L'usage d'attacher au culte de certaines divinités des serviteurs ou des servantes par des liens analogues à ceux qui, dans la famille, unissaient les esclaves aux maîtres, si naturel qu'il paraisse à première vue, eu égard à la constitution des cités antiques, ne se serait peut-être jamais introduit en Grèce sans l'exemple de l'Orient et il ne se rencontre dans la religion romaine qu'à titre de fait exceptionnel. Cette répugnance des Grecs et des Romains à revêtir l'esclave d'un caractère sacré, pour lui donner un rôle auprès des dieux, est un trait de race ; elle a sa source moins dans le dédain des hommes libres pour une classe inférieure que dans l'idée très élevée qu'ils se faisaient de la divinité.

Cependant il se rencontre assez anciennement, dans la Grèce proprement dite, une variété très spéciale d'hiérodules attachés au culte d'Apollon, lequel, avant de devenir le dieu national des Hellènes en général, fut celui des Doriens du Péloponnèse et de l'île de Crète. L'hymne homérique à Apollon Pythien les nomme et la légende raconte que les Dryopes soumis par Héraclès étaient voués au dieu de Delphes qui les envoya comme colons dans le Péloponnèse. Le temple même de Delphes possédait en propre toute la plaine de Crissa avec les vignes du Parnasse ; pour cultiver ces terres, il fallait une petite armée de serviteurs qui avaient un caractère sacré ; ils y étaient envoyés à titre d'offrande par les Crétois, par les villes d'Erétrie et de Magnésie, par des particuliers même ; c'est eux qu'Euripide désigne par l'expression de laos oikêtôr theou, et qu'un autre écrivain appelle aparchai anthrôpôn, offrandes d'hommes. Anciennement, comme on peut le voir par la soumission fabuleuse des Dryopes, ces hiérodules sont des prisonniers de guerre.

En remontant plus haut encore, on s'aperçoit que la hiérodulie est une forme adoucie des sacrifices humains, usités d'abord dans certains cultes, puis tombés en désuétude avec le progrès des moeurs. Nous rencontrons cette variété d'hiérodules dans la tradition du tribut que les Athéniens envoyaient en Crète au Minotaure et dont les affranchit Thésée, puis dans les hécatombes d'hommes que les Thessaliens étaient censés vouer chaque année à Apollon Kataibatês, obligation à laquelle ils se dérobaient grâce à un pieux subterfuge. Un exemple du même genre est celui des jeunes filles que les Locriens d'Opunte envoyaient au temple d'Athéna à Ilion, en expiation du sacrilège d'Ajax qui avait violenté Cassandre. En Attique même, le culte d'Artémis Brauronia nous offre le cas de jeunes filles athéniennes, appartenant aux plus illustres familles, qui, de la cinquième à la dixième année, étaient consacrées à la déesse sous le nom de arktoi, ourses, remplissaient des fonctions pieuses dans le temple et étaient ensuite rendues à la liberté. La légende d'Iphigénie sacrifiée par son père dans les plus anciennes traditions et transportée par les plus récentes en Tauride où elle devient prêtresse d'Artémis est l'exemple le plus illustre que nous possédions d'une servitude sacrée substituée à une immolation sanglante. Manto, la fille de Tirésias, est de même, après la guerre des Epigones, envoyée à Apollon Pythien comme butin (akrothinion). Une personnalité mythique, fait observer avec raison O. Müller, représente en pareil cas une légion entière. Même aux temps historiques, c'est-à-dire après les guerres Médiques, le souvenir de ces pratiques ne s'est pas perdu ; nous voyons, en effet, les Grecs confédérés délibérer sur le projet de vouer aux dieux celles des nations, les Thébains notamment, qui avaient pris parti pour l'envahisseur ; cela revenait à les rendre tributaires d'un des grands sanctuaires de la confédération.

Nous rencontrons encore l'usage de prélever sur une nation, au nom de la divinité, une partie de la population mâle et de l'envoyer au dehors, avec un caractère sacré, afin de coloniser quelque contrée lointaine. Ils demeurent, dans leur nouvelle résidence, la propriété du dieu qui a présidé à leur émigration : ainsi les Magnètes qui des pieds du Pélion se rendirent d'abord en Crète où ils fondèrent une ville appelée également Magnésie, ville que Platon considère comme un modèle de sa République, parce qu'un dieu lui avait donné ses lois, et qui de là passèrent en Asie Mineure où ils restaient en relations religieuses avec leur pays d'origine ; aux Delphiens qui venaient chez eux, ils étaient redevables d'un asile, du feu et des premières denrées nécessaires à l'existence. Pausanias raconte que, dans le pays des Magnésiens, au voisinage de Hylae, il existait une grotte consacrée à Apollon et qu'en l'honneur du dieu des hommes consacrés y sautaient de rochers en rochers, arrachant de grands arbres et les transportant à travers les sentiers escarpés. De Chalcis, en Eubée, Apollon envoie à Rhegium en Italie, l'élite de la jeunesse, ce qui donne occasion d'y célébrer la fête du dieu à grand renfort de cérémonies expiatoires, dans lesquelles figurent aussi trente-cinq adolescents envoyés par les habitants de Messine en Sicile. La religion romaine connaissait des pratiques analogues et cette forme de hiérodulie se retrouve dans le Ver sacrum.

Enfin la consécration d'un esclave proprement dit au service d'une divinité peut devenir une manière très simple de lui procurer l'affranchissement. Il ne manque pas d'inscriptions par lesquelles des personnages privés font cadeau à l'Apollon Delphique ou lui vendent leurs esclaves ; nous voyons, par un texte de Plutarque, qu'au bout de cette formalité le sort le plus doux, celui d'une liberté privilégiée et entourée de spéciales garanties, leur est réservé.

Toutes ces diverses formes de la servitude sacrée sont en harmonie avec le caractère propre de la religion hellénique, qui s'inspire d'idées morales et a un souci aussi profond de la dignité humaine que de la majesté de ses dieux. Il n'en est plus de même de celle qui aboutit à la prostitution de la femme, sous couleur de religion, dans certains temples d'Aphroditè ; mais celle-là est manifestement d'importation extérieure. C'est dans les grands sanctuaires de Phénicie, de Syrie, d'Asie Mineure, à Hiéropolis, à Aphaca, dans les deux Comana, etc., que les hiérodules des deux sexes prennent une énorme importance et sont une conséquence forcée de l'organisation du sacerdoce ; nous les rencontrons comme un des éléments essentiels des cultes phéniciens et syriaques de Melkarth (Héraclès), de Baal-Hhamann ou de Baal-Moloch (Kronos), de Mylitta, de Tanaïs, de la Dea Syria et d'Astarté, soit, en un mot, de toutes les divinités féminines que les Grecs ont identifiées avec leur Aphroditè. Le grand prêtre, placé à la tête de ces divers cultes dans les lieux de pèlerinage, devenait aisément, par la considération et la richesse, l'égal des rois ; à certaines époques de l'année il ceignait le diadème et il arrivait même que ses fonctions sacrées le portaient au pouvoir souverain. Autour de lui se groupaient un grand nombre de prêtres et de théophorètes, très riches également, et au-dessous d'eux des milliers d'hiérodules, chargés des fonctions inférieures du culte. Les mâles étaient ordinairement des eunuques, comme les Galli de Rhea Cybèle que nous rencontrons à Rome jusqu'au déclin du paganisme [Gallus] ; les femmes avaient la charge de la propreté du temple, y servaient comme musiciennes, comme danseuses ; et surtout elles se livraient à la prostitution transformée en acte de piété, pour que le prix de ces amours vénales servit à grossir les revenus du temple. Lucien et Strabon, qui nous ont renseignés sur cette particularité des religions asiatiques, nous montrent ces hiérodules disposés dans une savante hiérarchie. Il en est qui tiennent de près aux prêtres et accomplissent les actes sacerdotaux jusque sur l'autel ; d'autres sont préposés à l'organisation des sacrifices, aux libations, à l'entretien du feu, à l'offrande de l'encens [Epithymiatros]. Lucien en compte 300 figurant à la fois dans une même cérémonie à Hiéropolis ; Strabon dit que la plupart des habitants de Comana en Cappadoce sont des hiérodules ; 6000 d'entre eux vaquent aux menus soins du culte et 3000 à Moriméné, c'est-à-dire qu'ils cultivent les champs, propriété des prêtres, soignent le bétail, portent le bois et l'eau, tout comme plus tard les serfs attachés aux grands couvents du moyen âge ; quant aux femmes, outre la fonction spéciale dont nous avons parlé, elles ont la charge du linge sacré ; celles qui sont exercées aux arts fournissent au culte la figuration nombreuse qui en devait faire un attrayant spectacle par la musique et les danses sacrées.

Les colonies ioniennes d'Asie Mineure et des îles conservèrent ou imitèrent ces pratiques, mais seulement dans le culte d'Aphroditè. C'est ainsi qu'à Byblos les femmes, pour célébrer une fête funèbre en l'honneur d'Adonis, se rasaient la tête, se livraient aux étrangers et employaient le prix de leur prostitution à un sacrifice. A Paphos elles recevaient de leurs amants de rencontre un chevreau ; ailleurs encore, en retour de ce chevreau, elles leur remettaient un phallus. Les prétendues Amazones du temple d'Artémis à Ephèse, dont parle Pausanias, n'étaient sans doute que des hiérodules du même genre. En Sicile, au temple du mont Eryx que les Romains, après la première guerre Punique, prirent sous leur patronage, et à Corinthe, dans celui d'Aphroditè Urania qui n'y est pas distincte d'Aphroditè Pandemos, le nombre et l'organisation des hiérodules rappellent beaucoup les temples d'Asie Mineure. Celles de Corinthe surtout étaient célèbres ; on a supposé avec raison que le désir de favoriser les rapports commerciaux avec les villes d'Orient fut pour beaucoup dans l'adoption, par cette cité cosmopolite et corrompue, d'un usage qui répugne d'ailleurs au génie hellénique. Les hiérodules y étaient au nombre de plus de mille et figuraient dans les cérémonies à titre de suppliantes, iketides. Preller les compare aux bayadères de l'Inde et suppose, ce que n'affirme d'ailleurs aucun texte mais ce qui est vraisemblable, qu'elles servaient à rehausser le culte par la danse et la musique et à l'enrichir par la pratique de la prostitution. Cependant il est douteux que du temps de Pindare il en fût déjà ainsi : car ce poète, d'un caractère si moral, ne leur aurait pas consacré le scolion célèbre où il les montre comme ayant contribué puissamment, par leurs prières, à la défaite des Perses. Plus tard seulement l'institution aboutit, fatalement d'ailleurs, à reproduire dans le culte d'Aphroditè Pandemos ou Pornè toutes les pratiques usitées en Orient ; mais, loin de se généraliser, elle ne fut jamais en Grèce qu'une exception motivée par des considérations locales. On ne sait quel degré de confiance mérite le témoignage de Justin, affirmant que les Locriens d'ltalie, en guerre avec les Lucaniens, promirent à Aphroditè de prostituer leurs filles dans son temple, s'ils étaient vainqueurs. Denys le Tyran se serait autorisé de ce voeu pour ravir un jour aux filles et aux femmes de cette nation leurs bijoux. On a pu supposer enfin que dans les cérémonies du culte dionysiaque, c'étaient des hiérodules qui figuraient les bacchantes, ménades, thyiades, etc., auxquelles l'art et la poésie sont redevables de tant de motifs gracieux et sensuels ; mais aucun texte précis n'en témoigne.

Dans l'organisation très complexe du culte grec, il est souvent difficile de distinguer les prêtres proprement dits de leurs auxiliaires subordonnés et parmi ces derniers ceux, de beaucoup les plus nombreux, qui participent aux cérémonies d'une façon transitoire, au titre d'une liturgie à laquelle les a désignés le choix de la cité, de ceux qui par une consécration spéciale sont devenus la propriété permanente d'un sanctuaire. Ainsi les Neokoroi ou Zakoroi, organisés hiérarchiquement et ayant à leur tête un chef qui est toujours un personnage éminent dans la cité, ont sous leurs ordres des upozakoroi, expression qui s'applique parfois à de véritables hiérodules. De cette catégorie est un bûcheron d'Olympie (xuleus), cité par Pausanias et, dans la fable, le jeune Ion qui, chez Euripide, est à la fois le néokoros et l'hiérodule d'Apollon. Mais il ne faut pas confondre les jeunes filles que les vers d'un poète inconnu, cités par Plutarque, nous montrent évoluant «comme des esclaves» autour de l'autel d'Athéna, avec celles qui, à Athènes, d'une façon transitoire et sans aliéner leur liberté, remplissent aux grandes fêtes les fonctions sacrées de appêphoroi, ergastinai, deipnophoroi, loutrides, pluntrides, etc., et à qui ne saurait convenir rigoureusement le titre d'hiérodules. D'une manière générale, on peut dire que cette institution, telle que la pratiquait l'Orient, resta plutôt antipathique aux religions grecque et romaine et qu'elle n'y est entrée qu'à titre d'exception.

Zoega et Welcker ont les premiers reconnu des hiérodules d'Aphrodite dans des figures dansantes sur certains bas-reliefs, tels que les trois faces en marbre d'un candélabre qui est au Louvre. La danseuse du milieu joue du tympanon, dans l'attitude et avec la longue tunique des Ménades ; les deux autres portent la tunique dorienne, relevée jusqu'au dessus du genou. La position des mains, dont la paume est relevée, particularité notée par Philostrate chez les danseuses d'Aphrodite, et surtout la coiffure en osier tressé, très différente du calathos ou du polos habituel, feraient penser aux jeunes filles doriennes qui exécutent des danses en l'honneur d'Artémis Karyatis et auxquelles l'art a emprunté ses cariatides ; cependant Hérodote prêtant aux hiérodules de Mylitta à Babylone une coiffure faite de cordages tressés, il est très vraisemblable que le groupe ici reproduit met en scène des hiérodules attachées au culte d'Aphroditè. La représentation d'hiérodules dansant sur les portes de l'héroon de Gjölbaschi-Trysa, qui est de la fin du Ve siècle, prouve que ce type était connu des Grecs au temps de leur plus belle sculpture. La découverte de ce monument et d'autres encore en Asie vient à l'appui de ce que nous avons dit du caractère surtout oriental de cette forme du culte. Quant aux hiérodules mâles, les textes en signalent auprès d'Asclépios, d'Apollon, de Zeus lui-même, mais rien ne les distingue des auxiliaires habituels du culte.


Article de J.A. Hild