Fête romaine en l'honneur de Saturne. Les antiquaires de la fin de la République lui ont consacré des monographies dont les résultats les plus intéressants sont venus jusqu'à nous ; le grammairien Macrobe, au Ve siècle, dans les premiers chapitres des Saturnaliorum libri, en discute l'histoire et en raconte les pratiques essentielles.

Il est assez malaisé de distinguer celles qui remontent aux temps anciens de celles qui furent innovées plus tard ; l'origine même en est diversement expliquée. Les fables qui la rattachent soit à Janus roi, en compagnie de Saturne, du Latium primitif, soit à Romulus qui, en instituant la fête, aurait entendu commémorer ses propres débuts celles aussi qui en font une imitation des Kronia athéniennes, sont d'invention assez récente. Les ressemblances avec les Kronia sont réelles : elles s'expliquent moins par une transmission formelle de la Grèce à l'Italie, que par la coexistence, au sein de deux races apparentées, de faits identiques qui menaient à des usages analogues ; plus encore, pour la période relativement récente des guerres puniques, par une transformation de la fête sous l'influence des livres sibyllins. Ce qui paraît véritablement latin dans l'histoire de ses débuts, c'est la tradition qui la met en rapport avec le roi Tullus Hostilius et avec Tarquin le Superbe. Le premier aurait institué la fête pour la dédicace d'un sanctuaire voué à Saturne, au cours d'une guerre glorieuse contre les Albains et les Sabins. Le second aurait songé, dans les derniers mois de son règne, à remplacer ce sanctuaire, fort modeste, par un véritable temple dont il choisit l'emplacement sur le forum. Mais l'honneur de le construire, de le dédier et, à cette occasion, d'organiser la fête avec plus de solennité, fut réservé à la République, deux ou quatre années après la chute du tyran. Durant les trois siècles qui suivirent, les Saturnales ne furent, selon toute vraisemblance, qu'un épisode des fêtes agricoles qui, commencées en automne, au moment des semailles, se prolongeaient jusqu'au solstice d'hiver. Elles succédaient aux Sementivae feriae et aux Consualia, et elles avaient pour conclusion les Larentalia et les Paganalia ; fixée au 17 décembre, la fête religieuse ne durait qu'un jour. A l'interpréter par la nature même du dieu dont elle commémorait les bienfaits, elle était la fête du génie caché des profondeurs, incarnation de la force qui envoyait d'en bas la prospérité aux semailles déposées dans la terre. Elle fut donc une cérémonie, comme toutes les autres du même groupe, de caractère nettement romain et latin, et inspirée surtout par des préoccupations champêtres.

Les Saturnales reçurent leur organisation définitive en 217 av. J.-C., l'année même de la défaite de Trasimène, sur l'intervention des livres sibyllins, consultés pour remédier à une série de désastres et de prodiges qui avaient surexcité le sentiment religieux. C'est à cette occasion que la croyance hellénique dans un âge d'or, auquel Kronos avait présidé chez les Grecs, se transforma au contact des choses romaines ; alors se vulgarisa la fable de Saturne, roi du Latium primitif, qui lui aurait été redevable d'une période de paix, de bonheur et de prospérité. La fête traditionnelle devenait l'image idéalisée de ce règne, embellie de tous les bienfaits dont les malheurs présents faisaient désirer le retour. Cette fête comportait un sacrifice au temple de Saturne, un lectisternium organisé par les sénateurs en personne, un repas public suivi de réjouissances populaires. Et l'on s'avisa que la religion de Saturne était en harmonie avec celle d'Ops dont la fête tombait deux jours plus tard, ce qui eut pour résultat de faire identifier cette divinité avec Rhea Cybèle, puis de réunir les deux cérémonies en une seule : d'où une première prolongation des Saturnales. Elles allaient en recevoir d'autres encore ; ou plutôt, après la chute de la République, on régularisa les prolongations successives qui étaient antérieurement déjà passées en coutume.

Lorsque César réforma le calendrier, il fit bénéficier les Saturnales des deux jours qu'il fallut ajouter au mois de décembre, lequel n'en avait jusque-là compté que vingt-neuf. Caligula en ajouta deux autres aux vacances des tribunaux, disposition qui fut confirmée par un édit de Claude ; et c'est sous Domitien que la durée totale fut fixée officiellement à sept jours. Comme aux temps anciens, elle commençait le XIVe jour avant les Calendes de janvier (17 décembre), englobait les Opalia qui tombaient le XIIe jour, et se terminait aux Larentalia, le 23 décembre. Ces additions successives qui eurent leur raison dans la popularité de la fête, semblent être devenues proverbiales : du moins est-ce par un proverbe que s'explique le mieux l'expression de extendere Saturnalia, dont Pline fait un emploi plaisant dans une lettre à Tacite. Seul le premier jour, pendant lequel on offrait à Saturne et au Genius individuel le sacrifice d'un porc, avait un caractère religieux ; les autres n'étaient pas festi, suivant la distinction formulée par Macrobe, mais feriati. Le sacrifice était offert graeco rite, le prêtre y procédant la tête découverte. Aussitôt après, la foule se précipitait par les rues en poussant le cri joyeux : Io Saturnalia ! bona Saturnalia ! dont nos souhaits d'heureuse année continuent la tradition. Et ce cri retentissait non pas seulement sur le sol de la patrie, mais à l'étranger, où il était comme le mot de ralliement auquel se reconnaissaient les Romains. Les soldats en campagne le faisaient entendre parmi les barbares, en revendiquant le droit de fêter le dieu dans les mêmes conditions que les citoyens et les esclaves de Rome.

Partout ces sept jours des Saturnales étaient le temps de liesse par excellence. A Rome on prenait son bain dès le matin, afin d'avoir toute liberté de banqueter jusque dans la nuit. L'on s'invitait les uns les autres à de plantureux repas qui étaient l'occasion de cadeaux échangés entre amis et connaissances. Il est vrai que les hommes seuls y participaient, mais les femmes avaient leur tour aux Matronalia, où elles s'en faisaient offrir surtout par leurs maris. Sous la République, ces présents avaient un caractère fort simple : ils consistaient en chandelles de cire (cerei) et en poupées d'argile ou de pâte, nommées sigillaria ; les uns et les autres avaient une signification symbolique qui a exercé la subtilité des antiquaires. Les cerei qui, allumés en grand nombre, égayaient la salle du festin, n'étaient sans doute qu'une sorte de protestation contre les longues nuits, un appel au retour du soleil obscurci par les brumes, dans la période du solstice d'hiver. Les sigillaria, qu'il faut rapprocher des oscilla et des maniae, celles-ci vouées à Mania, la mère des Lares, pendant la fête des Compitalia, pour la conservation des membres de chaque famille, sont une des formes du sacrifice simulé qui, à la place de victimes humaines, en offrait aux dieux des équivalents pacifiques, afin d'adoucir leur colère et d'obtenir leur bienveillance. Un mauvais jeu de mot sur phôs, qui en grec signifie lumière, mais à qui la poésie épique a donné aussi le sens d'homme, a fait entrer les cerei dans la même catégorie. D'autres, plus simplement, racontaient que pour remédier à l'abus des cadeaux onéreux, un tribun du peuple du nom de Publicius avait fait voter une loi (dont il n'est, d'ailleurs, resté aucune autre trace) obligeant tout le monde à n'échanger aux Saturnales que les cerei traditionnels avec les sigillaria.

Ces derniers donnaient lieu, durant les sept jours, à un commerce assez actif ; et même on raconte que la prolongation des Saturnalia se justifiait dans une certaine mesure par le désir de le favoriser : une rue à Rome, celle où se dressaient les tentes des marchands, lui était redevable de son nom. On y débitait d'autres objets, généralement de prix modique, destinés également à être offerts en cadeaux. Nous en trouvons la preuve dans les deux livres entiers d'épigrammes que le poète Martial composa sous le titre de Xenia et d'Apophoreta. Au temps de Domitien, l'époque de la plus grande vogue des Saturnales, ils sont en forme de distiques, le plus souvent dans les deux langues, grecque et latine, au nombre de trois cent cinquante, et donnent l'impression d'une oeuvre faite sur commande, à l'intention de quelque donateur, peut-être même d'un marchand qui voulait relever la valeur de sa marchandise par une épigraphe littéraire. Il est à peine besoin de faire remarquer que nous aurions là le plus ancien spécimen de nos devises pour objets de bazar et de confiserie. Les cerei et sigillaria n'y figurent pas, étant d'usage vulgaire, mais on y trouve une variété invraisemblable, dans les Xenia, de denrées alimentaires, de parfums, d'encens, de combustible, etc. ; dans les Apophoreta, d'objets fabriqués, meubles, livres, ustensiles, bibelots, etc. Le titre même des deux livres en souligne l'intention ; il implique que les convives les emportaient chez eux au sortir des festins et réunions de famille.

Les empereurs se conformaient à la coutume générale, distribuant et se faisant envoyer par leurs intimes les menus cadeaux qui entretiennent l'amitié. Auguste y mettait une fantaisie d'où la gaieté n'était pas absente. C'étaient tantôt des envois de tapis, d'étoffes, d'or et d'argent en lingots, des monnaies curieuses par leur ancienneté ou leur provenance exotique ; tantôt, au contraire, de défroques grotesques, d'éponges, de pelles et pincettes, le tout accompagné de désignations obscures ou équivoques qui éveillaient les appétits et procuraient des surprises amusantes. Au palais même, la distribution s'en faisait par le tirage d'une loterie dont, sans doute, on payait les numéros ; les résultats imprévus égayaient les participants. Pour mieux vaquer à ces festins et à ces distractions, la consigne était de se mettre à l'aise. Porter la toge en période de Saturnales était le fait d'un sot ; le vêtement préféré était la synthesis [Tunica] qui laissait les mouvements libres et prêtait à un aimable abandon. Pour rapprocher les distances, tout le monde coiffait le pileus et les esclaves, qui avaient été admis au sacrifice du premier jour, vivaient sur un pied d'égalité parfaite avec leurs maîtres. Saturne n'était-il pas le dieu de l'âge d'or où il n'existait pas de distinction de classes, où il n'y avait pas d'esclaves et où même la propriété individuelle était inconnue ? Pour mieux rappeler ces temps, on allait jusqu'à renverser les rôles, les maîtres servant leurs esclaves à table et ceux-ci se permettant vis-à-vis d'eux une franchise de langage qui allait jusqu'à la critique de leurs travers ou de leurs vices : c'était la liberté de Décembre, pour parler comme Horace. D'autres licences encore étaient permises aux esclaves, celles notamment de pratiquer les jeux de hasard, qui en tout autre temps leur étaient interdits. Au palais de l'Empereur, et sans doute ailleurs aussi, on jouait de l'argent et les mises étaient fortes. Auguste, qui ne détestait pas le jeu, distribuait à ses hôtes, pour la partie qui succédait au repas, leur première mise de fonds, 250 deniers par tête, et il en envoyait l'équivalent à sa fille qui n'avait pas assisté à la fête. Ces sommes, on les jouait aux dés qui étaient la grande distraction des Saturnales, à pair ou impair des esclaves et des petites gens était fourni par des noix, saturnaliciae nuces, aussi indispensables à la fête que les cerei et les sigillaria.

Pour que la joie de cette semaine fût complète, l'autorité publique en écartait toute préoccupation de labeur, de tristesse, de guerre. Les écoliers et les maîtres avaient congé ; on interrompait les opérations militaires au dehors, le cours de la justice au dedans. Des amnisties libéraient les prisonniers qui vouaient leurs chaînes à Saturne ; on choisissait de préférence l'approche des Saturnales pour affranchir les esclaves [Libertus, Servus] qui, en reconnaissance, offraient au dieu des anneaux de bronze. La fête était si nettement de caractère pacifique, aimable et joyeux, que les premiers apologètes du christianisme eurent peine à y trouver ce qui, à leurs yeux, était la tare propre du paganisme, la cruauté associée à la débauche. Ils l'y ont trouvée, cependant, sous la forme des combats de gladiateurs qui finirent par se mêler, sous l'Empire, à toutes les réjouissances populaires. La première mention qui en est faite, à l'occasion des Saturnales, l'est par le poète Ausone qui explique ces tueries comme étant destinées à apaiser le dieu parce que, avec la harpé, il avait mutilé son père Ouranos. Lactance renchérit en attribuant à Saturne l'invention des chasses dans le cirque et des combats de gladiateurs ; plus tard, Juste Lipse, dans sa monographie des Saturnales, a eu le tort de faire sienne cette affirmation, La religion de Saturne ne fut pour rien dans la coïncidence de sa fête annuelle avec des spectacles sanglants ; cette coïncidence est purement fortuite et sans doute exceptionnelle. Macrobe, qui écrit sous Théodose, n'en fait aucune mention ; dans les provinces, où l'influence de Rome s'est exercée le mieux, la fête a gardé son caractère clément et humanitaire, là même où l'esprit local aurait pu favoriser des instincts tout opposés. C'est ainsi que l'on a démontré, par des faits sans réplique, qu'en Afrique même, où l'identification de Saturne avec Baal-Moloch devait acheminer à mettre dans son culte des pratiques sanguinaires, le dieu n'a jamais été l'objet, sous la domination romaine pendant l'Empire, que d'hommages simples et rustiques.


Article de J.A. Hild