture fait halte près d'un puits. Quelques Arabes
détellent nos chevaux et les mènent boire.
Pauvres chevaux, ils en ont besoin. Ils sont tout blancs
d'écume, ils reniflent haletants. Toute une longue
journée ils n'ont aspiré que du feu et de la
poussière. Cela ne peut suffire qu'aux coursiers du
soleil. L'eau est douce et bonne, bienfait inattendu et
d'autant plus apprécié. Combien de puits, dans
toute cette région peu hospitalière, ne
laissent sourdre qu'une eau saumâtre et infecte ! Une
longue perche, posée sur la margelle, permet assez
commodément la manoeuvre du seau ; quand elle est
immobile et droite, on croirait voir de loin la vergue d'une
pauvre barque naufragée et déjà
ensevelie dans le sable.
On cultive quelques champs ; les oliviers reparaissent ; les
figuiers de Barbarie s'entassent, s'entre-croisent dans les
haies ; c'est une mêlée d'épines, un
combat furieux.
El-Djem, petit bourg peuplé de musulmans, n'a obtenu de nous que des regards distraits, peut-il mériter l'aumône d'un souvenir ? C'est l'antique cité qu'il remplace, à Thysdrus seul que nous devons penser. Thysdrus, que certaines inscriptions désignent sous le nom de Thysdritana colonia, vit naître l'éphémère puissance de Gordien l'ancien. C'est là qu'il fut proclamé. Thysdrus eut l'honneur facile et bientôt assez commun de faire un empereur. En ce temps les Césars, les Augustes germaient un peu partout ; quelque divinité malfaisante en avait jeté la graine à tous les vents. En lui-même l'avénement de Gordien est un fait peu mémorable. Il atteste cependant l'importance de Thysdrus au troisième siècle ; mais l'amphithéâtre nous le dit mieux encore. |
© Agnès Vinas |
Construit sur le modèle du Colisée, il en
égale presque l'étendue, du moins le souvenir
de l'un s'égale presque dans notre pensée au
souvenir de l'autre. Une estimation vraisemblable fait monter
à plus de quatre-vingt mille le nombre total des
spectateurs qui trouvaient place dans son enceinte.
Il y a trois rangs d'arcades comme au Colisée. Les
colonnes à demi engagées qui les
séparent, supportent architraves et entablements. Mais
l'ordre adopté est partout le même ; les
chapiteaux répètent sans fin l'acanthe
corinthienne. Comme au Colisée, une attique surmontait
les trois étages d'arcades et complétait le
monument. Elle a disparu ; quelques pans de murs, debout
à l'intérieur, s'y rattachaient selon toute
vraisemblance.
Les clefs de voûte sont frustes, à peine
équarries ; deux seulement, aux premières
arcades, détachent en relief une tête de femme
et une tête de lion. La décoration de
l'amphithéâtre n'a jamais été
complètement terminée.
Jusqu'aux dernières années du
dix-septième siècle, le monument avait
échappé aux outrages des hommes ; et le temps,
sous un ciel aussi clément, n'aurait pas de
sitôt ébranlé ses fortes murailles. Par
malheur, en 1695 elles servirent d'asile à un parti
d'Arabes révoltés ; et pour forcer les
rebelles, Mohamed-bey éventra la citadelle.
Hélas ! la brèche était faite ; les
Arabes n'ont cessé de l'élargir. Une à
une ils arrachent les pierres ; dans les blocs ils se
taillent des moellons. L'occupation française a-t-elle
arrêté cette folle dévastation ? nous
voulons le croire ou l'espérer. Mais, lors de notre
visite, on voyait, à la teinte plus blanche de
quelques pierres où les barbares étaient venus
la veille couper, rogner, ronger ; et c'était grande
pitié de surprendre ces blessures que pas un brin
d'herbe n'avait encore la clémence de panser.
Ainsi le colosse s'émiette ou du moins
s'émiettait, transformé en masures. El-Djem
tout entier est sorti de cette carrière ; par bonheur
ce n'est pas grand'chose qu'El-Djem tout entier.
Nous voici dans l'arène. Elle est ensevelie sous un prodigieux entassement de décombres. Les gradins, c'est la coutume, ont disparu : les voûtes vomissent des torrents de débris ; tout cela tombe en cascades, en cataractes, de galeries en galeries, de murailles en murailles, et va se perdre dans le gouffre béant. La brèche s'ouvre à notre droite, nous montrant la joie des campagnes lointaines, mais aussi, tranchés net, les voûtes et les massifs de maçonnerie où s'appuyaient les gradins. |
Ce qui est détaché roule en éboulis
et se précipite sous le pied. Mais ce qui est
resté en place, arcades, pilastres, murs puissants
à l'égal des remparts les plus puissants,
corridors interrompus, escaliers inattendus et qui veulent
des enjambées prodigieuses, monte, grandit,
s'élève. Une seconde arène se
découpe dans le ciel, plus vaste encore que la
première, et toute resplendissante de soleil et
d'azur.
Dans cet intérieur l'herbe pousse vigoureuse et
touffue. Les orties géantes obstruent, cachent
à demi les voûtes. L'amphithéâtre
devient une vaine pâture. Les chameaux, lents et
placides, y remplacent les panthères et les lions.
Nous voulons atteindre la cime des ruines ; l'escalade est malaisée. Les escaliers rompus pendent dans le vide, et la crête des murs, tout environnée de précipices, fait songer au sentier étroit et vertigineux qui seul, au dire de Mahomet, conduit au Paradis. Par bonheur un Arabe nous accompagne ; sa robuste épaule, docilement prêtée, remplace les degrés absents. De quelque chose qu'il s'agisse, il faut toujours peiner pour atteindre le faîte. Bien heureux lorsque le vainqueur, pour seul prix de tant d'efforts, ne trouve pas l'affolement, et le vertige ! |
© Agnès Vinas |
Le monument se découvre tout entier. C'est un
abîme ; sa profondeur, les débris qui s'y
entassent, les trous noirs, prisons innommées, cachots
pleins de mystères, le bouleversement effroyable des
ruines, tout enfin accuse, non la patiente destruction des
siècles, mais la rage d'un cataclysme mal
apaisé. On se prend à rêver d'un volcan,
d'éruptions furieuses, de laves débordantes ;
l'arène semble un cratère éteint de la
veille et qui demain peut-être doit se
réveiller.
Tout cela n'est plus à notre taille ; nous sentons
quelque malaise à mesurer ces masses surhumaines,
lourdement elles nous écrasent.
Notre visite est importune. Tout à l'heure nous marchions environnés de silence. Voilà que des cris éclatent, effarés et bientôt répétés à l'infini. Tout ce que le vieil amphithéâtre recèle encore de bêtes de proie, s'éveille, s'agite, plane, tourbillonne sur nos têtes. Ce sont des malédictions, des clameurs de mort qui nous tombent du ciel, et rien n'est plus épouvantable que l'épouvante de ces oiseaux de la nuit forcés de contempler le jour. Un instant nous détournons nos yeux du monument, cherchant le sourire d'une campagne plus clémente. El-Djem est à nos pieds. |
Il impose son nom, ses hontes, ses misères à
Thysdrus qui n'est plus. Pas de toit, pas une cheminée
qui, de son joyeux panache de fumée, annonce le foyer
et l'hospitalité promise ; des terrasses terminent les
masures du village. Quelles pitoyables bâtisses et qui
croulent à peine sorties de terre ! La caducité
précède la vieillesse. L'herbe pousse drue sur
les terrasses, sur les murailles. Plus loin ce ne sont
même plus des masures, mais des taudis, des
tanières informes, où grouillent, à demi
plongés dans l'ombre, des paquets de guenilles qui
sont peut-être des humains. Une mosquée
timidement élève son minaret, elle se dissimule
toute petite, comme pour se faire oublier ; le muezzin, quand
vient l'heure de la prière, ne saurait jeter bien loin
le nom sacré d'Allah, les échos lui
renverraient peut-être les noms des grands dieux
païens.
Au détour d'une rue poudreuse débouche un
nombreux cortège. Un chant lent et monotone nous
arrive adouci par la distanceet l'espace, ce n'est pas un
chant joyeux. Une femme cependant, toute jeune encore,
traîne derrière elle cette assemblée de
parents et d'amis. Mais on ne la conduit pas à son
fiancé ; elle est morte. Hier à coups de
couteau elle a été assassinée, elle et
l'enfant qu'elle nourrissait. On nous a montré le
grossier couteau à manche de bois qui a fait cette
terrible besogne. Le corps, sans cercueil et les pieds nus,
est emmailloté dans un linceul. On le porte sur une
étroite civière ; il s'en va balançant
la tête, quelquefois tressautant comme s'il voulait
retourner en arrière et ne pas aller là
d'où l'on ne revient plus. Tout disparaît ; le
chant des porteurs et des suivants nous parvient longtemps
encore, il baisse, il s'éteint, comme bientôt
s'éteindra dans l'oubli le souvenir de la mère
et de l'enfant. Le pauvre nourrisson perdit tout ce qu'il
avait de sang n'ayant pas encore bu tout le lait qu'il
pouvait espérer. Faut-il le plaindre ? Il n'avait
connu de la vie que les caresses et les baisers.
Voici un autre cortège, moins nombreux, mais aussi
moins triste. Le cheik d'El-Djem a reçu la lettre qui
nous recommande à son obligeante hospitalité ;
il vient nous souhaiter la bienvenue.
Coiffé d'un turban, enveloppé d'un burnous
d'une blancheur éclatante, il marche gravement. Sa
barbe, que l'âge décolore, descend très
bas sur sa poitrine. Il prend, d'instinct et sans
apprêt, les airs majestueux d'un patriarche. Quelques
Arabes l'accompagnent, mais lui laissent partout l'honneur du
premier pas.
Il ne serait point seyant de condammer Abraham ou Jacob
à l'escalade d'un amphithéâtre
païen. Nous lui épargnons cette peine, d'abord
par juste déférence, puis pour ne pas
compromettre la rectitude et l'harmonie de ce
défilé grandiose. Bientôt nous sommes
auprès du cheik, et par l'intermédiaire d'un
interprète, nous échangeons les compliments les
plus flatteurs. Le souper, le gîte nous est promis,
hélas ! nous ne disons pas le repos. Tapis et nattes
nous réservent de cruelles surprises. Il n'est pas que
Lucifer qui puisse dire : «Je m'appelle légion
!»
Nos hommes se sont chargés de morceaux de pierre,
dérobés à l'amphithéâtre.
Ce sont là, ils nous rassurent, de merveilleux
talismans. Quiconque s'en est muni est défendu contre
la piqûre des scorpions. Et de fait, le
privilège est singulier, ces hôtes,
désagréables plus encore que dangereux, sont
inconnus à El-Djem, tandis qu'ils fourmillent à
Sousa et dans presque tous les villages de la Tunisie.
Nous laissons derrière nous
l'amphithéâtre, et par conscience plutôt
que par plaisir, nous poursuivons la visite de quelques
ruines incertaines et confuses. Mais nos yeux le plus
souvent, notre pensée toujours, redemandent la
merveille à regret délaissée.
Le nom de marabout s'applique indifféremment, dans le
langage vulgaire, à tout personnage qui fait
profession de sainteté, puis au tombeau qui lui
prête un dernier asile. Nous trouvons deux de ces
tombeaux, cubes de maçonnerie toute blanche et que
surmonte une coupole aplatie. Les brebis aiment à se
grouper sous la protection du pasteur, ainsi les
fidèles sont venus se grouper à l'ombre de ces
monuments vénérés.
Tout à coup se répand une chaleur suffocante. L'air s'embrase, on respire du feu. Est-ce un orage qui menace ? On le croit un moment et déjà les Arabes éclatent en cris joyeux ; car la pluie, c'est le blé gonflant ses épis, la moisson abondante, la richesse. Un sublime combat se livre aux immensités du ciel. Déjà l'heure avance, le soleil décline ; à l'orient tout est noir, de profondes ténèbres montent et envahissent l'horizon. Chaque instant élargit cette tache sinistre ; et sur cette noirceur les blancs marabouts brutalement s'enlèvent. Le vent souffle furieux et gémissant ; il soulève, il emporte la poussière en tourbillons énormes. Voudrait-il jeter au désert ce qui reste de Thysdrus ? |
© Agnès Vinas |
A l'occident trône l'amphithéâtre. Lui
du moins ne veut pas avouer sa défaite. Il brave la
tempête. C'est l'écueil impassible où
toute rage doit se briser. Vu de ce côté, il est
complet : plus de brèche, plus de blessure
béante. Ces arcades étagées dans leur
magnificence solennelle ne sont-elles pas les premiers
degrés d'un escalier qu'un Titan aurait dressé,
jaloux d'escalader l'Olympe et de châtier les dieux ?
Le soleil même fête le monument. Prêt
à disparaître, c'est à lui qu'il envoie
ses dernières caresses et ses dernières
splendeurs.
La nuit s'est épandue de toutes parts ;
l'amphithéâtre rayonne encore, à
l'égal du grand nom de Rome dans les ombres du
passé.
L'orage s'est envolé loin d'El-Djem, sans même
lui faire l'aumône de quelques larmes. Adieu
l'espérance des lourdes gerbes déjà
entrevues ! Adieu les beaux rêves d'abondance et de
prospérité qu'il apportait avec lui ! Chacun
rentre chez soi ; les portes se ferment. Nous regagnons la
maison qui nous est attribuée. Dans un coin de la cour
un homme est accroupi, que deux gardiens surveillent leur
long fusil en main. C'est l'assassin d'hier ; on vient de
l'arrêter. Les chiens commencent leurs rondes
silencieuses ; tout à l'heure ce seront de bruyantes
querelles, car eux aussi les chacals se sont mis en campagne,
nous les entendons japer. Quelquefois, plus loin encore, et
perdu dans le mystère des vagues résonances de
la nuit, nous devinons un miaulement tristement
prolongé. C'est l'hyène qui passe, la
chercheuse de cadavres. Puisse la tombe rester close et la
bête ne pas achever l'oeuvre de l'assassin !