Pline l'Ancien - Histoire naturelle - Le silphium
Livre XIX
XV. A la suite nous allons parler du laserpitium, plante
très fameuse, que les Grecs nomment silphion, et
production de la province Cyrénaïque (thapsia
silphium, L). Le suc s'appelle laser ; il est en
vogue pour différents usages et pour la pharmacie et se
vend au poids de l'argent. Depuis plusieurs années il a
disparu de la Cyrénaïque (voir extrait suivant),
parce que les fermiers des pâturages laissent, y trouvant
un plus grand profit, les troupeaux paître dans les
localités où vient cette plante. De notre temps on
n'a pu en découvrir qu'un seul pied, qui a
été envoyé à l'empereur
Néron. S'il arrive qu'une bête rencontre un pied
naissant, on le reconnaît à ce signe : après
en avoir mangé, le mouton s'endort aussitôt, la
chèvre éternue. Depuis longtemps on ne nous
apporte plus d'autre laser que celui qui croît abondamment
dans la Perse, ou dans la Médie, ou dans l'Arménie
; mais il est de beaucoup inférieur à celui de la
Cyrénaïque ; et encore on le sophistique avec de la
gomme ou du sagapénum, ou de la fève
pilée. C'est une raison pour ne pas omettre que, sous le
consulat de C. Valérius et de M. Hérennius (an de
Rome 661), trente livres de laserpitium furent
apportées à Rome de Cyrène, et
données à l'Etat ; et qu'au commencement de la
guerre civile le dictateur César tira du trésor
public, parmi l'or et l'argent, quinze cents livres de
laserpitium. Nous lisons, dans les auteurs grecs les plus
accrédités, que cette plante naquit dans les
environs des jardins des Hespérides et de la grande
Syrte, à la suite d'une pluie poisseuse qui humecta
soudainement la terre, sept années avant la fondation de
la ville de Cyrène, fondation qui eut lieu l'an de Rome
143 ; que la vertu de cette pluie se fit sentir en Afrique dans
un espace de quatre mille stades ; que là venait
d'ordinaire le laserpitium, plante sauvage, rebelle, et
qui, si on la cultivait, fuyait dans les déserts. Les
racines en étaient nombreuses et grosses, la tige
férulacée ou d'une grosseur égale à
celle des férules ; les feuilles, nommées
maspetum, ressemblaient beaucoup à celles de l'ache ;
la graine en était foliacée : quant à la
feuille, elle tombait tous les ans. Le bétail mangeait
cette plante, qui d'abord le purgeait, puis l'engraissait, et
donnait à la chair un goût merveilleusement
agréable. Après la chute des feuilles, les hommes
même mangeaient la tige cuite, rôtie ou bouillie ;
aliment qui pendant les quarante premiers jours les purgeait
aussi de toutes les humeurs vicieuses. Le suc s'en recueillait
de deux façons : de la racine et de la tige. Ces deux
espèces de suc se nommaient l'une rhizias et
l'autre caulias ; le caulias, moins estimé
que le rhizias, était sujet à se
gâter. La racine avait une écorce noire. Pour
frauder le suc, on le jetait dans des vases, on y mêlait
du son, on l'agitait de temps en temps, et on l'amenait ainsi
à la consistance convenable ; sans ces
précautions, il se serait putréfié. On
reconnaissait qu'il avait atteint cette consistance à la
couleur, à la sécheresse, quand toute
l'humidité en était absorbée. D'autres
rapportent que la racine du laserpitium avait plus d'une
coudée de long, et qu'elle avait au-dessus de terre une
tubérosité ; que l'incision de cette
tubérosité donnait issue à un suc laiteux ;
qu'au-dessus s'élevait la tige qu'on nommait
magydaris ; que les feuilles de couleur d'or servaient de
graine, et qu'elles tombaient après le lever du Chien,
pendant que soufflait le vent du midi ; que les feuilles
produisaient le laserpitium, et que dans l'espace d'un an
la racine et la tige étaient arrivées à
leur entier développement. Ces auteurs ont dit aussi
qu'on déchaussait cette plante ; qu'elle ne purgeait pas
le bétail, mais que les animaux malades qui en mangeaient
étaient guéris ou mouraient immédiatement ;
que ce dernier cas était rare. La première
description convient au silphium de Perse.
XVI. Il en est une autre espèce, qu'on nomme
magydaris : elle est plus tendre, moins active et sans suc ;
elle vient dans la zone syrienne ; on ne la trouve pas dans la
Cyrénaïque. Il croît encore sur le mont
Parnasse, en abondance, une plante que quelques-uns nomment
laserpitium. Toutes ces espèces servent à
falsifier une production reconnue pour très salutaire et
très utile ; mais le vrai laserpitium se distingue
aux signes suivants : la couleur en est légèrement
rousse ; quand on le casse, il paraît blanc à
l'intérieur et transparent ; il se fond dans l'eau et la
salive. Il entre dans beaucoup de médicaments.
Livre XXII
XLIX. Le laser, découlant du silphium
comme nous l'avons dit (XIX, 15), est compté parmi les
dons précieux de la nature, et entre dans plusieurs
compositions médicamenteuses. Employé seul, il
réchauffe ceux qui sont transis de froid ; en breuvage,
il remédie aux maladies des nerfs. On le donne aux femmes
dans du vin. On en fait avec de la laine douce un pessaire pour
provoquer l'écoulement menstruel ; incorporé avec
la cire, il enlève les cors préalablement mis
à vif avec le fer ; délayé et pris à
la grosseur d'un pois chiche, il est diurétique. Andreas
assure qu'à dose assez considérable il ne cause
pas de flatuosités, et facilite beaucoup la digestion
chez les vieillards et les femmes ; qu'il vaut mieux en hiver
qu'en été, pour ceux qui boivent de l'eau ; mais
qu'on doit prendre garde qu'il n'y ait quelque ulcération
intérieure. Le laser en aliment est efficace dans
les convalescences ; en effet, donné à propos, il
a une vertu siccative. Il est plus salutaire aux personnes qui
en usent habituellement qu'à celles qui n'en font point
usage. Il n'y a qu'une voix pour en établir
l'efficacité dans les maladies extérieures. Pris
en boisson, il neutralise le venin des armes empoisonnées
et des serpents ; avec l'eau on en fait un topique qu'on met sur
ces plaies ; avec l'huile on ne le met que sur les piqûres
des scorpions ; avec la farine d'orge ou les figues
sèches, sur les ulcères qui ne viennent pas
à maturité ; sur les charbons, avec la rue ou avec
le miel, ou seul avec de la glu qui le fasse adhérer ;
sur les morsures des chiens, de la même façon ; sur
les excroissances de l'anus, bouilli dans du vinaigre avec une
écorce de grenade. On s'en sert, avec mélange de
nitre, pour les clous vulgairement appelés clous de mort
; dans les alopécies traitées préalablement
par le nitre, il fait repousser les cheveux, employé avec
du vin et du safran, ou du poivre, ou de la fiente de rat et du
vinaigre. Pour les engelures, on en fait avec du vin des
fomentations, et, cuit avec de l'huile, un topique. On l'emploie
de même pour les durillons. Il est surtout très bon
pour les cors, si l'on a soin de les couper auparavant. C'est un
utile préservatif contre les eaux malsaines, les
contrées ou les temps insalubres. On le prescrit dans la
toux, dans les affections de la luette, dans les anciens
ictères, dans l'hydropisie, dans l'enrouement ;
aussitôt il nettoie la gorge et rétablit la voix.
Délayé dans l'oxycrat et appliqué avec une
éponge, il adoucit les douleurs de goutte. Aux
pleurétiques on le fait prendre dans de la
décoction d'orge, puis on leur donne du vin. Dans les
convulsions et l'opisthotonos on en donne une pilule grosse
comme un pois chiche, et enduite de cire. Dans l'angine, on le
prescrit en gargarisme ; dans l'asthme et dans les toux
invétérées, avec du porreau dans du
vinaigre ; dans du vinaigre aussi, à ceux chez qui du
lait s'est caillé dans l'estomac ; avec du vin, dans les
affections consomptives des viscères et dans
l'épilepsie ; avec de l'eau miellée, dans la
paralysie de la langue : on en fait avec le miel bouilli un
topique pour la coxalgie et les douleurs lombaires. Je ne
conseillerai pas de suivre l'avis des auteurs, et d'en mettre
une boulette couverte de cire dans la cavité d'une dent
douloureuse, instruit que je suis par l'exemple éclatant
d'un homme qui, ayant ainsi fait, se précipita. On
remarque en effet que si on en frotte le mufle des taureaux il
les échauffe extraordinairement, et que mêlé
avec du vin il fait crever les serpents, très avides de
cette liqueur. Aussi ne conseillerai-je pas non plus de s'en
frotter avec le miel attique, quoiqu'on le recommande. Ce serait
un travail immense que d'énumérer tous les usages
auxquels il sert dans les compositions où il entre ;
d'ailleurs nous nous occupons des remèdes simples
où se montre la nature, tandis que dans les autres
dominent des conjectures souvent trompeuses, car on n'observe
pas assez l'analogie ou l'opposition réciproque des
ingrédients que l'on emploie. Ce sujet nous fournira
bientôt matière à d'autres
réflexions.
Traduction d'Emile Littré, collection des Auteurs latins
de Nisard, Paris, Firmin-Didot (1855)